Les maux de la démocratie

Décembre 2010 - Café Philo MAM de Béziers

La présentation du sujet

Les maux de la démocratie

 

Alors que, depuis l’effondrement du Mur de Berlin, la démocratie semble être définitivement victorieuse de ses ennemis héréditaires (la réaction et la révolution), et s’imposer comme le cadre incontournable dans lequel penser l’avenir de nos sociétés, ne se révèle-t-elle pas pourtant de plus en plus comme une « coquille vide » ou un « théâtre d’ombres » ? Ne semble-t-elle pas s’évider en même temps qu’elle affirme sa victoire ? Quels sont donc les maux qui affectent et fragilisent la démocratie ?

 

Daniel Mercier

 

 

L'écrit philosophique

 

De quels maux souffre la démocratie ?

« Le pire des régimes, à l’exception de tous les autres » (Winston Churchill)

CAFE PHILO MEDIATHEQUE MERCREDI 15 DECEMBRE 2010

 

Nous partirons de ce jugement porté par Marcel Gauchet, grand philosophe et historien contemporain, qui vient de terminer le troisième tome d’une impressionnante histoire philosophique de la démocratie (A l’épreuve des totalitarismes 1914/1974), et qui expliquait déjà dans son livre « La démocratie contre elle-même » (publié en 2002) : au moment où elle triomphe de ses vieux ennemis – de la réaction comme de la révolution, l’effondrement du mur de Berlin étant en quelque sorte le dernier acte de cette période -, au moment où elle devient en quelque sorte le cadre indépassable dans lequel la société peut penser son avenir, son « évidement », son absence de substance, devient de plus en plus flagrant. Comme si son principal ennemi était en quelque sorte elle-même, et qu’elle se défaisait en progressant : « En même temps que les premiers principes de la démocratie font l’objet d’une adhésion aussi forte et aussi large (il s’agit ici des Droits de l’Homme), l’efficacité de son exercice risque de se réduire à une « coquille vide », à un « théâtre d’ombres » 

 

Comme une des vertus importantes de la démocratie est sa capacité d’auto-critique, il s’agit donc ce soir d’exercer cette capacité et ce droit et se demander comment elle peut à la fois  se développer/s’approfondir, et devenir une « coquille vide » ou un « théâtre d’ombres », ou encore « s’évider » ou « perdre sa substance »… Nous proposons dans cette présentation  trois pistes de réflexion :

·         en quoi le concept même de démocratie, derrière l’apparente simplicité de l’idée, est problématique.

·         Les problèmes de la démocratie liés à son inachèvement

·        Les maux de la démocratie aujourd’hui comme symptômes d’une « maladie » ou d’un « dépérissement » qu’il est urgent de comprendre.

 

Les difficultés constitutives au concept même de démocratie. La démocratie : une idée simple et un problème

 

