"Dieu est mort" Quelle signification donner à cette célèbre formule de Nietzsche ?

 
 

Samedi 12 septembre 2020 à 17h45

 

à l'Office de Tourisme La Domitienne - la Maison du Malpas

 

Le Sujet

 

« Dieu est mort». Quelle signification doit-on donner à cette célèbre formule de Nietzsche ? »

 

Présentation du sujet

 
 
 
« Dieu est mort ! » Quelle signification donner à cette célèbre formule de Nietzsche ?

Avant de se lancer dans la discussion que ne manque pas de susciter une telle formule, ne devons-nous pas nous intéresser d'abord à ce que Nietzsche a vraiment voulu dire ? S'il est vrai, comme il le pensait, que les valeurs,loin d’être des abstractions, irriguent notre culture et organise nos conditions de vie, cette déclaration tonitruante de la mort de Dieu annoncerait le début d’un changement sur un temps long, caractérisé par le délitement des valeurs sur lesquelles repose notre civilisation. Nietzsche appelle nihilisme cette longue période de transition, et distingue le nihilisme passif et le nihilisme actif dans lequel il s’inscrit lui-même. Quelle est donc vraiment la nature de ce changement, et en quel sens un tel diagnostic est toujours actuel ?

 
 
 
 
 
 

Ecrit philo

 
 

« Dieu est mort». Quelle signification doit-on donner à cette célèbre formule de Nietzsche ? »

 

                                                                                                                                            Daniel Mercier

Je souhaite adopter en premier lieu une position d’historien de la philosophie, puisqu’il s’agit en priorité de savoir ce que Nietzsche a voulu dire : « « Dieu est mort ». Quelle signification doit-on donner à cette célèbre formule nietzschéenne ? » . Il arrive fréquemment en effet que des discussions philosophiques peu soucieuses du respect des auteurs n’ont ni la patience, ni l’humilité de comprendre suffisamment bien ce qu’a voulu dire l’auteur, avant de développer prolongements et critiques éventuelles. Pourtant, la première étape incontournable dans la grande majorité des cas est cette compréhension, faute de quoi nous construisons sur du sable… Les travaux de Dorian Astor (né à Béziers en 1973, est un philosophe et germaniste français, spécialiste de Nietzsche) et de Patrick Wotling (Normale Sup, prof de philo, fondateur du Groupe International de Recherche sur Nietzsche), notamment à partir de leurs interventions sur France Culture) ont servi de fil conducteur pour cette réflexion.

Le malentendu d’une telle formule ?

« Dieu est mort » : la formule se retrouve plusieurs fois dans Le Gai Savoir, dans Zarathoustra, et dans beaucoup d’autres textes de Nietzsche. Elle relève d’une figure de style particulière qui s’appelle un oxymore, puisque par définition l’être éternel est opposé à la mort…Elle ne peut pas être prise au pied de la lettre : si Dieu a existé, il ne peut pas mourir (puisqu’il est éternel), et s’il n’existe pas, il ne le peut pas davantage, puisque pour mouriril faut d’abord avoir vécu ! Est-ce tout simplement un propos d’athée, et l’objet de cette déclaration est-il spécifiquement religieux ? En un premier sens superficiel, oui : Dieu est mort au sens où il y a de plus en plus d’athées sur la planète, où l’on croit de moins en moins à Dieu, mais surtout où la référence à Dieu n’est plus socialement structurante comme elle l’était dans la société traditionnelle. C’est l’interprétation que semble retenir Luc Ferry[1]. Max Weber et même Marcel Gauchet appelle « désenchantement » ce vaste mouvement de sécularisation qui va caractériser l’Occident chrétien. Mais il ne s’agit pas vraiment de la préoccupation nietzschéenne : Nietzsche ne s’intéresse que très peu à la question de la croyance ou non en Dieu… Comme il le dit dans Ecce Homo, il n’a jamais cru, et la croyance n’est donc pas un problème, même s’il est fils de pasteur luthérien ; il n’y a aucune raison de croire en Dieu et de se vivre comme pêcheur ! Ce qui l’intéresse, en pragmatiste avant l’heure, n’est pas de savoir si Dieu est ou n’est pas. Non seulement la réponse est négative, mais il n’y a même pas de question ! Il faut donc entendre autre chose dans cette phrase… Ce qui l’intéresse, c’est le travail de la culture au cours des temps longs, d’où la nécessité d’une Généalogie de la Morale qui va nous permettre de sonder les préférences fondamentales incorporées à telle ou telle culture. La religion est certes partie intégrante de cette culture, mais en partie seulement, et peut masquer des problèmes plus profonds... Dieu est aussi l’image ou le symbole d’autre chose.Il représente le sacré, ce qu’on vénère, ce qu’on a de plus de précieux quand on est croyant, ce qui constitue la norme indiscutable, objective, de l’existence. Par Dieu, il va désigner ces choses qui sont le sacré, les croyances fondamentales, capitales, réglant la vie humaine telle qu’elle est organisée en Occident. Ce qu’il va appeler les « valeurs » sont en crise, en train de perdre leur statut et leur aura…

Le texte du Gai Savoir, « Le dément », paragraphe 125, livre III, est d’une teneur et d’une densité philosophique remarquable, il mérite d’être lu :

