En quoi consiste le jugement du beau ? - Septembre 2013

La présentation du sujet

En quoi consiste le jugement du beau ?

 

Qu’est-ce que le beau ? Tous ceux qui ont cherché des critères permettant de fonder un jugement esthétique ont échoué, confrontés qu’ils étaient à l’incapacité de définir « objectivement » ce qu’était la beauté, qu’il s’agisse du beau artistique ou du beau « naturel ». Il est par conséquent tentant de considérer que, comme les goûts et les couleurs, le beau ne se discute pas… Mais pourquoi alors, comme le disait Nietzsche, nous ne cessons pas de le faire ? Discuter, c’est la réunion de deux choses apparemment contradictoires : d’une part reconnaître la pluralité des points de vue et l’absence d’une quelconque « vérité officielle » ; d’autre part, pressentir que son jugement peut légitimement être partagé, donc prétendre à une certaine universalité… Qu’en est-il alors du jugement esthétique ?

 

Daniel Mercier, le 24/04/2013

 

L'écrit philosophique

« En quoi consiste le jugement du beau ? »

 

Introduction : problématique

 

« Le beau ». Notons aussitôt qu’il s’agit d’un substantif…

 

Depuis les origines de la philosophie, le beau semble attaché à l’idée de vérité. « Le beau est l’éclat du vrai » : Avec Platon… Le classicisme et sa critique… Hegel... Schopenhauer… La critique nietzschéenne…

 

► La subjectivité du beau, qui ne signifie pas pour autant un historicisme ou un relativisme radical.

► Que la beauté soit au service de la vérité (en tout cas d’une certaine vérité…) ne nous apprend rien sur ce qu’est la beauté…

 

« Est Beau ce qui plaît universellement sans concept »,  Emmanuel Kant – Critique de la faculté de juger

 

Beauté naturelle et Beauté artistique

 

L’être du beau est tout entier dans son  apparaître

 

« La forme, c’est le fond qui remonte à la surface » (Victor Hugo)

 

La question du « sens » du beau n’est pas soluble dans celle de son rapport au vrai

 

Un « là-bas » qui n’est autre « qu’ici »

 

Un « accomplissement » qui me transporte hors de moi

 

La beauté est « ce qui reste » malgré l’effort de la pensée

 

Il nous arrive très souvent d’émettre des jugements esthétiques, et cela dépasse bien sûr largement le cadre du beau artistique. « C’est beau » disons-nous…Qu’il s’agisse de la beauté naturelle ou de celle qui est l’objet de nos artifices (pas seulement les œuvres d’art, mais aussi nos intérieurs, nos vêtements, nos tatouages, nos jardins, nos villes, nos architectures…etc.) nous sommes régulièrement sollicités par elle ; nous parlons volontiers d’un beau paysage, d’un beau port, d’une belle association, mais aussi d’une belle personne, ou d’un beau visage… Notre quotidien n’est heureusement pas exempt de beauté, et nos vies sont souvent soucieuses de ne pas s’en éloigner trop longtemps ou trop souvent. Mais qu’est-ce que la beauté ? Si elle a de la valeur, elle ne peut pas être seulement dépendante du goût de chacun, et doit donc être en quelque sorte « objective »… Comment passer de la variété et de la relativité des jugements portant sur la beauté à l’idée du beau, c’est-à-dire à une certaine universalité du beau dépassant par conséquent la particularité du jugement de tel ou tel… Car tel est bien le fond de notre sujet : si véritablement jugement il y a, nous sommes susceptibles en droit de trouver un accord, un consensus, sur ce qui est « jugé » beau. A tout le moins nous pouvons discuter ensemble sur ce qui est beau dans l’espoir de trouver un accord qui fasse « sens commun ». Et le paradoxe est le suivant : d’un côté nous savons bien que le jugement du beau est subjectif et relatif : il dépend non seulement de la conformation de tel ou tel individu, mais aussi de la culture ou de la période historique concernée. Ce relativisme est illustrée par la formule : « les goûts et les couleurs ne se discutent pas », dépendants qu’ils sont de  sensibilités multiples, qui en outre se transforment historiquement et culturellement. Il est vrai que l’individualisme ambiant aurait tendance à conforter ce relativisme. Mais alors, comme le dit Nietzsche, pourquoi malgré tout, « passons-nous notre temps à les discuter » ? Ne se discute en effet que ce qui peut-être susceptible d’être objet de persuasion, et donc de pouvoir espérer obtenir (en droit) l’assentiment de tous, et non une affirmation qui serait subjectiviste, enfermée dans la monade de chacun. Mais il faut aussitôt ajouter ce correctif : ne se discute que ce qui ne peut pas être prouvé (c’est la différence essentielle entre discussion et « disputatio »). Une vérité scientifique ne se discute pas, une fois qu’elle est acquise (jusqu’au moment où un fait observé viendra l’infirmer). Quand on dit « c’est beau », on pose comme une attente d’accord de tous les autres pour reconnaître cette beauté : en quoi peut consister son objectivité, si elle ne repose pas sur un concept scientifique déterminé ? En quoi consiste un jugement du beau qui a la particularité de ne pas pouvoir être démontré, et en même temps de pouvoir prétendre à une certaine universalité ? Comment cela est-il possible ? Nul doute que pour répondre à ces difficultés il soit nécessaire de poser la question princeps : qu’est-ce que le beau ?

 

« Le beau ». Notons aussitôt qu’il s’agit d’un substantif. Nous passons ainsi des « belles choses », qualificatif à la fois au spectre très étendu (une belle journée, un beau livre, une belle pièce, un beau tableau…), et dont la signification embrasse la beauté dans sa diversité et sa pluralité, au concept ou à l’idée du beau, censé regrouper cette diversité dans une essence qui exprimerait le propre de ce qui fait la beauté. Quand notre philosophie occidentale (contrairement à d’autres pensées, par exemple chinoise) pose ce substantif, l’objectivité du beau est dors et déjà postulée : c’est en particulier Platon, dans le dialogue de l’ « Hippias Majeur », qui met en difficulté son interlocuteur en lui montrant qu’il ne sait pas distinguer la différence entre des objets beaux et « le beau ». Nous pouvons ainsi dégager avec François Jullien les « parti-pris » de pensée sous-jacents à l’idée du beau, et inséparable de la pensée occidentale (« Cet étrange idée du beau »), Platon faisant ici figure de fondateur. Cela nous aidera à comprendre comment cette idée se construit, et peut-être aussi à mieux identifier les questions et difficultés qui s’attachent à ce concept

Le passage de l’adjectif au substantif est inséparable d’une partition entre le sensible et l’intelligible. Le beau serait ainsi le lieu privilégié d’articulation entre ces deux instances séparées : la première étant la réalité véritable, la seconde la réalité plus ou moins dégradée, lointaine et imparfaite copie de la première. Deuxièmement, l’idée du beau renvoie à « l’eidos », c’est-à-dire l’essence, ou « forme idéale », modèle, archétype. Plotin, dans le prolongement de Platon, premier grand penseur de l’art, explique que l’artiste imprime dans la matière « la forme idéale ». Nous retrouvons une idée voisine avec la théorie de la « mimesis » aristotélicienne : il s’agit de prélever la forme qui est devant moi et de la reporter sur mon support. L’idée de représentation est ainsi dès l’origine associée à l’objet beau. Enfin, la question de l’être est également inséparable de celle du beau : Chez Platon, la présence de beaux corps sont comme les lointains témoins de l’être (monde intelligible). C’est par une dialectique ascendante que le philosophe, à partir des beaux corps (celui de son amant en particulier…), aura accès aux belles âmes, puis aux Idées dans leur quintessence. Plotin à sa suite va penser l’équivalence des deux : hantant le sensible de sa présence, le beau est la manifestation de l’être : plus cela est, plus c’est beau.