La question posée est à la fois actuelle et inactuelle. Actuelle, nous venons de voir pourquoi. Inactuelle, au sens où elle est inhérente à l’idée même de démocratie : c’est à la fois une idée simple et un problème. Une idée simple car elle signifie ni plus ni moins le pouvoir direct (kratos) par et pour le peuple (demos). Mais aussi un problème car cette idée simple est en fait difficilement applicable dans la réalité, et pour commencer dès l’avènement de la démocratie dans la cité athénienne (lire à ce sujet le livre du danois Mögens H. Hansen : « La démocratie athénienne à l’époque de Démosthène »). Marcel Gauchet parle à ce sujet « de la trompeuse simplicité des promesses du peuple souverain ». Finalement toute l’histoire de la démocratie n’est-elle pas une réflexion en acte sur cette redoutable question qui est l’exercice de la souveraineté ? Dès le départ donc, et même concernant les pouvoirs de la cité (et non ceux de la Nation), la démocratie directe n’a jamais été réalisée à cause de la taille de la cité (pourtant beaucoup plus petite que la Nation moderne !), de l’instabilité congénitale de ce système, et des compétences limité du citoyen. Même JJ. Rousseau, fervent adepte de l’idée démocratique qui est très proche de la radicalité de son fameux « Contrat Social », reconnaît qu’il n’y a point de véritable démocratie directe et « qu’un gouvernement si parfait ne convient pas à des hommes mais à des Dieux ». Pour cette raison, c’est la démocratie représentative qui s’est imposée progressivement, c'est-à-dire un régime où la volonté des citoyens s’exprime par la médiation des représentants sélectionnés par le peuple. Cependant, on a distingué longtemps démocratie et système de représentation. Rousseau à toujours été hostile à ce système car il ne garantissait pas, selon lui, que la volonté des représentants soit fidèle à la volonté générale (qui est pour lui l’expression du peuple souverain). Le transfert de souveraineté aux élus ne va pas de soi … Cependant ce système va pourtant s’imposer grâce à un certain nombre de mérites : la prise en compte nécessaire de la division du travail, la délibération qui va contribuer à la formation de la volonté générale ; celle-ci va rendre obsolète en particulier le mandat impératif et la révocabilité des élus qui fait courir le risque à l’élu d’être « pied et poing lié » aux intérêts particuliers de ceux qui l’ont élu. La représentation est assurée par la tenue d’élections : un régime sera également démocratique quand ses représentants n’hériteront pas de leurs charges, mais seront élus et leur programme soumis à l’approbation des électeurs. Parmi les autres attributs incontournables de la démocratie, citons l’existence de partis politiques (qui sont les instruments indispensables de l’exercice de la démocratie par rapport à l’impuissance de l’individu isolé), la liberté d’expression et d’organisation, la séparation des pouvoirs, et bien sûr les Droits de l’Homme, droits imprescriptibles attachés à chaque individu : Déclaration des Droits de l’Homme du 24 juin1793 et Déclaration Universelle des Droits de l’Homme de 1948, considérés aujourd’hui comme les fondements ou principes premiers de la démocratie, symbolisés en France par la fameuse trinité « Liberté, Egalité, Fraternité ».

 

La dimension anthropologique de la démocratie et le problème de l’articulation entre l’individuel et le collectif.

 

Si la démocratie est un régime politique, une manière de gouverner, c’est aussi et peut-être surtout une mutation anthropologique considérable par rapport aux anciennes manières d’être de l’humanité. Comme le dit M. Gauchet, la démocratie est une forme nouvelle d’humanité qui naît « en se soustrayant de l’étreinte des dieux ». C’est en effet la sortie de la religion et de toutes les formes de transcendances (même si celles-ci continuent encore longtemps de hanter la démocratie sous d’autres formes. Les années 70 marquant de ce point de vue un tournant historique : pour la première fois dans l’histoire, c’est la perte d’autorité des entités transcendantes de tout ordre, qui traduit l’évanouissement de ce qui restait « de structuration religieuse des rapports sociaux ») qui caractérise selon lui l’essence du processus démocratique. La loi est désormais produite par les hommes et non l’expression de la volonté divine. On entre alors dans la société véritablement « historique », au sens où les hommes doivent désormais inventer leur avenir. Si le pouvoir vient d’en bas (et non plus d’en haut comme c’était le cas dans les sociétés traditionnelles, en particulier bien sûr dans la monarchie de droit divin), il ne peut que procéder de l’individu. L’individu de droit (qui ne va pas cesser de devenir de plus en plus concret au fur et à mesure du processus démocratique) devient le principe universel premier de la démocratie. Ce processus va consacrer de plus en plus le « règne des individus » et approfondir le phénomène de l’individualisme démocratique, que A. Tocqueville (« De la démocratie en Amérique ») avait déjà pronostiqué. Nous sommes là en présence de ce qui fait à la fois la force et la faiblesse de la démocratie : à partir du moment où aucune forme d’autorité transcendante peut servir d’encadrement collectif, l’atomisation, la déliaison des individus les uns par rapport aux autres peut devenir un problème ; « comment faire alors tenir ensemble des individus qui ne se soumettent plus ? » (MJ Sauret, professeur à Toulouse le Mirail et psychanalyste : « Psychanalyse et politique ») ? « Comment articuler l’individuel et le collectif dans cette société des individus ? » dirait sans doute Marcel Gauchet, mais les deux questions se rejoignent et peuvent sans doute nous permettre d’avancer dans notre réflexion d’aujourd’hui sur « les maux » de la démocratie… Ce dernier analyse à ce sujet ce qu’il appelle une « antinomie de la démocratie » : celle entre individu et société.

