"Quelle(s) relation(s) à la mort ?"
Samedi 8 juin 2019 à 17h45 à Sortie Ouest
Le Sujet
"Quelle(s) relation(s) à la mort ?"
Présentation du Sujet
"Quelle(s) relation(s) à la mort ?"
La célèbre phrase « Philosopher, c’est apprendre à mourir » atteste, malgré la diversité de ses interprétations, que la philosophie, avec la religion, est une réponse à la peur de la mort. Celle-ci nous confronte à une expérience impossible (nous ne mourons qu’une fois !) et à une pensée du « rien » qui est la pensée de l’impossible à penser… Terme inéluctable de la vie, la mort voue au néant le sens de la vie même… Et en même temps ce non-sens n’est-il pas ce qui donne à la vie cette ferveur incomparable qui la rend si précieuse ? Ce soir, nous ne nous intéresserons pas principalement aux difficultés pour penser la mort en général, mais surtout aux relations possibles et/ou souhaitables que nous entretenons avec notre mort : exercice phénoménologique donc qui consiste à mieux comprendre comment nous nous y prenons pour faire avec ou non : diversion ou « divertissement » sur le mode pascalien, annulation épicurienne, obsession, colère et refus, accueil et/ou apprentissage, regard fixe et frontal ou au contraire latéral et oblique, apprivoisement à la manière de Montaigne, et même attirance revendiquée par certains pouvant aller jusqu’à la mort délibérée… Et enfin, nous devons aussi nous demander comment notre société –la mort humaine comme la vie est inséparable de l’être ensemble, « inter hommes esse desinere » (cesser d’être parmi les hommes) était l’équivalent de mourir pour les grecs – prend en charge la mort de ses sujets.
Ecrit philo
Quelle(s) relation(s) à la mort ?
Introduction
A l’occasion de la représentation « Et le ciel est par terre » de Guillaume Poix, qui aborde la question de la perte des êtres qui nous sont chers, et rejoint par là-même le thème universel de la mort et de la façon dont nous tentons de vivre avec, la question de ce soir « Quelle(s) relation(s) à la mort » rejoint toute la tradition philosophique qui n’a jamais cessé de considérer la question de la mort comme centrale. Tout le monde connaît cette phrase célèbre de Montaigne, qui se trouve en tête d’un des livres des Essais, empruntée à ses inspirateurs de l’Antiquité (Cicéron, qui lui-même l’avait emprunté à Platon) : « Philosopher, c’est apprendre à mourir ». Luc Ferry a sans doute raison de penser[1] que la philosophie est une des deux réponses à la peur de la mort qui a toujours habité les êtres humains, l’autre étant la religion. La fameuse citation de Montaigne est cependant ambigüe et sa réflexion elle-même agrège selon les moments des points de vue divergents tout au long des Essais. Nous le verrons, cette phrase correspond à des interprétations différentes et parfois contraires : préparer la libération de l’âme dans sa pureté et son unité (que la mort consacre et que la pensée philosophique anticipe (Socrate l’explique parfaitement avant de boire la cigüe), se préparer par avance à la mort à la manière des stoïciens, mais aussi l’idée d’un « apprivoisement » de la mort qui consisterait à éviter à la fois l’évitement et le fait d’être trop habiter par elle… Une chose est sûre : la philosophie a longtemps essayé d’expliquer la mort pour réduire la peur et les angoisses qu’elle a toujours suscitées, pour essayer dans exorciser l’épreuve : conceptions de la chute, de l’information (l’âme qui donne sa forme au corps comme matière corruptible (Aristote), de la dispersion (matérialisme d’Epicure ou de Lucrèce où les atomes de l’âme se dispersent dans la grande circulation universelle au moment de la corruption des corps…etc. Dualisme ou monisme, idéalisme ou matérialisme, immortalité de l’âme personnelle et impersonnelle ou affirmation de la seule réalité biologique de l’organisme, sont autant d’approches différentes et concurrentes pour analyser « le problème de la mort ». Mais ce qui nous intéresse ici en particulier serait davantage associé à une « phénoménologie de la mort », qui décrit nos expériences subjectives liées à notre perception de la mort. Et donc aux relations que j’entretiens avec elle : ce n’est plus de la mort mais de ma mort dont il est question… A ce propos, il n’est pas anodin de noter que la nature d’une telle réflexion est bien sûr dépendante de l’âge de ses auteurs, et donc de notre avancée dans la vie… Nous ne pouvons oublier en effet que notre relation à la mort n’est pas « intemporelle », et qu’elle ne peut se comprendre indépendamment des êtres temporels que nous sommes : le fait de s’approcher du terme de cette existence rend la question d’autant plus « sensible »…
Mais n’accordons-nous pas trop d’importance à la mort au lieu de se consacrer plutôt à la vie ?Spinoza et Nietzsche sont de ceux qui pensent que l’on doit méditer sur la vie sans se préoccuper de la mort ;ce dernier se félicite de l’insouciance ordinaire des hommes devant la mort : « Ce qui me rend heureux, c’est de voir que les hommes refusent absolument de penser la pensée de la mort ! Et je contribuerais volontiers à leur rendre la pensée de la vie cent fois plus valable encore ! ». Il s’étonne également que cette unique certitude de la mort ne puisse presque rien sur les hommes, et « qu’il n’y ait rien de plus loin de leur esprit que l’idée de sentir la fraternité de la mort », et ne manque pas de s’en réjouir, rejoignant sur ce point (comme sur d’autres) Spinoza, qui déclare : « L’homme libre ne pense à aucune chose moins qu’à la mort, et sa sagesse est une méditation non à la mort mais à la vie. »
Est-il cependant justifié de séparer autant la méditation sur la mort et la méditation sur la vie ? Penser l’un ou l’autre ne conduit-il pas à penser les deux, tant il est vrai que la vie et la mort sont inséparables ? La chose est entendue : des relations à la fois contraires et complémentaires (dialogiques) unissent l’une et l’autre, comme les deux polarités d’un même processus. Contrairement à l’image traditionnelle de la Parque qui vient donner un coup de ciseau au fil de la vie, la mort n’est pas un évènement extérieur qui vient interrompre la vie, mais est inscrite au cœur même du vivant.« La vie c’est la mort… L’être humain apparaît, s’accroît, décline et meurt. »[2].Dégénérescence et régénérescence rythme la vie du vivant. La mort de quelque chose est synonyme de quelque chose de nouveau… Celle de l’individu est corrélative du renouvellement et de la perpétuation de l’espèce grâce à la génération… Et la mort inséparable de notre naissance et de notre vie, comme l’a remarqué très finement Georges Simmel[3], façonne la vie : « elle donne coloration à tous ses contenus et ses instants ; la qualité et la forme de chacun d’entre eux seraient autres s’il pouvait dépasser cette limite immanente ». Autrement dit chaque moment de notre vie est marqué, que nous le voulions ou pas et surtout en toute inconscience, du sceau de la mort, tant la qualité ou la tonalité de ces moments sont dépendantes du caractère fini de notre existence… Certes la mort nous empêche de vivre, limite la vie, un beau jour l’écourte, mais en même temps c’est « la présence latente de cette mort qui fait les grandes existences, qui leur donne leur ardeur, leur tonus. On peut donc dire que ce qui ne meurt pas ne vit pas. Alors je préfère encore être ce que je suis, condamné à quelques décennies, mais enfin avoir vécu… »[4]. Oublier l’angoisse et se contenter de vivre sans penser à la mort est en ce sens un peu fallacieux car avoir une attitude par rapport à la mort, c’est inséparablement avoir une attitude dans la vie. Méditer sur la vie c’est méditer sur la mort et réciproquement.
