Doit-on s’employer à être heureux ? 

Octobre 2011 Café Philo MAM de Béziers

La présentation du sujet

Présentation café philo : « Doit-on s’employer à être heureux ? »

MAM BEZIERS MERCREDI 10 OCTOBRE 18H

 

Le bonheur est censé être la grande affaire de la philosophie… Pourtant, la mise en garde de  Kant nous disant que nous avons tous en tête l’idée de bonheur, mais que nous ne sommes pas capables de nous entendre sur les contenus empiriques que cette idée recouvre, doit nous conduire à la prudence… Bergson disait aussi : « On désigne par bonheur quelque chose de complexe et de confus, un de ces concepts que l’humanité a voulu laisser dans le vague pour que chacun le détermine à sa manière. ».

La question posée ici est donc double :

·           La quête du bonheur est–elle légitime ? Est-ce vraiment le but de toute existence, comme l’affirme un grand nombre de courants spirituels, le bouddhisme notamment ? Ou bien doit-on rejoindre le philosophe Pascal Bruckner quand il affirme dans « L’euphorie perpétuelle ou le devoir de bonheur » : « Le bonheur ne m’intéresse pas… J’aime trop la vie pour ne vouloir qu’être heureux » ?

·           Mais arrive aussitôt une deuxième question, sans doute la plus importante : doit-on s’employer à être heureux ? Autrement dit, le bonheur peut-il être l’objet d’une visée volontaire et préméditée ? Est-il affaire d’effort et de volonté ? Peut-on l’atteindre en « s’y employant » ?

 

 

L'écrit philosophique

Présentation café philo : « Doit-on s’employer à être heureux ? »

MAM BEZIERS MERCREDI 10 OCTOBRE 18H

 

Le bonheur est censé être la grande affaire de la philosophie… Pourtant, la mise en garde de  Kant nous disant que nous avons tous en tête l’idée de bonheur, mais que nous ne sommes pas capables de nous entendre sur les contenus empiriques que cette idée recouvre, doit nous conduire à la prudence… Bergson disait aussi : « On désigne par bonheur quelque chose de complexe et de confus, un de ces concepts que l’humanité a voulu laisser dans le vague pour que chacun le détermine à sa manière. ».

La question posée ici est donc double :

·           La quête du bonheur est–elle légitime ? Est-ce vraiment le but de toute existence, comme l’affirme un grand nombre de courants spirituels, le bouddhisme notamment ? Ou bien doit-on rejoindre le philosophe Pascal Bruckner quand il affirme dans « L’euphorie perpétuelle ou le devoir de bonheur » : « Le bonheur ne m’intéresse pas… J’aime trop la vie pour ne vouloir qu’être heureux » ?

·           Mais arrive aussitôt une deuxième question, sans doute la plus importante : doit-on s’employer à être heureux ? Autrement dit, le bonheur peut-il être l’objet d’une visée volontaire et préméditée ? Est-il affaire d’effort et de volonté ? Peut-on l’atteindre en « s’y employant » ?

 

Concernant l’absence de consensus sur la définition du bonheur, peut-être la définition proposée par Aristote, très « générique », peut nous sortir de l’impasse : le bonheur est toujours désirable en lui-même et ne l’est jamais en vue d’une autre chose. Contrairement aux autres fins (lorsqu’habituellement nous choisissons quelque chose, c’est toujours en vue d’une autre chose), le bonheur n’est jamais un instrument ou un moyen, c’est une fin en soi. Le but ultime, celui qui n’a pas besoin d’autre but que lui-même, le désirable absolu ou le bien suprême… cette définition est intéressante, mais ne dit rien non plus sur ce que précisément « les hommes désirent absolument ! ». La définition sociologique actuelle ne résout-elle pas la difficulté ?  « Le degré selon lequel une personne évalue positivement la qualité de sa vie dans son ensemble. En d’autres termes, le bonheur exprime à quel point une personne aime la vie qu’elle mène. ». Nous voyons bien que cette définition ne dit strictement rien sur le contenu du bonheur, celui-ci étant la propriété exclusive de l’intéressé !

Mais revenons à Aristote, car il dit en revanche quelque chose d’important sur l’idée du bonheur : c’est une fin suprême à atteindre. Cette idée va être à l’origine de toute l’histoire (en tout cas occidentale mais pas seulement) du bonheur comme celle d’un but ultime à atteindre en mettant en œuvre un certain nombre de moyens ou d’instruments permettant d’y parvenir. Ce schème intellectuel des moyens/fins va présider à l’ensemble des conceptions : deux exemples. L’un emprunté à la tradition spirituelle, l’autre plus prosaïque, qui correspond à l’idée du bonheur véhiculé par notre société de consommation.