Dans l’univers démocratique, n’est-il pas difficile en effet de penser ensemble individu et société ? Dans la société traditionnelle, la coercition sociale est première, l’incorporation des êtres à la communauté est considérée comme native. Nul individu « détaché » donc… En revanche, lorsque l’individu est posé comme premier (c’est le principe fondamental de la Déclaration des Droit de l’Homme…), la cohésion du corps collectif ne peut qu’être dérivé et produite par lui. Une fois admis qu’il y a d’abord des individus, comment penser leur co-existence ? Comment les « faire-tenir-ensemble » ? Comment obtenir, à partir de cette irréductible pluralité d’existences séparées, « une somme collective viable » ? Les réponses politiques ont été de deux ordres dans nos sociétés pour résoudre ce difficile dilemme : pendant les deux tiers du XXème siècle, une réponse a dominé, celle de la négation totalitaire de l’individu au profit « des-masses-qui-font-l’histoire », selon l’expression consacrée. Depuis une trentaine d’années, notre univers mental est marqué par ce que M. Gauchet appelle « les culs de sac régressifs » de la pensée individualiste, que l’on pourrait résumer ainsi : « l’individu-souverain-mais-hélas-voué-à-vivre-en-société-d’où-fatale-aliénation».Plus fondamentalement, cet adage au relent libertaire est parfaitement conciliable avec une seconde réponse : celle du libre marché et du contrat, c'est-à-dire d’une société comme libre association de monades individuelles. Le présupposé d’une telle société repose sur sa capacité à se délivrer du politique au profit des individus privés et d’une sorte d’autogestion de la société civile. Ce qui est précisément mise en cause, c’est l’idée que le collectif peut et doit jouir d’une existence indépendante des êtres qui le composent (or c’est précisément le fondement de l’idée républicaine). De ce point de vue, le libéralisme, est bien dans la filiation de l’idée démocratique : il n’existe que des individus réels et leurs intérêts particuliers, et la sphère publique n’est plus au mieux que l’instrument des demandes émanées de la sphère privée. Les débats télévisés à l’occasion des élections sont à ce titre exemplaire : le candidat est sommé de répondre à chaque demande particulière émanant de chacun des  individus privés, sélectionnés dans la population. Nous savons pourtant aujourd’hui, contrairement à ce que pensait Adam Smith et ses continuateurs, que la poursuite par l’individu de ses fins privées ne coïncide pas avec l’intérêt général. Pour eux en effet, il n’y pas de contradiction entre individu et société puisque la démocratie d’une part, l’économie de marché d’autre part, assurent la cohérence entre choix individuels et nécessité de l’organisation collective. Mais en réalité, comme cela a déjà été dit, l’intérêt collectif n’est pas la simple somme d’intérêts individuels. Ce qui est nié dans l’idée libérale comme réponse globale (au dilemme de la démocratie selon Gauchet), c’est l’instance spécifique du politique, ce qui s’appelle en démocratie la souveraineté collective (qui se traduit en particulier par le poids que conserve l’Etat). Il est illusoire de prétendre que l’on peut s’en passer car c’est précisément, selon Marcel Gauchet, ce qui permet à une société de fonctionner, « tenir ensemble ».

 

La nature « dialogique » de la démocratie

 

