Peut-on être maître de ses désirs ? Juin 2013

La présentation du sujet

Peut-on être maître de ses désirs ?

 

Désirer, ce n’est pas choisir volontairement de désirer ! La « poussée » du désir ne semble pas volontiers se prêter à une telle décision délibérée … D’où le caractère paradoxal d’une telle question ! Et pourtant, toute une tradition philosophique suspecte fortement la validité des désirs et leur dénie un rôle essentiel dans la conduite de nos vies : nous serions trop souvent « esclaves » de nos passions, celles-ci correspondant en quelque sorte à une forme exacerbée et quasi obsessionnelle de ceux-là. Notre raison a-t-elle le pouvoir de nous prescrire ses commandements à partir de ce qu’elle estime « bon » pour nous ? Que peut signifier au juste une telle « maîtrise » ? La réalité de nos vies affectives ne manifestent-elles pas au contraire le primat du désir ? Et ne peut-on pas envisager les relations du Désir et de la Raison sur un autre mode que celui de l’opposition ou de la domination ? A travers cette question philosophique par excellence, c’est toute l’histoire de la philosophie qui est convoquée !  De Platon à Nietzche, en passant par Epicure ou Spinoza, sans oublier Freud ou encore la réponse bouddhiste, la philosophie n’a-t-elle pas toujours était littéralement « obsédée » par le sujet ? C’est en effet à travers lui rien de moins que la question du « comment-vivre » qui est au centre…

 

Daniel Mercier, le 27/05/2013

 

L'écrit philosophique

CAFE PHILO SOPHIA SAMEDI 8 JUIN MAISON DU MALPAS 18H

 

« Peut-on être maître de ses désirs ? »

 

 

Quelques lectures …

Séminaire 7 sur l’éthique Jacques Lacan

Malaise dans la Culture Freud

Léonard de Vinci, Freud

Le traité des passions Descartes

Les Méditations métaphysiques Descartes

Traité de la nature humaine, David Hume

L’éthique Livre 4 et 5, Spinoza

La lettre à Ménécée, Epicure

Amour, poésie, sagesse, Edgar Morin

Le Banquet, Platon

Le Phédon Platon

Le Gorgias, Platon

Par delà bien et mal, Nietzsche

La Volonté de Puissance, Nietzsche

La métaphysique des mœurs Kant

Le Désir, Pierre Rey

La phénoménologie de la Perception, Maurice Merleau Ponty

L’amour, Petit traité des grandes vertus, André Comte Sponville

L’erreur de Descartes, Antonio Damasio

Spinoza avait raison, Antonio Damasio

Philosophie du vivre, François Jullien

Théorie du corps amoureux (entre autres) Michel Onfray

La sculpture sur soi, Michel Onfray

De chair et d’âme, Boris Cyrulnic

L’Odyssée, Homère

La joie. Une force majeure, Clément Rosset

Volonté et représentation, Schopenhauer

Qu’est-ce qu’une vie réussie ? Luc Ferry

Spinoza. Philosophie pratique, Deleuze

Spinoza et les sciences sociales (ouvrage collectif)

Spinoza. Cent mots pour le dire, Misrahi

Spinoza. Lectures (ouvrage collectif)

 

Une formule qui en rappelle d’autres, faisant, elles, référence aux passions : est-on esclave de ses passions ? Doit-on les combattre ? etc… A la différence près qu’il s’agit des passions et non des désirs, différence qu’il s’agira de préciser. Mais dans les deux cas, il s’agit bien de réfléchir aux relations qui semblent opposer le rationnel à l’affectif, la raison à l’affect. Commençons par clarifier les deux notions concernées ici : « maître » et « désirs ». Que nous dit le dictionnaire ? Le maître exerce une autorité ou un pouvoir, il est chef, dirige (maître de ballet, maître d’équipage dans la marine) ; il peut être propriétaire (le maître de son chien) ; on peut différencier « maître de faire quelque chose », qui signifie être maître de soi-même - c’est-à-dire ne dépendre que de soi ou se dominer -, et « être maître de quelque chose », qui signifie s’en emparer, le dominer. La domination est en tout cas la notion commune qui réunit ces deux acceptions. Etre maître de ses désirs sous-entend que nous ne dépendons que de nous-mêmes (non soumis à nos désirs), et surtout que nous nous dominons… En étant le « maître de maison », c’est-à-dire capable de « dominer nos désirs ». C’est à la raison qu’est habituellement attribué ce rôle de « maîtresse du logis »… Les désirs ? Nous pouvons donner comme première définition très générale ou générique celle de Roudinesco dans son Vocabulaire de psychanalyse :   « tendance, souhait, besoin, appétit, c'est-à-dire toute forme de mouvement en direction d’un objet dont l’âme et le corps subissent l’attrait spirituel ou sexuel ». Chez Freud, le terme désigne à la fois la tendance et la réalisation de la tendance. En ce sens le désir est accomplissement d’un souhait, qui pour lui est inconscient (ce qui n’est pas le cas dans la plupart des autres usages). Cependant, il y a un consensus sur l’idée que nul ne peut décider volontairement de son désir. Nous pouvons donc déjà remarquer à ce sujet le caractère paradoxal d’une telle formule : comment peut-on être « maître » de quelque chose qui ne relève pas d’une décision volontaire ? Ce paradoxe devra retenir notre attention… Les désirs peuvent être rapprochés des passions, même si ce terme n’est plus vraiment usité, en particulier dans la psychologie contemporaine : la passion correspond à une tendance d’une certaine durée, accompagnée d’états affectifs et intellectuels particuliers, orientée sur un objet ou un domaine précis, capable, par son intensité, de dominer la vie de l’esprit. La passion  serait une forme exacerbée du désir, au sens où elle focaliserait la vie même sur un seul objet. Il y a de plus dans le sens « classique » du terme de passion (Descartes ou Spinoza par exemple), l’idée d’une passivité opposée à une activité. Passion est en effet associée à la signification de « pâtir », le contraire de « agir », indiquant le fait d’être « affecté » par quelque chose d’extérieur à soi (dans un langage plus moderne, on pourrait opposer « agir » à « être agi »), et regroupant par la même l’ensemble des phénomènes affectifs. Pour Descartes par exemple, ce sont les changements du corps qui viennent affecter et altérer l’état de l’âme (Traité des passions). Dans cette optique, la passion est source de passivité et de dépendance ... elle sera décriée jusqu’au XIXème siècle (qui en fera au contraire l’éloge). Jusqu’à Kant, la passion n’a de sens qu’au sein d’un dualisme entre l’âme et le corps (nous y reviendrons) comme affection de l’âme, dont la cause est rapportée au corps. Il est également le premier qui la rapporte explicitement à la faculté de désirer (mais Spinoza avait pensé avant lui la relation entre les deux[1]), et y voit une folie qui contredit la raison dans son principe, car elle empêche la détermination de la volonté par le libre-arbitre. Nous reviendrons sur le(s) désir(s) et les passions. Contentons-nous ici de retenir deux choses : leur parenté ; mais aussi leur différence, que nous préciserons plus tard davantage avec Spinoza : d’une part une différence de degré, l’une étant une forme exacerbée de l’autre ; mais d’autre part et surtout le désir apparaît comme une tendance, un mouvement, un « dynamisme » inhérent à l’organisme humain (dynamisme de croissance dirait le psychologue Joseph Nuttin) sans objets particuliers, se rapprochant ainsi de la notion spinoziste de « conatus », alors que les passions représenteraient une « application » (au sens informatique de ce terme) et une actualisation concrète et particulière sur des objets et des êtres donnés. En ce sens, il serait sans doute plus pertinent d’utiliser le singulier pour « le désir » au sens générique. Dernière précision conceptuelle, la distinction entre désir et besoin : le désir se développe à partir de « l’étayage » du besoin (par exemple désir de sucer empruntant la voie de la satisfaction de ce besoin biologique de lait). Exemple de la distinction entre la faim et l’appétit. Le besoin est d’origine biologique ; le désir est d’origine psychique.

Où en sommes-nous maintenant par rapport aux enjeux philosophiques de notre question ? Peut-on être maître de ses désirs ? La question est claire : il s’agir de savoir dans quelle mesure une telle résolution est possiblement réalisable, compte-tenu de ce que nous pouvons connaître de la réalité du désir. La maîtrise ou la domination sont généralement associées à l’idée d’un rapport de forces et d’un combat. Il s’agit de subordonner le désir à l’exercice du pouvoir de la raison… Comment ? C’est peut-être la question principale que pose notre sujet… Mais aussi : « Pourquoi ? ». Et également « Est-ce possible ? ». Sur le « pourquoi ? », nous pressentons bien le sens qu’une telle préconisation peut avoir, puisqu’elle est une constante partagée par les grandes écoles de pensée depuis l’Antiquité : nous en rappellerons brièvement la teneur. Mais la question du possible (« peut-on ») doit retenir  notre attention : quelles sont les conditions de possibilité d’une telle action de maîtrise, et les obstacles qu’elle ne peut que rencontrer dans sa réalisation ? En quel sens cette « maîtrise » peut-elle s’entendre, et en quel sens n’est-elle  pas praticable ? S’agit-il d’empêcher ou d’éradiquer les désirs ? De les contrôler, les domestiquer pour éviter des débordements préjudiciables à une « conduite » raisonnable ? Changer leurs orientations ? Les soumettre aux décisions d’une volonté libre ? Enfin, parmi toutes ces tentatives, est-il possible de concilier une forme de domination de la raison avec une forme de collaboration par rapport aux désirs ?

 

Se rendre maître des désirs ? Pourquoi ? Rappel d’une tradition philosophique qui suspecte fortement désirs et/ou passions

 

Elles sont étrangères à notre nature profonde, ou du moins à son idéal projeté

La nature humaine a souvent était identifiée à l’être raisonnable, c’est à dire un être sous la conduite de la Raison (identifié à l’âme). Pour les stoïciens par exemple, la passion est définie comme tendance tyrannique, mouvement déraisonnable de l’âme, et contraire à sa nature. De Aristote à Kant, en passant par Descartes ou Spinoza, il est donc nécessaire d’atteindre, par la vertu, l’état qui serait le plus conforme possible avec cette nature. De ce point de vue, il faut donc agir selon notre nature, qu’il s’agisse d’atteindre l’excellence (l’expression achevée de cette part divine de l’âme humaine chez Aristote), de la recherche de son « utile propre » (Spinoza), ou d’être digne de cette nature raisonnable en tant que fin ultime de l’homme (Kant). Il faut donc à tout le moins exercer une grande vigilance en direction de tout ce qui risque de venir polluer, entraver cette orientation. A ce titre, les passions vont être  souvent considérées comme des corps extérieurs, étrangers, qui sont dangereux, et que la Raison doit combattre. Cette conception de la nature humaine est en général associée au dualisme de l’âme et du corps, mais pas obligatoirement. Spinoza notamment, dans le cadre de sa conception unitaire du corps-esprit, ne considère pas les passions (ou les affects),  comme une déchéance de notre nature, ou une instance qui lui serait étrangère. La maîtrise de celles-ci est indispensable, mais cette maîtrise passe d’abord par la connaissance de leurs mécanismes et non par une lutte volontariste (selon lui illusoire). Ce qui caractérise avant tout les passions, ce n’est pas leur accointance avec le corps et la sensibilité (car elles sont autant « de corps que d’esprit »), mais le fait qu’elles sont le résultat de causalités extérieures à soi. 

