Cette séance du café philo Sophia qui devait avoir lieu le mercredi 13 décembre 2023 à 17h45 à la Médiathèque de Colombiers, a été annulée par celle-ci pour cause de Covid.

 

Présentation du sujet.

"Les pratiques artistiques transforment-elles le monde  ?"

 
 

Toutes les expressions artistiques – la création des œuvres d’art mais plus largement toute activité de nature artistique – sont concernées ici, aussi bien d’ailleurs du côté de la création que du côté de la réception. Plusieurs questions se posent alors :

 1) en quoi les pratiques artistiques se distinguent-elles d’autres types de pratiques sociales, notamment des pratiques techniques et des pratiques politiques, dans le rapport qu’elles entretiennent au monde ?

 2) Mais lorsque nous parlons du « monde », de quoi s’agit-il vraiment ?

 3) S’il est vrai que la visée des pratiques artistiques est « irréalisante » (Sartre) et crée des mondes imaginaires, comment alors pourraient-elles « transformer » le monde commun ? Si c’est le cas, en quel sens ?

 4) Finalement, est-il possible de séparer radicalement  l’expérience esthétique, et même l’ensemble de nos productions humaines, de la réalité de notre monde ?  Ne sont-elles pas au contraire partie prenante de la construction de ce monde ?

 5) Enfin, les nouvelles pratiques artistiques, en particulier la multiplication des expériences dites « immersives », peuvent nous permettre de revisiter avec un regard neuf cette classique question…

 

Le sujet :

"Les pratiques artistiques transforment-elles le monde ?"

Un sujet du bac 2022.
 

Qu’entend-on au juste par pratiques artistiques ? Ce n’est pas un hasard si nous ne parlons pas ici de l’art, mais de « pratiques artistiques »… Non seulement cette expression recouvre l’art sous toutes ses formes (c’est-à-dire la création d’un œuvre d’art), mais aussi toute forme de performance (la danse par exemple), et également du côté de la réception de ces mêmes oeuvres - il y a par exemple des « pratiques » musicales en tant que mélomane -, ou encore et surtout  concernant toutes les pratiques artistiques de ceux qui ne prétendent pas nécessairement créer une œuvre d’art, mais qui s’adonnent souvent avec beaucoup d’investissement personnel à l’expression artistique.  Notre sujet insiste sur la diversité de ces pratiques mais invite à les penser aussi dans ce qu’elles ont en commun. Toute pratique de production ou de consommation artistique (écoute de la musique, visites de musées, d’œuvres architecturales,  lecture de romans, cinéphilie etc.) est concernée…

Ces pratiques sociales peuvent bien sûr être distinguées d’autres catégories de pratiques : en particulier des pratiques de production industrielle ou artisanale d’objets courants utilitaires (le « monde » du travail), associée étroitement à la technique et ses innovations. Mais aussi des pratiques politiques. La technique transforme la nature, l’action politique est censée transformer la vie des hommes… Que penser alors des pratiques artistiques ? Transforment-elles le monde ? Ont-elles un effet sur lui ? L’art nous semble souvent relever de l’imaginaire et non du réel, ouvrir un espace spirituel de contemplation mais non d’action. Il faudra donc préciser quelle est la nature de ce rapport au monde qui est en jeu dans les pratiques artistiques, et en quoi le terme de « transformation », s’il est utilisé (le faut-il ?), prend un sens très différent de celui des transformations opérées par les pratiques productives ou politiques.

Enfin, un mot couramment utilisé, le « monde », ne correspond pas toujours à une acception très claire, et nous aurons donc à nous demander ce que nous devons appeler philosophiquement « le monde », et ainsi en préciser si possible le concept : le monde, la réalité ou le réel, la nature, de quoi parlons-nous au juste ?