 « 125. L'insensé. N'avez-vous pas entendu parler de cet homme fou qui, en plein jour, allumait une lanterne et se mettait à courir sur la place publique en criant sans cesse: « Je cherche Dieu ! Je cherche Dieu ! » — Comme il se trouvait là beaucoup de ceux qui ne croient pas en Dieu son cri provoqua une grande hilarité. A-t-il donc été perdu ? disait l'un. S'est-il égaré comme un enfant ? demandait l'autre. Ou bien s'est-il caché ? A-t-il peur de nous ? S'est-il embarqué ? A-t-il émigré ? — ainsi criaient et riaient-ils pêle-mêle. Le fou sauta au milieu d'eux et les transperça de son regard. « Où est allé Dieu ? s'écria-t-il, je veux vous le dire ! Nous l'avons tué, — vous et moi ! Nous tous, nous sommes ses assassins ! Mais comment avons-nous fait cela ? Comment avons-nous pu vider la mer ? Qui nous a donné l'éponge pour effacer l'horizon ? Qu'avons-nous fait lorsque nous avons détaché cette terre de la chaîne de son soleil ? Où la conduisent maintenant ses mouvements ? Où la conduisent nos mouvements ? Loin de tous les soleils ? Ne tombons-nous pas sans cesse ? En avant, en arrière, de côté, de tous les côtés ? Y a-t-il encore un en-haut et un en-bas ? N'errons-nous pas comme à travers un néant infini ? Le vide ne nous poursuit-il pas de son haleine ? Ne fait-il pas plus froid ? Ne voyez-vous pas sans cesse venir la nuit, plus de nuit ? Ne faut-il pas allumer les lanternes avant midi ? N'entendons-nous rien encore du bruit des fossoyeurs qui enterrent Dieu ? Ne sentons-nous rien encore de la décomposition divine ? — les dieux, eux aussi, se décomposent ! Dieu est mort ! Dieu reste mort ! Et c'est nous qui l'avons tué ! Comment nous consolerons-nous, nous, les meurtriers des meurtriers ? Ce que le monde a possédé jusqu'à présent de plus sacré et de plus puissant a perdu son sang sous notre couteau — qui effacera de nous ce sang ? Avec quelle eau pourrons-nous nous purifier ? Quelles expiations, quels jeux sacrés serons-nous forcés d'inventer ? La grandeur de cet acte n'est-elle pas trop grande pour nous ? Ne sommes-nous pas forcés de devenir nous-mêmes des dieux pour du moins paraître dignes des dieux ? Il n'y eut jamais action plus grandiose, et ceux qui pourront naître après nous appartiendront, à cause de cette action, à une histoire plus haute que ne fut jamais toute histoire. » — Ici l'insensé se tut et regarda de nouveau ses auditeurs : eux aussi se turent et le dévisagèrent avec étonnement. Enfin il jeta à terre sa lanterne, en sorte qu'elle se brisa en morceaux et s'éteignit. « Je viens trop tôt, dit-il alors, mon temps n'est pas encore accompli. Cet événement énorme est encore en route, il marche — et n'est pas encore parvenu jusqu'à l'oreille des hommes. Il faut du temps à l'éclair et au tonnerre, il faut du temps à la lumière des astres, il faut du temps aux actions, même lorsqu'elles sont accomplies, pour être vues et entendues. Cet acte-là est encore plus loin d'eux que l'astre le plus éloigné, — et pourtant c'est eux qui l'ont accompli ! » — On raconte encore que ce fou aurait pénétré le même jour dans différentes églises et y aurait entonné son Requiem œternam deo. Expulsé et interrogé il n'aurait cessé de répondre la même chose : « A quoi servent donc ces églises, si elles ne sont pas les tombes et les monuments de Dieu ? » ».

Nietzche et la mort de Dieu

Le dément arrive sur une place à midi une lanterne à la main[2] pour nous dire que nous sommes tous des assassins et que nous avons tué Dieu. La population, qui représente sans doute les athées, se moquent du dément et font des plaisanteries…Le dément dit qu’il vient sans doute trop tôt, et que les hommes ne se rendent pas compte qu’ils l’ont déjà fait ; Cet évènement n’est pas encore arrivé à l’oreille des hommes. Quant à l’attitude du dément, elle montre que l’on peut chercher Dieu et l’avoir tué !Nous avons tué Dieu, mais nous n’avons pas encore réalisé ce que nous avons fait lorsqu’on l’a fait… Ce que nous dit Nietzsche, c’est que les mouvements qui organisent nos manières de vivre mettent beaucoup de temps à se mettre en place, durent très longtemps, et se délitent également très lentement. De tels processus doivent se mesurer sur des millénaires parfois… Nous sommes au début d’un changement. Dieu, notre croyance en la vérité, au Bien, et bien d’autres valeurs, qui, organisent nos conditions de vie, sont en train de perdre leur sacralité (« Le crépuscule des idoles » est précisément le titre d’une œuvre de N. qui résume sa philosophie). Les hommes contemporains de N sont censés vivre ce scepticisme progressif. La vérité en soi, le bien absolu et la sacralisation de l’existence ne sont plus objet de foi, et nous assistons à une perte d’attachement à ses valeurs. Qu’il s’agisse de l’importance de la connaissance ou de celle de la morale. N. est le premier philosophe à faire un tel constat. Les valeurs ont une histoire, et N. arrive au bon moment (c’est ainsi qu’il le dit) pour annoncer ce nihilisme. Ce relativisme des valeurs était affirmé avant Platon, avec Héraclite notamment. La culture tragique des grecs était dominante. Avec Platon, il y a un renversement des valeurs et une dévalorisation du sensible au profit du Bien en soi. Quant au christianisme qui vient ensuite, c’est du « platonisme pour le peuple », c’est-à-dire du platonisme mis à la portée de tout le monde. En résumé, les valeurs sur lesquelles nous fondons notre existence sont en train de perdre leur autorité. Les normes anciennes obéissaient à la double contrainte de l’obligation et de la prohibition, dit Patrick Wotling, et ont profondément formé les choix de vie des cultures. Elles irriguent une culture de leur puissance normative. Mais les valeurs qui en sont responsables ont montré qu’elles étaient finalement hostiles à la vie. Elles ont fait l’épreuve des contradictions de ce qu’elles prescrivent à l’égard de la vie.Elles doivent disparaître, mais à condition de créer de nouvelles valeurs. C’est le second moment du nihilisme que l’on peut qualifier d’actif. Ce moment est un moment transitoire dans la vie des valeurs. Il faut comprendre que pour Nietzsche celles-ci ne sont pas des essences éternelles et ont par conséquent une histoire. Elles irriguent une culture de leur puissance normative. Mais il arrive qu’elles font l’épreuve des contradictions de ce qu’elle prescrivent à l’égard de la vie. La vie s’est contredite à l’épreuve de ces valeurs. Il faut comprendre que les valeurs sont des conditions de vie avant d’être des connaissances. Certaines peuvent aller dans le sens d’une intensification de la vie et d’un épanouissement, d’autres au contraire en sens contraire (c’est le cas des valeurs judéo-chrétiennes selon Nietzsche). Nous ne pouvons plus croire que la vérité est ce qui n’est pas sensible, ce qui n’est pas vivant… Ces valeurs sont relatives (pas de valeur absolue inscrite dans le marbre) mais tout autant hiérarchiques : par exemple, celles de la Grèce tragique d’avant le platonisme, qui ont favorisé « le miracle grec », sont supérieures à celles qui leur ont succédé. L’avènement du nihilisme signifie cet affaissement des valeurs ; il est donc un fait pour Nietzsche, même s’il parle « pour les deux siècles à venir », et que les hommes ne s’en sont pas encore aperçus. Pour Nietzsche, toutes les façons d’interpréter le monde sont des ombres portées de Dieu, et toute cosmologie, comme l’a montré Kant[3], est génératrice d’antinomies. Ainsi le monde est pur chaos. Il n’est ni un être vivant, c’est-à-dire un Tout vivant organisé, ni une machine (ensemble de mécanismes en vue d’une fin). Il ne relève d’aucun ordre ou lois. Nietzsche concède cependant que notre « ordre astral », dans lequel nous vivons, fait figure d’exception au sens où il a rendu possible l’organique, mais par pur hasard. Le sens n’est donc jamais donné mais construit par les civilisations. Le premier travail du philosophe est de « dédiviniser » la nature, de rejeter le sens, de mettre à plat… Sa probité est là très importante, mais la mort de Dieu n’est bien sûr pas remplacée par la force de vérité de la connaissance, comme on pourrait l’imaginer dans la problématique des Lumières. Pour Nietzsche, la force des connaissances tient à leurs anciennetés et non leur vérité… Nous avons déjà évoqué ce lent processus d’incorporation (au sens littéral de celle-ci) durant lequel la raison n’est pas libre, n’obéit pas qu’à elle-même… Et les nouvelles tentatives sont toujours dues à des entreprises sceptiques qui interviennent à un moment de crise vécue des valeurs. Comme aurait aussi bien pu le dire Spinoza, les abstractions sont sans force, et les valeurs pour être effectives doivent devenir des conditions de vie, selon un processus très long. 