Les passions, « maladie de l’âme » (Kant). Le « désir-souffrance »

Dans le prolongement de cette approche, les passions sont généralement considérées comme contraire à la santé et synonymes de souffrance ; elles seraient comme un empoisonnement qui nous empêcherait d’être nous-mêmes. L’homme passionné est comme « une tumeur du monde » (Marc Aurèle). Les symptômes de la maladie sont nombreux : la passion est un dérèglement de l’équilibre supposé représenter la bonne santé (= désordre opposé à l’ordre). Elle est démesure, excès, violence. Ne supporte ni la contradiction, ni le doute ; Entièrement tendue vers un objet précis, cette focalisation ou concentration excessive l’empêche de tenir compte d’autre chose que d’elle-même ; soit elle est totalement indifférente à ce qui n’est pas elle, soit elle est excluante : rejet de tout ce qu’elle ne peut pas se subordonner et dont elle ne peut se nourrir. La souffrance est en quelque sorte inscrite dans la nature même de la passion : d’abord par ce qu’elle n’est jamais satisfaite, insatiable ; ensuite parce qu’elle ne peut qu’être victime de « l’impermanence » de toute chose (les bouddhistes insistent particulièrement sur cet aspect). Les passions seraient ainsi inséparables du malheur. Enfin parce que beaucoup de passions apparaissent comme des « passions tristes » : envie, jalousie, hostilité, avarice, vengeance, rivalité …etc. En vérité,

Les passions reposent ainsi sur une illusion (elles me trompent).

Elles sont mauvaises conseillères et m’adressent des messages mensongers sur ce qui est bon pour moi. Elles me font percevoir le monde à travers leurs lunettes déformantes, et peuvent même m’aveugler totalement. Elles nous présentent ainsi des « faux » biens mondains comme étant les seuls véritables : par exemple, les plaisirs, les honneurs et la gloire, la richesse, le pouvoir…, nous détournant ainsi de la seule chose qui vaille la peine, le commerce avec notre âme (Sénèque, et tous les philosophes grecs dont c’est le mot d’ordre commun) Si nous ne sommes pas sur nos gardes, elles peuvent altérer notre capacité de jugement et nous persuader que les raisons qui nous font pencher du côté de la passion sont beaucoup plus fortes que celles qui lui sont opposées (cf. Descartes. in le Traité des Passions). L’idéalisation de l’objet à laquelle elle se livre empêche souvent le passionné d’accepter le moindre démenti apporté par le réel. Il se détourne ainsi de la réalité au profit de son désir, et sa volonté obstinée passe outre à toute infirmation immédiate de la réalité.

Les passions nous enchaînent

Il faut surtout combattre nos passions au nom de la liberté : en effet elles nous conduisent à capituler, à s’abandonner à leur mouvement. Leur développement ne saurait s’effectuer sans une sorte de viol de la raison, qui perd alors sa fonction législatrice. Les fondements de la liberté, et donc également de la responsabilité (et par conséquent de la morale), c’est en effet la possibilité d’une volonté libre capable  de discerner le vrai du faux et le bien du mal sous la conduite de la raison, et d’agir en conséquence. D’un point de vue moral notamment, cette « autonomie de la volonté » (Kant) ne peut s’exercer  qu’au nom d’un principe à priori (le fameux « impératif catégorique » de la loi morale) excluant toutes références à des mobiles intéressés, à des penchants personnels particuliers. La liberté (au sens ici de libre-arbitre) est au prix de cette autonomie de la volonté. Sinon, notre volonté est dominée, assujettie à des causes qui lui sont extérieures. Nous sommes alors dans une situation d’impuissance et de servitude par rapport à des déterminations externes.

En conclusion de tout ce qui précède : l’expression libre des passions est antinomique d’un idéal de sagesse qui, depuis l’Antiquité, est intimement associée à l’exercice d’une Raison qui va tout à la fois permettre à l’homme de réaliser sa nature, d’approcher le bonheur et d’éviter les souffrances, de connaître la vérité, et enfin d’actualiser sa liberté (reprise des points précédents). Eradiquer les passions, ou du moins s’en libérer par le détachement, sera un objet de préoccupation constante : tout ce qui n’est pas Raison semble synonyme d’égarement et de perturbation. Il s’agit d’agir le mieux possible en fonction de son essence, c'est-à-dire pour les grecs de ce qu’il y a de meilleur en nous, c'est-à-dire cette âme rationnelle qui constitue notre « part divine ». Ou encore, comme le dit  Platon à travers Socrate (Le Phédon), il s’agit de « sauver son âme » de cette « prison » que représente le corps. Pour la protéger ainsi et développer sa « maîtrise de soi » face à ses ennemis extérieurs, l’ « ataraxie » sera recherchée, c'est-à-dire le « repos de l’âme » et « l’absence de troubles », rejoignant ainsi une certaine indifférence vis-à-vis des évènements extérieurs (Stoïciens), ou tout du moins une forme de détachement. Nous ne pouvons sans doute pas être insensibles à certains de ces arguments ; cependant, nous pouvons constater que deux présupposés ou implicites, que François Jullien appelle aussi des « impensés », « hantent » en quelque sorte cette pensée… Mais avant de les examiner, que peut-on finalement retenir comme critères à partir desquels cette maîtrise doit opérer ? Autrement dit, au nom de quels principes la raison peut-elle légitimement exercer sa vigilance ?

 

Critères de maîtrise et « impensés » sous-jacents : le dualisme et le « désir-souffrance

Critères de maîtrise et limites de la raison

Ils sont au nombre de deux : la vérité (sous-entendu : les désirs relèvent d’un jugement erroné), et la distinction du bien et du mal. Mais nous pouvons déjà constater avec David Hume que beaucoup des désirs ou de passions ne peuvent être condamnables ni au nom de la vérité, ni au nom de la morale. Il est donc beaucoup de fins poursuivies par la passion ou le désir qui ne sont pas à proprement parler « déraisonnables », ni d’un point de vue théorique, ni d’un point de vue pratique, même si ces fins paraissent démesurées ou excessives. Il est cependant vrai que certaines autres relèvent de ces catégories : par exemple une folie meurtrière. Mais une autre limite se présente alors à la raison, celle-ci plus globale : le discours raisonnable peut-il enrayer ces emballements du désir, même lorsqu’ils aboutissent à des comportements parfois destructeurs ? N’y-a-t-il pas une forme d’impuissance constatée ? Ne nous arrive-t-il pas souvent de faire quelque chose que nous sentons soit illusoire soit peu conforme à nos principes moraux ? « Nul n’est méchant volontairement » dit Socrate. Cependant, suffit-il de savoir que ce que nous faisons est « mal » pour ne pas le faire ? Nous reviendrons sur ses limites inhérentes à ce combat frontal entre notre raison et nos désirs, mais force est de constater que celui-ci est bien souvent problématique … La « maîtrise » s’avère bien difficile. Enfin, nous terminerons en notant que les passions ne sont pas « mauvaises » par définition ! La générosité par exemple, ou encore l’amour, même s’ils peuvent « déraper » parfois en prodigalité ou aveuglement, sont plutôt des désirs « positifs »…

Le dualisme du corps et de l’esprit

Il faut en effet prendre toute la mesure de l’héritage dualiste qui a forgé notre tradition de pensée depuis Platon. Nous prendrons rapidement les deux exemples peut-être les plus célèbres à ce sujet. Premièrement la position de Platon développés dans le Phédon, qui relate les derniers entretiens de Socrate avec quelques amis peu de temps avant l’exécution de sa sentence de mort qui consiste à boire la cigüe : Lecture textes Phédon p 114, 115 et 120 : le corps comme « tombeau de l’âme ». L’enjeu principal du philosophe, nous dit Socrate, est de « sauver » l’âme, c’est-à-dire de la dégager de toute forme de servitude par rapport au corps. Le danger principal d’un tel mélange est qu’il priverait la pensée de l’accès aux vraies réalités de l’intelligible. Il faut préserver l’âme dans sa pureté, les rapports entre le corps et l’âme étant pensés en termes de contamination : les prétendus enseignements du corps sont trompeurs, et l’emprise de la vie affective empêche la pensée de s’exercer dans sa pureté. Poussant jusqu’au bout cette logique, Socrate affirme qu’un philosophe digne de ce nom doit s’attacher toute sa vie à se libérer du lien qui rend l’âme prisonnière du corps, et que par conséquent il ne peut qu’accueillir la mort comme une libération : l’âme peut ainsi s’échapper du « tombeau » que constitue le corps (texte p 116 et 117). C’est la vie avant la mort le véritable problème, et non la vie après la mort

Cette prise de position est archétypale d’un courant de pensée qui va traverser toute l’histoire des idées occidentales, à commencer bien sûr par le christianisme. Nietzsche est sans doute celui qui l’a identifié le plus clairement  Il dit dans l’avant-propos de « Par delà le Bien et le Mal » : « le christianisme est un platonisme pour le peuple ». Michel Onfray, dans sa « Théorie du corps amoureux »,  souligne cette parenté, notamment celle de l’enseignement de Paul de Tarse, avec le platonisme (Lecture texte p 116 et 117).