En dehors de ces éclaircissements nécessaires, notre réflexion portera sur des aspects des pratiques artistiques qui peuvent paraître contradictoires ou du moins fortement en tension : premièrement, l’objet d’art (ou du moins celui qui est le résultat d’une pratique artistique) se meut dans l’irréel. Le monde qu’il propose est un « autre monde », fruit de l’imagination de l’artiste. Celui-ci ne semble pas intervenir directement sur la réalité. Deuxièmement, cet objet ou « expérience » esthétique, en tant qu’ils sont représentatifs d’autre chose que d’eux-mêmes, proposent un regard subjectif sur le monde, et peuvent influer significativement sur nos propres perceptions, et donc agir indirectement sur le monde tel que nous le percevons. Troisièmement, l’objet d’art sous toutes ses formes (musique, peinture, architecture, poésie, cinéma, sculpture, mais aussi installations, œuvres polymorphes, expériences immersives), comme « apparaître » ou « présence » au monde, fait désormais partie du monde comme une « réalité additionnelle », participant par conséquent à un monde qu’il contribue à créer (le monde n’est plus tout à fait le même avec ou sans Van Gogh,  avec ou sans Scorsese, avec ou sans Mozart).

Cette dernière dimension de l’art n’est-elle pas d’autant plus présente aujourd’hui, dans une époque marquée, selon  Yves Michaud[1],par une évolution très significative des pratiques artistiques dans le sens d’une multiplication des « expériences immersives » ? Si tel est le cas, cette tendance contemporaine éclaire alors d’un jour nouveau la question de la transformation du monde par les pratiques artistiques…

  • Les pratiques artistiques et les autres pratiques sociales (en particulier les pratiques techniques et politiques)

Une pratique qui n’est pas instrumentale.

Alors que la technique et les forces productives ont pour objectif explicite de transformer la nature au profit d’une maîtrise ou d’une domination humaine de ses ressources –pensons par exemple à l’agriculture et son activité de transformation du monde- , les pratiques artistiques ne s’inscrivent nullement dans pareil dessein ; elles transforment certes la matière ou le son (la musique est l’art du son)à l’aide de certaines techniques, pour faire émerger de nouvelles formes à partir du donné naturel (le son, le marbre, les couleurs…etc.), mais sans volonté de conquête ou  de transformation collective du monde. L’activité n’est pas instrumentale (par exemple la technique comme moyen pour atteindre un but extérieur) mais vise à créer un objet qui se suffit à lui-même. En ce sens cet « objet » est le contraire d’un « ustensile », existe en lui-même et pour lui-même, sans autre finalité que d’être là. En ce sensMickelLouis Dufrenne disait que l’être du beau était tout entier dans son apparaître. Hannah Arendt l’affirmait déjà avec force:« Si la choséité de toutes les choses dont nous nous entourons réside dans le fait qu’elles ont une forme à travers laquelle elles apparaissent, seules les œuvres d’art sont faites avec l’unique but d’apparaître. Le critère approprié pour juger de l’apparaître est la beauté »[2]

De la même façon et pour les mêmes raisons, les pratiques artistiques semblent très éloignées des pratiques et des enjeux de l’activité politique : elles ne se préoccupent pas directement de transformer le monde, même si elles peuvent à long terme contribuer à un tel changement. Mais leur but n’est pas d’intervenir et d’agir sur le monde réel comme des moyens en vue d’une fin, sauf peut-être dans le cas d’un art inféodé au pouvoir politique, comme ce fut par exemple le cas durant les plus beaux jours du stalinisme en Union Soviétique avec le « réalisme socialiste »[3]. Mais là encore ne s’agit-il que d’accompagner ou de favoriser les changements, et non dans être la cause. De toute façon, vouloir mettre l’art au service des révolutions ou même des réformes politiques s’avèrent souvent être un échec sur le plan artistique. Cette inféodation au pouvoir politique coure toujours le risque de leur faire perdre leur dimension créative, et qu’on finisse par les confondre avec la propagande. En réalité, si les pratiques artistiques peuvent initier des transformations du monde (ce que nous examinerons plus loin), elles sont d’une autre nature : elles ne sont jamais vraiment l’objet d’un projet volontaire, ni vraiment prévisible ; la question du pouvoir est loin d’être  centrale… L’art qui veut changer le monde, transformer la vie des hommes, risque fort de se perdre dans un discours idéologique.