Toujours est-il qu’une telle crise risque de déboucher sur une forme de destruction et d’auto-anéantissement apocalyptique, ce que Nietzsche nomme le nihilisme. La description du « dernier homme » témoigne d’un tel rabougrissement général des valeurs civilisatrices. Le monde du dernier homme est celui des « petites choses », petites vertus, petits bonheurs, petites souffrances… Les valeurs de Sécurité, d’Egalité, de Bonheur s’imposent. Pour Nietzsche, sa critique de l’égalité est difficilement transposable au domaine politique : elle est négative car elle nie les différences et la multiplicité. L’individualisme nietzschéen n’a rien de « contemporain » : sa gratuité, sa générosité, en sont les signes distinctifs. La décadence ou l’affaiblissement des forces psychophysiologiques sont la traduction du déclin de puissance. La dévaluation des valeurs conduit à une forme de léthargie, d’apathie…  Il faut vivoter, essayer de se conserver.

Ambigüité fondamentale de la notion de nihilisme chez Nietzsche ?

Il faut relever ici une difficulté notable de compréhension autour de l’usage que Nietzsche fait de la notion de nihilisme. Luc Ferry par exemple donne une toute autre signification au nihilisme nietzschéen, quasiment à contre-sens du sens précédent : selon lui, Nietzsche qualifie de nihiliste le christianisme lui-même et d’une façon générale tous les idéaux inventés pour dévaloriser le réel ; nous inventons en effet ces idéaux (le paradis, mais aussi l’idéal socialiste ou démocratique) pour dire non à ce qui existe et affirmer que la valeur du réel est négligeable, voire ne « vaut » rien. D’où la tâche que se propose Nietzsche de « philosopher à coups de marteau » pour déboulonner les idoles aux pieds d’argile[4] (les « idéaux supérieurs »). En ce sens tous les idéaux en tant que transcendants (un « autre monde », « l’arrière-monde ») relèvent du nihilisme … Seul le « oui » fondamental au réel consigné dans la fameuse formule de « l’amor fati » - qui rejoint d’ailleurs aussi une forme d’idéal, mais celui-ci immanent à la réalité et enraciné dans le présent, celui de l’idéal grec d’avant le platonisme –, seule une volonté d’ici-bas, sont favorables à la vie et nous prémunissent contre l’idée qu’il faudrait chercher un sens à l’existence et hors d’elle. Une telle difficulté d’interprétation –il faut bien reconnaître que cette façon de comprendre le nihilisme nietzschéen, défendue par Luc Ferry, est à l’opposé de la précédente explication qui l’identifie à une crise de ces mêmes valeurs -  semble recouvrir deux sens très différents au sein même des écrits nietzschéens. Il est bien sûr indéniable que Nietzsche dénonce « le mensonge d’un monde idéal », en tant que « malédiction pesant sur la réalité »[5] et se propose de « renverser les idoles »[6] qui conduisent à déprécier la vie sensible, et à « blasphémer la Terre » (et non contre Dieu !), le crime le plus affreux selon lui… Mais doit-on qualifier de nihiliste l’ensemble de ces grandes représentations culturelles judéo-chrétiennes ? L’utilisation de ce terme est dans ce cas totalement contre-intuitif et à l’opposé de son usage courant, beaucoup plus proche du rabougrissement général et de la perte de sens des valeurs civilisatrices habituelles que nous avons exposées plus haut… Pour cette raison et pour la clarté de notre propos, nous n’utiliserons le terme de nihiliste que dans ce dernier cas. Et nous laisserons juger les historiens de la philosophie pour savoir si ces deux sens incompatibles se trouvent également sous la plume de Nietzsche[7]