Le deuxième exemple concerne celui qui a véritablement conceptualisé ce dualisme entre l’âme et le corps en les définissant comme deux substances séparées, c’est-à-dire en essentialisant leurs différences : Descartes pose, dans « Les Méditations métaphysiques », d’un côté l’âme en tant que « chose pensante » (découverte à partir du cogito « « je pense donc je suis ») ; de l’autre, le corps défini comme «étendue » : «  Par le corps, j’entends tout ce qui peut être terminé par quelque figure, qui peut être compris en quelque lieu, et remplir un espace en telle sorte que tout autre corps en soit exclu » (Méditation seconde). Pour ce qui concerne la composition interne de notre corps, il va trouver sa source d’inspiration dans la figure anatomique découverte sur les cadavres (les pratiques de dissection commencent à son époque) : « Je me considérais, premièrement, comme ayant un visage, des mains, des bras, et toute cette machine composée d’os et de chair, telle qu’elle paraît en un cadavre, laquelle je désignais par le nom de corps (Méditation seconde) ». Une telle représentation du corps réduit le somatique à une réalité physique d’où la vie semble désormais exclue, et appelle donc secondairement la clause complémentaire de l’existence qu’on appelle le psychisme. Ainsi l’écrit Merleau Ponty dans « La Phénoménologie de la Perception » : « l’attitude réflexive purifie simultanément la notion commune du corps et celle de l’âme en définissant le corps comme une somme de parties sans intérieur et l’âme comme un être tout présent à lui-même sans distance. Ces définitions corrélatives établissent la clarté en nous et hors de nous : transparence d’un sujet qui n’est rien que ce qu’il pense être…. L’objet est objet de part en part et la conscience conscience de part en part. Il y a deux sens et deux sens seulement du mot exister : on existe comme chose ou on existe comme conscience. »

Mais rendons tout de même justice à Descartes : dans la 6ème Méditation, après l’expérience de pensée initiée par le doute « hyperbolique », qui lui a permis de faire table rase du monde pour mieux fonder le « roc » du cogito (qui seul résiste à cette entreprise), il doit « récupérer » la totalité du monde dans sa réalité sensible. Lire 6ème Méditation  « Le pilote dans son navire ». La douleur, la soif, la faim atteste que je ne suis pas « comme un pilote en son navire » qui se contenterait de prendre connaissance de cette blessure, de cette faim ou de cette soif, sans l’éprouver. Ces sentiments ne sont pas autre chose, dit Descartes, que des formes de pensées confuses qui témoignent d’un mélange ou d’une union de l’âme et du corps. Mais comment pouvoir réunir ce qu’il a si radicalement séparé ? Cette mystérieuse union de l’âme et du corps est pourtant nécessaire si l’on veut rendre compte de tout ce qui constitue la vie, l’existence d’un corps animé de volitions, de perceptions, de sensations, d’émotions, c'est-à-dire tout ce qui constitue précisément la réalité sensible. On sait que Descartes désignera la « glande pinéale » comme l’hypothétique lieu de jonction ou de jointure entre substance matérielle et substance immatérielle…

Le désir-souffrance. La quasi-totalité des philosophies eudémonistes (qui traitent du bonheur), de l’épicurisme au bouddhisme en passant par le stoïcisme, se développent sur un principe de base : la vie est d’abord souffrance, et donc toute philosophie du bonheur doit s’efforcer de réduire sinon d’éradiquer la souffrance. Le bonheur est donc avant tout absence de souffrance. Le désir est dans cette perspective la principale source de souffrance : hiatus entre désir et réalité, insatisfaction chronique, quête perdue d’avance, impermanence de toute chose qui ruine l’attachement inhérent au désir. Il va donc s’agir d’élaborer des stratégies visant à réduire voire éteindre le désir : l’épicurisme conserve comme seuls désirs légitimes les « désirs naturels et nécessaires » qui ne sont en réalité que des besoins (la faim ou la soif), le stoïcisme nous propose de désirer ce qui arrive pour ne pas être déçu, et le bouddhisme  l’extinction ou la dissolution du moi en vue de l’Eveil qui est synonyme de vacuité et de communion avec le tout de l’univers. Le point de départ de telles pensées est fondamentalement une conception du désir creusé dans le manque qui condamne la vie humaine à une souffrance sans appel ; le représentant le plus « démonstratif » à ce sujet est Schopenhauer, décrivant la vie comme une « vallée de larmes »… Comme le dit si bien A ; Comte-Sponville, nous sommes condamnés à ne désirer que ce qui n’existe pas : « Si l’on ne désire que ce qu’on a pas, on n’a jamais ce qu’on désire, et l’on est pour cela jamais heureux ni satisfait. » (A. Comte-Sponville. « L’Amour » in « Petit traité des grandes vertus »).

 

Que devons-nous penser de ces parti-pris implicites du dualisme et du « désir-souffrance » ?

Dualisme ou monisme spinoziste ?

Monisme et parallélisme chez Spinoza

Le dualisme des substances séparées est aujourd’hui grandement mis en cause : le premier a l’avoir résolument combattu est Spinoza. Mais une difficulté surgit aussitôt : comment ne pas reconduire ce dualisme si on a commencé par distinguer le corps d’un côté et l’esprit de l’autre ? C’est à cet obstacle quasi insurmontable que s’était confronté Descartes. La seule réponse possible est l’hypothèse du monisme et du parallélisme du corps et de l’esprit. C’est-à-dire ? La philosophie de Spinoza, formulée il y a plus de cinq siècles, et en contradiction avec les idées de son temps, rejoindrait de façon géniale les hypothèses défendues par les neurosciences (c’est en tout cas l’idée soutenue par Damasio dans son livre au titre évocateur « Spinoza avait raison »). Avec lui, il ne s’agit pas tant de répondre à la question des rapports entre l’esprit et le corps que de dissoudre la question même. Dissoudre la question, c'est-à-dire montrer qu’elle ne se posait pas, ou qu’on peut ne pas la poser. En effet, on se pose toute sorte de questions pour savoir comment l’âme va pouvoir agir sur le corps, et réciproquement comment le corps va modifier les états de l’âme. Le dualisme conduit à penser les rapports de l’âme et du corps en termes de relations de causalité de l’un en direction de l’autre et vice-et-versa. Mais ces questions sont les produits de l’illusion dualiste selon laquelle on aurait affaire à deux substances différentes. Pour Spinoza, il n’y a qu’une substance, celle de Dieu ou de la Nature infinie (ce qui est  pour lui la même chose). Une même substance se déclinant ici en au moins deux attributs, la pensée et l’étendue. Mais il ne s’agit que de « deux aspects différents d’une même chose. ». Le parallélisme signifie que les rapports entre l’esprit et le corps humain sont des rapports d’équivalence et non des relations de causalité : « L’ordre et la connexion des idées sont les mêmes que l’ordre et la connexion des choses » (Eth. II, 7). Prenons un exemple, qui est d’ailleurs repris également par Damasio et Atlan, concernant l’émotion et le sentiment ; l’une est traditionnellement rattachée au corps (Spinoza, dan le langage de l’époque, parle d’affection) ; l’autre, qui est la conscience de l’émotion accompagnée de la connaissance (adéquate ou inadéquate) de ce qui est en est la cause (appelée « affect », soit l’affection accompagnée de son idée, par Spinoza), est du côté de la psyché. On pourrait dire que l’émotion est au corps ce que le sentiment est à la psyché sans qu’il y ait une relation causale entre les deux, mais un parallélisme ou une correspondance.

Une hypothèse davantage en phase avec les avancées de la neurobiologie

Des personnalités aussi différentes qu’Henri Atlan, Antonio Damasio, Boris Cyrulnic, Freud dans une certaine mesure (le cas de Freud est complexe sur ce sujet…) ou encore David Servan Shreiber pour les perspectives d’une nouvelle médecine dite « body-mind », convergent remarquablement pour soutenir cette hypothèse. Cf. les titres évocateurs des ouvrages de Damasio : « L’erreur de Descartes », et « Spinoza avait raison ». Que dit-il en substance ? Il montre que les approches les plus fécondes aujourd’hui dans le domaine des neuro-sciences sont de caractère holiste et systémique, proposant des modèles complexes qui intègrent la totalité corps – esprit –cerveau – environnement. Il montre à quel point la pensée et les affects sont imbriqués, pour le meilleur et pour le pire. L’erreur de Descartes, dit-il, est d’avoir instaurer une séparation catégorique entre le corps, fait de matière, doté de dimensions, fait de mécanismes, d’un côté, et l’esprit, non matériel, sans dimensions et exempt de tout mécanisme, de l’autre. Cette représentation du corps exerce encore une profonde influence, et a orienté la façon dont la médecine occidentale a abordé l’étude et le traitement de la maladie (une de ses fameuses « bifurcations de la pensée » chères à François Jullien). Ce modèle mécanique d’observation et d’explication du soma initié par Descartes n’est point du tout à rejeter : il a en effet permis des développements scientifiques considérables (y compris bien sûr du côté des sciences médicales), et sa grande fécondité technique est incontestable. Il s’agit simplement d’apprécier les limites d’une conception qui fait du  somatique l’expression abstraite et réduite du corps vivant.

L’homme comme « énergie », corps et esprit en même temps,  dans la pensée chinoise

Quelques mots enfin sur la pensée chinoise qui est de ce point de vue beaucoup plus spinoziste que cartésienne : la notion d’âme est précisément une notion qui n’existe pas en Chine. L’homme est énergie, corps et esprit en même temps. Pas d’essence de l’âme ni immortalité. Seule la question de la longévité est importante : je suis un capital d’énergie que je dois conserver le plus longtemps possible. Il n’y a pas non plus dans cette pensée l’obsession de la maîtrise de l’esprit en fonction d’un but, d’une finalité : « nourrir sa vie », tel serait la seule préconisation. Cela signifie précisément se défaire, se déprendre, laisser venir, c'est-à-dire non pas ne rien faire mais être « branché », « évoluer comme un poisson dans l’eau » (Mao-Tse-Toung utilise cette expression dans le Petit Livre Rouge pour dire que le révolutionnaire doit être dans les masses « comme un poisson dans l’eau » !), c'est-à-dire au plus près des processus de la vie et du monde, internes et externes à soi. Etre en phase avec les évolutions et transformations qui s’opèrent, y compris à travers soi. Cette attention et ce respect portés aux processus vitaux (de la Terre et du Ciel, qui est pour les Chinois le principe de régulation des choses), apparaît significatif d’une orientation qui, même si elle n’a pas explicitement pensée le statut du corps, est du côté d’une pensée qui fait toute sa place au corps, dans le cadre d’une approche holiste, unitaire du corps et de l’esprit.