Mais avant d’évoquer quelques maux contemporains qui témoignent sans doute des difficultés dans l’exercice de la démocratie, nous pouvons évoquer aussi ce que dit Edgar Morin (« Une politique de civilisation ») au sujet de la nature dialogique de tous les traits importants de la démocratie (référence à la pensée complexe : cela signifie qu’ils sont à la fois complémentaires, voire inséparables, et en même temps antagonistes). Pour commencer, les trois termes de cette figure trinitaire « liberté-égalité-fraternité »  sont selon lui dans des rapports « dialogiques » : chaque notion de cette « figure trinitaire » est à la fois dans une relation complémentaire et antagoniste avec les deux autres (relation dialogique) : l’égalité imposée tue la liberté sans réaliser la fraternité ; la liberté seule tue l’égalité et la fraternité. Pour que la fraternité puisse se développer (c’est ce qui assure le lien communautaire vécu entre citoyens), il faut réguler la liberté et réduire l’inégalité. En effet, un des paradoxes importants de la démocratie, est que l’attribution d’une « égale » liberté à tous (définie comme un droit) va introduire un mouvement, une dynamique dans l’histoire, telle que des inégalités de richesse importantes vont pouvoir se manifester ; c’est d’ailleurs une tendance du libéralisme dont l’histoire, je le rappelle, est inséparable de celle de notre démocratie… Comment donc activer de manière dialectique et équilibrée ces trois leviers, c’est sans aucun doute un problème essentiel de la démocratie… Le couple consensus/conflictualité est également soumis aux mêmes relations « dialogiques » : le plus grand nombre possible de citoyens doit croire à la démocratie pour qu’elle puisse fonctionner (respect des institutions et des règles démocratiques : c’est grosso modo le cas dans nos pays occidentaux, çà l’est beaucoup moins dans certains pays d’Afrique, par exemple en ce moment en Côte d’Ivoire…). Un consensus est donc nécessaire. En même temps, la démocratie nourrit et se nourrit de la diversité des intérêts et des idées. Elle doit respecter cette diversité et ses conflits et ne pas être la dictature de la majorité sur les minorités, mais au contraire comporter le droit des minorités à l’existence et à l’expression. «  Tout comme il faut préserver la diversité des espèces pour sauvegarder la biosphère, il faut protéger celle des idées et des opinions, ainsi que la diversité des sources d’informations, pour sauvegarder la vie politique. ». Mais en retour cette conflictualité ne peut être féconde que dans le respect des règles démocratiques. Le grand ethnologue Marcel Mauss (« Essai sur le don ») nous dit que, comme le faisaient Les Chevaliers de la Table Ronde, il faut bien poser les lances pour se réunir autour d’une table, et transformer les batailles physiques en débats d’idées. C’est précisément le rôle des élections démocratiques… On voit bien là à la fois l’importance de l’enjeu et la difficulté de l’exercice, dans cet équilibre à trouver sans cesse entre consensus et conflictualité.

 

Dans un contexte ou la complexité et les incertitudes du monde, mais aussi la crise qu’il traverse, sont la réalité d’aujourd’hui, en quoi le fonctionnement démocratique est déficitaire et pose par conséquent problème ? Nous pouvons sans doute distinguer, en sachant qu’une telle distinction risque d’être un peu artificielle tant les problèmes sont liés, deux orientations dans notre réflexion :

  • Ce qui relèverait de l’ inachèvement d’un processus qui n’es pas allé jusqu’à son terme.
  • Ce qui relèverait au contraire d’un processus régressif ou de « dépérissement » (sans doute plus préoccupant), pour partie inhérent au développement de la démocratie, mais pour partie aussi lié à des obstacles extérieurs qui viennent l’impacter.

 

Quelques pistes de réflexion (simplement évoquées) relatives à l’inachèvement de la démocratie :

 

Quelle liberté et quelle égalité ?

La démocratie repose sur l’égalité des droits, en particulier sur une liberté égale pour tous. Mais l’égalité formelle de droits peut venir se heurter à l’insuffisance ou l’absence d’égalité réelle, dans laquelle on peut ranger « l’égalité des biens » et l’égalité sociale en général. Nous pourrions dire la même chose concernant la liberté : comme le montre le grand philosophe indien Amartya Sen, la liberté ne consiste pas seulement à savoir ce qu’il m’est virtuellement possible de faire, qui ne m’est pas interdit : suis-je libre d’acheter une Rolls ? Oui. Mais en ai-je ce qu’il appelle la « capabilité » ? Non. Le concept de capabilité pourrait être traduit par puissance : c’est la liberté substantielle dont disposent les gens : ce qu’ils sont effectivement capables de faire, ce qu’ils peuvent se permettre de faire, ce qu’ils ont les ressources de faire. Le socialisme est né en France en 1830 : ses instigateurs se réclament du libéralisme car ils défendent les libertés individuelles, mais ils sont socialistes précisément par ce que ces libertés formelles ne sont pas effectivement réalisées. Cet écart entre liberté et égalité formelle d’un côté, liberté et égalité réelle de l’autre est sans doute une des causes du malaise de la démocratie… Cela ne signifie pas qu’elle ne s’en soit jamais préoccupée (les progrès de la démocratie sociale durant une bonne partie du XXe siècle en sont la preuve), mais aujourd’hui, les valeurs toujours plus affirmées autour de l’égalité (c’est aussi le fruit des progrès de la culture démocratique) se heurtent de plus en plus brutalement aux écarts vertigineux de condition sociale qui sont la règle dans notre société (et ces écarts se sont accrus ces dix dernières années).

