Se « refaire », changer sa vie, renaître, (re)commencer une « nouvelle vie » ?

 

 vendredi 5 mai 2017 18h30  à la Médiathèque de Sérignan

Le sujet : 

  Se "refaire", changer sa vie, renaître, (re)commencer une "nouvelle vie" ?

(Comment penser le changement personnel ?)

 

Présentation

 

 Se « refaire », changer sa vie, renaître, (re)commencer une « nouvelle vie » ?

Comment devons-nous entendre ces différentes expressions, et signifient-elles la même chose ? Comment pouvons-nous faire la part des choses entre fiction et réalité ? Quel pouvoir sur soi de tels changements suppose-t-il ? Et puis-je changer sans devenir quelqu’un d’autre et ainsi risquer une forme d’aliénation ou de folie (ce que signifie l’expression « être étranger à soi-même »...) ? Surtout, en quel sens puis-je changer : s’agit-il d’une mue, d’une mutation, d’une rupture, d’une transformation silencieuse ? Que veut nous dire exactement François Jullien quand il nous parle de « Seconde vie » (c’est le titre de son dernier livre) ?

 
 
 
 
 
 
 

Ecrit Philo

 

  Se "refaire", changer sa vie, renaître, (re)commencer une "nouvelle vie" ?

 
 
Changement et identité personnelle
« Se refaire », refaire sa vie ?

De telles formules induisent un changement radical dont on est l’auteur. L’expression « se refaire » est utilisée souvent pour les joueurs qui ont perdu une première fois et gagne au moins le montant de leur perte la seconde fois : on dit alors qu’ils se sont « refaits la cerise » ou une nouvelle santé... Dans notre formule sans complément d’objet, il s’agirait de se refaire soi-même, et non quelque chose de particulier comme une santé, une beauté, ou même une vertu... L’expression « changer sa vie »(ou de vie) ou même « refaire sa vie »est peut-être moins radicale car il ne s’agit pas nécessairement d’un changement global affectant l’intériorité d’une personne ou son identité, mais de choses relativement « extérieures » -changement de pays, de profession, de relations, de partenaire… etc.

La métaphore du joueur n’est pas anodine : peut-on vraiment, comme lui, remettre « en jeu » sa vie comme un dé qu’on relance, sortir de notre vie ou y entrer ? « Repartir à zéro », selon l’expression consacrée ? L’expression « renaître » aurait aussi tendance à le laisser penser… Probablement que non, enfermés que nous sommes dans une « partie » continue qui ne s’arrête qu’au moment de la mort. La vie n’est pas « une partie » que l’on peut recommencer à loisir (comme au jeu), de l’essor de la jeunesse jusqu’à son épuisement…

Dans les deux cas, on suppose une forme d’autonomie dans le processus de changement. Pour « se refaire », il a fallu d’abord « se faire », c’est en tout cas ce que suppose une telle formule : l’existence de véritables choix dès sa « première vie », comme le pense par exemple quelqu’un comme Sartre qui postule un sujet qui n’existe que par sa liberté, et non en fonction d’une essence donnée ou de déterminations qui le font être ce qu’il est : « L’important n’est pas ce que l’on a fait de moi, mais ce que je fais de ce que l’on m’a fait ». Cependant, il n’est pas sûr que ce que nous pensons être des choix en soient vraiment, même si dans l’idéal ils peuvent l’être : en entrant dans la vie, comment en effet choisir comment vivre, sinon en aveugles ? Comme le dit François Jullien, nous ne savions pas seulement ce que nous choisissions, mais que nous choisissions… Bien sûr nous avons fait des « choix » – de genre de vie, d’amour, de métier – mais ce que nous qualifions rétrospectivement de premiers choix sont avant tout « résultatifs », c’est-à-dire les conséquences d’un certain nombre de déterminations qui ont lourdement pesées sur eux… Au temps du début dans la vie, nous étions sans recul et aussi sans conscience pour précisément « débuter ». Dans quelle mesure serait-il possible, alors,que dans un second temps, ou une « seconde » vie, quelque chose comme un choix véritable ou une initiative plus libre puisse émerger de l’expérience de cette première vie, telle est une des questions essentielles que nous devons nous poser

Etre un autre ?