La mort de Dieu est d’abord la mort de la métaphysique ? Heidegger

L’interprétation heideggerienne de « la mort de Dieu » nietzschéenne  pose la métaphysique comme première, la religion n’étant qu’un rejeton de cette dernière. La mort de Dieu dit la fin de la domination d’un autre monde que le monde sensible (un monde suprasensible). Mais en réalité, selon lui, nous avons arrimé le sensible à quelque chose qui serait au-delà de lui et qui le fonderait ; si maintenant on veut tuer Dieu et cet autre monde, on va déprécier l’étage en-dessous, c’est-à-dire faire tomber par terre et rendre inconsistant le sensible lui-même[8]. La mort de Dieu est bien la mort du dieu chrétien mais avant tout celle du monde suprasensible de la métaphysique. Pour Heidegger, il ne reste plus rien à l’homme qui lui permette de s’orienter, et un néant commence donc à s’étendre, qui a comme nom nihilisme. Tel est le mouvement fondamental de l’histoire de l’occident. Il y a effondrement de ce qui fait tenir la pensée du monde et tout ordre hiérarchique… Nous retrouvons cette idée dans le précédent texte « Le dément » : « Qu’en est-il de cette terre qui n’est plus arrimée à son soleil ? ». Cette interprétation est très intéressante, mais selon Nietzsche, malgré ce qu’en dit Heidegger, le besoin métaphysique n’est pas à l’origine des religions, mais l’apparition de ce besoin est au contraire la conséquence de l’affaiblissement de celles-ci (leur rôle premier étant de se protéger du monde et de le vaincre en le dénigrant). Le Gai Savoir, paragraphe 151 : « Sous l’empire des idées religieuses on s’est habitué à concevoir un « autre monde » (arrière-monde, sur-monde ou sous-monde)et, le jour où cette chimère s’écroule, on éprouve un vide angoissant, une privation…c’est alors que de ce sentiment, naît à nouveau un « autre monde », mais simplement métaphysique, celui-ci, non religieux. ». C’est par probité que progressivement nous devenons sceptiques et que l’on perd la foi pour de bonnes raisons, les représentations religieuses nous apparaissant fausses[9]

La célèbre formule de Nietzsche a suscité de très nombreux commentaires, mais elle passe aujourd’hui presque comme une banalité et se comprend comme le simple constat que dans les pays occidentaux il y a de moins en moins de personnes qui croient en Dieu, et que l’Eglise n’est plus du tout centrale dans l’organisation de nos sociétés. C’est le phénomène de la Modernité et du « désenchantement du monde », selon la formule connue de Max Weber ou de Marcel Gauchet. Pour ce dernier, une société moderne est une société qui En réalité une telle interprétation est assez éloignée de la signification que pouvait lui donner Nietzsche… Et la réflexion philosophique, si elle se veut être fidèle à son idéal de justesse, doit commencer par s’interroger sur cette signification voulue par son auteur. Nous appellerons à la rescousse pour se faire deux grands spécialistes de Nietzsche, Dorian Astor (qui pour la petite histoire est né à Béziers en 1973), et Patrick Wotling, prof à Normal Sup.

Les alternatives : nihilisme passif et nihilisme actif

Finalement, l’humanité a tué Dieu, mais à son propre insu, et elle va mettre un certain temps pour prendre la mesure de l’ampleur de ce qui s’est passé à partir de ce meurtre symbolique. Les valeurs qui sont concernées par cette mort ont montré qu’elles étaient finalement hostiles au sens général de la vie, et leur disparition est une bonne chose selon Nietzsche…Maisface à cette dévalorisation des valeurs les plus hautes placées, nous sommes alors à la croisée des chemins : que sera l’avenir ? Nous avons certes créé des succédanés à la figure divine, et opéré des « replâtrages » par substitution ou compensation. L’idéologie occidentale moderne a créé des substituts : le bonheur, le socialisme (ou le communisme), le progrès, la musique de Wagner (c’est la critique qui est à la base de leur rupture)…etc. Mais cela n’empêche pas  le dépérissement et la désorientation. La pire des réponses et la plus perverse est bien là : on assiste, avec ce que Nietzsche appelle « le dernier homme », à une décadence et un affaiblissement des forces physio-psychologiques qui se traduit par un déclin de puissance. La dévaluation des valeurs conduit à une forme de léthargie, d’apathie…  Il faut vivoter, essayer de se conserver.

Ou bien nous avons le courage de marcher sur les débris de Dieu pour reconstruire un monde plus favorable à la vie (car là se trouve la valeur suprême…) ; ou bien c’est l’auto-anéantissement apocalyptique. Un des frères Karamazov (Dostoïevski) affirme : « Tout est permis, puisque Dieu est mort » : nous avons là la première façon de rebondir ; Le pessimisme s’apparente à une forme de désespoir : si le sacré perd toute validité, on peut tout faire et tout est permis… Cette réponse va de pair avec une réaction d’accablement. Pour Patrick Wotling, cette première réaction du nihilisme passif qui se manifeste par le désespoir et la destruction peut opportunément nous rappeler les atrocités du XXème siècle ; selon lui, on a assisté à un effondrement des normes anciennes, « à un délitement, une dérégulation généralisée an nom d’une idéologie et non d’un système de valeurs véritables »[10]. André Comte Sponville dénonce à ce sujet le nihilisme comme une des deux formes de barbarie[11]: « Ceux-là ne croient en rien : ils ne connaissent que la violence, l’égoïsme, le mépris, la haine. Ils sont prisonniers de leurs pulsions, de leur bêtise, de leur inculture. Esclaves de ce qu’ils prennent pour leur liberté. Ceux-là sont barbares par défaut de foi ou de fidélité : ce sont les spadassins du néant. ».Cette barbarie-làs’exprime par la non reconnaissance de la moindre valeur morale universalisante et l’affirmation d’un relativisme radical, qui peut ouvrir la voie à des actes barbares, mais aussi à une indifférence les concernant, ce qui est tout aussi problématique.Ce nihilisme passif est un risque réel, d’où l’angoisse de Zarathoustra…