 

Depuis les origines de la philosophie, le beau semble attaché à l’idée de vérité. « Le beau est l’éclat du vrai » disait Hegel. Voilà donc un chemin qui devrait nous permettre de dégager quelques critères, portant à la fois sur la finalité et sur les conditions de la réalisation du but visé, fixant « objectivement » la notion... il est hors de question ici de retracer cette histoire du beau comme représentation sensible du vrai ; contentons-nous d’en rappeler quelques moments importants.

Avec Platon, comme nous l’avons déjà évoqué, le beau permet de faire l’articulation entre le sensible visible et l’intelligible invisible. Un objet du monde sensible est beau quand il représenterait ou symboliserait d’une quelconque manière une idée dans l’autre niveau du monde intelligible. Cette thèse selon laquelle le secret de la beauté réside dans son rapport à la vérité va marquer toute l’histoire de la conception du beau.

Le classicisme, dans son prolongement direct, pense que l’universalité du bon goût (posé comme à priori) tient à ce que le beau est l’expression sensible de la vérité. L’œuvre d’art est belle lorsqu’elle parvient à représenter, et même découvrir « la belle nature » chère aux Anciens. Il y a des vérités éternelles qu’il s’agit de retrouver dans l’œuvre. Le beau est ici extérieur à l’œuvre ; celle-ci est un microcosme censé reproduire le macrocosme dans son essentialité. Proche de la conception platonicienne, la réalisation du beau est la transposition sensible d’une vérité morale ou intellectuelle, seule atteignable par la raison. Dans « l’Art poétique » de Boileau, cette forme de rationalisme dogmatique est exposée : l’universalité du bon goût tient à son rapport avec un monde objectif dévoilé par la raison ; c’est le sens véritable de la formule « imiter la nature ». Le génie classique « découvre » cette vérité et ne l’invente pas… Cela suppose une adéquation naturelle entre le sujet (l’artiste en l’occurrence) et l’objet à représenter. L’artiste est ainsi un intercesseur entre l’homme et la nature : la finalité et la valeur de l’art se trouve en dehors de lui, simple instrument pour « copier » la nature éternelle. Ce qui fait ironiser Pascal qui se demande pourquoi admirer une simple reproduction et non l’original ! Sauf peut-être à saluer la prouesse technique… mais en réalité, l’idée de « copie » est trompeuse ; il ne peut s’agir d’une simple copie, à moins que ce soit la réalité qui se copie elle-même, selon un processus de clonage. Même si l’idée est problématique pour un « classique », la subjectivité projective de l’artiste est déjà à l’œuvre, et la représentation ne peut être le simple « analogon » de la réalité. Mais surtout il s’agit toujours d’une transposition visant à saisir « l’eidos », l’Idée.

Avec la distance historique qui nous sépare de cette période, nous nous rendons bien compte aujourd’hui à quel point une telle conception du beau est naïve : penser qu’il est possible de définir les critères objectifs de ce qu’est le beau, ainsi que les moyens techniques de sa réalisation, heurte le sens commun : la variété des formes de beauté que nous offre aussi bien l’histoire de l’art que celle des sensibilités culturelles ruine la possibilité d’une beauté « canonique ». L’idée même de jugements de goût pluriels, supposant à la fois des possibilités d’accord mais aussi de désaccord en fonction de la subjectivité, et de la relativité du goût selon l’histoire et la culture, dément cette conception.

La première critique théorique décisive de ce point de vue sera menée par les empiristes au XVIIIème siècle. C’est au nom du sentiment esthétique éprouvé que cette conception est mise en cause : la fonction du beau est de plaire, et cela est en relation directe avec la sensibilité de chacun ; rien ne sert de discuter le goût qui est affaire de sentiment. Celui-ci peut certes être partagé (il l’est dans de nombreux cas), mais il peut aussi varier, et la discussion ne permet pas de s’entendre sur une quelconque définition du beau. Le risque d’un relativisme et d’un historicisme radicaux ne peut manquer d’apparaître ici, et compromettre l’idée même de jugement de goût, tout se valant désormais… Hume évitera ce risque avec un argument de fait (et non de droit comme les classiques) : ce qui garantit que le jugement de goût n’est pas purement aléatoire et dépendant de la subjectivité de chacun autant que des contextes historiques et culturels de tel ou tel groupe humain, c’est la commune structure psychobiologique des êtres humains. Les circonstances historico-culturelles étant simplement responsables de « variations » sur fond d’identité commune. La beauté est ce qui réjouit nos organes sensoriels. L’objectivité du beau est fondée non sur la raison mais sur une structure psychobiologique commune à l’humanité. Cet argument matérialiste d’une harmonie préétablie entre l’objet beau et la conformation du récepteur qui le juge beau est séduisante, et ne s’embarrasse plus de la référence à la vérité du monde extérieur. Désormais, le beau s’enracine dans la subjectivité humaine. Mais est-il suffisamment consistant ? En quoi explique—il la formation du jugement esthétique ? Comment peut-on légitimement passer d’une structure neuronale à l’élaboration de l’idée de beauté ? Le réductionnisme d’une telle théorie rate peut-être l’essentiel, à savoir la spécificité du jugement portant sur le beau…  C’est Kant qui parviendra à la fois à retenir les points positifs de chacune de ces positions (rationalisme dogmatique et empirisme), tout en dépassant les apories auxquelles elles conduisent. Nous aborderons un peu plus tard sa fameuse troisième critique, « La critique de la faculté de juger ».

C’est sans doute avec Hegel que la thèse du beau comme représentation sensible du vrai prend sa forme la plus achevée, prolongeant ainsi le classicisme un moment mis en question par les empiristes. L’art est une des étapes du mode de présentation de la vérité, qui sera ensuite dépassé par la religion et la philosophie, selon un mouvement d’émancipation de l’esprit vis-à-vis du sensible dans lequel l’art reste prisonnier. C’est la raison pour laquelle on parle de « classicisme historicisé ».L’introduction de la dimension historique permet ainsi de rendre compte d’une « histoire de la vérité », et pas conséquent aussi d’une certaine forme de relativisme du jugement de goût (qui désormais se résout dans cette Histoire). L’humanité, dans sa vocation à se représenter elle-même (contrairement à n’importe quel morceau de la nature qui se « contente d’être » une fois, elle n’est pas seulement « en soi »,  mais « pour soi », c’est-à-dire conscience de soi), se réfléchit à travers l’art au cours de l’histoire. « L’œuvre d’art est un moyen à l’aide duquel (l’homme) extériorise ce qu’il est… A travers les objets extérieurs, il cherche à se retrouver lui-même » (Hegel, tiré de « Pensées sur l’Art », Albin Michel). Ainsi l’esprit « pénètre le sensible » à travers l’art, dont l’auto-développement – mais aussi l’auto-dépassement – correspond aux différentes étapes de l’approfondissement de l’Idée. Symbolisme, classicisme, romantisme déroulent successivement cette première historicité. Par exemple selon l’interprétation hegelienne, la sculpture égyptienne monumentale du Grand Sphinx taillé à même dans le roc d’un promontoire naturel, exprimerait à la fois la fascination pour la nature et la nécessité de l’arrachement de sa puissance en tant que culture. Chaque forme d’art correspond également de façon privilégiée à chacun de ces moments : l’architecture pour le symbolisme, la sculpture pour le classicisme, la peinture et surtout la musique et la poésie pour le romantisme (ces deux derniers parviennent à s’émanciper très fortement du sensible et gagnent en intériorité)… Même si l’œuvre porte la marque du sensible, elle est de nature spirituelle, car manifeste le pouvoir sans limites de l’esprit sur lui-même, ainsi capable « d’avoir une conscience pensante sur lui-même ». Le beau n’est pas ici extérieur à l’œuvre (comme dans le classicisme), mais la présentation de la vérité de l’esprit même. C’est la raison pour laquelle pour Hegel la beauté artistique est d’essence bien supérieure à la simple beauté naturelle. Mais seule la philosophie réussit à se libérer totalement du sensible et donc de la représentation, pour s’identifier au déploiement de l’Esprit dans son caractère absolu.