Les expressions précédentes - se refaire, renaître –peuvent aussi laisser entendre que nous pouvons renaître en quelque sorte dans la peau d’un autre. Ce qui pose aussitôt la question de notre propre identité et du danger qui consisterait à littéralement « sortir de soi » pour être quelqu’un d’autre (n’est-ce pas la définition d’un changement qui serait radical ?) ; L’expression « être hors de soi » pour désigner celui qui « pète les plombs » est là pour nous mettre en garde : être étranger à soi-même (définition de l’aliénation), être quelqu’un d’autre, n’est-ce pas alors le commencement de la folie ? Le changement personnel ne doit pas altérer l’identité –ce qui nous fait reconnaître comme étant le même (idem), que c’est bien de moi dont il s’agit -, sous peine de sombrer dans la folie ou ce que le célèbre psychanalyste anglais Winnicott appelait « le faux self » : être quelqu'un d’autre, au sens où j’affecte d’être ce que je ne suis pas : je ne suis pas « moi-même » ; un peu comme si j’étais prisonnier d’une image de moi qui n’est pas moi, qui est un masque sans consistance, emprunté, qui m’empêche d’être moi-même et qui me condamne à la facticité. Il ne s’agit donc pas d’être quelqu’un d’autre mais plus vraisemblablement « un autre soi-même »,variante de la formule de Paul Ricoeur « Soi-même comme un autre », utilisée comme titre d’un de ses ouvrages les plus connus.Mais cette formule certes séduisante demande éclaircissement…

Changer tout en restant le même ?

En tant qu’être dont l’existence se déploie dans le temps, être temporel, je change. Mais cette conscience du changement est bien la mienne, celle de la permanence d’un « soi » qui en un sens est toujours le même... Pour pouvoir dire que j’ai changé, ne faut-il pas que je reste le même en un certain sens ? Car en effet avoir conscience du changement, c’est pouvoir le saisir à partir d’un point fixe qui, lui, ne change pas. Si à chaque instant, je devenais véritablement autre, comment pourrais-je avoir conscience du changement ? La conscience du changement suppose la permanence du sujet qui rapporte à soi les différentes transformations qu’il expérimente. C’est un peu comme s’il y avait une sorte de « décalage » entre soi et soi, une partie de soi bouge et l’autre reste fixe… Le changement est à comprendre comme inscrit dans la dimension temporelle d’une identité personnelle qui se construit en conciliant changement et continuité, dont les changements ne sont précisément pas des menaces à l’intégrité de soi.C’est ainsi que nous pouvons dire à la fois comme Michel Henry que « le soi est ce qui ne peut échapper à soi », et comme Kierkegaard que« « le moi n’est pas cloué à lui-même pour l’éternité ». Mais comment comprendre une telle dialectique entre permanence et changement ? Revenons à Ricoeur : notre identité personnelle se construirait autour de deux pôles : « idem » et « ipse » : le premier signifie « le même » ou l’identique, et représenterait le noyau de permanence  constitué par des traits stables comme le caractère. Le second, l’ipse (signifie identité au sens d’appartenir à soi – mienneté – ou encore « maintien de soi »),  n’implique aucune assertion concernant un prétendu noyau non changeant de la personnalité ». Par delà le divers des perceptions, je fais l’expérience de la « mienneté ». La permanence de soi dans le temps, ne signifie donc pas, du moins seulement, la persévération d’un caractère supposé fixe ; quand bien même mon désir changerait, ainsi que mes comportements ou mes opinions, je « me maintiendrais », dit Ricoeur. C’est maintenant dans ce cadre-là que la question : « dans quelle mesure peut-on changer ? » prend tout son sens : même notre caractère est soumis à notre histoire, mais cette histoire n’est pas seulement constituée par le disparate d’évènements et de changements aléatoires (comme avait tendance à le penser Hume qui mettait en cause, et d’autres philosophes anglo-saxons après lui, Austin en particulier, le concept même d’identité et d’unité du moi) elle forme un enchaînement  singulier, une totalité temporelle singulière qui est la mienne, que j’expérimente comme m’appartenant. « Ce que je suis » (idem), définissable par certains contenus, dispositions, traits de caractère, peut varier  dans l’exacte mesure où ces changements ne viennent pas altérer  « qui je suis » (ipséité). Il peut y avoir de ce point de vue des expériences limites de dissolution de soi qui peuvent affecter la mêmeté sans atteindre l’intégrité de l’ipse. Tant que je me pose la question : « qui suis-je », même si je pense que je ne suis rien, cette intégrité est préservée : le « je » est présupposé par la question même. Hume critiquait en substance le concept d’identité ainsi : la vie humaine n’est qu’un flux continu de changements ininterrompus et le soi une fiction commode, une « idée » qui rassemble des impressions disparates. Mais Ricoeur rétorque : pour déclarer cela, ne faut-il pas qu’il y ait quelqu’un en train de l’observer et de le penser ? Ainsi « revient le soi au moment où le même se dérobe ». Au-delà de la diversité des changements que je perçois, je fais  l’expérience d’un « soi-même », de quelque chose qui est « mien ».La façon dont se « tricotent » les fils de l’idem et de l’ipse dans la formation de l’identité personnelle est longuement abordée par Ricoeur dans son livre « Soi-même comme un Autre », dans lequel il développe en particulier le concept très fécond d’identité narrative. Pour terminer sur cette difficile question des relations entre changement et identité, que penser de la célèbre injonction nietzschéenne : « Deviens ce que tu es ! » ?