 

Le bouddhisme : la fin ultime fixée s’appelle « l’Eveil », « un état de liberté ultime qui va de pair avec une connaissance parfaite de la nature de l’esprit et de celle du monde des phénomènes »…. « Un état de non dualité » entre le sujet et l’objet, la prise de conscience d’un moi individuel (Matthieu Ricard) qui n’a « aucune réalité intrinsèque »…Une « compassion infinie » pour tous les êtres « trompés par les sortilèges de l’ignorance » Cette fin assigne la réalisation d’un véritable programme en termes de développement spirituel, qui propose un certain nombre de chemins à suivre, de disciplines à mettre en œuvre, d’exercices à répéter (notamment la pratique de la méditation)…etc. A l’objection qu’une vie n’est sans doute pas suffisante, pour atteindre un tel objectif, et que les bénéfices ne sont pas pour cette vie, les bouddhistes répondent que dès le départ le changement opère, la souffrance s’atténue, et « un paysage magnifique s’offre à notre regard » à chaque étape franchie.

 

A l’autre pôle, nous trouvons l’injonction constante du  monde technique contemporain au « droit au bonheur ». Un droit élevé à la hauteur d’un devoir : comme le dit P. Bruckner (« L’euphorie perpétuelle »), tel est en effet le credo idéologique de nos sociétés : soyez heureux ! A tel point qu’elle nous rend malheureux de ne pas parvenir à être heureux, culpabilisés que nous sommes de n’avoir pas su réaliser ce programme ! Le programme proposé est ici basé sur le culte du résultat, de la performance et de la consommation… Nous pourrions peut-être faire une mention spéciale à cette véritable religion du corps qui semble remplacer les anciennes transcendances. Nul répit possible dans cette quête du corps parfait qui doit être en forme, jeune, élégant, mince, nerveux, bronzé… Si nous voulons être à la hauteur de ces êtres sublimes qui peuplent les numéros de nos magazines, aucun sacrifice n’est superflu. Retenons seulement que nous sommes ici aussi en présence d’une prescription à nous employer à être heureux, même si le programme est ici consumériste. Notre société étant systématiquement dépendante de la croissance, elle ne peut survivre qu’en augmentant sans cesse l’envie mimétique de consommer davantage, en lien avec la dynamique démocratique si bien analysée par Tocqueville, et que nous pourrions résumer par ces quelques mots : « si je suis l’égal de mon voisin, pourquoi aurait-il plus que moi ? ». Là encore, le but assigné (réussite sociale, consumérisme, perfection du corps…) implique un programme qui n’exclut d’ailleurs pas les renoncements et les sacrifices… Même si, dans ce contexte, le bonheur semble être descendu du ciel à la terre, avec l’affaissement corrélatif des anciennes transcendances. Les fins sont en quelque sorte rabattues sur les moyens, jusqu’à être confondues avec eux. Les mécanismes définalisés du développement pour le développement n’ayant pour raison d’être que leur propre maintien. Nous savons tous que les rêves de possession une fois réalisés ne nous apportent jamais ce que nous espérions à travers eux, nous laissant souvent sur notre faim, jusqu’au prochain désir de même nature…

Au-delà du fossé qui sépare l’un et l’autre de ces exemples, retenons qu’il s’agit dans ces deux cas de s’employer à être heureux à  partir d’un idéal de bonheur assignée à l’existence, et qui nous conduit à une démarche volontaire de l’ordre d’une quête sans cesse recommencée.

 

C’est cette démarche, ce schéma fins/moyens en vue de la possession du bonheur qui est fortement mise en cause par François Jullien, dans « Nourrir sa vie. A l’écart du bonheur » : La liaison entre le but et le bonheur serait ancrée dans la pensée européenne mais absent de la pensée chinoise traditionnelle : la pensée du « processus » est étrangère à ce rapport moyens-but. Nourrir sa vie est un processus de raffinement/transformation où la vie n’a pas de sens à proprement parler en dehors d’elle-même. Le processus n’est pas commandé par une fin qui conduirait son développement. Il ne vise à rien, mais s’entretient, se poursuit, continue… Il ne « conduit » pas mais « aboutit à » ; il n’est pas le « moyen » de, il est la « conséquence » de… « C’est seulement en ne le visant pas qu’on peut laisser l’effet procéder… ». Etre dans la logique de la quête ou du but, c’est être en même temps dans celle de la captation, et donc dans la déception par rapport aux limites de l’objet possédé, dans la perspective d’un bonheur inatteignable car toujours repoussé plus loin. A la préoccupation grecque du « Telos », de la finalité, la pensée chinoise substitue l’idée de « l’être en phase », d’autant  plus efficace qu’elle se laisse oublier, qu’elle n’est précisément pas l’objet d’une visée. C’est la vie qui elle-même se détermine. Le tao n’est pas « la voie qui mène à », mais la voie de la viabilité, par où se renouvelle le continuum de vie. Le terme « évoluer » convient particulièrement ici. Pas de fin assignée, mais une navigation avec des variations « au gré », dans l’entre-deux. Le sage « évolue » dans le Tao comme « un poisson dans l’eau ». L’idée développée ici est très proche du « vivre-à-propos » de Montaigne, synonyme, de disponibilité, d’ouverture, de « lâcher-prise ». « Notre grand et glorieux chef-d’œuvre, c’est de vivre à propos ». Il ne s’agit plus de s’employer à être sage ou heureux, à partir de valeurs transcendantes qui sont placées à l’horizon de mon projet, et qui doit induire une action subjective et préméditée tendue vers la réalisation de cet idéal (paradigme de la pensée occidentale), mais d’être ajusté aux processus, « être en phase », relativement indifférent à la recherche d’un sens qui ne serait pas immanent au procès