Une visée « irréalisante », mais aussi une réalité « additionnelle »

Plutôt que de transformer ce monde, l’objet ou l’expérience artistique nous propose un autre monde, imaginaire celui-ci. En ce sens ils sont des objets proprement « irréels » : « cette pipe n’est pas une pipe » en réalité, pourrait dire René Magritte. « L’œuvre d’art est un irréel » affirme Sartre, c’est-à-dire correspond à une visée de conscience « irréalisante » ou « néantisante », celle d’un objet absent[4]. Un « autre monde » ou un autre « univers » propre à l’artiste : elle est un « monde » en elle-même, et ne transforme pas le monde. En ce sens, nous pouvons parler par exemple du « monde » de la musique, étroitement solidaire d’un langage propre[5], que l’on peut considérer comme universel malgré les très grandes variations culturelles dans l’art de faire de la musique.En un tout autre sens, elle est pourtant bien réelle et matérielle : c’est par exemple (pour la peinture) un ensemble de lignes, de formes et de couleurs, sur une toile elle-même bien réelle… Voilà donc un objet bien particulier, tout aussi réel (c’est un véritable objet) qu’irréel (en tant qu’il « représente » un autre monde »). Mais il y autre chose de remarquable : cet être particulier qui n’existe qu’à travers son apparaître est bien là dans le monde, il s’impose dans son impérieuse présence. En ce sens, il devient une nouvelle partie de la réalité : il y a un monde avant et un monde après Van Gogh. Cela signifie que quelque chose nous manquerait s’il n’était plus là, s’il n’avait jamais existé. L’expression de « réalité additionnelle » prend ici tout son sens. En ce sens-là, les pratique artistiques contribuent en effet à transformer le monde, ou du moins participent à sa construction continue… Les pratiques artistiques produisent ainsi de nouveaux « objets additionnels » dans le monde et, donc, agissent à leur façon sur le monde…

En conclusion de cette première partie concernant l’impact direct de nos pratiques artistiques sur notre monde, nous devons les distinguer absolument d’autres pratiques comme celles de la technique ou de la politique, au sens où elles ne sont pas instrumentales et constituent une finalité en elle-même, indépendante de ses éventuels effets en dehors d’elle. Cependant, il est indéniable malgré tout que ces effets sur notre monde peuvent exister… Mais il s’agit alors de transformations lentes, peu prévisibles, sans mainmise de la volonté, et foncièrement étrangère au pouvoir technique ou politique

  • En changeant notre regard, elles contribuent également à changer notre monde (humain)

Des imaginaires qui « informent »[6] la réalité

Les imaginaires mobilisés par les pratiques artistiques modèlent en partie notre perception du monde. Notre expérience de la beauté du monde, notre sensibilité à la beauté, ne peuvent se détacher d’un fond culturel déterminé, ne peuvent s’abstraire de l’histoire et des influences de l’ensemble des pratiques artistiques passées et présentes.  C’est l’exemple bien connu du champ de tournesols que l’on trouve en général dans les manuels de philosophie de terminale : peut-on le voir de la même façon si l’on a eu l’expérience esthétique des « Tournesols » de Van Gogh ? La diffusion des œuvres d’art a considérablement progressée depuis un siècle. Comme le dit Hartmut Rosa, les concerts, les musées, les cinémas, sont les nouveaux temples de la résonance, qui remplacent la religion. Nous ferons ici une mention particulière au cinéma et à son impact de masse : qui n’a jamais mis en lien une situation vécue ou dont on a été témoin, avec un film (ou plusieurs) qui nous a marqué ? Toute pratique artistique, à partir du moment où elle réfléchit (dans les deux sens) imaginairement quelque chose de la réalité dans laquelle elle se trouve, contribue nécessairement à la transformation de nos perceptions du monde. Les changements introduits par les pratiques artistiques ne sauraient se limiter au seul « monde de l’art ». Les pratiques artistiques ont souvent des effets décisifs sur la vie sociale, que l’on pense à la photographie, au cinéma, au rôle qu’ils ont joué dans l’histoire du XXe siècle, révolutionnant le rapport à la trace, à la mémoire, à la manière de faire de l’histoire.