 

Quelles pratiques démocratiques ?

La démocratie représentative peut assez facilement conduire à une délégation de pouvoir où le seul acte « citoyen » consisterait à voter une fois tous les cinq ans et « attendre » entre temps… Or la démocratie n’est pas qu’une technologie de gouvernement destinée à légitimer le gouvernement et l’exercice du pouvoir en sollicitant de temps en temps les électeurs. Elle est aussi et avant tout « gouvernement de soi par soi » (Marcel Gauchet), c'est-à-dire le gouvernement de la société par elle-même, la prise en main de son propre destin par le peuple lui-même. Dans cette première conception plutôt technique et gestionnaire de la démocratie (« libérale »), le rôle du« sujet-citoyen » est dévalorisé. Les manifestations de rue font bien sûr partie, dans une démocratie, des outils dont dispose le peuple pour se faire entendre, mais ne remplace pas l’exercice d’une participation plus active aux processus de prise de décisions. Par ailleurs, et de façon plus générale, de véritables pratiques démocratiques (et pas seulement la référence aux droits) n’ont pas encore vraiment irriguées le tissu de la société civile : le fonctionnement de la démocratie dans les institutions, dans les écoles, dans la vie associative, dans les syndicats, mais aussi peut-être dans les instances locales de la vie politique, et surtout dans les entreprises, est encore quasiment embryonnaire. Les entreprises en particulier demeurent trop souvent des systèmes autoritaires hiérarchiques, démocratisés très partiellement. Quelle est vraiment la réalité de nos pratiques démocratiques sur nos lieux de travail respectifs ? Et quand est-il alors de l’extension internationale de la démocratie ? Comment pouvons-nous participer à l’élaboration des politiques communes (quand il y en a…) en dehors de notre « pré-carré » ? Politiques communes et concertées de plus en plus indispensables pour trouver des réponses aux crises que nous connaissons, qu’il s’agisse  de la crise économique et sociale, des inégalités criantes qui s’accroissent, ou des enjeux écologiques autour des menaces qui pèsent sur notre « maison » la Planète…

 

L’insuffisance de « démocratie culturelle » et la montée des intégrismes ?

Alain Touraine identifie deux dangers qui menacent la démocratie : l’assimilation culturelle, et la montée des intégrismes. Mais selon lui le second est en partie la conséquence du premier. La planétarisation de la culture de masse comme produit de la société de la technique et de l’économie, est en effet une réalité : à Paris comme à Hanoï, le mode de vie tend à s’uniformiser, alors que les cultures locales sont encore bien présentes. Le Temps est à la globalisation ; l’empire de notre économie et de notre « techno science » s’est imposé au-delà des frontières : techniques, marchandises, capitaux, modes de vie et culture de masse, se répandent sur toute la planète. Au sein de notre propre pays, des minorités culturelles existent au milieu d’une communauté hégémonique, la nôtre… Même si les partisans d’une laïcité « dure » ne présentent pas le paysage ainsi, persuadés qu’ils sont que la communauté hégémonique dont nous parlons n’est que l’expression d’un universalisme républicain désincarné et neutre. Mais nous savons bien qu’il recouvre en réalité aussi des mœurs et des modes de vie très concrets… « Pouvons-nous vivre ensemble ? », telle est la question qui sert de titre à l’ouvrage d’Alain Touraine. Autrement dit, comment concilier concrètement les règles de la vie sociale applicables à tous et la diversité des identités culturelles ? Comment combiner l’ancien et le nouveau, le local et le global, la tradition et la modernité, tels seraient les enjeux de ce nouveau combat de la démocratie, celui de la démocratie culturelle (après ceux de la démocratie politique et de la démocratie sociale).