 

L’idée d’une quête permanente repose sur l’espoir et présuppose que nous ne sommes pas heureux (car pourquoi vouloir l’être si nous le sommes déjà ?). Chez Platon par exemple le bonheur véritable renvoie à une autre vie qui n’est pas loin d’être d’outre-tombe. C’est parce que nous sommes dans la crainte de ce que nous risquons de vivre (crainte et espoir sont liés à cette conception du « bonheur-espérance »), parce que nous sommes dans le manque, que nous espérons une vie meilleure. Si tout bonheur est d’espérance, toute vie risque d’être de déception, affirme André Comte-Sponville, se référant ici au pessimisme de la pensée de Schopenhauer, aussi bien qu’à celle de Pascal : avec le premier, nous commençons par expérimenter l’absence de bonheur et la souffrance du désir frustré, puis la satisfaction du désir qui, bien loin de déboucher sur le bonheur,  nous conduit à la satiété et à l’ennui, voire au dégoût… « La vie donc oscille comme un pendule, de droite et de gauche, de la souffrance à l’ennui… ». Le bonheur n’est proprement rien pour Schopenhauer, car il se définit  négativement comme absence de souffrance (comme d’ailleurs chez les bouddhistes ; Schopenhauer est assez proche de cette philosophie qu’il a bien connue) ; et l’absence de quelque chose, c’est « rien »...  Nous trouvons chez Pascal aussi une pensée très pessimiste sur le sujet : l’homme s’épuise à fréquenter l’avenir (à travers l’espérance) pour fuir le présent qui le blesse et l’angoisse : « ainsi nous ne vivons jamais, mais nous espérons de vivre ; et nous disposant toujours à être heureux, il est inévitable que nous ne le soyons jamais. »

Le bonheur est espéré, attendu, mais n’est pas ce que l’on éprouve au présent, dans notre actualité désirante (même idée chez Montaigne). Le « divertissement » est une autre manière d’échapper « au caractère insupportable du repos », inséparable du présent. Il n’est pas un bonheur, mais la fuite de son absence. Evoquons plus concrètement l’argument utilisé par Pascal : l’occupation de la chasse est prise comme exemple de divertissement où l’ampleur de l’agitation et de l’intérêt porté pour cette activité contraste avec l’aspect dérisoire et sans importance du résultat. L’argument est vieux comme la philosophie elle-même : la propension illusoire et répétitive à se laisser porter par des désirs dont les objets sont vains et décevants. Ou encore la rupture entre la quête et la satisfaction réelle. La réponse que François Jullien adresse à Pascal (« Philosophie du vivre ») n’est pas loin d’être décisive : ce qui compte ce n’est pas le résultat, mais ce qui est « entre » la quête et le résultat : c’est « la chasse », et non la prise (en soi sans grand intérêt effectivement). Nous nous trompons lorsque nous posons le but comme fin dont tout dépend. Il n’est que le support subjectif - et parfois même fictif – du procès en cours, c’est-à-dire de l’activité entrain de se faire. Peu importe si le résultat s’avère après coup peu satisfaisant : car le moment suivant n’efface en rien le moment précédent (celui de « l’entre » de l’activité). Ainsi, le chasseur (ou le joueur) est complice de son leurre quand il s’active.  