De « nouveaux yeux » pour voir le monde

Les arts donnent sans arrêt à voir et percevoir autrement. C’est notre regard sur le monde qu’ils ne cessent de transformer. Pour Proust, le peintre opère le regard, donne de nouveaux yeux pour voir le monde. Il réalise, pour notre perception, une catastrophe géologique, un vrai tremblement de terre, renversant des anciens modèles, en créant de nouveaux. Nietzsche louait l’artiste, celui qui  ouvre et multiplie les yeux sur le monde. Pour lui, bien loin d’être un refuge imaginaire face à la vie, l’art est au contraire un stimulant de la vie, provoque une augmentation du sentiment de la vie. Bergson quant à lui explique que l’art joue un rôle de « révélateur », au sens de l’ancienne « révélation » photographique [7] : « À quoi vise l'art, sinon à nous montrer, dans la nature et dans l'esprit, hors de nous et en nous, des choses qui ne frappaient pas explicitement nos sens et notre conscience ? […] Les grands peintres sont des hommes auxquels remonte une certaine vision des choses qui est devenue ou qui deviendra la vision de tous les hommes. Un Corot, un Turner, pour ne citer que ceux-là, ont aperçu dans la nature bien des aspects que nous ne remarquions pas ». Bien sûr ces aspects mis en valeur par l’art sont dans le monde, mais ils sont également indissociables de ces nouveaux éclairages apportés par les arts. Ces derniers vont « modéliser » en quelque sorte ce qui va devenir la vision commune des hommes… De ce point de vue, la diffusion des œuvres, les avancées concernant l’éducation et l’initiation aux pratiques artistiques depuis plus d’un siècle représentent une démocratisation (même relative) qui agit sur l’évolution de ces pratiques, et aussi en retour sur nos perceptions du monde.

Des pratiques de « réflexion » de l’humanité sur elle-même (Hegel)

Le sens profond des pratiques artistiques doit sans doute quelque chose à la fameuse thèse hégélienne : l’être humain a un besoin universel de projection et d’interprétation en tant qu’il est doté de conscience : l’art consiste à faire « un objet pour soi » de ce qui est. « Les choses de la nature se contentent d’être, elles sont simples, ne sont qu’une fois…. », alors que l’homme doit s’extérioriser, il n’ « est » pas seulement, mais a besoin d’être « pour lui-même »… A travers les objets extérieurs, il cherche à se retrouver lui-même. Cette réflexivité est inhérente à l’être de l’homme en tant « qu’être pour soi », à la différence des autres êtres de la nature. Et l’humanité, dans sa vocation à se représenter elle-même, se « réfléchit » à travers les pratiques artistiques –mais aussi religieuses et philosophiques - au cours de l’histoire. Ainsi, l’esprit « pénètre le sensible », et dans son auto-développement, correspond aux différentes étapes historiques de l’approfondissement de l’Idée. En ce sens, la création artistique exprime éminemment (bien plus que la beauté naturelle), à un moment donné de l’Histoire, l’esprit du monde…  Sans nécessairement adhérer à cette forme d’idéalisme où la réalisation de l’Esprit préside au développement même du monde, force est de constater tout de même que les pratiques artistiques quelles qu’elles soient sont partie prenante de cette histoire du monde et de ses transformations, et ne peuvent pas être considérées comme indépendantes ou séparées de ce monde. On oppose souvent l’interprétation du monde à sa transformation[8], mais les interprétations du monde que nous livrent les artistes agissent « in fine » sur nos représentations du monde, et donc aussi sur le monde lui-même.

L’expérience esthétique fait partie intégrante de notre monde…

Les pratiques artistiques initient finalement un rapport spécifique au monde, et même si les imaginaires qu’elles promeuvent sont souvent des échappées ou des échappatoires par rapport à la réalité du quotidien, ils sont en même temps indissociables de notre monde commun. Même si leur but est de nous faire sortir du « prosaïsme » de la vie « réelle » et de ses contraintes (parfois), elles n’en font pas moins partie pour autant du « monde réel ». Nous avons montré dans une précédente réflexion[9] que l’opposition entre d’un côté l’irréel, le fictif, l’illusion, l’apparence de l’œuvre, et de l’autre côté l’effectif, l’existant, l’authentique, le véritable de la réalité, était très problématique au sens où l’expérience esthétique, certes subjective, fait néanmoins intégralement partie du « monde » ! Et d’une façon plus générale, l’ensemble des productions humaines (dont les productions culturelles ou artistiques), qui emprunte les voies de la pensée et de l’imagination, sont parties intégrantes de ce que nous appelons « monde ». Peut-être pouvons-nous ajouter que ceux et celles qui se consacrent à des activités artistiques transforment d’une façon ou d’une autre leur rapport au monde, puisque leurs vies s’en trouvent immanquablement affectées ! Mais il est temps de clarifier ce concept de monde si nous voulons progresser davantage…

  • Mais qu’est-ce que « le monde » ?