Le scandale de la mort et le sens de la vie
Comment la vie peut-elle alors avoir un sens si elle est ainsi contaminée par la mort ? C’est en effet la chose poignante de l’existence : tout ce que je fais dans ma vie a bien sûr un sens immanent. Les projets ne sont pas là par hasard, ils ont un sens pour moi. Mais ce qui n’a plus de sens, c’est l’ensemble, à partir du moment où tout cela se termine par la mort, ce terme ultime de l’existence. Ma vie entière n’a plus de sens pour moi quand je ne suis plus là… Nous pouvons en effet tous nous interroger, encore vivants pourtant, sur ce que deviennent par exemple des activités anciennes qui ont mobilisé tout notre être : je pense à l’instant pour ce qui me concerne aux milliers de pages écrites pour consigner le déroulé d’une multitude de stages de formation que j’ai eu l’occasion d’organiser durant toute une période de ma vie… J’ai voulu précieusement les garder lorsque je me suis arrêté, mais je dois reconnaître qu’elles n’ont plus d’existence véritable aujourd’hui, et qu’elles pourraient terminer au feu, si un vague sentimentalisme ne me retenait pas (encore combien de temps ?). Même en dehors de notre propre mort, il est aisé de reconnaître ce processus d’éternelle entropie qui use toute chose et finit par les faire tomber dans l’abîme de l’oubli. Pour que la durée de cette vie elle-même ait un sens – et pas seulement une chose ou une autre dans cette vie – elle doit être insérée dans quelque chose de plus vaste. André Comte Sponville montre que le sens de la vie ne peut exister que par rapport à quelque chose qui est en dehors, extérieur à la vie[5]. Comme par exemple l’espérance religieuse. IL est vrai que ma vie peut revêtir un sens vis-à-vis d’autres (ce que j’ai apporté à d’autres, ce que les autres retiennent de mon existence) même une fois disparu, en particulier mes proches pendant quelque temps (mais là aussi le temps est compté…), ou, pour certains « privilégiés » qui connaissent « la postérité pour leurs œuvres », à une échelle d’espace et de temps plus grande. Le plus souvent c’est l’affaire d’une ou deux générations… Mais la personne elle-même a disparu et ce n’est donc pas pour elle… Voilà donc la dimension scandaleuse et provocatrice de la mort : ma vie est ainsi une promenade sans lendemain, « d’une durée sans tête ni queue »[6]. Sartre et les existentialistes ont mis en exergue cette absurdité de la mort : à quoi sert en effet l’arrachement de l’ « en soi » en « pour soi » sans cesse projeté dans l’avenir - marque de la liberté -, si au bout du compte je suis en définitive toujours rejeté en en-soi, chosifié à l’état de cadavre ? Certains peuvent sans doute voir un mystère dans ce passage et cette disparition gratuite, mais la référence au mystère n’est-elle pas là pour « panser » et refuser en même temps cette insignifiance de la vie ? Là est sans doute le paradoxe de l’existence, souligné très justement par Clément Rosset :le caractère précieux et joyeux d’une vie pourtant insignifiante (au sens de l’absence de sens). Une « joie générale qui consiste à vivre, à s’aviser que le monde existe et qu’on en fait partie »[7]. « Les dieux ont caché ce qui fait vivre les hommes » disait Hésiode, mais cela n’empêche pas les hommes de se réjouir de vivre.Et Camus pourrait renchérir : « Dans l’attachement d’un homme à sa vie, il y a quelque chose de plus fort que toutes les misères du monde. ». Jankélévitch, et d’autres avant lui, insistent sur l’idée que c’est la mort qui donne son sens à la vie tout en lui retirant ce sens. C’est « le sens du non-sens ». La ferveur de la vie semble liée à cette absence d’éternité (au sens classique), et donc au vide ou au néant : je ne vais nulle part. Ma vie m’en apparaît d’autant plus précieuse…
Quelle expérience de la mort ?