« Devenir ce que l’on est ». Une formule considérée à tord comme emblématique du « développement personnel »…

« Deviens ce que tu es », formule empruntée à un poète antique, que Nietzsche met au cœur de son autobiographie dans Ecce Homo, et qui est souvent très mal interprétée. Que signifie-t-elle ? Notre « être » est tout entier dans notre devenir : devenir ce que l’on est, ce n’est pas vouloir être ce que l’on est pas, ou vouloir réaliser un projet de réussite quelconque, mais au contraire  accepter résolument tout ce qui est (amorfati), et donc aussi ce que l’on est comme un fragment de destin, à travers toutes les actions qui vont décider des changements de ma vie. Nous sommes loin ici du changement autopiloté en toute conscience, dans la transparence par exemple d’une liberté de sujet comme avec Sartre. L’action est tout, et non un présupposé sujet libre de l’action. Nous sommes au contraire le résultat de nos actes : la vérité est que nous ne savons jamais d’avance ce que nous sommes et n’en pouvons rien dire, parce que les choses changent avant même que nous puissions en dire quelque chose. Etre autonome pour Nietzsche, ce n’est pas obéir à un quelconque impératif catégorique comme pure expression d’une liberté surplombante, mais effectivement se donner sa propre loi en se soumettant à une nécessité qui, en nous, reste impersonnelle, et pourtant radicalement singulière. Obéir à « sa pensée maîtresse » qui a pris le pas sur toutes les autres pensées, à une « volonté dominante » qui a pris le pas sur toutes les autres volontés : lorsque nous sentons que c’est le cas, alors, d’un point de vue nietzschéen, nous pouvons dire que nous sommes devenus ce que l’on était… (lire article remarquable de Dorian Astor, spécialiste de Nietzsche, dans Philo Mag,  n° 104, novembre 20016).