Avant d’évoquer Nietzsche et anticipant sur sa rupture, selon nous apparente, avec la conception de l’art comme représentation sensible du vrai, nous constatons avec Hegel l’apparition d’une subjectivité pour laquelle la vérité est inséparable de son développement même au cours de l’histoire : le beau artistique n’est plus la traduction sensible la plus parfaite possible d’une beauté naturelle et objective extérieure à nous ; désormais, sujet et objet sont mêlés dans un même processus créatif et un même sentiment esthétique. Mais alors l’idée même de jugement, qui semble supposer une extériorité et une distance de celui qui juge par rapport à l’objet jugé, est-elle toujours adéquate ? Nous y reviendrons…

La philosophie esthétique de Schopenhauer est intéressante également en tant qu’elle inverse la hiérarchie platonicienne en faveur de la raison et dévalorisant l’approche artistique : le philosophe affirme au contraire que seul l’art et la contemplation esthétique sont en mesure d’avoir accès à la « réalité véritable » ou « substratum des phénomènes », la raison n’accédant qu’aux « représentations » et « au petit théâtre de notre esprit ». L’art est mis ainsi à la hauteur d’une véritable métaphysique, la musique occupant une place privilégiée, car étant capable par son rythme et sa mélodie de manifester sans intermédiaire la réalité intime du monde… Ce n’est pas par le concept mais par l’intuition pure que le « génie » peut s’absorber complètement dans la chose. Malgré le caractère radicalement opposé à Platon par certains aspects, il est remarquable de constater que l’idée classique du beau comme représentation sensible de la vérité est une fois de plus maintenue : l’œuvre est « un clair miroir du monde », et permet de découvrir la « vraie réalité » derrière l’apparence …

 

C’est à cette conception là que Nietzsche va s’attaquer résolument. Car l’illusion par excellence selon lui, c’est l’idée d’un « monde-vérité » qu’il faudrait opposer au « monde-apparence », comme le monde intelligible s’oppose au monde sensible. Le réel est un, ni apparence sensible, ni vérité intelligible, et l’être est donc tout entier dans son apparaître, pouvant prendre tour à tour la forme des multiples forces de la vie, exprimant chacune des qualités de volonté de puissance. Pas de fantomatique « être véritable » qui serait, conformément aux règles de la raison, transcendant, monde intelligible, identique à soi (principe d’identité), permanent, éternel, qui ignorerait donc le changement, la destruction, la lutte, la douleur. Le monde est un chaos et sa réalité sans fond ; il n’y a pas de connaissance désintéressée d’une réalité objective placée devant le regard neutre de l’esprit (qui va en restituer la « représentation » la plus fidèle possible). Toute connaissance est au contraire interprétative et relève de la volonté de puissance ; cela signifie en particulier une tentative de domination, « un effort pour s’approprier le chaos d’une réalité qui ne constitue pas un monde avant que le travail démiurgique de la volonté de puissance ne l’ait intégré à un ordre, à des structures… ». Il s’agit d’un aménagement suivant le plan de ses valeurs. Deleuze, profondément influencé par Nietzsche, définit la tâche de l’art, la science et la philosophie (« Qu’est-ce que la philosophie ? ») comme tentative « de tirer des plans sur le chaos », non pas refuser ce chaos mais au contraire y plonger pour y rapporter une « coupe », un « plan », une « composition » chacune à sa manière, qui est différente. Dans cette perspective, l’art est l’expression la plus transparente de la vie, de cette volonté de puissance qui est chez N., nous venons de l’évoquer, « l’essence la plus intime de l’être ».  La création artistique est sans doute le meilleur moyen pour créer ainsi des univers qui expriment la multiplicité de ces forces de vie. Nietzsche nous exhorte à voir le monde « avec le plus d’yeux possibles ».D’où le caractère vital de l’œuvre d’art, pour son créateur mais aussi secondairement pour celui qui en jouit.  « L’art… est une augmentation du sentiment de la vie, un stimulant de la vie. ». Mais la vie elle-même doit être considérée comme une œuvre d’art. « Vivre en beauté » dit un de ses commentateurs… il faut plutôt faire entrer l’art dans la vie, plutôt que de faire de l’Art « un refuge ultime de la vie ». La beauté doit être dans cette perspective une des valeurs cardinales de la vie. En quel sens ? Dans la vie comme dans l’art, Nietzsche avance l’idée du « grand style » : « Danser sa vie », « la mettre en musique », jouer sa vie à l’instar  de ces héros tragiques de la tragédie grecque. Puisqu’il n’y a plus de vie meilleure et plus réelle que cette vie-ci, puisqu’il n’y a plus de distinction entre un monde vrai et un monde faux ou d’apparences, mais que tout est interprétation, l’homme comme artiste créer ses propres valeurs et sa vie (à condition de ne pas supposer un sujet libre et autonome derrière ce procès, puisque N. a également développé une critique radicale de cette idée…). L’absence de vérité transcendante à l’immanence du plan de vie ne signifie pas que « tout se vaut ». La « belle forme » doit ici s’imposer, être choisie : l’harmonie, l’équilibre, la cohérence, la hauteur, sont autant de valeurs qui ont sa préférence (d’où par exemple ces choix artistiques et musicaux). De ce point de vue la beauté chez Nietzsche est l’expression  « d’une volonté victorieuse, d’une coordination plus intense, d’une mise en harmonie de tous les désirs violents, d’un infaillible équilibre perpendiculaire. La simplification logique et géométrique est une conséquence de l’augmentation de la force. » (« La Volonté de Puissance »). La beauté ici s’apparente à l’apparente facilité du geste parfait (par exemple celui du danseur ou du champion de tennis) qui intègre en un tout harmonieux les différents mouvements et forces requis. Le « grand » homme est celui qui autorise le déploiement de ses passions sans se laisser dominer par elles. Il les domine au contraire, les hiérarchise, mais sans les étouffer. Il est grand à la fois par l’ampleur du jeu qu’il accorde à ses passions, et par sa capacité à les dominer. Peut-être une autre image évocatrice pourrait être celle du cavalier et de sa monture (cf. à ce sujet « Qu’est-ce qu’une vie réussie ? », «Le  moment nietzschéen », de L. Ferry). A l’opposé de la rigueur et de la grandeur du « Grand Style », on trouve « la laideur » de toutes les formes d’activités qui ne parviennent pas à la maîtrise de soi requise pour la hiérarchie des instincts, réduites au déferlement des passions (le romantisme est ici visé) : « La mutilation réciproque des forces, la contradiction et la coordination insuffisante des aspirations intérieures et donc la diminution de force organisatrice, de volonté » définissent la laideur. Nietzsche est d’un côté radicalement novateur, et de l’autre ne rompt pas avec l’idée centrale du classicisme ; en dénonçant la prétention à vouloir décrire un « monde vrai », en affirmant qu’il y a une infinité de mondes qui sont autant de perspectives de l’individu vivant, il prépare en effet tout le mouvement artistique de l’individualisme moderne pour qui l’art n’est plus pensé comme reproduction d’une réalité extérieure à soi mais comme prolongement de soi, monde imaginaire. Il n’y a plus de discussion possible sur une « beauté en soi » et « objective », ni même sur l’objectivité du monde qui n’existe pas, tout étant question de perspectives. Mais d’un autre côté, le « perspectivisme » reste « classique » à sa façon : l’art reste toujours l’expression de la vérité en tant qu’il est le meilleur miroir des différentes formes de volonté de puissance. La beauté renvoie certes à des points de vue subjectifs, mais qui sont tous révélateurs de « l’essence la plus intime de l’être ». L’œuvre d’art est en ce sens le « symptôme d’un type d’homme déterminé ». Tout illusoire qu’il soit, l’art est le seul « à ne mentir jamais ». Nietzsche reste en cela « classique » en ce sens que l’art continue d’entretenir un rapport avec la vérité, celle de la multiplicité des forces de vie, dont la beauté est l’expression. L’art est adéquat au réel, davantage que ce mensonge appelé « vérité ». Certes en jouant sur des apparences, en créant des illusions, il se montre infiniment plus vrai que toute autre activité. Heidegger, malgré ses critiques adressées à Nietzsche, développera une conception de l’art proche de la sienne : « l’art fait surgir dans l’œuvre la vérité de l’étant ».