La critique nietzschéenne de la négation du corps par la métaphysique

Pour Nietzsche, le sujet de la métaphysique s’institue sur la base d’une mystification et d’une occultation : le « sujet-conscience » repose sur la mystification d’une auto-fondation, occultant l’ancrage dans le sensible sur lequel il repose, et se prétendant sa propre origine. Cette mise hors circuit du réel et de la multiplicité de la vie au profit d’une soi-disant réalité suprasensible qui s’approprie toute la sphère du pensable identifié à l’être même, serait ainsi le premier geste fondateur de la philosophie. Il s’agit donc pour lui de retrouver le fil rompu qui va de la pensée au corps. La pensée doit accepter et assumer d’être, au sens propre, « incarnée », pour le meilleur et pour le pire. Mais attention : pour Nietzsche, la prolifération chaotique des manifestations du corps affectif est aussi un symptôme morbide, celui du retour du refoulé confronté à la censure initiale. Nous verrons plus loin qu’il défend l’idée d’une « discipline » qui peut être entendue comme « maîtrise »… c’est ce qu’il appelle « le grand style », opposé au laxisme des romantiques qu’il déteste… 

 

A la place du « désir souffrance », désirer ne plus désirer… Un symptôme de détresse face à la vie ?

 

Supprimer la souffrance : à quel prix ?

Comme nous l’avons dit, la plupart des philosophies eudémonistes (antiques comme orientales) posent une équivalence entre être heureux et ne pas souffrir. D’où l’ascèse, le détachement des êtres ou des objets susceptibles de me faire souffrir, ne serait-ce que par leurs pertes. L’hédonisme de Michel Onfray ne peut qu’y déceler, après Nietzsche, un désir « de ne plus avoir de désir », un désir au service de la pulsion de mort dirigée contre soi-même (« La sculpture sur soi »). En utilisant un vocabulaire nietzschéen, nous pourrions parler d’une peur de la vie, d’une forme d’infirmité face à la vie.

Car en effet, ne pas ressentir, c’est éviter la souffrance, mais aussi la jouissance. Nous savons bien que l’aptitude à jouir et l’aptitude à souffrir sont indéfectiblement liées, en tant que nous sommes susceptibles d’être en permanence affectés par autre chose que nous-mêmes. Le malheur dort au pied du bonheur, le bonheur se tient au bras du malheur … « Se suffir à soi-même » et se replier dans sa « forteresse intérieure » par la force de sa seule volonté (stoïcisme), ou parvenir à se détacher des êtres et des choses par le long chemin de l’Eveil (bouddhisme), c’est peut-être accéder à la paix de l’âme et à une grande liberté intérieure face à la tyrannie des désirs et donc des souffrances, mais à quel prix ?

Homo sapiens, homo demens …

Notre monde est peut-être celui des apparences et des illusions et devons-nous exercer prudence, détachement et esprit critique, mais ne risquons nous pas ainsi de stériliser nos vies ? N’avons-nous pas besoin aussi d’être attirés, exaltés, amoureux ? Nous devons certes exercer une pensée rationnelle et contrôler ce que Edgar Morin appelle « l’homo demens » (opposé à l’homo sapiens), son excès, sa démesure, voire son caractère meurtrier ou méchant, mais pouvons-nous pour autant refuser la jouissance, la « consumation » (« brûler d’un feu intérieur », comme le disait G. Bataille), la « dépense » de l’amour ? Reconnaître cette partie de nous sans laquelle nos vies seraient peut-être vides et désolées ? Quant à la souffrance engendrée par les passions, ne serait-elle pas l’exact pendant et symétrique de notre aptitude à jouir ? Le prix du bonheur, de la jouissance, n’est-il pas le malheur et la souffrance ? Les découvertes les plus récentes des neurosciences montrent que l’absence d’émotions et de sentiments (lors de certaines lésions présentes dans le cerveau), mêmes lorsque les capacités cognitives sont intactes (mesurées par exemple par le QI), se traduisent par une absence d’adaptation sociale, un manque total de créativité, une incapacité à prendre des décisions. Qu’en est-il alors de cette raison « chimiquement pure », de cette pensée désincarnée qui prétend se défendre de toute contamination par les passions ? Comme le suggère Edgar Morin, il n’y a pas deux  instances ou parties séparées et indépendantes l’une de l’autre, mais deux pôles entre lesquels circulent tous les composés, tous les degrés de mélange entre eux deux. Pour le meilleur et pour le pire, puisque leur « copulation » est à la fois responsable de créativité et d’invention, mais aussi de criminalité et de méchanceté. Comment donc penser cette « dialogique » entre raison et désirs ?

Comme Ulysse, ne préférons-nous pas « la vigueur de l’existence, fût-elle fugitive et misérable, à la pâleur et l’inconsistance de l’immortalité, fût-elle la plus glorieuse » (Clément Rosset, « La joie. Une force majeure »)

La logique d’une telle pensée est bien saisie par Clément Rosset (« La Joie. Une force majeure »), pour qui la philosophie de Platon en représente la quintessence : selon le Socrate platonicien, le remède à cette vie comme manque et comme souffrance, à ce désir comme quête illusoire d’objets toujours décevants, ne peut être qu’un « autre monde » dans lequel nous trouverions enfin la plénitude d’un être stable, plein, caractérisé par son unité et sa permanence dans le temps, à l’inverse de la vie selon les désirs qui oblige l’homme à se comporter comme un « tonneau percé », une passoire, un « pluvier qui mange et qui fiente en même temps » (« Le Gorgias »). Ce qui est dénoncé, c’est une vie de manque comme flux, écoulement, passage, incapable de connaître l’apaisement et la plénitude. Il faut boucher le tonneau pour qu’il ne se vide plus. Platon est hanté par la recherche de cet être immobile, plein et un. Cet être éternel est aux antipodes d’une existence fugitive et éphémère. Mais n’est-ce pas précisément cette existence périssable que nous aimons ? Comme le dit encore remarquablement Clément Rosset, « La saveur de l’existence est celle du temps qui passe et change, du non fixe, du jamais certain ni achevé »… Ce préjugé de l’ « être » opposé au changement sera critiqué par Nietzsche de manière radicale comme une « volonté de prêtre » insurgé contre la vie. Ainsi Ulysse, dans l’Odyssée, oppose à plusieurs reprises « la vigueur de l’existence, fût-elle fugitive et misérable, à la pâleur et l’inconsistance de l’immortalité, fût-elle la plus glorieuse » (C. Rosset). Derrière cette suspicion par rapport au désir se cache le fantasme de cet être immuable qui ne peut nous conduire qu’au repos éternel…

 

Une autre regard sur le désir ?

Quoiqu’il en soit, cette conception du désir comme manque condamnant la vie humaine à une souffrance sans appel, condamné à ne désirer que ce qui n’existe pas ou du moins pas encore : ne semble pas toujours correspondre à la façon dont nous vivons certaines formes de désir... La question posée serait donc celle-ci : ne peut-on pas désirer ce dont nous ne manquons pas ? Peut-il y avoir désir sans manque préalable ? Peut-on désirer ce que nous faisons, ce que nous avons, ce que nous sommes ? N’y a-t-il pas aussi un désir en acte dans l’action même qui ne se nourrit pas de son propre manque, mais au contraire s’accompagne de jouissance et de réjouissance ? Plutôt que creusé par le manque, le désir ne peut-il pas être aussi une tension positive, affirmative, joyeuse ? Et pour commencer, arrêtons-nous un instant à la manière dont François Jullien revisite cette tension ou ce déséquilibre caractéristique du désir, et qu’il nomme « la tension de l’entre » : vivre, c’est vivre cette non coïncidence de soi avec soi-même, cet écart de moi à moi que signifie le désir. De ce point de vue, le bonheur, dit-il a quelque chose de très démobilisateur : « Rien n’est plus insupportable qu’une suite de beaux jours » dit Goethe. Reprenant l’exemple de la chasse utilisé par Pascal (qui considère celle-ci comme vaine et sans intérêt une fois le gibier capturé) : celui-ci peut servir de métaphore à la problématique du désir comme manque, l’objectif une fois atteint s’avérant futile et décevant. François Jullien prend le contre-pied : « le moment suivant n’annule pas le moment précédent », dit-il. Autrement dit, c’est le cours même de l’activité qui doit être valorisé, chaque instant doit valoir pour lui-même, et ne peut être annulé par l’instant suivant (éventuellement celui du « résultat » de la chasse). Entre la quête et sa satisfaction, la vie se déploie dans l’entre de l’occupation. C’est l’activité qui est désirante en elle-même et de manière immanente. Pour répondre à la question de Socrate dans le Gorgias : « Faut-il vraiment continuer à remplir le tonneau percé ? », disons à l’instar de Lao Tseu : oui, il faut « verser sans jamais remplir, puiser sans jamais épuiser ». Vivre est dans cet « entre-deux ». Sinon, « je suis aussi vivant qu’une pierre » (c’est précisément la réponse de Calliclès à Socrate). Ce moment intermédiaire entre la privation et la satisfaction a tendance à nous échapper en tant que moment de transition ou de transformation d’un état à un autre.  Nous pouvons rapprocher cela également de l’importance que les stoïciens accordent à la fin de l’action dans la perfection de l’agir ici-maintenant, plutôt qu’à son but, alors que celui-ci n’est que le support subjectif et parfois imaginaire du procès en cours (de l’activité). Nous ajouterons, pour prolonger l’analyse très fine de Jullien, que dans bien des cas, il est difficile de séparer l’objet du désir, de l’activité qu’il génère. En vertu d’un schéma rationaliste classique en termes de moyens et de fins (schéma emprunté au modèle technique, mais aussi au modèle homéostatique de satisfaction des besoins), l’action est souvent envisagée dans un sens purement instrumental, comme moyen. Ce faisant, nous minimisons l’activité proprement dite, ainsi que la jouissance qui lui est associée, et qui est, en réalité, concomitante à l’acte.

 

Au point où nous en sommes arrivés, il est temps de faire un « bilan d’étape » : le combat binaire et frontal d’une raison chimiquement pure contre des désirs représentant un danger de contamination et de dérèglement qui risquent de compromettre la paix et l’harmonie de l’âme apparaît doublement suspect : du point de vue du souhaitable comme du point de vue du possible. Contraire à la dynamique de la vie même, et surtout impraticable. La raison considérée isolément (ce n’est d’ailleurs qu’une hypothèse d’école très « théorique »…) est impuissante à s’opposer aux affects. Comme le reconnaît d’ailleurs Descartes, le sujet rationnel n’est pas comme un pilote dans un navire qui fixerait le cap et commanderait son bateau (son corps)… car, comme l’affirme Spinoza, « nul ne sait ce que peut le corps » ! Rappelons-nous cette préconisation qui devrait être inscrite sur le fronton de la maison-philosophie : préoccupons-nous moins de ce que nous souhaiterions que les hommes fussent, et davantage au contraire de ce qu’ils sont. Autrement dit, avant de revisiter la question de départ - quelles sont au juste les relations qui peuvent se nouer entre la raison et les désirs – il est temps de déplier un autre modèle de fonctionnement de l’homme à partir de l’hypothèse déjà évoquée du parallélisme, celui exposé dans l’Ethique. Les lectures nous servant de guide, en dehors de l’Ethique, sont « Spinoza. Philosophie pratique » p28/29/30 Deleuze, « Spinoza et les sciences sociales », mais aussi certains commentaires de Misrahi. Nous devrons ensuite, mais ensuite seulement, nous réinterroger sur la signification d’une maîtrise possible, dans un tout autre sens cette fois.