Souvent interprétée dans les termes d’une sorte de volontarisme du « développement personnel », cette affirmation lui est pourtant foncièrement étrangère… Quel est au fond la problématique de ce dernier ? Il s’agit d’être ce que nous souhaitons être (« être soi-même », cette expression aujourd’hui signifie approximativement la même chose…), au nom du droit au bonheur et de la réalisation de soi. Le changement personnel est élevé à la hauteur d’un dogme, et nous sommes les grand démiurges de celui-ci. Nous pouvons- nous appuyer sur des « techniques de changement » et nous« déprogrammer » pour nous « reprogrammer » ensuite (c’est explicitement le vocabulaire d’un courant à la mode aujourd’hui dit de « Programmation Neurolinguistique »). Nous sommes assez proches de l’idée de « se refaire »…Reposant essentiellement sur des ressorts conscients et cognitifs, le changement personnel ainsi pensé repose sur la possibilité de principe d’une auto-construction de soi selon nos souhaits, d’un individu auto-référencé (c’est-à-dire d’un individu qui pense ne pouvoir compter que sur lui-même et ne rien devoir à personne, étant à lui-même son propre fondement), et dont le développement ou le changement est purement endogène, sous le primat de la conscience et de la libre décision.

Changements et processus de changement

Changements et altérité

La démarche du développement personnel minore l’importance du « tiers » dans le processus de changement, dans la mesure où il s’agit avant tout pour elle d’une croissance pensée sur le modèle végétal : bien sûr, il est nécessaire de bien arroser la plante, de la mettre dans des conditions favorables, mais l’essentiel est du côté d’un déploiement interne qui ne doit qu’à ses propres potentialités, inscrites « en germe » à l’intérieur d’elle-même. Cette conception d’un développement ou d’un changement« endogène » (les deux sont indissociables dans cette optique)fait de ceux-ci le résultat de nos intentions et de nos actions, et prennent peu en compte l’expérience du changement comme confrontation à « l’autre », c’est-à-dire tout ce qui vient d’une extériorité qui m‘impacte, quel que soit par ailleurs la dimension volontaire ou consciente de ces effets sur moi (ces changements peuvent être relayés ou non par des choix personnels assumés). Nous pouvons évoquer en vrac les multiples « évènements de la vie » (de la « grande histoire » comme de « la petite » : catastrophe naturelle, guerre, mais aussi séparation, décès, perte d’emploi, changement brutal de situation sociale…), les rencontres plus ou moins imprévues qui peuvent changer le cours d’un destin, mais aussi les interventions délibérées mise en œuvre en vue du changement d’autrui ; pensons ici à l’éducation : certes le changement renvoie ultimement à l’autodétermination de l’individu, mais pas seulement. Sa « formation » est étroitement dépendante du projet social de l’école moderne qui est idéalement de faire passer ses  nouveaux venusde la nature à la culture… L’éducation est en ce sens le terrain privilégié du changement : former, à partir de la « matière brute » du « petit d’homme », des citoyens, adultes responsables, professionnels …etc. En ce sens, apprendre ou s’éduquer consiste à « sortir de soi » pour aller à la rencontre d’autres mondes qui me précèdent et m’antécèdent, et dans lesquels je dois m’intégrer. Ce mouvement d’ex-istence (existere  signifie littéralement en latin  « être hors de soi », donc être auprès des choses) paraît bien mieux correspondre à la réalité du processus de changement que la survalorisation d’un individu posé par principe comme indépendant dès le départ et qui se vit comme autosuffisant et autoréférencé. Les grandes figures du changement, telles que notre culture humaniste contribue à nous les faire connaître, privilégie ainsi l’intervention d’un tiers, un Autre qui fait irruption et catalyse le changement. Contentons-nous de ces exemples célèbres : le prisonnier libéré de la caverne platonicienne, d’abord ébloui par le Soleil, découvre les vérités intelligibles et connaît une véritable conversion. La rencontre avec un Dieu personnel qui provoque une nouvelle naissance, sous le visage de « la Grâce », véritable « renaissance à soi-même ». La fonction qui créé l’organe : ainsi Henry V de Shakespeare, jeune homme dépravé, inconsistant, qui deviendra un monarque responsable et même héroïque à partir du moment où il monte sur le Trône. Ulysse qui est transformé par son Odyssée (le thème du voyage initiatique). Et toutes les rencontres qui changent un destin : Jean Valjean des Misérables qui devient un autre homme sous l’influence de Monseigneur Myriel. Fabrice, le héros de la Chartreuse de Parme qui s’écrie : Combien je suis différentdu Fabrice léger et libertin que j’étais avant de connaître Clélia ! ». Plus prosaïquement, la peur provoquée par une réalité extérieure menaçante est souvent propice au sursaut et au changement (Jean Pierre Dupuy et sa théorie du « catastrophisme éclairé » selon laquelle seule la peur du désastre peut conduire à un sursaut). En conclusion de ces éléments de réflexion sur le rôle de l’altérité dans le changement, nous pouvons éclairer d’un jour nouveau la fameuse notion du « kairos » chère aux grecs : le kairos[1], c’est-à-dire la disposition à savoir se saisir de l’opportunité ou l’occasion, est une notion qui a le mérite de réunir et d’articuler le hasard de ce qui ne dépend pas de moi avec la faculté d’un sujet capable de « l’exploiter » à son bénéfice.