Ce que Nietzsche appelle « volonté de puissance », qu’il renvoie souvent à un fond instinctuel et physiologique, Freud le traduit en termes de monde pulsionnel. Mais la théorie de la sublimation des pulsions est très proche de la précédente ; Nietzsche parle d’ailleurs de spiritualisation des instincts, formule tout de même voisine de celle de Freud. La vérité de l’art « gît » en quelque sorte pour Freud dans ce processus de sublimation. Comme chez Nietzsche, l’œuvre d’art est un symptôme qui exprime inconsciemment, grâce à l’aide de la beauté, des pulsions en quelque sorte transformées et spiritualisées, dont la satisfaction directe est barrée. La thèse fortement soutenue par Charles Pépin dans son dernier livre (Cette beauté qui nous sauve ») développe jusqu’au bout cette idée : nous avons besoin de beauté pour satisfaire de façon substitutive et spirituelle nos pulsions agressives et sexuelles refoulées. Tel est en effet le privilège de l’humain (par rapport à l’animal) : celui d’une souplesse et d’une plasticité de la pulsion qui lui permet de dévier de son but pour se mettre au service d’une activité culturellement valorisée et « civilisée »…La civilisation offre ainsi un cadre pour satisfaire ce qu’elle a interdit. En élargissant le propos de Freud comme celui de Nietzsche, il faut bien reconnaître que la beauté permet en effet souvent de transformer notre énergie vitale non exempt de colère, de violence  et de frustration, en un « moment d’élévation spirituelle » (Charles Pépin). La culture est métamorphose, sublimation de la nature. Elle n’est pas éradication des pulsions, mais transformation et utilisation de ces dernières. Il n’y a pas deux parties d’humanité séparées, la bonne et la mauvaise, mais « homo sapiens-demens » (Edgar Morin) aux infinies combinaisons entre ces deux pôles. Selon Ch. Pépin, cette conception « matérialiste » des oeuvres met en cause la thèse hégelienne : l’émotion esthétique ne renvoie pas essentiellement au sens symbolique de l’œuvre. La Vierge, l’Enfant Jésus, et Saint Anne (Léonard de Vinci) nous parle certes de Dieu et de l’amour, mais la jouissance inconsciente éprouvée renvoie à ce que cache et révèle à la fois l’œuvre en termes de pulsions refoulées (cf. à ce sujet le petit livre de Freud « Léonard de Vinci, un souvenir d’enfance »). Qu’en penser ? Faut-il trancher sur ce sujet ? La sorte de « métabolisme » qu’opère le travail artistique de sublimation n’est-il pas propre à un « rendu » qui mêle inextricablement ces deux dimensions ? La beauté nous permettrait d’exprimer notre vie proprement humaine, ses obscurités, ses contradictions, sa multiplicité, jetant du même coup le doute sur toutes nos tentatives de « crispation identitaire » et d’unité… En cela, la beauté nous fait partager quelque chose qui est au-delà de notre petit moi, et qui rejoint notre humaine condition.

 

Au terme de ce cheminement, deux observations provisoires. La première tient lieu d’enseignement : si l’idée classique de la beauté comme représentation sensible du vrai perdure quelque soit les théories du beau et l’histoire de l’art, en revanche il y a un aspect du classicisme qui semble infirmé : nous comprenons mieux que la beauté est avant tout une rencontre où objet et sujet sont mêlés, et qu’elle ne réside pas seulement dans une beauté extérieure, intelligible ou non, qu’il suffirait de « capter » ou de reproduire. La deuxième est de l’ordre d’une déception : que nous disent au fond toutes ces thèses sur le beau ? Elles nous renseignent sur la fonction de la beauté, sur « ce à quoi elle sert », ou encore sur ces effets, mais en aucun cas sur ce qu’elle est ou en quoi elle consiste ! Revenons sur ces deux points.

 

► La subjectivité du beau, qui ne signifie pas pour autant un historicisme ou un relativisme radical.

Au delà de la subjectivité ou de l’intériorité de l’artiste, au-delà des points de vue subjectifs, l’œuvre donne accès à des représentations de mondes susceptibles d’être partagées ou du moins comprises. Autrement dit la subjectivité de l’œuvre ne signifie pas un repliement et un enfermement monadique qui nous couperaient de tous les autres. Dans cette perspective, la subjectivité peut être un chemin privilégié qui mène à une réalité plus « vraie »… dont l’artiste est moins le possesseur que le « berger » (Heidegger). Il ne s’agit pas seulement des « états psychiques » de l’artiste… Mais cette vérité est désormais celle d’un monde humain où sujet et objet sont mêlés, dans le cadre d’un « perspectivisme sans sujet », expression qui a été utilisée pour caractériser la philosophie nietzschéenne. Nous avons effectivement perdus en cours de route – à partir de l’esthétique hegelienne en particulier – l’idée du beau artistique comme traduction sensible la plus parfaite possible d’une beauté naturelle et objective extérieure à nous.