 

« Le désir est l’essence de l’homme » (Spinoza) : les illusions de la conscience et la véritable dynamique du désir. Le concept de conatus.

A la différence de ses prédécesseurs et contemporains, Spinoza est sans doute le premier à porter un regard scientifique sur la réalité de notre nature, et à identifier la structure profondément affective de cette dernière. Même si la maîtrise des passions « sous la conduite de la raison » est un objectif, il est vain d’ignorer leur force, et de ne pas prendre toute la mesure de cette « capacité à être affecté » qui nous caractérise, en s’enfermant à priori dans un jugement moral négatif.

 La thèse du parallélisme entre l’esprit et le corps : ne nie pas seulement et de façon formelle les rapports de causalité entre l’esprit et le corps mais aussi entre le corps et l’esprit. Une supériorité de l’un sur l’autre, quelque soit le sens de celle-ci, est exclue. La Morale repose sur ce principe, en tant qu’entreprise de domination de la conscience sur les passions. L’un agit sur l’autre, l’autre « pâti », selon le vocabulaire de l’époque (Descartes, le Traité des Passions). Le parallélisme postule que le corps et l’esprit sont une même réalité sous deux aspects – ou appréhendé selon deux points de vue – différents. Pas de prééminence de l’un sur l’autre. Par ailleurs, « nul ne sait ce que peut le corps », et la réalité du fonctionnement de l’esprit est tout aussi complexe. La conscience que l’on peut en avoir ne peut qu’être obscure et confuse, en dehors d’une connaissance systématique de leurs puissances respectives. C’est à partir d’une connaissance du corps (du « corps affectif » dirait Séverac, qu’il distingue du « corps des organes »), telle qu’elle est méthodiquement menée dans Ethique IV, que nous pourrons découvrir parallèlement les puissances de l’esprit.

Ainsi la conscience est le lieu des illusions : l’ordre des causes dans la nature implique que chaque corps, chaque esprit soient constitués par des rapports de parties (d’éléments) qui lui sont caractéristiques et constitutives de ce qu’ils sont (essence), « subsumant » ces parties pour constituer un tout. Lorsqu’un corps rencontre un autre corps, une idée une autre idée, il peut arriver soit que ces rapports se composent (rapports de rapports de parties) pour former un tout plus  puissant, tantôt que l’un décompose l’autre et détruise la cohésion des parties. L’ordre des causes est ainsi l’ordre de composition et de décomposition de rapports qui affecte à l’infini la nature entière. Mais nous comme êtres conscients ne recueillons jamais que des effets de ces lois : nous éprouvons de la joie lorsque la rencontre produit davantage de puissance, de la tristesse lorsqu’elle menace notre cohérence (diminution de puissance). Les règles d’après lesquelles tous ces rapports se composent et se décomposent sont inconnues de nous et nous n’en percevons que les effets. Nous recueillons « ce qui arrive » à notre corps ou à notre âme, et nous sommes ainsi condamnés à n’avoir que des idées inadéquates, confuses et mutilées, effets séparés de leurs causes (ce qui ne veut pas dire radicalement fausses). Ignorants des causes, réduits à la conscience de l’évènement, condamnés à subir des effets dont la loi leur échappe, les hommes sont donc « naturellement » dans la servitude. Mais la conscience calme cette angoisse par une triple illusion : elle va prendre les effets pour des causes. Elle se prendra elle-même pour cause première et invoquera son pouvoir sur le corps, et quand elle ne le peut pas, elle invoque un Dieu doué d’entendement et de volonté qui va régir le monde selon ses intentions (critique du finalisme, appendice du livre I), à la mesure de la gloire de l’homme mais aussi de ses nécessaires châtiments (par ce qu’il pêche). « Illusion de la finalité, illusion de la liberté, illusion théologique », dit Deleuze. La conscience est « un rêve les yeux ouverts ». On croit vouloir librement la vengeance, la fuite, l’alcoolisation, désirer quelqu'un ou quelque chose… mais il n’en est rien. Maîtriser ses désirs présupposerait en effet qu’ils sont au fond le fruit d’un choix libre, et que de même on peut les affirmer, de même on peut les supprimer… Mais revenons à la conception du désir chez Spinoza, et donc au concept de conatus.

Conatus : puissance d’agir, inhérente à tout individu, qui le pousse à persévérer dans son être

Le Désir ou l’ « appétit »: très proche du conatus ; mais Spinoza y adjoint parfois la conscience : « l’appétit avec conscience de lui-même ». Mais la conscience ne lui ajoute rien. En effet « nous ne tendons pas (nous retrouvons bien là le désir comme tendance) vers une chose parce que nous la jugeons bonne, mais nous jugeons qu’elle est bonne parce que nous tendons vers elle ». Cette affirmation est capitale : les valeurs qui sont les nôtres – et le désir est dans un lien intime avec ces valeurs personnelles – son strictement immanentes à notre mode de vie intime, aux tendances qui nous habitent et nous orientent, et non l’inverse (nous pourrions par exemple imaginer que notre conscience jugerait un certain nombre de valeurs supérieures à d’autres (notamment en vertu de leur caractère transcendant ou absolu, ce qui est le cas dans toute morale traditionnelle), et orienterait notre action à partir d’elles). Notre désir est ainsi le créateur de nos valeurs. Mais il reste à se demander ce qui oriente le conatus vers telle ou telle action (au sens commun ici, car il vaudrait mieux parler en terme de « passions » dans le vocabulaire spinoziste, puisque nous « sommes agis » la plupart du temps) : nous agissons en effet différemment suivant les objets rencontrés. Ce sont précisément les affections qui proviennent des objets qui vont déterminer notre conatus et la conscience que nous en avons. L’affect correspond dans la conscience aux affections du corps (l’affect est l’idée de l’affection), et exprime une augmentation (affect de joie) ou une diminution (affect de tristesse) de notre puissance d’agir, selon que la chose rencontrée se compose ou se décompose avec nous. La conscience n’est que le sentiment de ce passage ou des variations de puissance, témoin des déterminations du conatus en fonction des autres corps et des autres idées ; elle n’a qu’une « valeur d’information », et « encore nécessairement confuse et mutilée ».  Pour en revenir à la conception du désir, il est ainsi « l’essence de l’homme, en tant qu’elle est conçue comme déterminée à faire quelque chose par une affection quelconque qui est donnée en elle ». Le désir est une force mienne qui me pousse à augmenter ma puissance d’exister, mais cet « effort sans objet » d’un conatus de persévérance dans l’être est déterminé par autre chose que moi, et s’actualise en fonction des objets sur lesquels il se branche. A partir de ses affects primaires du désir, de la joie et de la tristesse, peuvent s’agencer et se combiner de multiples autres affects, l’amour, la haine, et avec eux l’indignation, la compassion, la peur, la colère… etc.  Le livre III de l’Ethique s’efforce de dégager ces mécanismes d’agencement (l’analyse à mon sens « géniale » de Spinoza est bien sûr tributaire du vocabulaire mécaniste de l’époque, la mécanique étant au XVIIème siècle la nouvelle science dominante)  pour comprendre les diverses « dynamiques affectives » traversant le comportement des humains.

La question initiale devient alors la suivante : si le libre arbitre et l’expérience « intuitive » du libre choix est ultimement  une illusion et que nous sommes déterminés en particulier par nos affects comme n’importe quel autre partie de la nature, comment alors pouvons-nous agir sur ces déterminismes et le pouvons-nous ? De quel pouvoir disposons-nous pour agir sur nos passions ? Il y a une passivité inhérente à notre conformation humaine : « une capacité à être affecté ». Peut-on être animé d’affections actives ? Autrement dit pouvons-nous transformer des affects passifs en affects actifs ? Ou bien l’asservissement passionnel  est-il notre condition indépassable ? Cette dernière question est celle de savoir en quel sens la maîtrise des désirs peut garder une signification intéressante et pertinente, une fois critiqué les autres formes de maîtrise…

 

Est-on condamné à la servitude passionnelle ? Ou bien quelle possibilité de maîtrise ?

Avant de revenir au dénouement proposé par Spinoza, dont l’Ethique est précisément le projet de se libérer de la servitude passionnelle (et non du désir), nous pouvons évoquer les exemples de deux tentatives intéressantes qui toutes deux proposent une vision qui intègre les désirs dans une cohérence et un tout harmonieux réglés par la raison.

 

Nietzsche et « le grand style » : la métaphore du cavalier et de sa monture

Le combat qui prétend s’opposer aux passions comme à un ennemi extérieur, est en réalité pour Nietzsche un combat contre nous-mêmes, celui des forces de non-vie, et de plus un combat illusoire car nulle pensée ne peut s’émanciper du corps au nom d’un prétendu « idéal de vérité ». Bien loin de dominer la vie, ce combat ne fait qu’exprimer une forme particulière de la vie, celle qui est tournée contre elle-même (forces réactives). Bien loin de pouvoir juger  la vie d’un point de vue extérieur, ces jugements ne sont eux-mêmes que des expressions de cette vie.  Ceci dit, et contrairement à certaines affirmations, il n’y a rien de plus éloigné de Nietzsche que le romantisme ! Il rejette autant l’éradication des passions (Socrate) que leur déchaînement anarchique qui va forcément conduire à ce qu’elles s’opposent les unes les autres (la position de Nietzsche est très bien analysée par L. Ferry dans son livre «  Qu’est-ce qu’une vie réussie ? »). C’est la raison pour laquelle le héros romantique est toujours « souffreteux …pâle et malade au point d’en mourir ». Nietzsche préfère infiniment le classicisme qui est pour lui l’incarnation parfaite du « grand style » : « pour être un classique, il faut avoir tous les dons, tous les désirs violents et contradictoires en apparence, mais de telle sorte qu’ils marchent ensemble sous le même joug. ». De ce point de vue la beauté chez Nietzsche est l’expression  « d’une volonté victorieuse, d’une coordination plus intense, d’une mise en harmonie de tous les désirs violents, d’un infaillible équilibre perpendiculaire. La simplification logique et géométrique est une conséquence de l’augmentation de la force. » (La Volonté de Puissance »). Les préconisations nietzschéennes sont du côté de ce que nous pourrions appeler la « grandeur morale » qui, bien loin d’aller dans le sens d’un déferlement sans frein des passions, réside dans une forme d’intensité existentielle rendue possible par cette hiérarchisation et cette harmonisation des forces vitales. Ce qui conduit, pour employer une métaphore, à l’élégance, la légèreté, et l’apparente facilité du geste parfait (par exemple celui du danseur ou du champion de tennis) qui intègre en un tout harmonieux les différents mouvements et forces requis. Le « grand » homme est celui qui autorise le déploiement de ses passions sans se laisser dominer par elles. Il les domine au contraire, les hiérarchise, mais sans les étouffer. Il est grand à la fois par l’ampleur du jeu qu’il accorde à ses passions, et par sa capacité à les dominer. Peut-être une autre image évocatrice pourrait être celle du cavalier et de sa monture.