Après avoir rendu justice au tiers dans la dynamique de ce changement, il nous appartient maintenant de revenir aux ressorts internes de celui-ci. Au fil des pages, nous constatons que nos formules, qui désignent des évènements un peu « extra-ordinaires » au départ (se refaire, renaître, changer sa vie…) ne font que s’inscrire, même s’il s’agit là de cas un peu limites, dans un « processus » de changement plus global, celui qui habite en permanence nos existences. Comment penser ce processus du changement, telle est la seconde question…

Changement et conscience du changement

Nietzsche affirme que notre habitude (mentale) d’associer le changement et l’action à la conscience du sujet de l’action et du changement, et de penser que l’une est un élément moteur de l’autre, est une illusion qui consiste à présupposer qu’un agent doit toujours être à l’origine d’une action, qu’un « sujet grammatical » doit toujours être ajouté au verbe, parce que nous ne savons pas conjuguer à la forme impersonnelle. « Je » n’est pourtant pas une substance origine de l’action, il n’en est que le résultat synthétique : « l’effet, c’est moi »… Nous sommes finalement confrontés à deux façons opposées (la question de savoir si nous devons soutenir une telle alternative  ou au contraire chercher à les articuler reste posée…) de penser le changement : d’un côté nous trouvons la grande tradition philosophique du « projet », dans laquelle s’inscrit par exemple l’existentialisme sartrien : même si nous ne décidons pas des situations que nous rencontrons, nous devons envisager notre vie comme un territoire vierge à inventer, et exercer ainsi notre liberté absolue de décision. L’action doit être envisagée dans la logique explicite d’une conduite de vie gouvernée par le projet et la délibération : anticipation et projection dans l’avenir, assorties de l’action à mettre en œuvre, selon une problématique des moyens et des fins. De l’autre côté, ce que François Jullien appelle « les transformations silencieuses »(titre de l’un de ses ouvrages), le plus souvent à son insu. Avant d’aborder ce second terme de l’alternative, commençons par observer que non seulement la conscience n’est pas toujours au rendez-vous du changement (il peut y avoir changement sans conscience), mais que, réciproquement, la prise de conscience est loin d’être une condition suffisante à l’amorce du changement (il peut y avoir conscience sans changement). Combien de fois sommes-nous confrontés à des situations où nous identifions très bien en toute conscience le problème à résoudre pour réaliser quelque chose qui nous apparaît comme « désirable » ou souhaitable, sans pour autant être en mesure de nous orienter vers les actions personnelles que nous savons pourtant nécessaires pour atteindre notre but… La prise de conscience qui semblait opérer ne permet aucunement une quelconque mobilisation effective au service de ce but, comme si nous restions spectateurs extérieurs à ce qui arrive ou peut arriver. La psychologie  désigne ainsi deux comportements  opposés susceptibles de rendre compte des différences qui peuvent exister entre les individus en ce qui concerne la façon dont nous nous approprions ou non la responsabilité de ce qui arrive : certains auraient  tendance à attribuer ce qui arrive à des causes extérieures à eux-mêmes (« externlocus of control » ou lieu de contrôle externe), alors que d’autres auraient tendance à penser que cela dépend de leur action sur le monde (« intern locus of control »). Une tentative d’explication qui n’est en réalité, comme souvent, qu’une commodité descriptive (clarifiante cependant). Qui présente néanmoins le grave inconvénient d’attribuer cette disjonction entre conscience et volonté à un trait prétendument inscrit dans la personnalité, au lieu de se demander ce qui, à partir de l’analyse de chaque cas particulier, peut nous permettre d’en mieux comprendre les raisons. Dans notre culture rationaliste d’un individu qui se veut autonome, il n’est pas « normal » de ne pas se considérer comme l’auteur de ses actes, et nous sommes donc portés à négliger la complexité de l’alchimie secrète qui relie la conscience et l’action, l’idée et l’acte qui lui correspond.