 

A l’opposé d’une conception du bonheur adossé au manque (ce que nous pouvons appeler avec Sponville  le « bonheur-espérance »), celui-ci ne peut-il pas être un bonheur en acte, réalité actuelle et présente, puissance de jouir et de se réjouir de ce que l’on a, de ce que l’on est, ou de ce que l’ont fait ? Sans recours, comme le dit Clément Rosset, à des doubles, vies imaginées, ou « arrière-mondes » de la soi-disant « vraie vie », opposée à celle que nous vivons au présent ? Lucrèce nous prévenait déjà que nous ferions bien de jouir ici-maintenant des biens de l’existence au lieu de courir après ceux que nous n’avons pas… C’est toute la tradition des épicuriens comme des stoïciens qui s’inscrivent dans cette lignée. Epicure vante les bienfaits du « plaisir en repos », celui que nous avons quand rien ne manque (ni faim, ni soif, ni souffrance, ni crainte, ni regret…), responsables de cet état d’apaisement de l’âme, et au bout du compte aussi de se « plaisir constitutif de vivre ». Ici l’absence n’est pas rien, contrairement à ce que pense Schopenhauer, puisqu’elle rejoint une certaine « joie d’exister », dont Rousseau parle également dans « Les Confessions ».

«  Il s’agit de désirer le réel – de l’aimer, si l’on peut, de l’accepter, si l’on ne peut pas – tel qu’il est, au lieu de le refuser toujours pour désirer l’irréel. Le bonheur…n’est qu’un grand oui au monde et à la vie… Accepter plutôt que refuser, supporter plutôt que haïr, aimer plutôt que mépriser…. Le bonheur n’est pas un état ou une disposition de l’existence. Il n’est pas quelque chose que l’on puisse posséder, trouver, atteindre, et c’est pourquoi, en un sens, il n’y a pas de bonheur : le bonheur n’est pas de l’ordre d’un « il y a ». Ce n’est pas une chose, ce n’est pas un étant, ce n’est pas un état, c’est un acte. » (André Comte Sponville)

Ce n’est que par  l’habitude du raisonnement sur le modèle technique (que Jullien a bien su identifier) moyen/fin que l’action est envisagée de façon purement instrumentale et séparée de son objet. L’action peut-être envisagée comme un instrument en vue de l’atteinte d’un but, -c’est ce que suggère l’expression « s’employer à être heureux » -, mais elle peut aussi –les stoïciens ont très bien décrit cette distinction – être pensée dans la perfection de son agir actuel, c’est-à-dire comme une activité immanente qui est sa fin en elle-même, une praxis qui trouve son sens en elle-même, sans devoir se référer au supposé « programme » qu’elle réalise. Nous retrouvons là « l’entre de la vie » cher à F. Jullien : ce qui importe dans le processus de la vie n’est pas un  supposé état final ou éternel (« une autre vie »), censé justifier tous les efforts entrepris. C’est le procès lui-même, ce temps intermédiaire entre l’expression du désir et sa satisfaction. L’important dans la vie n’est pas son terme ou sa fin (dans les deux sens), mais l’acte par lequel s’affirme la force d’exister, ce que Spinoza appelle « le conatus ».

 

« On ne vit pas pour être heureux, on est heureux de vivre ». La vie, toute insensée soit-elle – et elle l’est sans doute – trouve en elle-même son propre sens. L’acte vaut par lui-même, et non pas essentiellement pour les fruits récoltés. « Nous ne manquons de rien… Contentons-nous de vivre et nous vivrons contents.…  La formule « C’est comme ça » résume ce qu’on pourrait appeler la « matrice du consentement », nous dit Raphaël Enthoven. Peut-on encore parler de recherche du bonheur dans cette attitude ? Car il y a dans cette approbation inconditionnelle de l’existence quelque chose de scandaleux, face à son caractère tragique. Peut-on concilier la joie d’exister et le tragique de cette existence ? Pour Clément Rosset, c’est dans cette assomption joyeuse du tragique (inspirée de Nietzsche), que nous sommes bien incapables pourtant de légitimer ou de défendre d’une quelconque manière, que réside le caractère à la fois irremplaçable et insensé de l’existence. « Avoir le goût de la vie que l’on vit », plutôt que « l ’attrait d’une vie autre et améliorée que personne ne vivra jamais » et considérer la joie comme la force par excellence, la « force majeure » « en comparaison de laquelle toute espérance apparaît comme dérisoire, substitutive …comme un produit de remplacement. »

Si le bonheur est traditionnellement associé à la suppression de la souffrance, il ne semble pas avoir sa place dans une telle conception tragique de l’existence. Sauf s’il s’agit d’un « bonheur sans espoir »… Mais que signifie alors « s’employer à être heureux » dans cette figure-là du bonheur, sinon une disposition existentielle, un rapport du sujet au monde qui ne peut dépendre seulement d’une entreprise concertée…

Daniel Mercier, le 06/10/2012