Il n’y a que deux réponses véritables à la question posée : le nihilisme passif ou le nihilisme actif défendu par Nietzsche. L’alternative est précisément un profond sujet d’angoisse et d’incertitude pour Zarathoustra : c’est l’angoisse du pile ou face… Ou bien nous avons le courage de marcher sur les débris de Dieu pour reconstruire un monde plus favorable à la vie (car là se trouve la valeur suprême…) ; ou bien c’est l’auto-anéantissement apocalyptique. La destruction est une réalité possible… Depuis d’autres ont mis l’accent sur le nihilisme. Pensons par exemple à Dostoïevski et « Les frères Karamazov » : « Tout est permis, puisque Dieu est mort » dit l’un deux ; Camus aussi l’aborde : dans la Révolte dit-il, le nihilisme m’intéresse, mais à condition de le dépasser. Nous avons là les deux façons de rebondir. La première est le pessimisme et s’apparente à une forme de désespoir : si le sacré perd toute validité, on peut tout faire et tout est permis… Cette réponse va de pair avec une réaction d’accablement. Pour Patrick Wotling, cette première réaction du nihilisme passif qui se manifeste par le désespoir et la destruction peut opportunément nous rappeler les atrocités du XXème siècle ; selon lui, on a assisté à un effondrement des normes anciennes, « à un délitement, une dérégulation généralisée an nom d’une idéologie et non d’un système de valeurs véritables »[12]. André Comte Sponville dénonce à ce sujet le nihilisme comme une des deux formes de barbarie[13]: « Ceux-là ne croient en rien : ils ne connaissent que la violence, l’égoïsme, le mépris, la haine. Ils sont prisonniers de leurs pulsions, de leur bêtise, de leur inculture. Esclaves de ce qu’ils prennent pour leur liberté. Ceux-là sont barbares par défaut de foi ou de fidélité : ce sont les spadassins du néant. ».Cette barbarie-làs’exprime par la non reconnaissance de la moindre valeur morale universalisante et l’affirmation d’un relativisme radical, qui peut ouvrir la voie à des actes barbares, mais aussi à une indifférence les concernant, ce qui est tout aussi problématique.Ce nihilisme passif est un risque réel, d’où l’angoisse de Zarathoustra… Nous vivons selon Nietzsche une période transitoire quant à l’histoire des valeurs. Mais il y a au point de départ du pessimisme nihiliste une erreur de raisonnement selon lui : il y a d’autres valeurs que celle qui régnaient auparavant, et de toute façon il n’y a pas de vie sans système de valeurs, sans normes. Contre le pessimisme précédent, contre l’auto-anéantissement, il faut choisir une nouvelle « gaieté de l’esprit », et reconstruire un monde plus favorable à la vie. Aller jusqu’au bout du nihilisme et repenser l’origine des valeurs –toute l’entreprise nietzschéenne. Il faut que la valorisation de la vie vienne désormais de la vie elle-même, et ne plus projeter sur la vie des valeurs  qui viennent la limiter et l’amoindrir. Ne plus chercher des substituts, trouver des finalités à l’existence, mais faire advenir une véritable immanence des valeurs de vie en tant que telles. La vie dans son principe est conservation et accroissement de la vie, qui s’appellent « volonté de puissance » chez Nietzsche. C’est cette volonté de puissance qui peut devenir le principe de ce nouveau monde, en dehors de toute transcendance. Nous ne développerons pas ici la philosophie de Nietzsche concernant ces nouvelles valeurs à promouvoir ; citons seulement quelques-unes des grandes figures qu’elles revêtent : « grand style », « amor fati », « innocence du devenir », « éternel retour »… Chacune de ses formules signe à sa façon l’ autoglorification de la vie par elle-même. Celle-ci peut cependant être jugée elle aussi comme une métaphysique ou une sacralisation, celle d’un certain vitalisme… Mais là est une autre question…

Deux exemples contemporains illustrant cette alternative : Houellebecq (nihilisme passif) et Maffesoli (nihilisme actif)