Rupture d’une volonté libre ou « transformations silencieuses » ?

Tout ce qui précède relève sans doute d’une conception de la conduite de sa vie où l’action serait envisagée plutôt dans la logique explicite du projet et de la délibération, avec les limites que nous avons soulignées. A cette activité volontariste en faveur du changement, s’oppose ce que certains appellent (StephanieMénasé, après Merleau-Ponty, dans sa belle réflexion « Passivité et Création » (PUF), la « passivité opérante », en écho direct avec le « non-agir agissant » de la pensée chinoise.François Jullien reprend cette idée avec la notion de « transformations silencieuses », qui s’opèrent la plupart du temps à notre insu : nos décisions (quand décisions il y a) sont souvent des ratifications de quelque chose qui est déjà là, très prégnant comme possibilité qui ne demande qu’à être actualisée, ce qui n’exclut d’ailleurs pas qu’un saut dans l’inconnu soit nécessaire. Autrement dit, le volontarisme d’une orientation décidée dans la vie n’est peut-être pas si opérant que cela, alors qu’une forme de « passivité opérante » l’est peut-être davantage. Le changement est ainsi le résultat d’un long processus et non d’un acte radical qui serait le fruit d’une libre décision. Les transformations silencieuses désignent tout ce qui se noue, s’ourdit, se trame dans l’obscurité, globalement, continuellement, et sans qu’on le remarque. Lorsqu’un changement surgit, il est rare que l’on prenne la mesure de ce long travail qui l’a précédé (à notre insu souvent). Cette préparation, cette « décantation» est une certaine garantie de l’effectivité du changement ; sinon beaucoup de changements sont des « feux de paille », des « effets de manche », de « la théâtralisation de l’action »… Cela n’oblitère nullement l’impact de la pensée, à condition de ne pas perdre de vue que d’une part la pensée elle-même est un processus où le « sujet libre » ne joue pas le premier rôle, et que d’autre part c’est souvent dans « l’après-coup » que celle-ci va opérer. Comment donc peut-on engager un certain « cours », une certaine évolution, en amont ?

Changement et expérience (à partir de « Une seconde vie » de François Jullien)