Le beau est désormais dans l’alchimie de la rencontre entre un homme et un objet, tant du point de vue du créateur que de celui du spectateur. Si bien qu’il n’est peut-être pas très pertinent d’assimiler l’expérience esthétique à un « jugement » : celui-ci suppose une position d’extériorité et de neutralité, ainsi qu’une dualité sujet-objet qui ne correspond pas à cette expérience. « Nous sommes davantage dans la beauté que face à elle » (Charles Pépin). Celui-ci distingue au début de son livre deux façons d’aborder la beauté : ce que me fait la beauté, et ce qui fait la beauté, et précise que seule la première question l’intéresse, c’est-à-dire décrire l’effet de la beauté sur nous. Mais peut-on vraiment les séparer s’il est vrai que la beauté n’est pas plus dans le sujet que dans l’objet, mais dans leur rencontre sous forme d’émotion esthétique ? Il n’y a sans doute pas de beau en soi indépendamment de quelqu'un pour l’appréhender. Et l’émotion esthétique nous renseigne sur le fait que nous pouvons penser non seulement avec la seule raison, mais avec tous les sens et tout le corps : « Nous pouvons penser avec nos yeux, avec nos oreilles, avec notre sensibilité » (Charles Pépin). Pour illustrer l’indistinction entre le sujet et l’objet, entre le réel et l’imaginaire dans le processus d’émotion esthétique, citons le peintre Jean Balitran, qui est tombé amoureux de la Loire : « Je vais souvent bivouaquer dans le lit de la Loire au large de Saint Florent où les étendues de sable sont immenses. Le matin, c’est un opéra de vivre le lever du soleil avec le chant des oiseaux ! Il y a un souffle musical : les longues plages d’eau immobiles sont comme des silences dans une oeuvre musicale. ». Ce témoignage, somme toute assez « banal », est instructif à plusieurs titres : il rassemble dans une même expérience une émotion qui concerne autant le spectateur que le futur créateur ; qui mêle inextricablement beauté naturelle et beauté esthétique : la transposition musicale (« l’opéra », « le souffle musical », « les silences », « le chant des oiseaux ») du paysage montre comment la beauté naturelle est indissociable de nos projections et de nos schèmes artistiques ; qui consacre l’interpénétration du sujet et de l’objet. La « réalité objective » du lit de la Loire est inséparable du sens que lui prête celui qui le regarde. Nous reviendrons sur cette idée à propos de la question relative à la beauté naturelle et à la beauté artistique.

Nous disions précédemment que la subjectivité pouvait être le chemin qui nous mène à une réalité plus « vraie » que celle qui apparaît ; en ce sens, et contrairement à ceux pour qui sont apparition dans l’art a signé le repli sur un subjectivisme radical, l’idéal classique est toujours présent, même si des mondes imaginaires ont tendance à remplacer le monde posé comme à priori unique et commun. Il suffit de constater quel est le projet de l’art contemporain à partir du cubisme pour s’en persuader : si, par exemple il faut en finir avec la perspective, c’est parce que l’influence des nouvelles géométries nous enseigne qu’il faut revenir aux deux dimensions pour parvenir à « un réalisme nouveau », parcourir par tous les moyens le sens du réel. La « vraie » réalité, comme avec les idées platoniciennes, n’est pas visible, mais seulement accessible par l’intelligence… L’œuvre d’art « sera une réalité en elle-même, plus vivante, plus intense et plus vraie que les objets réels (puisqu’elle en exprime, comme chez les classiques, l’essence) » (Luc Ferry, « le sens du beau »). L’œuvre contemporaine a donc vocation elle aussi de valoir universellement, et non simplement pour² tel ou tel individu particulier. L’ultra-individualisme que revendique parfois l’art contemporain n’empêche pas l’artiste d’exprimer un monde porteur d’une vérité qui n’est pas seulement la sienne propre.

 

► Que la beauté soit au service de la vérité (en tout cas d’une certaine vérité…) ne nous apprend rien sur ce qu’est la beauté…

Quelque soit le rapport du beau à la vérité, qu’il s’agisse de la vérité d’un monde objectif ou de nous-mêmes et de notre monde, ne reste-t-il pas tout aussi mystérieux ? Car cela ne dit que peu de chose sur ce qu’est la beauté. Etre renseigné sur « à quoi elle sert » ne dit pas ce qu’elle est. Le rapport à la vérité ne peut suffire à expliquer le beau ; Hegel lui-même considère que les limites du sensible empêche l’art d’être la meilleure représentation possible de la vérité, la philosophie et ses concepts étant de ce point de vue supérieurs… Mais surtout une représentation sensible d’une Idée peut-être intéressante, remarquable… mais pas nécessairement « belle ». Sinon, comment comprendre une partie de l’art contemporain qui revendique le « non-beau », refusant cette référence esthétique ? S’inscrivant toujours d’une certaine façon dans la recherche de l’idée à partir d’un matériau sensible, il est cependant en rupture par rapport à la recherche du beau et du plaisir esthétique. Par exemple la musique contemporaine refuse l’harmonie au profit des ruptures et des dissonances. Pour ces raisons, le beau ne semble pas avoir de privilège particulier sur la question du dévoilement de la vérité  - il y a la philosophie, mais bien sur aussi la science et la religion pour les croyants -  même s’il est souvent au service de cette dernière. La force que recèle la beauté pour nous faire accéder à des univers dans lesquels nous ne serions sans doute jamais entrés, et qui contribuent à élargir notre vision du monde, est indéniable, et signe sans doute la puissance de l’art, mais aussi de la beauté sous toutes ces formes… mais cette puissance ne dit pas grand-chose sur la manière dont se forme le jugement du beau… Il y a toujours un reste qui résiste à l’explication…. Qui est peut-être inhérent à la beauté elle-même, et indissociable de son caractère fascinant. Un beau paysage, un beau visage, un beau tableau, le sont-ils de façon purement formelle à cause de leurs lignes, de leurs couleurs, de leur harmonie, ou bien parce qu’ils désignent un « au-delà d’eux-mêmes » en termes de sens et de valeurs ?

 

Résumons-nous : si le beau n’a pas de concept pour le définir, pas de recettes pour le produire, pas de critères pour le juger, que reste-t-il de lui ? S’il est inséparable d’un jugement de goût éminemment subjectif, peut-il être vraiment discuté et acquérir une certaine forme d’objectivité ? C’est à pareille aporie que va s’atteler Kant dans sa « Critique de la faculté de Juger ». Essayons d’en retenir les principaux enseignements.

 

« Est Beau ce qui plaît universellement sans concept »,  Emmanuel Kant – Critique de la faculté de juger

Kant va chercher à dépasser l’aporie que le conflit entre classicisme et empirisme a suscitée : soit le beau peut se définir quasi scientifiquement, et n’est même pas l’objet de discussion (puisque nous pouvons l’identifier facilement). Il correspond à la reproduction la plus parfaite possible de la « belle nature » chère aux anciens, et conforme à l’idéal de la raison. Mais si l’on peut démontrer ainsi la présence du beau à l’aide de critères infaillibles (tant en ce qui concerne sa fin que sa réalisation), la possibilité même de pouvoir en discuter disparaît… Disparaît également avec, la subjectivité… Une telle conception défie le sens commun : nous savons bien qu’il n’est pas possible de démontrer comme dans la science la validité du jugement sur le beau, et par ailleurs nous ne pouvons que constater la diversité des formes de beauté au cours du temps et à travers les cultures, qui contredit l’idée d’une découverte de « la » beauté… Pour autant, il est tout aussi difficile d’adhérer à la thèse sensualiste : nous ne pouvons nous contenter du « à chacun son goût », et nous sentons bien que le beau est communicable, partageable, même s’il ne donne pas lieu à un jugement logique. C’est sur cette possibilité d’un dialogue intersubjectif sur le beau que l’argumentation de Kant va porter : comment penser l’intersubjectivité sans la fonder sur une raison dogmatique ? A l’inverse, comment préserver la particularité du goût sans céder à la formule « à chacun son goût » qui détruit la prétention à toute universalité ? Kant a l’intuition que, pour individuelle qu’elle soit, notre expérience esthétique ne peut pas être étrangère à autrui, et que la beauté transcende notre subjectivité particulière.