« Qu’est-ce donc que la Nature? Elle n'est pas la Mère qui nous enfanta. Elle est notre création. C'est dans notre cerveau qu'elle s'éveille à la vie. Les choses sont parce que nous les voyons, et ce que nous voyons, et comment nous le voyons, dépend des arts qui nous ont influencés », disait Oscar Wilde[10]. Il parle de la nature, mais nous pouvons aisément transférer ces propos au « monde ». En effet, le monde ne peut se penser qu’à partir des représentations que les hommes se font à partir de leurs expériences. Il n’est donc pas possible de le penser en dehors d’un rapport avec le sujet que je suis. En ce sens le monde n’est pas le réel ultime, c’est-à-dire celui qui est l’objet de la quête infinie des sciences (et dont nous savons finalement très peu de choses malgré les progrès de ces sciences) ; il est « cet ordre total et commun » qui forment une unité pour les hommes[11], et qui ne peut se concevoir sans le langage. C’est grâce au langage en effet que nous partageons un monde commun, constitué de choses, d’évènements et de personnes (en lien avec le langage, respectivement ses noms, ses verbes et ses pronoms). D’une façon plus générale, il faut soutenir l’idée d’un monde humain qui n’est pas la réalité matérielle extérieure, même modifiée par la technique, mais qui est constitué par l’ensemble des relations entre nous et entre nous et la nature. En ce sens, n’importe quelle expérience artistique, du côté du créateur mais aussi de celui qui reçoit la création, constitue un rapport spécifique au monde (par principe partageable), et donc contribue à la formation d’un tel ensemble « monde ». Certains peuvent distinguer entre la réalité du monde et la perception que l’on en a, mais une telle distinction est-elle légitime ? Sans doute que non, compte-tenu de la définition que nous venons de proposer : ce que nous entendons par « monde humain » est inséparable de la nature du lien que nous entretenons avec lui. Le monde ne préexiste donc pas au regard que je pose sur lui, il est indéfectiblement le produit de cette interaction. C’est pourquoi les pratiques artistiques font partie de ce monde et contribuent à le dessiner grâce à leurs langages particuliers. Le monde n’est pas autre chose que la totalité des représentations que les hommes se font de la réalité à partir de leurs expériences.Elles concernent aussi bien les manières de penser, d’imaginer, de se projeter dans l’existence. Autrement dit, le monde n’existe pas indépendamment des différentes relations que nous tissons, à titre individuel et collectif, avec les autres, le vivant, la nature, etc. Il est solidaire de la culture et de l’histoire humaine. L’imaginaire en ce sens est bien entendu partie intégrante de la vie « réelle »…

Edgar Morin a défendu l’idée selon laquelle notre vie moderne tend à scinder –contrairement par exemple aux sociétés dites « archaïques » - ce qu’il appelle l’état poétique d’une part, l’état prosaïque » de l’autre, c’est-à-dire celui de la rationalité instrumentale froide et impersonnelle[12]. En ce sens, l’art peut apparaître effectivement comme « moyen d’évasion » dans la mesure où il évolue dans une sorte de « monde à part », « oasis de résonance »[13] protégé de « la vie en prose » (celle du monde administratif, technologique économique notamment). C’est la raison pour laquelle Edgar Morin préconise que l’on puisse mieux tisser ensemble ces deux dimensions, rejoignant ainsi la revendication des surréalistes qui voulaient abolir les barrières entre le rêve et la réalité, caractéristiques du monde « ordinaire ».

Le concept de « résonance », développé par Hartmut Rosa[14] peut prendre ici une place particulière : l’art est en effet un lieu privilégié de résonance, au sens où on va chercher dans ces « nouveaux temples » - les musées, les salles de concert ou de cinéma – mais aussi chez soi, des moments de rapports privilégiés à nous-mêmes et au monde, et être ainsi touchés, émus, saisis. Du côté de notre expérience esthétique de récepteur, nous faisons l’expérience d’une résonance verticale sous la voie de cet Autre qu’est l’œuvre. La source de l’expérience de la beauté, qu’elle soit d’ailleurs naturelle ou artistique, n’est ni dans le monde ni même dans les œuvres, ni  dans le sujet de cette expérience, mais dans la relation entre un sujet et un objet, une relation où sujet et monde se répondent l’un l’autre[15]. Le monde est bien finalement le résultat de l’ensemble des relations que nous nouons entre nous, avec nous, et avec l’ensemble de la nature