Pour montrer toute l’actualité d’une telle question, essayons d’examiner un instant la problématique d’une œuvre littéraire comme celle d’un auteur comme Houellebecq, dont l’aptitude à saisir son temps est souvent saluée. Une fois n’est pas coutume, nous pouvons ici nous appuyer sur la thèse de Michel Onfray qui, après avoir vilipendé copieusement les romans et la personne de Houellebecq, lui a écrit un livre d’éloge non moins total, voyant dans son œuvre « un miroir du nihilisme »[14], abordant en romancier ce que Nietzsche aborde en philosophe. Son autocritique est radicale : « J’ai commis un jour l’erreur de croire qu’être le romancier du nihilisme c’était être soi-même nihiliste – c’était aussi sot que de croire qu’un cancérologue qui diagnostique une tumeur maligne est le créateur de cette tumeur, qu’il en est responsable, qu’il peut même en être dit coupable, et qu’on pourrait, de ce fait, le conduire pieds nus en direction du bûcher pour le punir d’avoir simplement dit ce qui est. J’ai été de ceux qui, quand Houellebecq montrait la lune, regardaient le doigt… Soumission[15] m’a dessillé… ». Houellebecq nous dit simplement « ce qui est » dans une perspective qui serait très nietzschéenne, et à laquelle souscrit pleinement Michel Onfray. Nous savons que depuis ce moment, Onfray a développé le thème de la décadence et de la fin de notre civilisation occidentale, adhérant complètement à la thèse du nihilisme contemporain. Mais revenons à Houellebecq : Onfray dit justement que c’est son rire, son humour, son ironie, son cynisme aussi qui « fait voir » le nihilisme de l’époque, et nous empêche de le considérer lui-même comme simplement « nihiliste», mais comme un romancier du nihilisme. Le seul fait de dire comme le fait Nietzsche ou Houellebecq que, dans ce monde où Dieu est mort, le but fait défaut, la réponse au « pourquoi » fait défaut, les valeurs font défaut, distingue celui qui dit le nihilisme, éventuellement pour le dénoncer, de celui qui l’est lui-même sans s’en rendre compte… Le « dernier homme » et ses perspectives étriquées représentent tout ce que Nietzsche déteste, et il a maintes fois affirmer sa préférence pour celui qui est son principal ennemi, et même fait son éloge alors qu’il est selon lui le comble du nihilisme, nous faisons ici mention du christianisme, champion du dénigrement de la vie au nom d’un idéal et d’un au-delà illusoires. En ce même sens, Houellebecq serait tout sauf dupe ou victime passive du nihilisme. Mais ajoutons tout de suite que le fait de dénoncer une forme de nihilisme passif ne le range pas pour autant automatiquement, comme semble le penser Onfray, du côté des nihilistes actifs que Nietzsche appelle de ses vœux (nous y reviendrons)… Selon Michel Onfray, Michel Houellebecq s’inscrit dans la configuration nihiliste de notre époque sans Dieu, sans transcendance, sans valeurs, une époque qui laisse les pleins pouvoirs à l’argent. « S’il existe un seul Dieu aujourd’hui, une seule valeur, une seule religion, allons la chercher du côté du Veau d’Or », ajoute Onfray. Michel Houellebecq critique le capitalisme et sa formule libérale en vertu de laquelle le marché fait la loi. C’est tout ensemble Mai 68 et le néolibéralisme qui  aurait représenté un « effondrement ontologique » sans précédent : les valeurs de la civilisation seraient « tombées comme un château de cartes : l’ordre, le travail, l’autorité, la hiérarchie, la famille, le patriarcat, la patrie, le respect, l’honneur, l’instruction, la tradition, l’enseignement, les usages, la politesse. »[16]. Il n’est pas pour autant réactionnaire et ne souhaite pas le retour au « château », mais semble se contenter du regret et de l’amertume… Houellebecq décrit avec « son style blanc » la façon dont l’ordre libéral, «où l’animal le plus sauvage et le plus brutal impose sa loi à la bête la plus faible »[17], impose sa loi au sexe, au corps, au travail, à l’art contemporain… Bref à tous les aspects de nos vies. Quoique nous pensions de cette vision du monde, Houellebecq est bien en effet le romancier d’une certaine forme de nihilisme. Mais cela signifie-t-il pour autant, comme l’affirme Onfray, qu’il relève d’un nihilisme actif, préférant la mobilisation au renoncement, et exprimant le désir d’inventer d’autres formes d’existence ? Certainement pas : même s’il y a dénonciation implicite, Houellebecq semble terrassé par le fatum du nihilisme, davantage à la manière du pessimisme de Schopenhauer – dont il se revendique d’ailleurs dans ses interviews, tout en se désolidarisant de Nietzsche. Certes, « il sauve le monde par l’art et par la vie d’artiste qui est la sienne »[18], mais cela même –la rédemption par l’art – est inscrit dans la philosophie de Schopenhauer. Il est un témoin subjectif de son époque, et même davantage, en montrant sa capacité de distance et d’analyse, mais cela n’en fait pas un héraut du nihilisme actif ! Ses personnages sont l’incarnation des décombres dans lesquelles ils évoluent. Ils pourraient incarner la figure du nihilisme passif. Dans « Sérotonine », il s’agit bien d’un désir de mort de son personnage principal, à cause de la mort de Dieu. Désespoir, glaciation, sont généralement les sentiments éprouvés. Mais nous pouvons concéder à Onfray que l’écrivain veut démonter les illusions, les fictions sur lesquelles le monde contemporain est censé reposer, comme par exemple, thème foncièrement schopenhauerien, l’amour (entièrement commandé par la puissance d’un vouloir aveugle qui nous meut comme des marionnettes). Et pourtant, dans son dernier livre[19], l’amour apparaît comme le dernier bastion qu’il semble vouloir protéger… Beaucoup de signes de cette nature peuvent nous encourager, si nous ouvrons bien nos oreilles, à entendre Houellebecq comme quelqu’un qui  nous parle de la médiocrité du monde et de son absurdité « sur fond d’aspiration d’infini »[20]. C’est en tout cas la thèse de Agathe Novak-Lechevalier, spécialiste de l’écrivain. Ce qui confirmerait que le nihilisme de Houellebecq serait moins l’héritier du nihilisme nietzschéen où le judéo-christianisme joue un rôle central, et davantage celui d’un romantisme exacerbé et malheureux. Ainsi, l’amour, la morale, et un certain rapport à la beauté sont souvent présents dans les dénouements de ses livres et sont comme un appel implicite face à la désolation du monde. Le monde et la vie comme souffrance sont très présents - dans une teneur schopenhauerienne revendiquée -, et il s’agit seulement –c’est valable pour lui grâce à l’écriture, mais c’est valable également pour ses personnages – de contenir cette souffrance et ce désespoir  dans l’acceptable pour ne pas en mourir. Il ne cesse en effet de dénoncer le capitalisme libéral qui fait de nous de simples consommateurs et pèse tragiquement sur nos vies. Il s’interroge aussi authentiquement sur le besoin social de religion pour restaurer un lien entre les hommes que l’individualisme contemporain serait en passe de faire totalement disparaître (rien de vraiment nietzschéen dans cette idée…). Houellebecq serait, selon l’essayiste, avant tout un poète et son rapport au monde relèverait de « l’aquaplaning » selon ses propres aveux : incapable d’adhérer au monde, il expérimente sans arrêt le sentiment d’une constante et irrémédiable étrangeté. Celle-ci témoigne d’un positionnement critique par rapport à un système honni, mais aussi d’une exigence éthique très forte, d’une soif d’idéal. Ne sommes-nous pas sur ce point à l’opposé de la pensée nietzschéenne ? Quoiqu’il en soit, nous pouvons aussi comprendre une telle posture existentielle comme profondément humaniste (à titre d’hypothèse aussi crédible que la précédente) malgré les apparences, et dont la dénonciation du nihilisme contemporain pourrait s’originer sur « ce fond d’aspiration à l’infini » et sur une profonde nostalgie de valeurs humanistes disparues, puisant leur force dans l’histoire culturelle de l’occident… Dans une telle perspective, la convocation d’une pensée de nature nietzschéenne serait un contre sens…

