La notion philosophique d’origine (Septiphilo juillet 2009)

 

 

Cette notion est assez équivoque et revêt des sens sensiblement différents suivant les contextes dans lesquels elle est utilisée : cf. Vocabulaire de la Philosophie de Lalande.

Elle signifie d’abord l’apparition d’une astre à  son lever (orior)

C’est donc la première manifestation d’un phénomène, soit un point de l’espace (par ex, l’origine des abscisses où la variable considérée a la valeur 0), soit un moment du temps

Par suite, l’origine désigne des périodes plus anciennes d’une réalité qui se modifie : on parlera par exemple des origines du Christianisme (cela concernera les premiers commencements de cette religion), mais on parlera également du christianisme et de ses origines, au sens de ce qui l’a précédé et/ou dont il dérive (le judaïsme, l’hellénisme…).

Dans le même ordre d’idée, il peut s’agir d’un fait qui a donné naissance à un autre fait : on parlera par exemple de l’origine d’une institution sociale. Le sens est ici proche d’explication causale, en termes de recherche des causes antécédentes. Enfin, l’utilisation de cette notion est parfois synonyme de genèse, c'est-à-dire la suite des formes successives qu’a présentées un certain objet d’étude, en lien avec les circonstances où s’est produit ce développement. Une genèse peut être simplement descriptive ou au contraire explicative. Cette notion apparaît cependant différente de celle d’origine dans la mesure même ou cette dernière présuppose préalablement une réalité préexistante qui serait le point de départ, l’origine, de ce qu’elle étudie. Pourtant, la notion d’origine est souvent utilisée ainsi dans un sens relatif, qui l’apparente à celle de genèse : par ex « l’Origine des Espèces » de Darwin.

Nous pouvons également ajouter que la recherche d’une origine absolue ou premier commencement apparaît souvent (cf. le positivisme, mais aussi ce que dit Durkheim à ce sujet) comme devant être écartée comme non scientifique au profit d’un sens relatif, où il s’agit de remonter à l’état le plus simple actuellement connu susceptible de rendre compte du phénomène (c’est en ce sens par exemple que Durkheim parlait des « formes élémentaires de la vie religieuse » lorsqu’il s’intéresse à l’origine de la religion. 

 

A partir de ces premières définitions, nous pourrions nous dire autorisés à poser une distinction essentielle : la notion d’origine se situe dans une dimension temporelle et concerne avant tout la succession dans le temps jusqu’à l’identification d’un point de départ, au sens chronologique du terme, du phénomène considéré. L’origine c’est ainsi ce qui est au commencement ou à la source de… Elle peut certes englober une explication par les causes (historiques), mais elle semble en tout cas rivée à une genèse temporelle, et par là se distinguer fortement de la notion de fondement : le fondement est ce sur quoi un édifice repose, ce qui est premier dans l’ordre logique  et qui est en quelque sorte la raison d’être, ou la légitimation (au sens du devoir être) du phénomène. Le fondement est ce qui justifie une opinion, « ce qui détermine l’assentiment légitime de l’esprit à une affirmation » (Lalande). En ce sens, ordre logique et question de droit d’un côté, ordre chronologique et question de fait de l’autre, devrait permettre de distinguer, sinon de séparer, fondement et origine. Nous voudrions essayer de montrer que la distinction n’est pas toujours aussi évidente, et que même parfois, notamment chez les « contractualistes » du XVIIIème dont le point de départ du raisonnement est « l’homme à l’état de nature » (Rousseau est son Second Discours est à ce sujet exemplaire), le point de vue proprement historique est rejeté. Nous allons donc évoquer rapidement quelques applications philosophiquement significatives de l’utilisation de cette notion :

 

 

Commençons par un emploi de la notion d’origine qui confirme la distinction faite précédemment : « L’origine des espèces » de Darwin s’attache précisément à analyser la réalité (même si c’est un travail de reconstitution à partir des données empiriques dont il dispose) de l’évolution des espèces, et par conséquent les évolutions et transformations successives des différentes espèces. Nous avons vu que la démarche de Durkheim était de ce point de vue similaire. A une autre échelle, celui qui va rechercher « ses origines » à travers un travail généalogique se situe également dans la même démarche (il devra lui aussi relativiser sa recherche en décidant de la limite qu’il se fixe dans cette remontée dans les générations).