L’expérience de la mort est-elle seulement possible ? Il faut distinguer ici trois façons de la conjuguer : à la première, troisième ou deuxième personne. La pensée de la mort peut se construire dans une pluralité d’expériences : c’est d’abord l’expérience de la mort des autres (il ou elle).En ce sens l’expérience de la mort est anonyme et se résume souvent à une statistique. En tant que phénomène démographique, la mort est un phénomène banal, la mort de n’importe qui, le passant qui est mort d’embolie (le fait divers dans la presse), les centaines ou milliers de morts chaque jour pour ceci ou pour cela… Un mort est vite remplacé, et il n’y a pas de diminution globale de la quantité d’êtres humains, bien au contraire ! Quelles que soient les tragédies individuelles qui se cachent derrière les chiffres, elles ne nuisent aucunement au genre humain… Comme dirait Jankélévitch « le genre humain se porte bien malgré Auschwitz »[8]. En ce qui concerne la mort à la deuxième personne (expérience sur le mode du « tu »), cette expérience de la mort d’un proche est bien sûr différente, peut-être est-ce la seule expérience possible –quoiqu’indirecte – de la mort. Ce n’est plus la mort impersonnelle et anonyme, mais une mort que je vois et qui ressemble à la mienne, sans pour autant être la mienne. Elle me touche de près, et résonne avec ma propre mort. La mort prend sens toujours pour et par autrui ; on meurt seul mais on est jamais seul au sens où ma mort prend son sens dans « l’être avec ». On est mort pour quelqu’un, et dans la mort comme dans la vie nous pouvons vérifier que l’être ensemble est la structure fondamentale de l’humain[9]… Nous verrons comment les sociétés se comportent devant cette responsabilité… Expérience indirecte bien sûr puisque c’est la mort de l’autre proche. Mais expérience tout de même, cette mort ne m’échappe pas, contrairement à la mienne. Le mourant « se dérobe radicalement à moi », en emportant avec lui cette part de moi dont je ne peux cependant pas me disjoindre. D’où le sens du deuil qui est une façon de continuer ce travail psychique de séparation et de déracinement. Quant à la troisième modalité d’expérience, celle qui concerne ma propre mort (sur le mode du « je »), elle m’échappe inéluctablement : je ne peux vivre ma propre mort, puisque je ne suis plus en vie quand elle arrive ! Evènement soudain par définition, je ne peux évidemment être là pour en faire l’expérience. Cela n’arrive qu’une fois, et cette fois est la première et la dernière… J’emporte en quelque sorte mon secret dans la tombe, si secret il y a, je ne peux rien en dire vivant… Quelle relation puis-je donc entretenir avec la mort si toute expérience directe avec elle est impossible ?
Cependant, comme le dit très bien Montaigne, si l’expérience de la mort est impossible, l’expérience du mourir, qui est une expérience indirecte et anticipée de la mort, est fréquente.Nous éprouvons par exemple un sentiment de vulnérabilité lors d’une maladie ou d’un accident. De tels moments sont souvent hantés par la possibilité ou l’immanence d’une fin. Et plus globalement, le temps est irréversible et je meurs chaque jour d’une certaine façon. C’est le principe d’entropie et de dégradation universelle. Nous mourons un peu à chaque instant. S’il est vrai que la vie est un combat permanent contre la mort, nous ne pouvons néanmoins empêcher de mourir en peu à chaque instant. Montaigne dit que l’on meure par morceaux quand on vieillit. Le texte suivant est écrit au XVIème siècle, et la justesse du propos est renforcé par un contexte où la médecine est encore balbutiante : « …conduits par sa main (la vieillesse), d’une douce pente et comme insensible, peu à peu, de degré en degré, elle nous roule dans le misérable état, et nous y apprivoise », et ce passage progressif de la « jeunesse florissante » à la mort de la vieillesse est « une mort plus dure » que « la mort entière d’une vie languissante ». « La dernière mort… ne tuera qu’un demi ou un quart d’homme »[10] ;
Pour conclure sur l’expérience de la mort, il y a une tricherie avec moi-même qui rend la mort vivable et pensable : « Je sais que je mourrai, mais je ne le crois pas »[11]. L’oxygène qui nous aide à vivre, c’est que la mort, tout en étant inéluctable, n’est jamais nécessaire. Pourquoi ? Il n’est jamais nécessaire que je meurs tel jour plutôt que tel autre. Inéluctable, elle est indéterminée. Nous avons toujours le sentiment de pouvoir reculer la date de la mort, ce qui est d’ailleurs d’autant plus le cas aujourd’hui avec les progrès des techniques médicales et des conditions de vie. En réalité, nous pouvons toujours parler de la mort en général, comme nous sommes en train de le faire en ce moment, et c’est le privilège de la pensée : la mort est réservé aux autres… Mais pourrais-je continuer de vivre ainsi si j’étais intimement persuadé de ma propre mort ? Ce qui doit rendre la mort invivable est sa programmation : lorsque je connais l’heure de ma mort (pensons au condamné à mort). L’inhumain dans cette situation est précisément la suppression de toute ouverture, de tout « entrebaillement » par l’espérance (ce qui fait qu’il n’est jamais nécessaire de mourir). Au fur et à mesure que la vie s’amenuise, les chances de cet avenir diminue, et la question de la mort devient plus présente…
Peut-on penser le « rien » ? L’angoisse de la mort
Nous pouvons toujours dire que les croyants ou ceux dont la philosophie est ouverte sur l’au-delà vivent également intensément ce « soleil noir » de la mort, et que leur espérance ne leur offre pas un apaisement mais un dépassement, il reste que la perspective d’une immortalité personnelle pensée comme un accomplissement suprême, ne peut que faire diminuer l’angoisse et atténuer l’arrachement de la mort.
Cette angoisse associée à la mort est inséparable de la difficulté à la penser. D’abord parce que la pensée de la mort est, à l’exemple de l’expérience que nous en avons, partielle et pour ainsi dire latérale : pas plus de pensée pleine et satisfaite d’elle-même que d’expérience pleine et directe. Mais la mort nous échappe surtout parce qu’elle est « impensable ». Elle se soustrait à toute « capture » par la pensée. Cette impossibilité de se représenter la mort est source d’angoisse : la mort n’est pas seulement une pensée impossible, mais plus fondamentalement la pensée de l’impossible à penser : comment une pensée du « rien » serait-elle possible ? L’être ne peut pas penser le non-être… Bien sûr la longue érosion de l’être, évoquée par Montaigne quand il parle de l’expérience du mourir, et qui ne fait que traduire le fait que « nous sommes sans cesse entrain de ne plus être » (André Comte Sponville), peut susciter de la tristesse, des regrets ou de la nostalgie, mais pas nécessairement de l’angoisse. L’angoisse est liée à l’issue finale qui n’est susceptible, comme on l’a vu, d’aucune expérience vécue et ouvre sur…rien. Ce « rien » est impossible à habiter par la pensée et l’imagination. L’angoisse, contrairement à la peur, survient précisément quand il n’y a aucun objet identifiable sur lequel se fixer. Les mots peinent à dire ce que nous ressentons devant la mort. Il est bien difficile de dire tout ce dont nous allons être privés, et même de le dire ainsi est dérisoire puisque nous ne serons plus là pour être privés de quoi que ce soit. Comme nous l’avons justement observé, la relation à notre mort et l’angoisse qu’elle suscite, etl’expérience de la mort d’un proche, se contaminent réciproquement l’une et l’autre(seul le regard d’un vivant se portant sur la mort d’un proche peut en dire quelque chose…), et nous sommes d’autant plus sensibilisé à sa propre mort qu’on y a été alerté par la mort d’un être cher à qui nous attache un lien personnel. L’angoisse est alimentée par le sentiment de contingence radicale de notre vie, de l’irréversibilité d’un temps qui ne reviendra jamais, de l’arrachement définitif aux attaches et tendresses quotidiennes, mais plus fondamentalement encore à l’inconnu de la mort. Ce qui est irreprésentable, ce n’est pas l’au-delà ou l’enfer, un « Autre monde » différent, pour le meilleur ou pour le pire, mais ce qui est non pas « différent » ou « autre » (le repère du même étant toujours présent par comparaison), mais l’autre sans aucun autre point de repère, sans aucune référence possible dans l’en-deçà. Au fond, la pensée de la mort comme passage est très rassurante, même s’il s’agit d’une « absence » définitive, d’un « grand voyage » sur un territoire inconnu. « Absence », « voyage », « Autre monde », « passage », le langage lui-même trahit l’impossibilité de penser la mort en termes de « rien »… Si la mort est un passage, c’est le passage vers rien du tout (quand on est non croyant). La pensée s’abîme et s’annule quand elle essaie de se représenter cela. Nos mots mêmes sont là pour penser quelque chose d’empirique et d’existant ; ils sont associés à la différence et à la comparaison, impuissants à penser la mort monstrueuse, unique en son genre. « IL n’y a rien à penser en elle, rien à dire, elle défie le discours, elle défie la pensée. ». Cet « inconnu absolu », rétif à toute tentative pour le penser, peut devenir cet « Autre » dont parle François Galichet, dont la valeur est inconditionnelle parce qu’indépendante de la vie même. Tentation en quelque sorte servie par cette pensée impossible de la mort, et qui peut alors nous faire basculer sur une vision positive et mystique où celle-ci devient infiniment désirable[12]... Nous allons y revenir.