C’est à partir d’une réflexion sur l’objectivité que nous pouvons entrevoir le début d’une solution : le point de vue dit « précritique » (avant la philosophie de Kant) consistait à penser la vérité et donc l’objectivité comme adéquation de nos représentations avec l’objet, c’est-à-dire à l’aide des notions d’intériorité et d’extériorité. Or nul ne peut savoir ce qu’est l’objet en soi indépendamment de mon regard. Un tel constat peut conduire au solipsisme (Descartes ne peut en sortir qu’en faisant appel à Dieu comme garant de la validité de mes pensées claires et distinctes) ou au scepticisme (par exemple l’idéalisme d’un Berkeley). Kant nous propose de sortir des notions d’intériorité et d’extériorité impliquées par la référence au « sujet monadique » : l’objectivité ne désignera plus ce qui est extérieur au sujet (c’est-à-dire la chose en soi, inconnaissable), mais le caractère universellement valable de ses propositions. Elle sera opposée à la subjectivité, qui désignera alors des représentations valables pour moi. Ainsi l’intersubjectivité est installée au coeur de l’objectivité.

Revenons au jugement esthétique : contrairement au jugement déterminant (pensée par concepts allant du général au particulier, et qui consiste en l’application de règles), le jugement esthétique est « réfléchissant » : jugement à priori sans concept, allant du particulier au général : selon Charles Pépin, le jugement du beau consistant à dire que « c’est beau » sans critères relève de l’intuition. Pour pouvoir être discuté, le jugement du beau suppose qu’il y ait une liaison entre un sentiment particulier et ce que Kant appelle une Idée universelle (de la Raison ; contrairement au concept, elle est « indéterminée », et ne peut donc se traduire en contenus précis) opérée par la réflexion en vue d’établir une communication directe entre les individus, un sens commun non conceptuellement fondé. La beauté chez Kant est intermédiaire entre le sensible et l’intelligible en tant qu’elle réalise de façon contingente l’idéal contenu dans les Idées de la Raison (à savoir que tout le réel est rationnel selon un entendement infini)) : elle incarne de façon irrationnelle la réconciliation du sensible et de l’intelligible. Dans l’expérience esthétique se trouve ainsi réconciliés la matière et l’esprit, et donc également nos facultés humaines, la raison comme la sensibilité. A travers une belle chose (beauté naturelle), ou une « belle représentation d’une chose » (beauté artistique), ce sont nos facultés qui se découvrent en accord. Contrairement à d’autres jugements (relatifs au vrai ou au bien) qui impliquent une lutte entre facultés (par exemple, le bien face à l’intérêt égoïste, ou encore l’entendement contre la sensibilité…), et donc un conflit interne, ici c’est la paix et l’harmonie des facultés qui dominent. Même si nous ne savons pas trop pourquoi, la vérité de ce que nous ressentons s’impose à nous, et lève le voile de tout doute possible sur ce que la vérité nous fait. C’est en ce sens aussi qu’il faut comprendre le « jugement réfléchissant » : les facultés humaines se réfléchissent l’une sur l’autre. A propos d’émotion esthétique, Kant parle de leur « jeu libre et harmonieux ». Cette réconciliation, pour avoir du sens, doit être l’œuvre de la nature et non d’un dessein artificiellement conduit : la beauté artistique n’est donc pas seulement l’objet d’une production techniquement réussie, à partir de finalités conscientes, mais le résultat du « génie » ; la théorie du génie chez Kant permet de faire intervenir un don original, naturel, qui fait « sens commun », c’est-à-dire qui est immédiatement reconnu par le public. Il est par conséquent possible de parler d’une « objectivité » du beau en tant qu’il peut faire « sens commun », la question de savoir s’il correspond ou non à une « beauté en soi » devenant hors de propos.  Est « beau » ce qui est reconnu sans concept comme l’objet d’une satisfaction désintéressée, mais aussi vécu comme universelle et nécessaire, et qui manifeste une certaine forme de finalité, sans qu’aucun but extérieur ne soit représenté. Cette précision est importante au sens où une des caractéristiques de la beauté est de n’avoir aucun but en dehors d’elle-même (nous reviendrons prochainement sur cette propriété).  Pour conclure avec Charles Pépin, inspiré par Kant, sur ce que doit être un jugement esthétique : sans concept ? Il n’y a pas une idée du beau, une règle de l’art, une école de référence…etc. Sans intérêt ? Le sentiment du beau est « désintéressé ». Sans finalité ? Ne pensez pas aux intentions de l’artiste, car alors le primat du rationnel vous couperez de l’harmonie interne. C’est la présence du « génie », participant de quelque chose de naturel et d’inconscient, qui permet de distinguer l’œuvre d’une production techniquement réussie. Mais cette question de la finalité est moins simple qu’elle ne paraît… Nous y reviendrons.

 

Beauté naturelle et Beauté artistique

Une certaine conception des rapports et de la hiérarchie entre les deux est implicitement contenue dans ces différentes philosophies de l’art. Evoquons en particulier Hegel et Kant qui développent  des conceptions assez antagonistes sur cette question. La poser, c’est avancer un peu plus encore dans l’identification des critères du beau… Pour le premier, l’arrachement et l’émancipation de l’Esprit par rapport à la nature résume à eux-seuls l’histoire de l’humanité : l’œuvre d’art en tant qu’œuvre spirituelle a donc incomparablement plus de beauté que n’importe quel autre objet naturel. « Autant l’esprit et ses créations sont plus élevés que la nature et ses manifestations, autant le beau artistique est lui aussi plus élevé que la beauté de la nature » (Hegel, Esthétique).  On peut comprendre cette valeur privilégiée accordée à la création humaine … mais aussi faire remarquer que la beauté naturelle est de nature à symboliser du sens en tant qu’elle n’est et qu’elle n’existe qu’à travers un regard qui est lui-même porteur d’imaginaire. La contemplation n’est pas seulement réception passive, et nos perceptions sont « informées » (au sens de donner forme) par des schèmes esthétiques : la vue d’un champ de tournesols, qui attirent notre regard, est peut-être inséparablement associée aux « Tournesols » de Van Gogh. En ce sens, « l’apparaître » du paysage mobilise un imaginaire à la fois personnel et culturel. Nous l’avions déjà montré lors de ce témoignage du peintre Jean Balitran, tombé amoureux de la Loire. Comme le dit encore Charles Pépin, une baie en Corse, en fin de journée, « lorsque ciel et terre se confondent en un unique éblouissement », symbolise peut-être « le miracle d’un tel monde harmonieux qui ne doit rien à Dieu » … ou tout autre chose, m’empresserai-je d’ajouter ! Mais en effet, s’il est vrai que la culture est « créatrice de monde », comme nous l’avons souvent affirmé, en tant qu’elle médiatise et organise notre rapport à la nature, il est légitime de penser qu’elle est aussi convoquée dans la perception de la beauté d’un paysage… Quoiqu’il en soit, à s’en tenir aux statuts respectifs de la beauté naturelle et de la beauté artistique chez Hegel, il va de soi que la hiérarchie de valeurs penche en faveur de cette dernière. Il en va tout autrement chez Kant, qui affirme au contraire la prévalence de la beauté naturelle, et surtout l’idée que toute beauté doit comporter un élément naturel et indépendant de l’esprit humain. Pourquoi ? Si la beauté incarne en quelque sorte la réconciliation du sensible et de l’intelligible, ou de la nature et de l’esprit, il faut que cette réconciliation vienne de la nature elle-même, sous peine de n’avoir aucun intérêt ! Il faut qu’elle ne soit pas artificiellement construite pour prendre tout son sens. Ce qui  plaît à la raison, c’est que cela arrive en toute irrationnalité ou contingence, comme une trace dans la nature de cet Idéal de la raison. Ce qui me plaît dans la beauté naturelle, c’est qu’elle a l’apparence de l’art, c’est la pensée que la nature a produit cette beauté, comme si elle avait une finalité. L’art lui-même, nous l’avons dit, ne serait pas l’art si le génie, en tant qu’il participe de la nature, n’intervenait pas. Il faut qu’à travers le génie nous reconnaissions l’œuvre de la nature. C’est cette commune reconnaissance qui fait d’ailleurs immédiatement sens pour autrui. Le secret de la beauté naturelle réside dans cet étonnement que nous éprouvons devant cette ressemblance qu’elle manifeste avec l’esprit, et qui fait d’elle la trace symbolique des Idées de la raison. Les exemples pris par Kant pour illustrer sa conception  correspondent à des expériences quotidiennes que nous avons tous vécues : si nous trouvons si belle la diversité des dessins et des couleurs chez les insectes ou sur les fleurs, c’est parce que nous le percevons comme si la nature avait une finalité (« faisant exprès » d’être belle), c’est-à-dire parce que la nature a l’apparence de l’art. Mais alors pouvons-nous nous empêcher de penser que ce charme repose sur une illusion volontairement entretenue ? Car nous savons bien que la nature n’a pas produit cette beauté volontairement. Et c’est même précisément de le savoir que le charme opère… Si au contraire on essaie de me tromper en copiant la nature (par exemple avec des fleurs artificielles), le charme va opérer tant que je ne me rends compte de rien. Aussitôt que je repère un signe patent de la supercherie (un pistil trop gros, ou une feuille trop verte…), la déception est immédiate. Je vais progressivement accepter l’idée et peut-être de nouveau percevoir une certaine beauté, mais qui n’aura pas de commune mesure avec la première, alors que c’est le même objet… Ce qui fait la différence, c’est que la première perception en fait un objet de la nature. On comprend mieux pourquoi l’art authentique devra comporter une part de naturalité, un élément qui échappe au contrôle de la subjectivité et de la conscience des objectifs. Il faut que nous reconnaissions dans le produit fini, à travers le génie, l’œuvre de la nature…