  • Comment les nouvelles pratiques artistiques permettent de revisiter notre question

.Mais les transformations introduites par l’art ne sont pas seulement celles du regard. Avant d’aborder les tendances de l’art contemporain, pensons un instant à la fonction de l’art avant l’avènement du musée et la sécularisation des œuvres : elle est explicitement religieuse et sacrée, participe socialement de façon très active à consolider la dimension religieuse du monde de la tradition. Les évolutions de l’art contemporain au XXème siècle agissent directement sur le réel et pas seulement sur sa perception : le land art, c’est l’art qui fait le paysage et ne se contente pas de le représenter. Le body art, c’est l’art qui modifie le corps et n’est pas seulement une représentation. L’évolution actuelle des pratiques artistiques – notamment la multiplication des « expériences immersives » - éclairent d’un jour nouveau la question de leur pouvoir de transformation du monde. Yves Michaud nous avait prévenus bien avant cet engouement actuel pour de telles expériences immersives[16] : il soutient depuis longtemps l’idée d’une dilution et d’une « vaporisation » de l’art au profit d’un mouvement d’esthétisation générale du monde. L’art « à l’état gazeux », selon le titre éponyme de son livre, est un art qui d’une part, s’est « vaporisé » en éther esthétique (installations, dispositifs, environnement multi média, etc., et d’autre part, s’est dilué dans l’ensemble des objets du monde. Selon cette hypothèse, les pratiques artistiques « transformeraient » le monde au sens littéral de ce verbe. La beauté envahit dorénavant l’intégralité des secteurs du monde de la vie –les visages, les corps, les cadres de vie, les sentiments, etc[17]. L’art contemporain a tendance à sortir des musées et à envahir tous les lieux : « Les fêtes, les centres commerciaux, les quartiers historiques des villes… se prêtent, aussi bien que les expositions, à la fabrication de ce que j’appelle des « atmosphères » – ce qu’on appelle aujourd’hui des « expériences immersives ». Vous trouverez ce dernier terme un peu partout, et son omniprésence est significative. Un roman, un jeu vidéo, un repas dans un restaurant, un parcours touristique ou une visite dans un magasin peuvent indifféremment se voir qualifier d’« expériences immersives »[18]. C’est le triomphe des « ambiances » et des « atmosphères » dit-il[19].La première partie de son dernier livre décrit l’accélération de l’esthétisation du monde, en tant que processus et que résultat : hyper-esthétisation des corps, des visages, des lieux, du mobilier urbain, des objets utilitaires, de la cuisine, de l’architecture et du design.La réalité virtuelle ou augmentée s’est développée dans ces expériences immersives grâce aux progrès technologiques. Mais déjà les installations de l’art contemporain s’inscrivent dans un tel mouvement. Si par exemple on évoque les pots de fleurs géants de Jean Pierre Raynaud, peints de couleurs vives et remplis de ciment, beaucoup de villes en possèdent aujourd’hui, et les gens circulent entre ces pots géants devenus un élément banal de décoration. «On assiste à une esthétisation du quotidien en même temps qu’à une banalisation de l’art », affirme Yves Michaud. Selon lui, cette esthétisation du quotidien se fait aux dépens de l’art et même prépare sa disparition progressive[20]. Quoiqu’il en soit, il est indéniable que cette orientation « post-moderne » des pratiques artistiques contribue à sa manière à la transformation du monde, en s’exportant du musée et en « esthétisant » le quotidien… Il faut tout de même remarquer à ce sujet que « la beauté » ne s’est pas répandue partout, et qu’à côté des « ZEP », zones esthétiques protégées », comme Michaud les appelle, il y a toujours les « ZIP », « zones inesthétiques protégées », selon l’expression humoristique d’un critique de la thèse de Michaud[21](pensons au périphérique, aux centres commerciaux ou à la laideur de beaucoup de banlieux !)