Quelles relations à la mort ?
Nous voudrions maintenant, compte-tenu de ce qui vient d’être dit relativement à l’expérience et la pensée de la mort, nommer et décrire sommairement les attitudes ou postures que nous pouvons rencontrer face à la mort. L’analyse est par définition séparation, et nous devons toujours avoir à l’esprit que nous retrouvons dans la vie réelle des attitudes qui sont souvent des composés moins « purs » que cette rapide présentation pourrait le laisser penser.
Une relation d’évitement ou de diversion
Cette relation s’appuie logiquement sur cette forme de tricherie mentionnée consistant en une forme de pensée où la mort n’est pas ignorée mais s’adresse avant tout aux autres en général et n’interroge pas vraiment ma vie. « Je le sais mais je n’y crois pas ». L’affrontement avec le néant-de-soi est très difficile, et Pascal appellerait cette défense contre l’angoisse « le divertissement » : « ces hommes n’ayant pu guérir la mort, la misère, l’ignorance, ils se sont tous avisés, pour se rendre heureux, de n’y point songer. ».Ces divertissements de la vie sont justes là pour cacher que « nous courrons sans souci vers le précipice ».Le divertissement nous permet de nous éloigner de cette pensée, en nous rendant sensibles « aux moindres choses », et « étrangement insensibles pour les plus grandes » (Pascal).La jeunesse est bien sûr en première ligne concernant cette forme d’insouciance, que par ailleurs on peut légitimement considérer comme « saine ». Souvenons-nous des paroles de Spinoza ou de Nietzsche à ce sujet : penser sa vie en laissant la mort de côté. Une telle attitude peut être justifiée philosophiquement : pour Spinoza, la mort n’est qu’un évènement extérieur qui vient interrompre un mouvement qui de lui-même ne s’arrêterait jamais. Seule cette « persévérance dans l’être » est digne de notre intérêt. Encore Nietzsche : « Combien étrange que l’unique certitude, l’unique sort commun n’ont à peu près aucun empire sur les hommes et que ce dont ils sont les plus éloignés, c’est de se sentir comme une confrérie de la mort.»[13]Freud confirme l’intuition de Nietzsche et pense que nous évacuons de notre conscience la perspective de la mort qui est trop difficile à intégrer, et que nous nous vivons en vérité pendant longtemps comme immortels. Mais il est vrai aussi que l’âge aidant, la vie s’amenuisant, cette pensée évacuée jusque-là frappe à la porte (ce qui ne signifie pas pour autant que nous sommes disposés à répondre…). Néanmoins, doit-on pour autant, toute affaire cessante, nous consacrer à la mort ? Abandonner nos préoccupations relatives à notre vie au profit d’une attention constante aux signes de la mort ? Sauf névrose obsessionnelle de mort, le « vouloir-vivre aveugle »[14] de la vie nous en préserve et nous éloigne de la mort. Doit-on s’en contenter, telle est la question que nous devons nous poser… Car les inquiétudes existentielles qui ne manquent pas de grandir plus ou moins sournoisement même au sein de vies « pleines » doivent nous inciter à nous demander si d’autres options ne sont pas à prendre en considération…
« La mort n’existe pas (pour moi) » Epicure
C’est en quelque sorte la version logique qui vient soutenir la thèse de la diversion. Pourquoi penser à lamort et la craindre puisqu’elle n’existe pas ? En effet quand elle est là, je n’y suis pas (puisque je suis mort), et quand je suis là, elle n’y est pas. A aucun moment nous ne sommes donc en présence avec la mort comme réalité. A la motivation psychologique freudienne d’occulter la mort, correspond l’argument logique épicurien. Prenant au mot la difficulté de penser le rien, Epicure veut nous persuader que la mort n’existe pas, qu’elle est proprement « rien » (Epicure est matérialiste et ne croit pas en l’immortalité de l’âme). Opposant à la mort une fin de non-recevoir, il prétend dissiper toutes les craintes par rapport à elle. L’argument est élégant, mais ne confine-t-il pas au sophisme ? Et un tel argument logique peut-il suffire à éradiquer une angoisse existentielle aussi fondamentale ?