Si nous prenons nos distances avec ce qui reste une métaphysique kantienne, concernant en particulier la dualité de l’âme et du corps, ainsi que cet idéal régulateur d’un monde cohérent et finalisé, entièrement soluble dans un entendement infini qui ne fait que redoubler l’idée de Dieu, nous pouvons en revanche retenir la profondeur d’une pensée qui fait de l’expérience esthétique une expérience donatrice de sens et de valeurs au-delà ou en deçà de toute maîtrise consciente ou de finalité rationnellement identifiée. L’expérience esthétique telle qu’elle est pensée par Kant, peut légitimement apparaître, avec la distance des deux siècles passés depuis, comme le signe d’un Règne des Fins annoncé consacrant en effet la réconciliation du corps et de l’esprit, dans une perspective évidemment chrétienne. Les Idées de la Raison jouant ici le rôle d’idéal régulateur. Mais Kant nous permet de penser ensemble la subjectivité et l’objectivité du beau. De la même façon que la critique kantienne parvient à dépasser les notions d’intériorité et d’extériorité avec son nouveau concept d’objectivité, il est sans doute temps de dépasser aussi celle de la dualité âme-corps (dont elle est en revanche fortement tributaire) ou somatique-psychique dans une conception intégrée et unitaire corps/esprit où l’homme est tout entier un morceau de la nature.

 

L’être du beau est tout entier dans son  apparaître (distinction avec l’objet d’usage ou de consommation)

Dans le prolongement de Kant, la beauté est désormais étrangère à toute finalité extérieure à elle-même. Ce qui signifie, autre façon de le dire, qu’elle est sa propre fin. L’objet beau n’a pas d’autre fonction que celle d’être là et d’apparaître. Hannah Arendt l’affirme avec force (« Crise dans la culture ») : « Si la choséité de toutes les choses dont nous nous entourons réside dans le fait qu’elles ont une forme à travers laquelle elles apparaissent, seules les œuvres d’art sont faites avec l’unique but d’apparaître. Le critère approprié pour juger de l’apparaître est la beauté. Contrairement à un objet d’usage ou de consommation condamné à s’user ou à être périssable, répondant à une fonction ou un besoin utilitaire, la beauté transcende toute référence utilitaire et fonctionnelle, et sa qualité demeure toujours égale à elle-même ; En ce sens, aucun objet n’a qu’une valeur d’usage ou marchande, il est aussi plus ou moins beau ou laid. Il est vrai qu’un nombre incalculable d’objets seraient à ranger dans la catégorie du « non-beau », au sens où leur être est presque exclusivement instrumental et très peu dans leur apparaître. Il s’agit « d’objets plats, ternes, qui lassent le regard, sans essence, sans individualité, sans force, sans signification » (Mickel Louis Dufrenne, philosophe contemporain spécialiste d’esthétique). Edgar Morin parlerait sans doute de « monde prosaïque » pour désigner ces objets ou ces situations. Contrairement à l’objet beau, l’être de celui-ci est très peu dans son apparaître, et s’épuise dans sa fonction de signe ou de signifiant. Alors que dans l’objet beau, qui est tout entier dans son apparaître, « le signifiant porte en lui le signifié ». Qu’est-ce à dire au juste ? En quoi l’art est de ce point de vue un « langage » particulier ? Et ne peut-on pas en dire autant d’un paysage, et de toute beauté ? Cette question sera l’objet du prochain point. En ce sens de la beauté, les œuvres d’art, non seulement « ne sont pas consommées comme des biens de consommation, ni usées comme des objets d’usage : mais elles sont délibérément écartées des procès de consommation et d’utilisation, et isolées loin des nécessités de la vie humaine » (Hannah Arendt). Et le domaine public offre précisément « l’espace de déploiement à ces choses dont l’essence est d’apparaître et d’être belles. ».

 

« La forme, c’est le fond qui remonte à la surface » (Victor Hugo)