Le sociologue et philosophe Michel Maffesoli, qui revendique sa filiation nietzschéenne, serait sans doute une figure possible aujourd’hui –parmi beaucoup d’autres sans doute, Nietzsche aurait  refusé l’idée même d’un continuateur estampillé – de nihilisme actif sous l’égide de cette nouvelle ère de la postmodernité qui selon lui est en train de s’imposer[21]. La crise que nous traversons serait le signe de « la décadence de la modernité » elle-même, et nous invite à faire le deuil d’un ensemble de valeurs qui ne seraient plus en adéquation avec un « nouvel esprit du temps en gestation ». La crise sanitaire du coronavirus serait, comme l’avait été la peste noire pour le Moyen Âge, ou la peste corrélative à la fin de l’Empire romain, « l’expression visible d’une dégénérescence invisible », celle d’une « civilisation qui a fait son temps » (nous n’insisterons pas sur la dimension proprement irrationnelle de cette prophétie). La crise sanitaire serait ainsi l’indice de « la mort du paradigme progressiste ayant fait son temps ». Sans développer davantage, nous avons retenu cet exemple car il s’accompagne d’une description (imaginaire ou non ?) des nouvelles valeurs qui seraient en train de naître et de se développer, et qui en réalité naissent sur le terreau d’une socialité ancestrale ou archaïque destinée, selon Maffesoli, à toujours revenir cycliquement.  Face à la « violence totalitaire » d’un progressisme destructeur et de tout ce qui lui est associé –productivisme, idéologie de service public, contrat social, démocratie, règne de l’individu « maître de lui-même, autonomie , libre-arbitre -, face à un « mono-idéisme du Bien » caractéristique de la société occidentale -,face à des pouvoirs extérieurs et formels qui veulent s’imposer artificiellement (politiquement, économiquement, socialement), nous assistons aux retours d’archétypes fondateurs du vivre ensemble, témoignant d’une certaine religiosité païenne, de la vie « enracinée » : « relationnisme », retour aux communautés et tribus, personnalités plurielles, syncrétisme religieux ou non, hédonisme, valorisation du terroir, nostalgie du médiéval, goût pour l’ésotérisme, priorisation aux affects et à leur contagion mimétique…etc. L’essentiel est de reconnaître l’instinct derrière la pensée, et de défendre une philosophie vitaliste. Ces nouvelles valeurs hérités des ancêtres mais remises au goût du jour (notamment des nouvelles technologies) consacrent l’existence d’un homme multiple ou pluriel, capable d’actualiser des potentialités nombreuses. Chaque tribu élabore son propre savoir, le tout formant une mosaïque : c’est le règne du polythéisme et du relativisme des valeurs, qui n’est pas sans rappeler effectivement la fragmentation actuelle des « communautés » sur Internet… Enfin, nous assistons à un retour du tragique de l’existence  en lieu et place de la souveraineté de l’individu, qui rappelle bien sûr « l’amor fati » ou « l’amor mundi » nietzschéen. C’est contre l’humanisme et l’universalisme de la philosophie des Lumières, mais aussi contre « l’économisme » et « la suradministration », que  ce nouvel ordre « écosophique »[22] promeut « la glèbe natale » et les racines, la solidarité organique (et non mécanique) de « l’idéal communautaire ».  Il ne s’agit pas ici de nous prononcer sur la pertinence du propos, mais seulement de montrer que nous pouvons considérer cet auteur comme un de ceux qui aujourd’hui peut s’inscrire dans cette volonté proprement nietzschéenne –même si les contenus proposés peuvent différer suivant les sujets – de promouvoir activement un « nouvel esprit du temps » qui traduirait la transmutation des valeurs annoncées… 

Le désenchantement du Monde et la mort de Dieu

L’interprétation du « Dieu est mort » nietzschéen, visant essentiellement la question de la crise des valeurs et de la morale,  peut être associée légitimement à d’autres approches plus politiques ou sociologiques. Celles-ci ne sont pas nécessairement incompatibles, mais de nature foncièrement différente. Max Weber ou aujourd’hui Marcel Gauchet mettent l’accent sur le « désenchantement du monde » corrélatif de l’avènement de la Modernité ; l’organisation sociale moderne rompt radicalement avec le principe d’hétéronomie sur lequel repose la société traditionnelle, qui fait reposer la société sur la puissance de l’Autre, le « plus haut que soi » de l’au-delà.  En ce sens Dieu est mort, et donc « vive l’humanité qui va lui succéder ! ». Le sens de l’histoire humaine est celui d’un passage du principe de légitimité hétéronome au principe de légitimité autonome : avec la modernité, la société doit trouver le principe de son organisation et de son avenir à l’intérieur d’elle-même, auprès des individus qui la composent : chacun est en effet possesseur de droits inaliénables, qui constituent en quelque sorte les fondements sur lesquels la nouvelle société doit se construire[23]. D’une certaine façon, la mort de Dieu symboliserait ici le dernier asservissement de l’homme, au profit d’une prise d’autonomie substantielle sur son histoire. Cette version de la mort de Dieu en termes de « désenchantement », très différente de celle de Nietzsche, la rejoint sur la question de la transcendance : l’une comme l’autre présentent ce bouleversement comme une disparition progressive des formes de transcendance qui sont les héritières de l’ancien monde sous domination de la puissance divine, au profit d’une humanité désormais responsable de son destin et qui doit conquérir progressivement une autonomie essentielle ou substantielle.

C’est précisément ce schéma et cette vision sociohistorique que conteste Michel Maffesoli, comme on vient de le voir. Dans la mouvance philosophique d’un tel désenchantement, peut également se « lover » la conception philosophique et éthique d’une liberté humaine radicale, à la manière de l’existentialisme sartrien : « Sans Dieu, l’homme est condamné à être libre ».  En l’absence d’un Dieu qui créé sa créature, par là-même définie par sa finalité et l’essence qui lui correspond, - comme l’artisan qui fabrique un coupe-papier -, il n’y a rien derrière ou devant moi qui définisse mon existence… Ainsi mon existence précède mon essence, être de néant condamné à la liberté : « L’important n’est pas ce que l’on a fait de moi – je n’existe pas non plus indépendamment des situations dans lesquelles je suis -, mais ce que je fais de ce que l’on a fait de moi. ». Cette liberté est bien sûr aux antipodes de la pensée nietzschéenne, avec ou sans Dieu : il n’y a pas chez Nietzsche de sujet supposé libre de l’action qui serait à l’origine de l’action. Au contraire nous sommes « les effets » ou « le résultat » de nos actes, et nous ne savons jamais d’avance ce que nous sommes… Les choses changent avant même que nous ayons l’occasion de pouvoir en dire quelque chose, et nous sommes mus non pas par une liberté surplombante, mais par une nécessité singulière et impersonnelle à laquelle nous consentons (ou non).