L’obsession de la mort
A l’inverse, l’angoisse de la mort peut devenir une obsession. Même si l’angoisse de la mort a été un thème récurrent des philosophes existentialistes, nous nommons ici des tendances pathologiques de la relation à la mort qui traduisent la présence permanente de l’idée de mort imminente souvent associée à une tendance dépressive, ou en tout cas une idée très active et persistante de la mort qui menace des parents ou des proches autour de nous et paralyse notre existence. Le détachement d’une telle obsession devient impossible, et nous subissons passivement cet envahissement imposé de la pensée de la mort. A l’opposé du divertissement, la mort sous les yeux en permanence… Même si au fond une telle attitude s’enracine sur une angoisse existentielle typiquement « philosophique », son caractère très dysfonctionnel du point de vue de l’équilibre de vie de la personne concernée est bien sur évident…
Le refus et la colère
Une participante du café philo me disait récemment alors que je venais de présenter ce sujet à venir : « la mort me met en colère », et les traits de son visage me disait la même chose encore plus fort… Cette réaction à la mort doit être interprétée comme une réaction de survie face au caractère inacceptable de la mort, et qui consiste simplement à « réclamer son dû » : un sujet humain envisage intrinsèquement d’exister indéfiniment. Philosophiquement, nous pouvons le revendiquer de deux manières opposées: soit au nom d’une raison que nous pouvons rattacher au conatus spinoziste, en tant que force de persévérance dans l’être. « L’espoir est chevillé au fait d’être… « Dans l’être, il y a naturellement la continuation de l’être »[15]. Soit au nom d’une « existence de droit », comme le dit François Galichet[16], autrement dit au nom d’un sujet non seulement empirique qui dépendrait exclusivement des lois du monde, mais d’un sujet suprasensible à la manière kantienne qui est, en tant que tel, une « nécessité inconditionnée » : je « dois » vivre, au-delà de toute détermination empirique… C’est d’ailleurs paradoxalement la même posture qui peut conduire à vouloir délibérément cesser de vivre quand il n’existe plus de justification à vivre, nous l’observerons plus loin[17]. Cette mobilisation de l’être contre la mort qui s’exprime par la colère est sans doute intéressante dans certaines circonstances, en particulier quand il s’agit de lutter contre une maladie qui menace mon intégrité et ma vie… L’énergie déployée dans la colère est d’autant plus grande sans doute qu’à ce refus et cette revendication de ne pas mourir est attachée une plus grande angoisse de mort (ce qui nous renvoie au point précédent). La question est de savoir jusqu’à quel point la colère peut être une réponse satisfaisante à la question posée… En l’occurrence, dans bien des cas (mais pas tous sans doute, nous le disions à propos de la maladie), la mort risque fort de rester indifférente…
Relation d’accueil et d’apprentissage (« se préparer à la mort »)
Il s’agit là d’une réponse philosophique au problème de la mort qui peut être considérée comme canonique (au moins pour la philosophie antique), que l’on va notamment trouver chez Socrate, et chez les stoïciens dans un sens différent. Interprétation en quelque sorte « littérale » de notre phrase fétiche du début : « Philosopher c’est apprendre à mourir ». Pour Platon, notre âme immortelle existera dans l’Hadès pour pouvoir poursuivre son but naturel qui est de posséder la science et la sagesse, ce qui n’est pas possible dans cette vie. Mais l’exercice de la philosophie prépare à un tel passage. La mort est ainsi une « délivrance » qui libérera l’âme de ce tombeau qu’est le corps[18], et lui permettra d’exercer une pensée pure, libérée de toutes les impuretés dues au corps (ses appétits, ses inconstances, sa dispersion…). Socrate est ainsi à l’origine d’une tradition de pensée : certains textes mystiques chrétiens témoignent de la même impatience de mourir : Jean de la Croix compare à une agonie son existence « pitoyable » dans l’attente de rejoindre son Dieu : « je vis sans vivre en moi, et j’espère d’un désir si ardent, que je meurs de ne pas mourir ». Nous retrouvons chez Kierkegaard cette aspiration désespérée à la mort : « c’est la désespérance de ne pouvoir même mourir », mais aussi d’une autre façon chez Schopenhauer pour qui le non-être est préférable au malheur de l’être, même si selon lui la mort est une fausse délivrance… Mais il faut retenir avec Socrate que la conséquence logique d’une telle vision de la mort est d’apprendre ou de savoir mourir, de s’exercer à mourir ; le contraire serait ridicule : « Comment, voilà un homme qui, sa vie durant, s’entraîne à une manière de vivre aussi proche que possible de la mort et qui, lorsqu’elle survient, se révolte contre elle !... Ceux qui philosophent droitement s’exerce à mourir, et il n’y a pas homme ou monde qui ait moins qu’eux peur de la mort. ». Ce qui est très intéressant dans cette approche, en dehors de l’idée d’une véritable anticipation et préparation à la mort qui est plutôt stoïcienne et sur laquelle nous allons revenir, c’est finalement l’idée que la pensée elle-même serait une anticipation de la mort (nous y reviendrons aussi). Avec les stoïciens – et certains passages des Essais de Montaigne rejoignent cette position[19] – la mort s’apprend. Apprentissage qui doit conduire à une forme d’indifférence ou d’impassibilité devant la mort, à l’accepter sans broncher : la tempête s’est levée, le bateau coule, « Que puis-je faire ? Je me borne à faire ce qui est en mon pouvoir : me noyer sans éprouver la peur, sans crier, sans accuser Dieu, mais sachant que ce qui est né doit aussi périr. »[20]. On comprend pourquoiun tel rationalisme a pu être qualifié d’inhumain, et pourquoi Montaigne lui-même, après avoir adhéré un temps à cette philosophie, s’en est dégagé à d’autres moments, voyant bien une forme de prétention démesurée dans ce détachement total des choses et de soi-même, et finissant par reconnaître que Nature nous apprendra bien à mourir quand ce sera nécessaire, et que les gens simples meurent très bien sans avoir médité Platon ou les stoïciens. Nous pourrions ajouter avec Jankélévitch que la mort ne peut s’apprendre pour la simple raison que nous n’en avons jamais l’expérience directe avant qu’elle ne survienne, et que cela arrive une fois dans sa vie, cette première fois étant aussi la dernière ! Or comment apprendre quelque chose dont je ne peux pas avoir l’expérience, sinon une seule fois qui est celle de ma disparition même ?Des expressions comme « savoir mourir » ou « s’exercer à mourir » sont dès lors bien problématiques…
Relation d’attirance ? La mort peut-elle être désirable ?