Parmi toutes les questions qui ne manquent pas de se poser à la lecture de cette réflexion sur les pratiques artistiques contemporaines, la question peut-être essentielle est la suivante : une telle esthétisation a tendance à nous installer dans des « bulles protectrices » qui nous font faire l’expérience de mondes protégés, qui n’accrochent pas, ni trop rugueux ou blessants, immunisés contre toute irruption accidentelle et imprévue, réglés par des critères esthétiques standardisés et conformistes. Selon Michaud, il s’agit sans doute de conjurer tout ce qui peut évoquer la mort. Mais ne s’agirait-il pas alors de la création de mondes virtuels où l’apparence deviendrait la vraie réalité, plutôt où apparence et réalité ne ferait plus qu’un. Ce que l’on entend par « la réalité du monde » serait embrouillé par la profusion de ses images ou de ses simulacres. Finalement, l’aboutissement terminal des expériences immersives ne se réalise-t-il pas dans les expériences du « métavers » et autres univers virtuels dans lesquels le réel disparaît purement et simplement….



[1] Philosophe français spécialiste dans le domaine de l’art et de l’esthétique.

[2] Hannah Arendt, « Crise dans la culture »

[3]Cette doctrine a trouvé sa formulation complète au cours du premier congrès des écrivains soviétiques qui se tint à Moscou en août 1934. Le réalisme socialiste exige de l'artiste « une représentation véridique, historiquement concrète de la réalité dans son développement révolutionnaire. En outre, il doit contribuer à la transformation idéologique et à l'éducation des travailleurs dans l'esprit du socialisme » Si tant est qu'on puisse trouver une définition officielle satisfaisante de cette doctrine, c'est au Dictionnaire de philosophie, (Moscou, 1967) qu'il faut s'adresser ; le réalisme socialiste y est ainsi défini : « Son essence réside dans la fidélité à la vérité de la vie, aussi pénible qu'elle puisse être, le tout exprimé en images artistiques envisagées d'un point de vue communiste. Les principes idéologiques et esthétiques fondamentaux du réalisme socialiste sont les suivants : dévouement à l'idéologie communiste ; mettre son activité au service du peuple et de l'esprit de parti ; se lier étroitement aux luttes des masses laborieuses ; humanisme socialiste et internationalisme ; optimisme historique ; rejet du formalisme et du subjectivisme, ainsi que du primitivisme naturaliste. ».

[4] Cf. « L’imaginaire ». La véritable fonction de la conscience imaginante (ou imagination) est de viser un objet comme absent, irréel (Sartre s’inscrit ici dans la filiation husserlienne de la phénoménologie, pour laquelle le rôle de la philosophie est de décrire les différents actes de conscience en tant qu’ «visée  intentionnelle »)

[5] Lire à ce sujet le très beau livre de Francis Wolff « Pourquoi la musique ? ». La musique serait ainsi selon lui « un monde de purs évènements sans choses ».

[6] Au sens philosophique de donner une forme ou une structure

[7] « La pensée et le mouvant »

[8] Depuis le matérialisme historique de Karl Marx

[9] Café philo « L’art n’est-il qu’un moyen d’évasion ? », 2011

[10]« Le déclin du mensonge » (Intentions, 1928).

[11] Lire à ce sujet « Le monde à la première personne. Entretiens avec André Comte Sponville » dans lequel ce dernier s’entretient avec Francis Wolff. C’est la définition que ce dernier nous propose concernant « le monde ».

[12] « Amour, sagesse, poésie », Edgar Morin

[13]Hartmut Rosa

[14] Lire « Résonance »,

[15] Lire « Résonance », mais aussi « Quand la beauté nous sauve » de Charles Pépin

[16]Philosophe français, spécialiste dans le domaine de l’art : « L’Art à l’état gazeux – Essai sur le triomphe de l’esthétique » (Stock, 2003), mais aussi plus récemment « L’art, c’est bien fini ». Essai sur l’hyper-esthétique et les atmosphères (Gallimard, 2021)

[17]C’est ce que Michaud appelle dans son dernier livre « l’hyper-esthétisation ».

[18] Entretien avec Yves Michaud, Eve Carrin, Grands Dossiers n° 72, 2023

[19]De frontale au départ (un regard concentré sur une œuvre), l’expérience esthétique est devenue « atmosphérique ».

[20] « L’art, c’est bien fini », 2021

[21] Charles Bobant, docteur et agrégé en philosophie, directeur de programme au Collège International de Philosophie