Cette perspective de la pensée du désenchantement apparaît au bout du compte comme très hétérogène à la pensée nietzschéenne de la mort de Dieu, en tant qu’elle semble naturellement portée par des auteurs qui se situent résolument dans la Modernité, même s’il s’agit de la critiquer, mais dans le sens d’une résolution qui reste fondamentalement moderne, écartant ainsi toute orientation post-moderne. L’autocritique de la Modernité doit être ainsi radicalement distinguée de l’idée postmoderne qui engage la pensée du dépérissement d’un monde  et d’une naissance fondamentalement nouvelle (d’une autre civilisation). Connaissons-nous « un seuil d’époque »[24]qui nous précipite vers un changement de paradigme, ou bien une crise qui peut progressivement conduire à une résolution « moderne » des difficultés rencontrées ? S’agit-il de poursuivre encore plus loin vers son accomplissement le projet d’autonomie revendiqué par la modernité ? Ou au contraire de hâter la fin d’une modernité responsable de tous nos maux ? Il est probablement trop tôt pour pouvoir le dire…

L’humanisme comme réponse au nihilisme nietzschéen ?

Si Dieu est mort, Nietzsche nous invite donc à penser que tout jugement, qu’il soit de connaissance ou qu’il concerne la morale, et quel que soit son apparence « objective », est un symptôme, la partie visible de l’iceberg qui s’enfonce dans les tréfonds des cavernes de l’inconscient. En réalité, « il n’y a pas de faits mais des interprétations », c’est-à-dire qu’il n’y a que des perspectives subjectives qui ne sont que des masques, en comprenant bien que ses masques ne cachent pas une quelconque vérité dissimulée, mais renvoient à d’autres masques et ceci à l’infini… La volonté même de vérité –qui s’exerce notamment dans le domaine des sciences – dissimule des évaluations subjectives trahissant une volonté d’en finir avec la multiplicité des pulsions qui nous animent en profondeur. Il ne peut y avoir de jugement sur la vie porté par un vivant « car il est partie, et même objet du litige, et non pas juge. »[25]. Comme le dit Deleuze[26], « S’il est impossible de juger la vie, c’est que la vie ne cesse de se juger elle-même... ». Cette critique radicale du jugement est à la fois très profonde, et ouvre les portes à un relativisme sans limites qui met en question toute prétention à l’universalisme. C’est la raison pour laquelle tout un courant dit « postmoderniste » contemporain s’est engouffré dans cette brèche du relativisme radical. Une seule chose peut cependant nous inciter à la prudence, et nous montrer les limites d’une telle critique, bien connue au demeurant mais non moins imparable, et qui d’ailleurs concerne l’ensemble des sceptiques : ils doutent de tout sauf de ce qu’ils disent ! Une telle critique se présente en effet comme détenant une vérité –car sinon, elle n’a aucun intérêt ! -, et repose rationnellement sur les règles de la logique… Tout jugement affirmant le relativisme absolu du jugement est une contradiction dans les termes… Voilà sans doute un indice qu’une autre voie, qui laisserait une place à une certaine idée de l’universel, peut être une alternative consistante, même en l’absence de Dieu, c’est-à-dire d’un fondement transcendant des valeurs. Sans non plus aller chercher ce fondement dans le Tout d’une Nature qui nous engloberait et nous dépasserait, ce qui pourrait être compris d’ailleurs comme un retour déguisé à Dieu[27]. Peut-être en réinvestissant un anthropocentrisme assumé, l’idée de l’humanité une défendue par la philosophie des Lumières. Seule l’idée d’humanité pourrait en effet être le socle sur lequel nous pouvons affirmer un humanisme universel qui résiste aux coups de boutoir du relativisme. C’est en particulier la tâche qu’entreprend Francis Wolff dans un livre remarquable intitulé : « Plaidoyer pour l’universel ». L’enjeu est considérable : contre le soupçon généralisé d’un Nietzsche mettant en doute des valeurs supposées universelles, ne doit-on pas au contraire défendre l’idée d’un Bien moral ou éthique commun qui a nom égalité, réciprocité, justice, liberté, ou encore qui s’incarne dans les vertus de courage, de tempérance, de générosité, d’honnêteté, d’amitié ou de magnanimité ? Le vitalisme nietzschéen, le refus d’un « autre » monde, ne sont-ils pas compatibles avec l’effectivité de ces valeurs humanistes universelles, héritières pourtant de la culture antique et judéo-chrétienne? Un prochain café philo devrait nous permettre d’aborder cette question : « Faut-il défendre l’idée humaniste ? »

 

 

 



[1] « Nietzsche : la mort de Dieu », collection Sagesses d’hier et d’aujourd’hui

[2] Référence ici  au Cynique Diogène de Sinope qui parcourait les rues, brandissant sa lanterne en plein jour en l’approchant du visage de ses concitoyens, et en disant « Je cherche un homme » - (voulant dire un homme vrai, bon et sage).

[3] Critique de la Raison Pure

 

[5] Ecce Homo

[6] Ecce Homo

[7] Il me semble en réalité que oui…

[8] On peut trouver cette lecture de l’interprétation heideggerienne chez François Jullien lors d’une conférence faite à la BNF : « Dieu est mort » (décembre 2019)

[9] Dorian Astor, « Dieu est mort », France Culture

[10] Les chemins de la philosophie, » Quatre malentendus nietzschéens », « Dieu est mort »

[11] La seconde étant le dogmatisme fanatique

[12] Les chemins de la philosophie, » Quatre malentendus nietzschéens », « Dieu est mort »

[13] La seconde étant le dogmatisme fanatique

[14]« Miroir du nihilisme : Houellebecq éducateur »

[15] Un des derniers livres de Michel Houellebecq

[16] « Miroir du nihilisme »

[17] Ibid

[18] Ibid

[19] Serotonine

[20]Agathe Novak-Lechevalier, « Houellebecq, l'art de la consolation » (Stock, 2018), un essai clair et accessible pour comprendre l'œuvre de l'auteur de Sérotonine

[21] Tous les thèmes évoqués plus bas sont dans chacun de ses livres, très nombreux…

[22] Signifie « sagesse de la nature », et désigne en philosophie une théorie selon laquelle l’homme ne se situe pas au sommet de la hiérarchie des êtres vivants.

[23] Ce qu’on appelle « les Droits de l’Homme »

[24] Concept utilisé par Blumenberg.

[25] Le crépuscule des idoles

[26] Dans son cours sur « Spinoza et l’immortalité »

[27] C’est la thèse aujourd’hui d’une certaine écologie, dite « écocentrique » ou « biocentrique ».