Certaines formes du « vouloir-mourir » (après le savoir-mourir) peuvent s’inscrire dans le prolongement de la pensée platonicienne de la libération de l’âme à travers la mort. Le savoir mourir peut en effet aller jusqu’à choisir sa mort, et comme le préconisait déjà Nietzsche dans son Zarathoustra, choisir le bon moment de façon à « mourir à temps ». François Galichet pour sa part développe « une éthique du vouloir-mourir », qui rejoint aujourd’hui les débats non seulement sur la fin de vie, mais d’une manière plus large sur le suicide et l’euthanasie, que l’affaire Vincent Lambert[21] réactive une fois de plus. L’éthique du vouloir mourir est développée dans un livre au titre évocateur : « Mourir délibérément ».Elle revendique sa filiation avec l’esprit d’une pratique, d’inspiration stoïcienne, à Massilia (la future Marseille) au cours de laquellele Sénat remettait une dose de poison à tout citoyen capable de légitimer par sa réflexion le caractère volontaire et délibéré de sa décision de vouloir mourir. Le choix de vivre ou de mourir est en ce sens la première des libertés. Nous trouvons chez Galichet, à la manière des mystiques que nous avons déjà évoqués, une véritable fascination pour la mort : altérité absolue, mystère total, elle semble être parfois identifiée à Dieu lui-même, et être l’objet d’un Désir à la fois impossible et incommensurable … Lamort est la vérité de tout désir. Tel est la véritable clé de toute l’argumentation de Galichet : celle-là n’est pas essentiellement, comme la plupart des philosophies voudraient nous le faire croire, une dégradation de la vie, un anéantissement (de la vie),ou même un passage (à d’autres formes de vie), donc inséparable de la vie même, mais l’Autre par excellence, inconditionnel et impossible d’accès, en tant que toute identification de son objet est voué à l’échec, mais dont la « valeur inconditionnelle » peut enclencher un Désir lui-même sans limite… Si bien qu’il doit appartenir à chacun de pouvoir, en tant que sujet intelligible et non seulement empirique, de pouvoir choisir authentiquement la mort. Rejetant « l’éthique de la vie à tout prix », cet auteur privilégie une « inclination primordiale pour la mort », qui réapparaît quand « les raisons de trouver la vie intéressante et de différer la mort »disparaissent. Ces raisons ne tiennent aucunement à un calcul comptable des biens et des peines, mais à l’altération de « ce qui irradie l’existence », à savoir ce qui constitue notre normativité ou dignité humaine. La mort délibérée relève d’une exigence purement subjective, qui l’emporte sur toute autre considération. Tout changement (altération, dégradation, perte...) demande à réexaminer ce qui auparavant aller de soi... En ce sens, les aléas de la maladie et de la vieillesse « constituent une ressource critique dont l’origine est la possibilité de la mort »… Cette représentation de la mort n’a jamais cessé de provoquer mon incrédulité tout au long de la lecture de ce livre. Mais il était important de faire mention d’une telle relation à la mort, que je considère pour ma part comme très surprenante, mais qui semble renouer avec une forme de mysticisme chrétien qui affirme « la valeur inconditionnelle » de la mort. Ne faut-il pas rappeler ici qu’en deçà d’une telle motivation à mourir, qui semble vouloir puiser sa force, à tort ou à raison, dans un mouvement de transcendance, nous constatons dans bien des cas non pas une volonté active et délibérée de mourir, mais une forme de démission face à la vie : le malade n’a plus le courage de vivre, et nous pouvons lire cela en nous à tout moment, dans les moments de dépression. Plutôt qu’un désir « délibéré » de mourir, il s’agit d’une panne du désir de vivre, on ne sent plus aucun lien avec ce qui nous entoure, et nous sommes alors déjà morts… Dans le même sens, nous pouvons aussi défendre le suicide assisté ou l’euthanasie sur la base de raisons empiriques – comptabilité des plaisirs et des peines, souffrances insoutenables, altération de certaines fonctions de la vie humaine au-delà de certaines limites – et pas seulement au nom d’une « dignité inconditionnelle » en voie de perdition.
Relation d’apprivoisement, d’accoutumance ?
Il est indéniable qu’à travers l’expérience du mourir, la mort s’expérimente à sa manière : comme le dit Montaigne, elle se fait « craindre » (par exemple à travers la maladie), elle se frôle parfois (lors d’un danger), et surtout elle se manifeste à travers ces « petites morts » qui accompagnent nos existences (l’idée d’une mort progressive, « par morceaux »). Il ne s’agit plus alors de faire « comme si » nous n’étions pas concernés par la mort, d’occulter ces réalités. Mais de faire l’effort pour atteindre quelque chose comme une passivité assumée du moi devant la mort. Forme d’acquiescement ou d’acceptation, effort de réconciliation qui consiste « à s’en remettre à la nature »[22] , qui n’a pas beaucoup de points communs ni avec l’exercice du savoir mourir des stoïciens, ni avec une pensée obsessionnelle, ni encore avec la colère. Non pas non plus une pseudo-pensée « qui n’est qu’une variété de somnolence »[23], mais une pensée dans un rapport latéral avec la mort qui va de pair avec un rapport frontal avec la vie. La mort ne doit pas habiter trop vivement la pensée ; puisque toute expérience « pleine » de la mort est impossible, il ne peut s’agir que d’un mode de penser indirecte et oblique, mais qui accroît la lucidité. N’arrive-t-il pas un moment dans l’existence où nous comptons les années ? Où nous mesurons ce que nous avons vécu et ce qui nous reste à vivre ? Peut-on s’empêcher de survoler ainsi notre propre devenir ? La mort est désormais au bout du chemin d’une manière qui peut devenir de plus en plus visible.Un enseignement finit par se « déposer » en dehors de toute conscience d’apprendre. Décantation « résultative » de cette présence oblique de la mort. François Jullien, dans « Une seconde vie », parle à ce sujet d’une approche de la vie et du réel « à nu, déshabillée », comme si nous voyons désormais non pas au-delà (nulle vie « ailleurs »), mais à travers (dévoilement des illusions). Lorsque par exemple la maladie et la mort –« regardée fixement », dit-il – nous font décrocher de ce qui jusqu’à présent aller de soi (le « silence des organes » de la santé, mais aussi ce sentiment d’immortalité illusoire qui nous habite, ce qu’il appelle aussi « la grande marche s’auto-reconduisant des choses »). Alors nous pouvons commencer à percevoir la vie « plus à la racine », et à pouvoir amorcer « un nouvel élan et un nouveau défi », une vie « lavée de toute lassitude ». Nous revenons « nouveau » et « décapé » de cette confrontation à la limite. Mais, dit-il aussi, rien n’est acquis : nous pouvons dissimuler le fruit de cette expérience décantée, car dans quelle mesure cette nouvelle « vérité » ne risque-t-elle pas de menacer notre vie même ? Sans doute la formule qu’il utilise, « regarder fixement la mort », présente le défaut précédemment mentionné : elle peut donner lieu à une pensée obsessionnelle de la mort. Sans doute vaudrait-il mieux parler, comme nous l’avons indiqué en suivant l’exemple de Montaigne, d’un « regard oblique » ou d’une présence latérale de la mort… Toujours est-il qu’une telle lucidité peut nous faire opérer une recentration salutaire sur l’essentiel… Mais qu’est-ce que l’essentiel ? Peut-être ce qui répond à la question évoquée par Gilles Deleuze dans son cours sur Spinoza : quelles authentiques pièces d’or avons-nous accumulé dans notre vie ? Qu’est-ce qui peut véritablement être considéré – à la veille de la chute de tous nos projets et de notre propre disparition – comme le plus important dans la vie ? La proximité de la mort (proximité relative) encourage ce genre de bilan… Sénèque a remarquablement posé le problème[24] : la mort est une épreuve de dépouillement total et sonne la déroute de toute possession, et souvent nos plaintes concernant la brièveté de la vie s’expliquent par l’attachement que nous avons à des biens illusoires (fortune, pouvoir, prestige). Ne perdons donc pas notre temps, nous conseillait-il avec insistance, et préoccupons-nous de la seule chose qui compte : nous-mêmes, au sens de ce qui doit nous être le plus cher : la qualité de notre âme… Dans cette perspective, le choix du divertissement (pascalien) est la mesure de l’écart entre nos aspirations les plus élevées et notre incapacité à y avoir accès (mais c’est de l’accès à Dieu dont il est question ici). D’où le refuge dans le divertissement, qui est une défense contre cette angoisse fondamentale.