L’intégrisme, dans ce contexte, n’est-il pas lié à ce phénomène d’assimilation culturelle ? Face à l’assimilation culturelle en marche, se lèvent des revendications qui prennent de plus en plus l’allure de nationalismes culturels et de communautarismes. Comme le dit très justement Alain Touraine : « Le nationalisme culturel ne serait pas si puissant s’il n’apparaissait pas depuis un siècle comme une réponse à la globalisation ». Plus l’assimilation culturelle est forte, plus l’intégrisme religieux, culturel, communautaire est fort également…

 

Des « maux » qui peuvent témoigner en faveur de l’ hypothèse du « dépérissement » de l’exercice de la démocratie :

 

Le discrédit du politique

Il se traduit communément par l’abstentionnisme, l’indifférentisme (présent en particulier dans les jeunes générations), la volatilité de l’électorat, la fuite dans la vie privée. Aussi par le repli sourcilleux sur des causes exclusivement morales, inséparable d’une grande méfiance vis-à-vis de l’Etat et de ses représentants. L’injonction morale des individus au nom de l’absolu du droit remplace souvent des propositions politiques d’ensemble, portée fréquemment par des postures protestataires, de surenchère démagogique. Si l’Etat est l’objet des plus grandes méfiances, on attend en revanche beaucoup de lui.

  • Nous assistons d’un côté :

-       A l’extinction des grands récits idéologiques (les trois grands discours étant ceux de la tradition – passéiste - , de la révolution – futuriste - , et du progrès – réformiste -) en même temps que ce qui pouvaient figurer une transcendance des collectifs sur les individus (« Le sacrifice envers l’avenir, la dette envers la nation, l’obligation à l’égard de l’Etat, la fidélité vis à vis de la classe n’ont pas été moins affectés par cette vague de déhiérarchisation que la dévotion envers le magistère spirituel ou le sentiment de se devoir à sa famille. » Marcel Gauchet)

-       Au rétrécissement  des marges d’action des Etats à cause de la relativisation des espaces nationaux dans le contexte de la mondialisation.

  • Et de l’autre côté, à une surenchère des attentes de l’ « individu-roi », dans le prolongement d’un comportement consumériste de plus en plus affirmé : attentes par rapport au réel toujours déçues. Si l’individu est devenu en effet la source de toute valeur, n’y a-t-il pas alors chez lui une tendance mégalomaniaque de toute puissance qui le pousse à projeter ses vœux les plus exigeants à la hauteur d’une politique ? L’écart entre l’idéal et les promesses affichées d’une part (par des hommes politiques soucieux d’être « proches du peuple » ; nous les vouons en quelque sorte à une démagogie qu’ils ne démentent pas), et la réalité de l’autre, font des hommes politiques (qui sont précisément à l’articulation entre les deux), des bouc-émissaires « naturels ».

La conséquence ne peut qu’être des relations malsaines entre les électeurs et les politiques

Le discrédit du politique ne signifie pas  la disparition du politique (même si la vague libérale actuelle voudrait nous faire croire que l’on peut se passer presque intégralement du politique, c'est-à-dire qu’une société peut être presque intégralement auto-régulée). Le poids que conserve l’Etat en est la preuve. Mais il s’agit d’une éclipse (selon l’expression de Marcel Gauchet) du politique : Après l’âge d’or du politique (à partir de 45 jusqu’aux années 70) le politique n’a plus l’aura magique, la faculté d’entraînement, la puissance de conviction et de mobilisation qu’il possédait naguère : il se traduit par le « désinvestissement silencieux de la chose publique » et le repli sur la sphère privée. L’individu contemporain a de plus en plus de difficulté à se décentrer de ses intérêts particuliers d’individu privé, pour occuper cette autre place qui lui revient en tant qu’ « individu universel », c'est-à-dire citoyen qui envisage la loi et la politique du point de vue de l’intérêt général.