 

« Ne pas céder sur son désir ? ». C’est-à-dire ? Freud et Lacan

 

Texte rajouté en italique (condensé du texte qui suit) : Freud nous propose un modèle où la conscience n’est pas « maîtresse au logis », et où en même temps la manifestation du désir est régulée, inséparable de la loi qui en fixe les limites. Le désir pour se faire entendre va se frayer des chemins détournés, déplacés, symbolisés, bref socialement acceptables, voire valorisés. Le processus de sublimation tel qu’il est décrit par Freud correspond exactement à ce processus : le désir va investir –via des mécanismes de transformation et de dérivation – des objets amoureux, esthétiques, religieux, scientifiques… On voit bien qu’il s’agit de formations de compromis plus ou moins réussis ou plus ou moins ratés, et qu’en tout cas vie affective et vie de l’esprit ne sont pas distinguables. Nous sommes en présence d’un modèle holiste et non dualiste. C’est là que nous pouvons faire référence à la formule lacanienne « il ne faut pas céder sur son désir », Lacan précisant aussitôt qu’il n’est pas question « d’en faire commandement » car nous constatons cela dans « l’après-coup ». Nous présentons dans le texte qui suit les commentaires de Elisabeth Roudinesco (dans le cadre d’un interview) à propos de cette formule. A vrai dire, et contrairement à ce qu’elle dit à ce sujet, cette formule insiste à mon sens davantage sur l’importance de ne pas trahir son désir (entendu comme destin singulier) qu’elle affirme son accointance avec la tradition philosophique de la maîtrise des passions par la raison, dont nous avons vu par ailleurs les limites. « Le désir de l’analyste, c’est d’obtenir le plus singulier de ce qui fait notre être » : ce que nous obtenons de la vie n’est que la conséquence de ce que nous sommes. Bien loin d’être une entreprise de normalisation sociale, la cure analytique doit aider le sujet à connaître toutes les cartes qui sont dans son jeu, de manière à savoir tout ce qui est impossible –et en particulier la « jouissance toute », c’est-à-dire l’impossibilité de combler son désir inconscient – mais aussi la pente inconsciente de son désir, et tout ce qui reste comme  possible, à condition de le désirer. Le rôle de la raison, dans cette configuration nouvelle, est celui de la compréhension, de la connaissance : « Là où était çà, doit advenir Je » dit Freud, et Lacan prolonge : « être un sujet « averti » ». Nous verrons qu’ici l’approche de Freud et de Lacan est très proche de celle de Spinoza dans l’Ethique.

 

La formule est exactement celle-ci : "Je propose que la seule chose dont on puisse être coupable, au moins dans la perspective analytique, c’est d’avoir cédé sur son désir", et il ajoute : "cette proposition, recevable ou non dans telle ou telle éthique, exprime assez bien ce que nous constatons dans notre expérience". Et, plus loin, il parle de "la structure qui s’appelle céder sur son désir. C’est une structure, en effet, ce qui ruine toute tentation d'en faire commandement : qui pourrait prétendre décider s’il cède ou ne cède pas sur son désir ? Cela se constate – peut-être – après coup : j’aurai ou je n’aurai pas cédé sur mon désir. ». Mais avant de revenir sur cette formule qui peut paraître un peu énigmatique, comment se pose la question de la maîtrise des désirs dans une perspective freudienne ? Celle si est avant tout affaire de Culture : la réalité conflictuelle entre les désirs et les impératifs d’une conscience morale (nous retrouvons là notre raison) mais aussi d’un Surmoi, représentant tyrannique des normes et interdits, et instance essentiellement punitive, est intrapsychique, mais elle est fondamentalement l’intériorisation d’un conflit entre logiques sociales et logiques psychiques individuelles. La Culture est précisément ce qui empêche le débordement ou déferlement pulsionnel (la pulsion étant un concept-frontière entre le somatique et le psychique ; elle est ni l’instinct, ni le désir. Par conséquent, il serait plus juste de dire ici que la Culture a pour tâche de « maîtriser » le débordement pulsionnel plutôt que la dynamique des désirs). Mais comme nous l’avons analysé à propos de la culpabilité la fois précédente, il serait erroné de comprendre ce conflit entre l’ordre de la société et les désirs individuels dans la binarité d’un combat frontal. Car le désir – y compris comme refoulé – est structurellement solidaire de la loi qui l’interdit.   Le refoulement n’est pas soluble dans la répression sociale des instincts ou l’inassouvissement du besoin : il dépend d’un facteur structural qui est, en dernier ressort, la contradiction du désir lui-même en tant qu’il est dés son apparition liée à l’interdit. Le conflit structural qui existe entre la Culture et la satisfaction personnelle de l’individu traverse également ce dernier en tant qu’il est un être essentiellement de culture. Eros comme pulsion de vie partage le destin commun de l’individu comme de la société. Et l’un comme l’autre doivent se protéger de Thanatos, la pulsion de mort ! Aucune dichotomie donc entre individu et société, pas plus qu’il n’y a un dualisme entre le corps et l’esprit. Simmel : « Le conflit entre la société et l’individu se poursuit dans l’individu comme un combat entre les parties de son être ». Celles-ci sont parties prenantes de la construction de son identité, qui est nécessairement de ce point de vue de nature conflictuelle. Edgar Morin fait appel aux principes dialogique et hologrammatique pour faire comprendre en quoi l’individu lui-même est l’élément microcosmique dans lequel se reflète et se retrouve le tout de la société (le tout est dans la partie). Cela signifie en particulier qu’en tant qu’être social, les objets du désir de l’homme ne sont plus  objets de besoin tel que la nature les lui offre, mais sont d’ordre symbolique, c'est-à-dire ce que l’ordre symbolique, qui organise son monde, lui présente. La régulation organique cède sa place à une régulation d’origine sociale. La culture s’institue en effet dans ce « vide » ou « lacune biologique » propre à l’humain. Ainsi le Désir de l’homme requiert que ses objets lui soient désignés par un Autre que lui, c'est-à-dire par le Désir de l’Autre (il faudrait ici reprendre la dialectique du Maître et de l’Esclave de Hegel qui montre comment toute conscience de soi passe par le désir d’une autre conscience de soi). La même « triangulation » du désir se retrouve dans la théorie mimétique du désir de René Girard. Autrement dit, l’individu ne peut être appréhendé en dehors de ces « effets de structure ». Ce détour sans doute trop long est cependant nécessaire pour comprendre que les voies que se fraie le désir pour se faire entendre sont la plupart du temps des voies plus ou moins « détournées » ou « déplacées », dont ce que Freud nomme des processus de sublimation, sur des « objets » qui sont symboliquement désignés. Le processus de « sublimation des pulsions » va orienter les passions –via des mécanismes de transformation et de dérivation – vers des objets esthétiques, culturels, religieux ou scientifiques, qui tiennent alors le rôle d’ « objets-substituts » des anciens objets sexuels. Ce phénomène de transposition de la passion est par exemple analysé par Freud dans son « Léonard de Vinci » : « Léonard de Vinci … ayant changé la passion en soif de savoir, s’abandonne désormais à l’investigation avec la ténacité, la continuité, la pénétration qui n’appartiennent qu’à la passion. » Cet éclairage par la sublimation a le mérite de montrer le rôle prédominant de la vie affective mais aussi le caractère incontournable de ses processus dans la vie de l’esprit. D’une manière plus générale, il est remarquable de voir comment l’énergie libidinale, qui est selon Freud le véritable « carburant » de la vie humaine, investit l’ensemble des « activités de culture » au sens large, mais aussi plus restreint, de cette expression. Car le désir ne cesse de se faire entendre selon des manifestations plus ou moins « réussies » ou plus ou moins « ratées »… La métaphore inspirée de Nietzsche du cavalier et de sa monture est probablement problématique ici, le travail de l’inconscient étant largement en dehors de la prise (cela mériterait cependant un examen plus approfondi)… Mais deux choses peuvent peut-être nous orienter dans notre réflexion : face à la dimension tyrannique du Surmoi qui peut aller jusqu’à « tuer » la manifestation du désir, le psychanalyste ne doit pas succomber aux mirages de la santé mentale et de la normalisation à toute force, succombant alors à une hyper-adaptation aux exigences du Surmoi. Il doit essayer de déchiffrer le message du désir là où il tente de se faire entendre. Il est ainsi nécessaire de tempérer les exigences du Surmoi, « la maîtrise du Cà ne pouvant pas être poussée au-delà de certaines limites » dit Freud. « Là où était çà, doit advenir je » ne signifie pas qu’il s’agisse d’une entreprise de normalisation mentale… Au-delà de cet appel à la modération d’un tel contrôle, et du rôle assigné à la psychanalyse, nous voyons bien ici comment la « raison » des philosophes, dans ses velléités de contrôle ou de maîtrise, est absorbée dans la véritable fonction de contrôle et de censure, qui en réalité se partage entre le Moi et le Surmoi, et qui est d’origine symbolique ou culturelle. Mais en revanche, cette même raison peut être investie dans une autre tâche, cette fois-ci au service de la connaissance, dont la formule précédente de Freud peut donner un aperçu… Peut-être pourrions-nous revenir un instant maintenant à ce que Lacan présente comme la seule éthique véritable pour la psychanalyse « il ne faut pas céder sur son désir ». Cette formule ne signifie absolument pas le primat d’une jouissance sans limite… Le désir est inséparable de la loi de la civilisation qui refoule la pulsion ; il est dans la nature du désir non seulement d’emprunter des voies détournées (déplacement, sublimation…) mais aussi d’être au fond toujours lié à l’impossibilité de la plénitude et de la toute-puissance. Voilà ce que dit Elisabeth Roudinesco, interrogée sur la signification de cette formule : « Cette formule que Lacan tire de son interprétation de la figure d’Antigone n’est pas dénuée d’ambiguïtés. Beaucoup de psychanalystes l’ont interprété comme une revendication d’apolitisme, de détachement absolu à l’égard de la société. Or, sur le fond, cette injonction de ne pas céder sur son désir signifie qu’il faut dépasser à la fois le moralisme et le déploiement à outrance des affects. Le désir n’est pas réductible au plaisir promu par l’hédonisme contemporain. Celui-ci, comme le suggère ce grand texte de Lacan intitulé Kant avec Sade, renvoie à l’idée que nous n’aurions plus besoin de fonction symbolique, que la loi n’existe pas, que le corps du sujet est tout-puissant. C’est la toute-puissance du moi, qui se prend pour « le roi du monde », comme on dit. Au fond, l’hédonisme proclame un pur impératif de jouissance. Il y a là quelque chose de mortifère. Vouloir jouir de tout et en permanence, c’est la mort, l’autodestruction assurée. Face à cela, la psychanalyse se pose plutôt comme une école de la raison. Bien sûr, pour vivre, il faut du plaisir, du désir, de la jouissance. La psychanalyse n’est pas une théorie de la frustration des plaisirs. Mais elle invite à réfléchir sur le fait que le règne déchaîné des passions produit le même résultat qu’une maîtrise absolue de celles-ci : la mort du sujet. En cela, la psychanalyse renoue avec toute une tradition philosophique de la maîtrise raisonnable des passions. ». Nous voilà donc revenu au point de départ avec la psychanalyse, mais le voyage effectué n’est pas vain car nous savons maintenant que la « tradition philosophique » ne nous propose pas non plus, contrairement à ce que semble affirmer E. Roudinesco,  une alternative crédible aux « déchaînements des passions » !  E. Roudinesco a certes raison de ne pas laisser croire que la psychanalyse légitimerait une quelconque philosophie débridée de l’hédonisme, mais elle semble avoir tord sur un point : la formule de Lacan nous dit que l’accès au désir a un prix et qu’il ne faut pas céder aux injonctions souvent sévères et génératrices de culpabilité de la part d’un Surmoi hyper-moraliste. Car le surmoi peut être fort injuste avec soi-même, et il est d’autant plus sévère que le sujet lui obéit. Le renoncement à la singularité de son destin individuel est en quelque sorte une forme de trahison ; l’analyse ne conduit-elle pas d’ailleurs la personne à accepter, assumer ce qu’elle est en tant qu’elle est déjà parlée et située dans une culture, produit de la chaîne de la généalogie qui trace pour elle un destin singulier. « Il n’y a d’autre bien que ce qui peut servir à payer le prix pour l’accès au désir. » (Lacan). « Le désir de l’analyste, c’est d’obtenir le plus singulier de ce qui fait votre être, c’est que vous soyez capable, vous même de cerner, d’isoler ce qui vous différencie comme tel, et de l’assumer, de dire : Je suis ça, qui n’est pas bien, qui n’est pas comme les autres, que je n’approuve pas, mais c’est ça. » disait J.-A. Miller, le 19 novembre 2008. Ce que nous obtenons de la vie n’est que le reflet et la conséquence de ce que nous sommes, de la singularité de notre désir. L’écrivain Pierre Rey, dans son livre intitulé « Le désir » où il parle de son analyse chez Lacan, dit à propos de cette éthique : « Qu'est-ce que la vie a fait de nous? Qu'avons-nous fait de notre vie? Le désir mène le jeu et le désir n'a pas d'éthique. Ni moral ni amoral, simplement hors de toute morale, il nous impose la pureté de son exigence, en un franchissement d'où sont exclues la peur et la pitié. ». En ce sens la formule de Freud « Là où était çà doit advenir je », qui fait référence au savoir insu  du sujet que le psychanalyste doit permettre de découvrir, rejoint Lacan quand il dit que l’analysé (en fin d’analyse) est un sujet « averti ». Etre averti, c'est en dernier ressort être averti de ce qui est impossible, et l’analyse est de ce point de vue une entreprise redoutable de désillusions. Mais tout le reste relève du champ du possible - pour autant qu'on le désire. Une petite parabole a cours dans les milieux psychanalytiques, qui compare l'analyse à une partie de cartes, avec ce premier enseignement : avec un jeu donné, il y a bien des façons de jouer ; un joueur gagnera, l'autre perdra. Mais il y en a un second, moins apparent : encore faut-il regarder toutes ses cartes, si l'on veut avoir une chance de jouer sa partie avec pertinence. Le premier acte d'une éthique avec l'analyse est là : lassé de la répétition et des illusions, s'engager dans une analyse, c’est une manière de regarder toutes ses cartes. En un sens, les perspectives ouvertes dans les livres IV et V de l’Ethique de Spinoza, rejoignent cette exigence de savoir : seule la compréhension de notre réalité affective, la mesure prise de nos déterminations, peut conduire à une forme de libération. Le changement personnel passe moins que jamais par les libres décrets de la volonté, mais par la progressive compréhension rationnelle (d’où le retour d’une raison dont la puissance ne vaut qu’en tant qu’elle a aussi une dimension affective,  nous allons essayer de le montrer) des agencements d’affects qui président à notre comportement.