La conscience de mourir, un privilège humain
Nous avons montré en quoi la doctrine platonicienne de la préparation du philosophe à la libération de l’âme à travers la mort était contestable. Mais plus fondamentalement, elle nous parle de quelque chose d’essentiel ; la réflexion en général et celle sur la mort en particulier que permet la philosophie a un mérite non négligeable : elle nous affranchit (ou du moins atténue grandement) de l’angoisse qu’elle peut susciter en nous. Socrate, juste avant de boire la cigüe, explique sa sérénité et son acceptation de la mort : l’inverse serait ridicule, dit-il, « Comment, voilà un homme qui, sa vie durant, s’entraîne à une manière de vivre aussi proche possible de la mort et qui, lorsqu’elle survient, se révolte contre elle !... »[25]. Il faut surtout entendre par là que l’étude philosophique retire quelque peu notre âme hors de nous et l’occupe à part du corps, ce qui est une sorte de ressemblance et d’apprentissage de la mort. Platon pointe là, au-delà de la doctrine, la fonction apaisante ou consolante de la pensée en tant que telle, quelle que soit son orientation. « Dans la mesure où je pense la mort, je ne suis pas dedans, je suis dehors. Je suis dedans au sens où je vais mourir, mais en tant que je pense ma mort, je ne suis pas dedans mais dehors »[26]. Nous pouvons rapprocher cette idée du fameux texte de Pascal sur le « roseau pensant » : « l’homme n’est qu’un roseau, le plus faible de la nature, mais c’est un roseau pensant…. », mais « quand l’univers l’écraserait, l’homme serait encore plus noble que ce qui le tue puisqu’il sait qu’il meurt et l’avantage que l’univers à sur lui, l’univers n’en sait rien. ». Jankélévitch renchérit : « … que l’homme puisse penser sa vie, et dès lors concevoir sa mort, lui donne une structure privilégiée par rapport aux autres structures qui l’environnent. »[27].Il y a ainsi une forme de domination sur la mort à la penser. « L’homme a conscience de mourir, et il connaît l’étonnement d’être ». S’étonner d’être comme anticiper sa mort sont sans doute l’empreinte proprement philosophique de notre espèce, qui fait sa « grandeur », comme dirait Pascal. Il ne s’agit pas d’une simple consolation illusoire avec des mots. Aucun animal ne s’étonne d’être, et cela fait toute la différence…
Mourir en société…
Toute société met en oeuvre des façons différentes de se familiariser avec cette chose horrible qu’est la mort ; d’autant que, comme nous l’avons évoqué, la mort comme la vie humaine prend son sens parmi les autres : les grecs l’avaient bien compris pour qui la vie se disait : « inter hommes esse » (être parmi les hommes), et réciproquement « inter hommes esse desinere » (cesser d’être parmi les hommes) était l’équivalent de mourir[28]. Comme nous l’avons déjà affirmé, « l’être-ensemble » est la structure fondamentale de l’humain. « On meurt seul »[29] certes, mais l’on meurt aussi en société : son rôle est de médiatiser ou socialiser la mort en la faisant partager. Il est donc « naturel » que chaque société propose (notamment à travers la religion mais pas seulement) un certain nombre de rituels capables d’accompagner la mort des siens. L’angoisse de la mort aujourd’hui dans nos sociétés laïques est plus envahissante que jamais, sans doute parce que, moins profondément croyants, nous sommes également moins protégés (la religion constitue un puissant filet de sécurité). Moins protégés aussi par une tradition d’acceptation des lois de la nature qui a tendance à s’évanouir au fur et à mesure de l’augmentation de notre puissance technologique. Ce que Yves Michaud nommait « un principe de réalité d’acier », et qui imposait aux esprits un fonds de limitations naturelles indiscutables, a tendance à se ramollir… La contrepartie d’une telle évolution est le refus de plus en plus insistant de la mort, et l’angoisse grandissante qui lui est attachée. C’est aussi la raison pour laquelle notre préférence se porte sans conteste en faveur d’une mort imprévisible et soudaine, de préférence dans son lit quand on est en train de dormir… Ainsi, elle ne peut être anticipée, ce qui peut dispenser de la penser… Une mort naturelle soudaine, une nuit, le plus tard possible, comme une lampe qui finit par s’éteindre, voilà l’idéal… Mais nous savons bien qu’en réalité, la mort est rarement dissociée de la maladie, qu’elle est quelque fois précédée par de longues agonies et souffrances physiques et mentales, qui peuvent aussi conduire à des altérations profondes de notre intégrité personnelle. Elle est donc associée dans notre esprit, le plus souvent à notre insu, à ce gouffre d’incertitude et d’imprévisibilité qui ne peut que nourrir de l’angoisse. Quoi qu’il en soit, cette préférence affirmée pour une mort autant soudaine qu’imprévisible et sans douleur est à l’opposé de l’imaginaire de la mort des temps anciens… Dans l’Ancien régime, « la mort est une mort annoncée, préparée, publique et personnelle »[30]. Annoncée : « on sent » la mort venir,dans une période où toutes les maladies sévères sont mortelles faute d’antibiotiques ou d’autres interventions médicales. Préparée : il est vital pour chacun de faire son examen de conscience avant de mourir, et un temps est nécessaire pour en remettre son âme à Dieu. Publique et personnelle : incontestablement personnelle puisqu’il s’agit de son âme singulière reconnaissable entre toute, mais également publique. La mort n’est pas objet de phobie et de dissimulation comme c’est souvent le cas aujourd’hui, la maison du mourant est