 

Une crise du sens

Nous devons revenir un instant sur la crise idéologique qui affecte nos démocraties : en l’absence de toute transcendance et du poids de la tradition déterminants dans le cadre des sociétés traditionnelles, la démocratie est au contraire tournée vers l’avenir puisque les hommes doivent construire leur histoire. Aujourd’hui, ce projet rencontre un obstacle de taille : avec la mort des « religions de salut terrestre », des grandes « théologies de la libération » (S. Agasinsky), comment réinvestir de grand desseins susceptibles de mobiliser l’énergie de la communauté des hommes et des femmes dans une direction déterminée ? D’autre part, comme nous l’avons déjà dit, le contexte de la mondialisation réduit considérablement les marges de manœuvre du politique et de l’Etat Nation. Nous assistons donc à une crise du sens dans nos sociétés contemporaines, et le bien commun, la recherche du bonheur deviennent de plus en plus l’affaire des individus privés (conformément d’ailleurs à la doxa libérale). Il semblerait qu’il n’y est plus de modèle alternatif au capitalisme, et que les « alternances » (droite/gauche) à la tête de l’Etat aient remplacé les véritables alternatives, du moins au sens où nous entendions ce terme il y a quelques décennies… Cependant, il est sans doute bon que la politique soit désacralisée, moins religieuse et dogmatique, au profit de plus de lucidité et d’efficacité…. Mais comment pouvons-nous concilier cela avec de « grands desseins » qui dépassent la gestion pragmatique des « affaires » au jour le jour, reprendre l’initiative politique dans une société où l’économie mondiale semble peser d’un poids écrasant sur les destinées ? L’absence de ce grand dessein au niveau de l’Etat ne favorise-t-il pas l’atomisation et la dilution du corps social, l’individu se tournant de plus en plus résolument sur la sphère privée ?

Mais cette crise du sens est sans doute aussi liée au mode de vie que ces forces de production, ainsi que les sciences et les techniques, dans le cadre d’une démocratie qui  s’est avérée être bien adapté à leur développement, ont créé : le monde de l’économie et de la technique a en effet contribué à privilégier les valeurs de production et de consommation, dans un contexte de frénésie accumulative sans précédent où, comme dans le cas de la bicyclette qui doit avancer pour ne pas tomber, l’évolution est totalement définalisée, commandée qu’elle est par le développement toujours plus grand des seuls moyens, qui sont érigés à la hauteur de fins. Le mode de vie consumériste  a désormais envahi la société, mais aussi le fonctionnement de la politique…

 

La société médiatique et la démocratie

Notre démocratie aujourd’hui est une démocratie d’opinion dont les sondages répétés rythment la vie politique. Le peuple devient public, le citoyen spectateur, et le politique acteur. Il ne s’agit pas non plus de négliger l’importance des médias dans l’information des concitoyens, qui comprennent sans doute mieux qu’hier, grâce à eux, les enjeux et les limites de la politique. Mais il y a un risque à privilégier autant la communication et la mise en spectacle de la vie politique. Cette « représentation », au sens quasi théâtral du terme, ne peut-elle pas conduire à ce que seuls les « acteurs » (c'est-à-dire ceux qui « jouent » bien…) soient plébiscités pour exercer le pouvoir ? Favorise-t-elle l’engagement et la participation citoyenne autrement qu’en termes de participation « émotionnelle » devant l’arène du petit écran ? Ne favorise-t-elle pas la substitution d’une communication au service de l’image à celle qui serait au service  du logos (de la raison) ? Enfin, face à la tyrannie d’une opinion publique omniprésente, et qui observe tous les faits et gestes des acteurs de la vie politique, n’y a-t-il pas le risque pour les politiques  de dire l’agréable plutôt que le vrai, et donc de faire systématiquement le choix du mensonge ? Nous pouvons nous demander à ce sujet si la mise en spectacle de la politique n’est pas d’autant plus développée que les marges de manœuvre pour de réels changements est étroite … Le stade ultime de cette évolution, mais qui je l’espère s’arrêtera à temps, serait qu’à défaut d’espérance de changements, on nous donne en pâture les vaines agitations des politiques, à consommer comme un mauvais match de football ! Le « court terme » des élections, opposé au long terme de projets politiques d’envergure, peut accentuer encore cette tendance… « Il est difficile de concilier les contraintes électoralistes de la démocratie avec l’innovation créatrice et la continuité des grand desseins » (Edgar Morin, « Une politique de civilisation »)

 