 

« C’est toujours l’affect qui ouvre la voie à la raison » (Spinoza)

 

Texte ajouté en italique (tentative de synthèse du texte qui suit sur le livre IV de l’Ethique)

Notre connaissance du bien et du mal (c’est-à-dire pour Spinoza ce qui est bon ou mauvais pour nous) s’exprime en tant qu’affect de joie ou de tristesse. Sous l’effet des causes extérieures à nous, nos affects expriment en effet ce qui est utile ou nuisible (c’est-à-dire relativement à ce qui a provoqué ces affects). Pour qu’un tel affect soit réduit, il faut qu’un affect plus fort prenne l’ascendant ; l’appel à une norme morale ou de vérité, à un code universel de comportement, ne peut suffire. La recherche de notre « utile propre » (augmentation de notre puissance d’agir inhérente au conatus) s’accompagne le plus souvent de perceptions inadéquates (nous ne percevons que les effets séparés des causes), c’est-à-dire s’effectue dans des conditions de servitude passionnelle. C’est à partir de notre puissance de comprendre (qui est le conatus de l’attribut pensée) que nous comprenons ce qui est bon pour nous et agissons en conséquence : le recherche de notre utile propre, c’est-à-dire d’une affectivité joyeuse (et la neutralisation corrélative des passions tristes) va ouvrir la voie à la raison. Il va s’agir de créer un environnement favorable capable d’augmenter ma joie. D’où des pratiques de sociabilité, le choix de rencontres avec des êtres ou des choses qui se composent avec ma propre nature. Or ma nature ne peut s’exprimer vraiment sans celles des autres (nous trouvons chez Spinoza une forme d’égoïsme bien compris, qui rejoint l’altruisme). Un homme libre va ainsi désirer pour les autres le bien auquel il aspire lui-même. Ce sont nos affects joyeux qui orientent notre esprit et notre corps vers ce qui leurs conviennent au plus haut degré. Il n’y a ainsi plus d’opposition entre raison et désirs dans le cadre d’un tel modèle intégratif. L’homme libre est déterminé en même temps par des idées adéquates et des affects de joie, y compris la joie associée à la puissance de comprendre. Il peut ainsi résister davantage à l’emprise des causes extérieures. Pour résumer, nous retiendrons trois aspects sous-lesquels « l’affect ouvre la voie à la raison » :

-          On ne peut pas combattre un affect par la seule raison ; seul un affect plus fort et de sens contraire qui prend l’ascendant sur lui peut le neutraliser, le réduire.

-          Ce sont les affects joyeux qui orientent notre esprit et notre corps vers ce qui leurs conviennent au plus haut degré

-          La puissance de comprendre (partie intégrante du conatus pensée et donc du désir) est toujours associé à l’affect de joie

 

 