ouverte à tous, et pas seulement aux proches. Aujourd’hui la mort est l’objet de dissimulation (on veut souvent épargner le malade de la dureté du sort qui l’attend), et très privatisée : elle est l’affaire de la famille, des proches, et parfois de l’équipe médicale, mais à l’exclusion des étrangers. Nous devons mettre cette réalité contemporaine en perspective avec la société des individus et le statut de cet individu contemporain qui se vit comme détaché ou « désappartenant », par contraste avec l’individu intégré dans une communauté villageoise. Il ressent par conséquent plus fort une fragilité par rapport à l’irréversibilité du temps, en l’absence de protection de la Religion et/ou de la communauté. Les accidents de la vie sont vécus comme plus redoutables, voire insupportables. Il faut comprendre que pour une personne du Moyen Age, la mort subite est une catastrophe sur le plan spirituel, alors qu’elle est devenue pour nous un idéal…
L’analyse de Marcel Gauchet[31] permet de mieux comprendre ce changement anthropologique concernant la façon dont la mort est perçue. Dans les sociétés marquées par l’hétéronomie (société holiste traditionnelle), et donc par le caractère contraignant et codifié des rôles sociaux, la mort concerne tout le monde, au sens d’une communauté donnée ; le mort pour sa part continue à perpétuer l’existence collective, d’où l’importance ritualisée du deuil qui marquait l’implication publique de cette perte. La mort a été privatisée et « intimisée », avec une désimplication tout aussi importante de la sphère publique : cela ne se traduit pas seulement par le fait que 75% des décès se passent à l’hôpital, mais surtout par l’indifférence totale de cet évènement à l’existence collective, qui se poursuit comme si le mourant n’avait jamais existé. La vraie solitude du mourant dans la société moderne est là, selon MG. Le deuil ne concerne que les proches indépendamment de tout rite… « Qui n’a pas fait l’expérience de ce sentiment de déréliction, lorsqu’on se retrouve à quelques uns autour d’une tombe dans le « no man’s land » que sont les cimetières aujourd’hui ? »(MG). Nous restons, malgré ce que nous pouvons en dire, des êtres d’appartenance, et cette situation ne peut que générer des frustrations. C’est un exemple, parmi d’autres, où nous constatons que la société d’aujourd’hui exacerbe le besoin de reconnaissance tout en rendant difficile sa satisfaction : reconnaissance d’une identité privée que la société des individus a contribué à créer, et qui ne trouve pas sa place sinon par le biais de la célébrité, qui est une valeur souveraine dans ces environnements sociaux. Pour MG, cette exacerbation de la demande de reconnaissance trahir une fragilité propre à la personnalité contemporaine : alors que l’existence individuelle dans nos sociétés est parfaitement indifférente au regard de l’existence collective, la personnalité traditionnelle a la force de porter en soi la société et de parler en son nom. « L’économie psychique de l’individu en droit d’être intimement lui-même gravite autour d’un narcissisme craintif et dépressif. Générateur d’une individualité faible et vulnérable, hantée par son impuissance vis-à-vis de son monde et tiraillée entre la fuite vers son monde intime et le besoin d’hyper socialisation privée ». C’est en effet dans la sphère des relations interpersonnelles, mais à part de la société officielle, que ce que Marcel Gauchet nomme « un narcissisme craintif et dépressif » cherche à se brancher. Ce qui n’empêche pas un sentiment de solitude au milieu de cette socialisation privée, et qui se traduit par le sentiment de ne pas compter au regard du mécanisme collectif. Cette question de l’articulation entre le privé et le public, l’individuel et le collectif, risque de mettre encore longtemps en difficulté le fonctionnement de nos démocraties…
[1] « Apprendre à vivre. Petit traité de philosophie à l’usage des jeunes générations »
[2] Claude Bernard, 1878
[3] Philosophe et sociologue allemand (1858 – 1918)
[4] Jankelevitch, « Penser la mort ? »
[5] « Le Temps des Modernes » (co-écrit avec Luc Ferry)
[6] Idem
[7] Clément Rosset. « La Joie. Une force majeure »
[8] « Penser la mort ? »
[9] Il serait intéressant de se demander comment les sociétés se comportent devant cette responsabilité… Cf. plus loin.
[10] Livre III des Essais
[11] Jacques Madaule, « Considérations de la mort ». Nous reviendrons bientôt sur cette idée.
[12] Lire à ce sujet « Mourir délibérément »
[13] Livre IV du Gai Savoir
[14] Schopenhauer
[15] Jankélévitch, « Penser la mort ? »
[16] « Mourir délibérément »
[17] Idem
[18] « Le Phédon » : discours de Socrate avant de boire la cigüe.
[19]« Otons-lui (à l’ennemi qu’est la mort) l’étrangeté, pratiquons le, accoutumons le. N’ayons rien si souvent en tête que la mort. »Montaigne
[20] Epictète, Entretiens, II
[21] Cet homme maintenu depuis 10 ans dans un état végétatif (selon en tout cas toutes les expertises médicales) et dont la cessation des soins (en l’occurrence l’alimentation et l’hydratation) est l’enjeu de conflits qui déchire la famille et aussi maintenant la société toute entière…
[22] Montaigne
[23] Jankélévitch
[24] « De la brièveté de la vie »
[25] « Le Phédon »
[26] Jankélévitch, « Penser la mort ? »
[27] « Les pensées », Blaise Pascal
[28] Hannah Arendt
[29] Pascal
[30] Article sur la mort, « Dictionnaire amoureux de la philosophie », Luc Ferry
[31] Lors d’une séance de son séminaire de 2017 consacré à « La radicalisation de la modernité et la crise de la démocratie »,