Les effets pervers de la loi du nombre

Celle-ci est inhérente au fonctionnement démocratique ; elle signifie que les plus nombreux sont les plus forts, et donc ceux qui ont raison (au moins provisoirement, jusqu’à ce qu’une nouvelle majorité se fasse). Cet enjeu donne lieu à une bataille d’idées où l’art de la persuasion et de la rhétorique sont fondamentaux. La nature de cette bataille se prête donc volontiers au traitement médiatique et à la mise en spectacle : souvent en effet la forme prime sur le fond des idées qui sont exposées, et le spectateur peut trouver une certaine jouissance à comptabiliser les flèches décochées et si elles ont atteints leur cible… Même les émissions les plus « culturelles » à la télévision ne résistent pas à la critique. L’éthique de la discussion, fondamental en démocratie si l’on souhaite contribuer « à faire la lumière » (n’est ce pas justement le projet des « Lumières » ?), est trop souvent malmenée au profit de la tyrannie de l’opinion et des émotions. Il n’y aura pas de régénérescence de l’esprit démocratique sans la réactivation de cette éthique du débat. La démocratie est un régime optimiste et exigeant quant à la capacité d’information et d’éducation de chacun de ses membres, puisqu’il fait le pari d’être l’expression du peuple … Mais ce défi est-il toujours relevé ?

 

La complexité des dossiers et le rôle des experts

Ce qui vient d’être dit est d’autant plus vrai aujourd’hui que la complexité des problèmes encourage une certaine dépolitisation, au profit d’une approche plus technique menée par des « spécialistes ». Les savoirs aujourd’hui sont souvent hyperspécialisés et cloisonnés, non englobant, et risque de déposséder le citoyen : il y a les « connaissants », et de l’autre « les ignorants », c'est-à-dire l’ensemble des citoyens : « Il est encore possible de discuter au café du commerce de la conduite du char de l’Etat, il n’est pas possible de comprendre ce qui déclenche le krach de Wall Street. » (Edgar Morin, « Une politique de civilisation »). Cette réalité introduit de plus en plus une fracture entre cette « nouvelle classe » d’experts et les citoyens qui ont le sentiment que la conduite des affaires leur échappe largement (même si le point évoqué ici n’est pas le seul qui puisse expliquer ce sentiment de dépossession). 

 

La dimension mondialisée des problèmes

Ce point a déjà été abordé, mais il faut insister sur l’importance d’une conjoncture historique qui va renforcer le processus de la perte de « substance symbolique » de l’Etat (cf. point précédent). Celle-ci est en effet inséparable de difficultés plus « terre à terre », à savoir l’ouverture mondiale des économies qui relativise grandement les espaces nationaux (surtout avec l’intégration européenne), et font peser sur le politique le poids gigantesque de l’économie. Les clivages traditionnels entre la droite et la gauche sont brouillés lorsqu’ils sont confrontés à ces contextes de mondialisation et d’interdépendance de plus en plus grande des nations. La régénération de la politique ne pourra plus désormais se limiter à l’Etat-Nation, mais embrasser les questions autour de la démocratie européenne, et au-delà devra nécessairement s’appuyer sur l’idée d’une communauté de destin à l’échelle suprême, c'est-à-dire celle de la planète. Les grands problèmes économiques et sociaux ne peuvent être abordés aujourd’hui hors de cette dimension (la crise économique que nous traversons en est la démonstration). Il en va de même sur les grands défis environnementaux de notre planète, qui nécessitent comme les précédents des réponses globales.

 

Le danger du populisme

Les réactions populistes aujourd’hui, nombreuses dans toute l’Europe, apparaissent maintenant tout à fait compréhensibles : face aux difficultés dans l’exercice de la démocratie que nous venons d‘inventorier rapidement, l’idée que les élites trahissent les aspirations du peuple peut paraître plus que crédible (plus vulgairement, c’est l’idée du « tous pourris »). Seul un chef « charismatique » peut, en « squeezant » tous les corps et institutions intermédiaires qui assurent habituellement le fonctionnement de la vie démocratique, représenter directement les intérêts du peuple… Celui-ci est par conséquent conçu comme « Un », non traversé par des conflits d’intérêts, sociaux notamment (pensez à certains discours politiques en France…). Cette idéologie est la plupart du temps très soupçonneuse par rapport au parlementarisme. Il répond (peut-être magiquement) à un état de profonde désillusion, régression, dépolitisation du côté des citoyens, et peut par conséquent être un signe de dysfonctionnement démocratique majeur, une « sonnette d’alarme »… Soyons vigilant …

 

Daniel Mercier, le 13/12/2010