 

Avec René Girard, le sacrifice de la victime émissaire pour enrayer l’emballement de la violence mimétique est présentée comme l’acte fondateur à l’origine du fait religieux et de la Culture (d’où son dernier ouvrage intitulé « Les origines de la culture »), ce qui a fait dire à Michel Serres qu’il était le « Darwin des sciences humaines ». En effet, si l’hypothèse de la sélection naturelle explique les mécanismes qui réglemente  l’évolution des espèces animales, la théorie du bouc émissaire rend compte, elle, du mécanisme qui est à la base de la naissance et de l’évolution de la culture. La conception ici en jeu de l’origine ne relève-t-elle pas au moins autant de la fondation que de l’origine au sens de « ce qui s’est réellement passé au commencement de l’avènement de la culture » ? Les deux ne sont bien sûr pas nécessairement antinomiques… La méthode qui consiste à poser dans l’histoire réelle ce qui ressort essentiellement de l’interprétation des contenus des mythes et de « leur valeur indicielle », peut être discutée, le statut du mythe par rapport à la réalité n’étant pas forcément simple…. Pour C. Lévi-Strauss par exemple, la « vérité » du mythe n’est pas d’ordre factuel… Cela nous conduit à évoquer cette spécificité du mythe comme « récit des origines »

 

Le mythe est en effet « récit des origines » ; mais le temps dont il parle, celui de l’acte fondateur (car le mythe parle d’un évènement qui fonde ce qui va se passer dans l’histoire réelle, et ce qui ne cesse de se passer dans le présent), se situe en dehors du temps réel, dans un temps fondamental ou primordial, d’avant le temps historique. Le mythe dit toujours comment quelque chose est né. A travers cette narration des origines, il dit : « voilà comment les choses ont été fondées à l’origine, et elles sont encore aujourd’hui de la même façon », instituant ainsi la liaison entre le temps historique et le temps primordial. Ainsi la narration des origines prend valeur de paradigme pour le temps présent (cf. Encyclopédie Universalis : le mythe comme récit des origines, T 11, p 533). Loin d’être une démarche soucieuse des faits et de leur genèse, le mythe ne nous parle pas de ce temps réel là ; il a au contraire le souci de la signification et de la fondation, à travers une forme symbolique et métaphorique de récit.

Nous pourrions citer ici le récit de Freud qui, dans « Totem et Tabou », puis plus tard, dans « Moïse et le monothéisme », nous propose un évènement fondateur de la religion et de la culture, celui du meurtre du Père par les frères coalisés au sein de « la horde primitive ». Les données ethnographiques de l’époque sur lesquelles Freud s’était appuyées ont vite étaient considérées comme peu satisfaisantes, et l’on s’accorde à reconnaître aujourd’hui, non pas la réalité de cet évènement fondateur, mais la valeur signifiante de ce qui est dit là du point de vue de l’ontogenèse (la genèse de l’individu cette fois-ci et non plus la phylogenèse), et que nous allons retrouver dans ce que Freud nomme justement « le fantasme des origines » ou « fantasme originaire ».

 

Nous voyons à travers ces exemples que l’usage philosophique de cette notion d’origine excède largement le point de vue historique et chronologique, et concerne encore davantage la question du fondement, parfois même en écartant volontairement les faits au profit d’une reconstruction « en raison ». C’est précisément la démarche utilisée par Les Lumières, très préoccupées par cette question (l’origine de la société, l’origine des connaissances, des langues, de l’inégalité…), mais peu intéressées par une démarche historique, soucieux au contraire de dévoiler l’essence de l’objet étudié, à travers une reconstruction intellectuelle de l’évènement supposé fondateur. Ainsi Rousseau (le titre de son second discours est révélateur : « Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, et si elle est autorisée par la loi naturelle »), va commencer son discours en « écartant tous les faits », car il risque de gêner sa démonstration. S’agissant de « démêler ce qu’il y a d’originaire et d’artificiel dans la nature actuelle de l’homme », il n’est nullement question d’une opposition entre originaire et actuel, mais entre originaire et artificiel : il s’agit de dévoiler, derrière les artifices qui la recouvrent (dus à l’institution), la véritable nature de l’homme.  C’est la raison pour laquelle Rousseau va poser l’hypothèse de travail d’un « état de nature » à partir duquel il va pouvoir « juger de l’état présent ». Mais cet état, dit-il, « n’a peut-être jamais existé ». Nous voyons bien qu’ici, à travers la quête de l’origine, l’enjeu ne concerne pas la réalité des faits mais la question de l’essence. Et Rousseau nous montre que l’on ne peut trouver dans cet homme à l’état de nature (en réalité, il y a deux concepts de l’état de nature associés : l’un qui reste irréductiblement coupé d’une dimension historique, qui est l’homme totalement seul et totalement libre ; l’autre qui correspond à « la société commençante », chargé d’amorcer le mouvement historique) un quelconque point de départ historique. Cependant, son noyau essentiel, composé par la volonté libre, la faculté de se perfectionner, l’amour de soi et la pitié naturelle, constitue ce sans quoi rien ne pourrait avoir lieu. Il est remarquable de constater à ce sujet l’embarras de Rousseau quand il s’agit de relier ces deux états (premier -au sens logique du terme- état de nature-, société commençante ou première communauté), puis d’expliquer comment ce deuxième état communautaire engendre la société telle que nous la connaissons : le hasard intervient pour ainsi dire deux fois ; une première fois sous forme d’un « concours fortuit de causes étrangères », et une deuxième fois qui nous fait définitivement sortir d’une communauté somme toute plutôt bienfaisante : « par un funeste hasard, l’égalité disparut, la propriété s’introduisit ». Le recours à un état de nature qui doit en quelque sorte servir d’idéal pour juger de l’état social actuel interdit l’accès à une démarche véritablement « social-historique », pour utiliser un concept cher à M. Gauchet (il est très intéressant de voir à ce sujet, à la lecture du second Discours, les hésitations de Rousseau ; celui-ci a en effet par ailleurs des intuitions « pré-sociologiques » qui lui font décrire avec beaucoup de justesse le processus de genèse de la propriété et de l’inégalité dans cette société commençante, mais il s’interdit de jeter un quelconque « pont » entre ces « états de nature » et l’histoire empirique de la société réelle ; à une lecture attentive, le balancement est constant…). La motivation de Rousseau est de pouvoir légitimer sa critique de la société qui est la sienne en délégitimant celle-ci comme abus, corruption, et artifice par rapport à un idéal qui représenterait l’essentiel de la nature de l’homme. Mais tout va dépendre alors de ce que l’on met dans l’état originaire (et n’est-ce pas souvent le problème du recours à l’origine ?) : Thiers va s’appuyer sur l’état de nature lockien (l’homme est avant tout libre et propriétaire de lui-même et par extension des fruits de son travail) pour défendre la société ébranlée par la révolution de 1848 et rejeter pêle-mêle le socialisme, les ateliers nationaux et l’impôt proportionnel) ; lorsque, avec Hobbes, on assimile l’état originaire à l’état de guerre, on peut alors justifier que dans le cadre du pacte social l’individu abandonne sa liberté au profit du Prince… Toujours dans l’optique des Lumières, l’histoire réelle de la société n’a finalement que peu de valeur en elle-même : elle n’est que dévoiement, conséquence de l’ignorance et de la superstition. Il faut critiquer ses massacres, les conséquences détestables de la tyrannie au nom de ce qui est en un sens la véritable histoire, celle des progrès de l’esprit humain.