A partir du livre IV de l’Ethique, Spinoza souhaite prendre le lecteur par la main pour le conduire progressivement dans ce long cheminement au cours duquel nous allons pouvoir nous dégager de la servitude passive où nous maintient notre soumission irréfléchie aux affects et aux causes extérieures, et nous déterminer nous-mêmes de plus en plus au fur et à mesure que nous accédons à la connaissance adéquate des choses et de nous-mêmes. Car ce projet éthique est sans doute pour la première fois articulé sur une ontologie, c’est-à-dire que Spinoza va commencer par se demander ce qu’est l’homme. Ce cheminement concerne autant le corps que l’esprit, en vertu de l’hypothèse du parallélisme. C’est par la connaissance des affects et de leurs causes, des rapports entre parties extensives, rapports de composition et de décomposition (en tant qu’individualité, je suis moi-même l’expression d’une composition de rapports entre parties extérieures qui m’appartiennent) et non par l’éradication forcée de ces mêmes affects, que je peux combattre la passivité des passions et les transformer en affects actifs.  C’est la perception et la compréhension adéquates de ces rapports de composition et de décomposition par rapport à ma nature (c’est-à-dire, avec ce que je suis comme essence singulière), qui vont aller de paire avec d’une part une orientation de mes rencontres vers des êtres et des choses qui me conviennent, ce qui signifie une augmentation de ma puissance d’agir, et d’autre part qui me permettront « d’entrer en possession formelle de cette puissance, et à éprouver des « joies actives » qui découlent de cette puissance d’agir comme puissance possédée » (cf. à ce sujet le livre difficile mais remarquable de G. Deleuze : « Spinoza Philosophie Pratique »). « C’est quand, sous l’effort de la Raison, les perceptions ou idées deviennent adéquates, et les affects actifs, c’est quand nous devenons nous-mêmes causes de nos propres affects et maîtres de nos perceptions adéquates, que notre corps accède à la puissance d’agir, et notre esprit à la puissance de comprendre qui est sa manière d’agir. ». Essayons de suivre Spinoza dans le livre IV (Spinoza. Lectures. Ouvrage collectif) pour saisir plus précisément ce dont il est question… L’homme soumis aux affects n’est plus « sous l’autorité de lui-même », est incapable de maîtriser rationnellement sa puissance d’agir. L’existence humaine est en réalité organisée entre deux pôles : d’une part, notre capacité naturelle à vivre selon les lois de notre propre puissance (expression autonome de son conatus) ; d’autre part, la résistance objective des choses qui nous entourent et qui, de par leur propre puissance, agissent sans cesse sur nous, en réduisant notre autonomie, ou même en détruisant notre propre nature. C’est ce « rapport de forces » qui déterminent notre vertu, c’est-à-dire notre puissance propre. De même que le soleil continue de nous apparaître proche alors même que nous savons qu’il est très loin, un affect ne peut être réduit par la seule présence d’une norme de vérité ou d’une prescription morale, mais il faut qu’un autre affect, plus fort et plus puissant, prenne l’ascendant sur lui. Autrement dit, les hommes ne peuvent pas maîtriser leurs passions en suivant des codes de comportements universels dictés par les lois universelles de la morale. Ce sont les lois du désir qui déterminent ces comportements. C’est le point nodal pour comprendre le basculement du point de vue moral classique sur les désirs exposé précédemment. Henri Atlan donne sur ce point un exemple trivial, celui de s’arrêter de fumer. La raison seule ne représente pas, en tant que telle, une force réelle. Il s’avère en effet que tous les arguments rationnels, relatifs à la santé, pourtant imparables du point de vue de la raison sont incapables d’entraîner une décision de changement durable. Seul l’appel à d’autres forces affectives, contraires et plus puissantes que celles qui sont associées à l’action de fumer, peuvent le provoquer… L’homme ne jouit pas d’un statut d’exception dans la nature. N’étant pas « un empire dans un empire », il obéit à l’ordre commun de la Nature, et les passions sont consubstantielles à son existence. Aucun « ordre moral » ou religieux ne peut se substituer à la logique d’un rapport de forces régi par les lois naturelles, tel que celui précédemment décrit pour lutter contre la servitude des passions. L’action exercée par les causes extérieures sur notre propre puissance d’agir produit une connaissance de ce qui nous est utile et de ce qui nous est nuisible, qui n’est rien d’autre qu’un affect de joie ou de tristesse (il ne faut pas oublier ici que l’affect chez Spinoza est une affection du corps accompagnée de son idée, et donc aussi d’une image de sa cause). Derrière ce que nous appelons « le bien » ou « le mal », se trouvent les choses nécessaires ou contraires à notre propre puissance. Autrement dit, c’est en tant qu’affect que la connaissance du bien et du mal peut contrarier un autre affect. Aucune norme ou règle de vie ne peut faire obstacle à l’affirmation présente de notre puissance désirante. Comment sortir alors de cette condition d’impuissance passionnelle ? En continuant à s’appuyer sur notre propre puissance -notre nature- qui se trouve derrière cette impuissance, c’est-à-dire en continuant de rechercher notre utile individuel. Pour agir, vivre, conserver notre être (c’est la même chose), nous ne pouvons pas, en tant que mode fini, ne pas avoir à faire avec quelque chose d’extérieur à nous. Mais si nous agissons en étant déterminés par des idées inadéquates, nous nous détournons de notre utile véritable. C’est la plupart du temps le cas : cette recherche de l’utile propre s’effectue dans une condition de servitude passionnelle. La raison n’est rien d’autre pour Spinoza que la puissance qu’à l’esprit de comprendre de manière claire et distincte ; elle est en quelque sorte le conatus de l’esprit, l’effort pour persévérer dans son être de l’attribut pensée. C’est à partir de cette puissance de comprendre que nous sommes plus ou moins actifs, c’est-à-dire que nous comprenons ce qui est « bon » pour nous et que nous agissons en connaissance de cause. « Le souverain bien est la connaissance de Dieu (la nature), et la souveraine vertu de l’esprit est de connaître Dieu. ». Rien ne doit en effet être exclu à priori du champ de compréhension de la raison : cet effort de compréhension qui définit l’essence de la raison doit porter sur les rapports infinis qui déterminent la réalité entière. Chercher notre utile, c’est chercher des choses qui nous ressemblent, qui concordent et se composent avec notre nature, et ce qui convient le mieux à notre nature, ce sont d’autres hommes qui vivent sous la conduite de la raison. Le mieux que nous puissions faire pour commencer à nous émanciper de notre servitude, c’est de nous associer et de composer notre puissance avec celles des autres hommes, et en particulier avec ceux qui vivent sous la conduite de la raison. Le problème est là : nous ne trouvons pas cela en dehors de nous, mais bien plutôt des choses contraires qui ne concordent en rien avec notre propre puissance, et soumis aux variations affectives, nous risquons de devenir encore moins autonomes… Comment les hommes peuvent-ils s’associer alors qu’ils s’opposent  en tout et sur tout ? Parce qu’ils ne peuvent pas ne pas vivre en société et qu’ils sont liés entre eux par le principe de la nécessité commune des intérêtsUtile individuel et affermissement de l’utile commun se rejoignent dans une puissance de sociabilité, une capacité à tisser des liens qui, sur la base de la singularité irréductible de notre nature, détermine une dynamique collective de progrès. L’homme vertueux comprend que sa nature ne peut pas s’affirmer sans celles des autres. Le développement des virtualités de notre nature singulière ne devient effectif que dans un cadre collectif.  Mais revenons à ce qui constitue l’essentiel à notre sens de cette partie IV : nous savons que la raison ne peut pas nous venir en aide pour réduire le pouvoir de nos affects ; aucun principe moral opposant la raison à nos passions n’a d’efficacité. La seule chose qui peut nous permettre de réduire notre impuissance est de rechercher les choses qui conviennent à mon corps et qui augmente notre puissance d’agir, et donc notre joie. C’est donc par la création d’un environnement favorable à notre conservation que nous limitons l’effet négatif des passions, en discriminant ainsi les passions tristes des passions joyeuses. Affects « bons » : l’allégresse, la générosité, la faveur ( ?), la satisfaction de soi ; affects « mauvais » : la haine, la colère, l’orgueil, la mésestime de soi, la crainte, l’espérance, le mépris, et la pitié. Nous pouvons dire que c’est l’affect – le développement d’une telle affectivité joyeuse – qui ouvre la voie à la raison. Les affects bons représentent une possibilité d’augmenter les interactions positives avec l’ordre naturel des causes extérieures ; ils sont à l’origine de la sociabilité en tant qu’ils sont la condition de rapports de convenance et d’une réciprocité entre notre puissance et celles des autres. Par exemple, un homme libre « désire également pour les autres le bien auquel il aspire pour soi »… Les affects mauvais au contraire nous rendent de plus en plus asociaux, impuissants et tristes.  Ces affects joyeux nous guident dans la recherche des choses vraiment utiles à notre nature, car ils orientent notre esprit et notre corps vers ce qui leurs conviennent au plus haut degré. Ainsi, nous disposons des moyens de contrôler rationnellement nos appétits, c’est-à-dire de nous déterminer à agir par la raison. Comment ? En privilégiant les affects bons aux  dépens des affects mauvais, et en transformant le domaine d’application de notre pouvoir d’agir, notamment dans le sens de la constitution d’un domaine de l’affectivité essentiellement défini par une pratique de la sociabilité. Nos comportements deviennent de plus en plus rationnels, car nous agissons sur la base de rapports de forces qui rendent les passions de joies plus aptes à développer notre puissance d’agir (nous pourrions parler à ce sujet d’un « affectif rationnel ») ; par exemple, nous rechercherons de deux biens le plus grand, de deux maux le moindre ; nous tendrons davantage vers une grand bien futur que vers un moindre présent ; ou l’inverse (choix d’un moindre mal présent à un plus grand futur) ; en résumé, il s’agit d’un désir qui n’est pas déterminé par la crainte ou par l’espoir ; nous savons que nous pouvons faire ce qu’il nous propose et nous le faisons en étant affecté de joie. Il n’y a plus dans ce modèle d’action une dissociation entre passions et raisons, mais au contraire une intégration. L’homme libre est un homme qui va affirmer sa puissance d’agir dans le sens des affects tels que la générosité, la force d’âme, la fermeté, qui permettent d’allier utile personnel et utilité commune. Ce qu’il fait, il le fait en connaissance de cause : il est déterminé par des idées adéquates et des affects de joie - y compris la joie associée à la puissance de comprendre, qui est selon Deleuze la manière d’agir de l’esprit -,  et résiste davantage à l’emprise des causes extérieures sur lui. L’émancipation de la servitude ne ressemble pas à une condition de paix désincarnée de l’âme (ascétisme) et à un retrait solitaire. Elle se définit davantage comme ouverture et connexions multiples aux réseaux corporels et cognitifs auxquels nous appartenons en tant qu’individus. La force affirmative du désir telle qu’elle est incarnée dans le conatus spinoziste, véritable source de l’actualisation de la puissance en acte, est inséparable de la « capacité de notre nature à être affectée », et incompatible avec l’idée d’un homme « empire dans un empire », c’est-à-dire soustrait des lois de la nature.

Le livre V analyse le processus par lequel nous pouvons progressivement et par étapes nous libérer totalement de la servitude passionnelle pour accéder à la liberté et la béatitude de l’Amour intellectuel de Dieu (l’expression est en elle-même significative de cet enracinement de l’intellect dans l’affectif). Ce « troisième genre de connaissance » étant considéré comme rare et exceptionnel par Spinoza lui-même, et pouvant par conséquent difficilement correspondre chez le commun des mortels à une expérience vécue (du moins aujourd’hui), nous avons préféré nous concentrer sur le livre IV…

 

Cette analyse montre l’enracinement de tous les processus mentaux, et en particulier la connaissance rationnelle telle qu’elle se développe, dans le désir essentiel de vivre et d’agir, c’est-à-dire dans l’élan primordial du conatus. Raison et désir, bien loin de désigner une alternative abstraite, sont tous deux les expressions d’un même effort pour persévérer dans son être, de l’âme et du corps réunis, se déployant simultanément sous formes d’idées adéquates ou inadéquates et sous forme d’affects passifs ou actifs.      Du point de vue de Spinoza, la nouvelle appréhension  des êtres à travers la connaissance active de leur nécessité absolue (tout ce qui est, est nécessairement), entraîne nécessairement un changement correspondant (hypothèse du parallélisme ici vérifié) de la manière dont nous les désirons et les aimons. Autrement dit, pour utiliser une expression que la philosophie du XXème siècle a consacrée, « notre rapport au monde » est indissolublement et simultanément constitué par ces deux dimensions : « Amor fati ». Prendre la mesure de la nécessité (ou du « destin »), et si possible l’aimer…

 

Daniel Mercier, le 27/05/2013

 



[1] Spinoza lui-même dans l’Ethique affirmait que pour comprendre la passion, il faut la rapporter au fondement même de la vie affective c'est-à-dire au Désir, qui est pour lui l’essence de notre nature.