Nous devons décidément laisser tomber la vieille mythologie d’une renaissance à partir de zéro, et penser plutôt le changement de façon processuelle, à la fois prolongement et déviation par rapport à un état initial. C’est ce que nous invite à faire François Jullien dans son dernier livre « Une seconde vie ». Pour que des changements puissent opérer, il faut qu’une lucidité, qu’une clairvoyance viennent creuser des décalages, des écarts dans sa vie telle qu’elle est engagée. Ces changements ne relèvent nullement du décret, de la bonne volonté, de la résolution (dans le style : « je prends un nouveau départ ! »), mais d’une réorientation à partir de « petits déplacements » tout d’abord infimes et invisibles. Il n’y a cependant pas de fatalité : la vie peut s’enliser dans ses premiers investissements (le rapprochement avec le concept freudien de « compulsion de répétition » est peut-être ici intéressant…). Mais j’ai aussi la possibilité de prendre du recul et de me « déprendre » de cette vie pour la « reprendre » autrement. Le mot-clé ici est celui de l’ « expérience » et ses deux sens quelles que soient les langues : 1) ce qui est prospectif et relève d’une initiative, comme lorsque nous disons « faire une expérience » (c’est le sens utilisé quand nous faisons référence à une « expérimentation » scientifique, dans le cadre d’un travail de connaissance, utilisant des protocoles particuliers). 2) Ce qui est plus  passif et désigne ce qui se dépose en nous tout au long de l’existence (par exemple dans l’expression « c’est un homme d’expérience »). Ce qui s’acquiert sans qu’on s’en rende compte, et dont l’apport est inexplicité. On peut affronter le réel intentionnellement, l’éprouver, dans le but d’apprendre quelque chose, ou simplement le traverser sans intention précise ou explicite, jusqu’à ce qu’un enseignement s’y dépose en dehors de toute conscience d’apprendre.D’un côté un cours se développant de lui-même, de l’autre côté, un commencement dont on a l’initiative : l’expérience peut être prospective ou « résultative »[2], mais aussi l’une et l’autre… Elle réunit à la fois - car au-delà de la distinction sémantique, la réalité de l’expérience humaine n’articule-t-elle pas, la plupart du temps, ces deux dimensions ? - l’instant décisif (faire l’expérience de) et la durée qui progressivement trie et décante. François Jullien parle d’une « seconde vie »  dans un sens qui réunit ces deux types d’expérience : expérience globale et cumulative, mutation silencieuse qui se fait au cours de la vie, mais aussi expérience du premier type visant à « se redonner une initiative et à nouveau essayer ».Sur ce chemin de l’expérience, la conscience a son rôle à jouer. Une nouvelle lucidité acquise est résultative, c’est-à-dire vient de façon immanente de l’expérience traversée et de vérités peu à peu « décantées », mais elle implique que j’y ai contribué moi-même en tant que sujet par la prise en compte consciente de ces vérités. Comme on le voit, il ne s’agit pas de vérités démontrées ou argumentées par la raison, mais d’enseignements et de mises à jour progressives d’illusions auxquelles jusque-là nous adhérions naïvement. Ce que François Jullien nomme « une seconde vie » peut découler d’une approche de la vie et du réel désormais « à nu, déshabillé », comme si nous voyons désormais non pas au-delà (nulle vie « ailleurs »), mais à travers (dévoilement des illusions). Lorsque par exemple la maladie et la mort - désormais regardé fixement : auparavant, le savoir de sa mort est de l’ordre d’un « non savoir » et n’est pas intégré – nous font décrocher de ce que l’on a trop souvent accordé comme « allant de soi » (le « silence des organes » de la santé, mais aussi ce sentiment d’éternité illusoire qui nous habite), nous pouvons commencer alors à percevoir la vie « plus à la racine », et à pouvoir amorcer « un nouvel élan et un nouveau défi, une vie « lavée de toute lassitude ». Pas question en effet de résignation ou de renoncement trop familier à une certaine sagesse… La littérature est sans doute plus à même que la philosophie de faire le récit de ces illusions perdues, des jeux de pouvoir et d’intérêts, des lâchetés, des intrigues, des ambitions, et de la médiocrité qui fait triompher (Stendhal, Balzac…). Dans ce travail de lucidité, rien n’est joué à priori, et nous pouvons toujours avoir la tentation de ne pas vouloir déshabiller ainsi le réel au risque de menacer la vie, de chercher à dissimuler le fruit de cette expérience décantée. Mais nous pouvons au contraire décider de l’assumer…

                                                                                         



[1] Le dieu Kairos est un petit dieu ailé de l'opportunité, qu'il faut saisir quand il passe.

[2]La pensée occidentale a toujours donné un privilège au premier sens, depuis Descartes et les sciences modernes tout particulièrement. Sous le jugement de la raison théorique, l’expérience au long cours, processuelle, le plus souvent à notre insu, a tendance à être dévalorisée.

  Daniel Mercier, le 01/05/2017