L’attaque principale des théories de l’origine viendra paradoxalement à la fois des traditionnalistes et de Marx : ce qui est en cause, c’est effectivement la réification d’une nature humaine au nom de la raison naturelle, qui fait fi du poids de l’histoire, lent procès où les individus ne sont jamais ainsi abstraitement isolés. Chez Marx en particulier, seuls l’analyse des conditions d’existence sociale concrètes des individus peut nous renseigner sur ce qu’ils sont réellement, indépendamment de toute référence à une nature originaire supposée.

Pour terminer cette exploration philosophique de l’usage qui a été fait de cette notion (très incomplète… il faudrait parler également de la méthode généalogique nietzschéenne comme recherche de l’origine des valeurs… nous pourrions ainsi montrer que là encore l’origine au sens historique importe peu… Nietzsche n’est pas un « historien » des valeurs…), nous pouvons évoquer ce recours à l’origine à travers ceux qui ont été appelés « les enfants sauvages » : il s’agit ici de tenter de faire l’expérience directe de l’originaire à travers l’observation de ces derniers. Nous pouvons penser qu’un fantasme hante dès le début ces tentatives : trouver, hors de toutes les circonstances qui habituellement l’obscurcissent, l’humain dans sa « nativité » (si l’on peut dire !). Malheureusement, quand l’idéal rencontre le réel, les désillusions sont souvent à la mesure de l’évènement… Nous savons en effet que le « potentiel humain » que nous attendions, seul à même de permettre des progrès rapides et de récupérer l’essentiel, s’est dérobé à toutes les investigations… Nous pourrions peut-être faire référence à ce sujet à la thèse très intéressante de Clément Rosset sur les « doubles » du réel, sans cesse destinés à « nous faire prendre des vessies pour des lanternes », et à nous détourner de ce qui pour lui constitue la seule attitude philosophique pertinente : l’acquiescement joyeux de ce qui est. La thèse universitaire de celui-ci portait sur le concept de nature (« L’anti-nature ») : selon lui, il s’agit précisément d’une notion en trompe-l’œil destinée à donner de l’ordre et du sens à un monde qui est gouverné par le hasard et l’insignifiance. Ce travail mériterait peut-être d’être prolongé tant il est vrai que cette notion joue quasiment le rôle de « mana » (dans la plupart des sociétés archaïques, cette notion de « mana » semble à la fois tout dire et rien dire, mais se trouve très fréquemment utilisée dans les échanges) dans tout système philosophique, et cette caractéristique dépasserait la philosophie occidentale pour englober les philosophies orientales… Mais pour en revenir au sujet, l’originaire, qui semble intimement lié à cette recherche d’une nature précisément originelle, pourrait relever du même type d’interrogation….

 

 

 

 

 

 

                                                                                           Daniel Mercier, le 09/07/09