Pour éclairer la formule un peu énigmatique de Victor Hugo, commençons par nous demander si la précédente caractérisation du beau nous conduit à la fameuse conception de « l’art pour l’art » où la beauté est purement formelle, et seulement affaire, par exemple pour la peinture, de lignes, de couleurs ou de formes ? Ou bien renvoie-t-elle à un sens qui n’est pas elle, simple « médium » ou instrument ? Cette question nous plonge à mon sens dans  « le vif du sujet »….  Nous ne pouvons pas dire en effet que l’objet beau ne renvoie à rien d’autre qu’à lui-même ; il ouvre au contraire à « un horizon de signifiés », mais cet horizon est en quelque sorte tout entier contenu dans son apparaître. C’est la définition même de l’objet beau selon Mikel Louis Dufrenne.  L’art est certes un langage, mais qui a cette particularité, par rapport aux autres discours, que le signifiant n’est pas séparé du signifié. A la différence des sciences ou de la philosophie où le signifiant (les mots) a une valeur instrumentale précise et se trouve clairement séparé de ce qu’il signifie (le signifié), dans l’art, le signe signifie aussi autre chose que lui-même et renvoie à un « monde », mais le signifiant porte en lui le signifié, le discours n’est pas séparé de son objet. Le monde auquel il renvoie est en quelque sorte « l’être même du signe en tant qu’il s’illimite ». Dire que l’œuvre, c’est ce qui se glisse entre l’œil et la réalité extérieure, nous propose une image qui rend assez bien compte de ce rapport particulier avec cette réalité. Le sens et la signification de l’objet beau n’est pas « ailleurs », indépendant des signes qui l’expriment : signifiant et signifié sont dans l’objet. L’objet n’est pas le seul véhicule de l’idée (c’est un peu le sens de ce que dit Hegel), il est dans son apparaître même. Il prend désormais la place d’une réalité incontournable, sans laquelle il « manquerait » véritablement quelque chose à la réalité. L’objet d’art propose un « monde », celui de l’artiste, et s’impose dans son « impérieuse présence ». L’expression de « réalité additionnelle » prend tout son sens : non seulement l’objet d’art est représentation d’une réalité (il dit quelque chose à ce sujet), mais il devient une nouvelle partie de la réalité : quelque chose « manquerait » si Van Gogh, Rembrandt ou Mozart n’avaient pas existé… Le beau n’est pas l’indice d’un autre monde qui serait invisible, mais il est ce monde, qu’il s’agisse d’un coucher de soleil ou d’une peinture de Cézanne. Ce qui est beau, c’est « ce qui a de la gueule », c’est quand c’est « réussi », quand ça a de l’élégance, de la hauteur, de l’équilibre… Et nous voyons bien là ce que peut signifier la formule de Nietzsche « Vivre sa vie comme une œuvre d’art ».

 

La question du « sens » du beau n’est pas soluble dans celle de son rapport au vrai

Lorsque nous parlons de « mondes » au sujet de ce que peut évoquer la beauté, en particulier lorsqu’il s’agit d’une « œuvre », mais qui peut être aussi modeste ou populaire qu’une chanson, une musique, ou un film, nous évoquons ainsi des « univers de sens » ou des valeurs auxquels de telles œuvres nous introduisent : il est davantage question de sens que de vérité. La beauté est peut-être moins le médium du vrai que celui de sens ou de valeurs. Souvent nous n’acceptons de nous « ouvrir » à d’autres sens ou d’autres valeurs qu’en présence de la beauté. Nous avons besoin d’elle pour sentir battre en nous des sensibilités (dans tous les sens de cette notion) qui nous sont apparemment peu familières ou éloignées. Si l’Etranger de Camus et l’absurde du monde nous touche, dit Charles Pépin, c’est grâce à la beauté du livre et de son style. J’ajouterai un autre exemple, plus proche d’une expérience récente qui fût la mienne : l’univers mélancolique que nous propose Lars Von Trier dans Melancholia peut apparaître très éloigné du nôtre… mais c’est la grande beauté du film – et n’est-ce pas la fonction essentielle du cinéma ? – qui nous permet d’avoir accès à cette sensibilité. Si nous devons être tenté une fois par une vision mystique du monde, allons voir alors « Ordet » de Carl Théodor Dreyer (cité par Ch. Pépin). Les limites d’un tel élargissement de la perception sont relatives au degré d’ouverture ou de fermeture de chacun en fonction de ses valeurs propres et de son propre rapport au monde : pour citer encore une fois un exemple personnel, le dernier film de Terence Malik (2011) présenté au Festival de Cannes (Palme d’Or) : « Three of Life » pourrait illustrer mes propres limites sur le terrain de la quête de l’au-delà… Quoiqu’il en soit, le beau nourrit des liens étroits avec l’imaginaire ; il est un déclencheur d’imaginaire, évoquant, comme le dit François Cheng, « le paradis promis » comme « le paradis perdu ».

 

Un « là-bas » qui n’est autre « qu’ici »

Les « paradis » que la beauté évoque –il faut prendre ce terme métaphoriquement – exprime  une forme de « présence-absence » au monde, qui nous distingue bien entendu des mammifères qui sont simplement là « une fois » ( !) au monde, simplement « présents ». Mais ce là-bas n’est pas nécessairement platonicien, participant des arrières monde de l’intelligible. La beauté est notre façon de vivre « poétiquement », et pas seulement « prosaïquement » (Edgar Morin)… nous avons besoin d’être « appelés » par la beauté, vers un « ailleurs » que l’ici. Mais comme le dit François Jullien dans « Cette étrange idée du beau », « Je me sens d’autant plus présent au monde que je le quitte ». En réalité, même s’il n’y a qu’un monde, il y a une multitude de mondes perçus possibles. D’où l’intérêt de la préconisation de Nietzsche : « voir le monde avec le plus grand nombre d’yeux possibles », et ainsi libérer la pensée des illusions inhérentes au point de vue unique. Notre monde n’est peut-être que l’entrelacement de ces mondes perçus possibles, d’où l’intérêt de multiplier ces rencontres – à travers ce qui jaillit d’une belle chanson, d’un beau tableau, ou d’une beau paysage -  et de vivre dans un monde dès lors plus vaste ou élargi. 

 

Un « accomplissement » qui me transporte hors de moi

Contrairement à l’idée selon laquelle le beau ne renverrait qu’à un plaisir égoïste du moi, son espace est celui du monde et de l’histoire ; son sens aussi bien que sa forme donne à l’expérience esthétique une dimension bien plus importante que celle qui ne concernerait que « les seuls miroitements du moi ». Les affects qui lui sont attachés nous rattachent à nos vies communes, et aux interrogations de l’humanité sur le monde et sur elle-même. Sur un plan personnel, l’expérience esthétique est sans doute, comme le montre Robert Misrahi, un « accomplissement » : quelque chose qui porte sur un sujet au-delà de lui-même et qui le « réalise ». Cet accomplissement s’exprime à travers une forme de joie. En ce sens, l’expérience esthétique peut rejoindre d’autres expériences telles que par exemple la découverte d’une réciprocité dans l’amour, la lecture d’un texte qui comble nos attentes, l’achèvement d’une action ou d’une œuvre longtemps en travail, l’accomplissement de plaisirs sensuels … La joie est un sentiment pleinement affirmatif qui exprime un accord profond de l’individu avec lui-même et avec le monde. Dans la jouissance esthétique, par exemple la contemplation poétique d’un paysage inépuisable, l’adhésion à une musique qui nous enchante, je suis transporté hors de moi par la beauté du monde et de l’existence. Rappelons-nous ce magnifique texte de Camus tiré des Noces et brillamment commenté par Raphaël Enthoven (conférence Colombiers 2008). Il nous parle d’un paysage de la campagne de Florence ; extraits : « Des millions d’yeux, je le savais, ont contemplé ce paysage, et pour moi il était comme le premier sourire du ciel. Il me mettait hors de moi au sens profond du terme, il m’assurait que sans mon amour et ce beau cri de pierre, tout était inutile. Le monde est beau, et hors de lui point de salut……… À portée de ma main, au jardin Boboli, pendaient d’énormes kakis dorés dont la chair éclatée laissait passer un sirop épais. De cette colline légère à ces fruits juteux, de la fraternité secrète qui m’accordait au monde à la faim qui me poussait vers la chair orangée au-dessus de ma main, je saisissais le balancement qui mène certains hommes de l’ascèse à la jouissance et du dépouillement à la profusion dans la volupté ». Avec la joie, je me réjouis de ma propre existence et du monde dans laquelle elle s’inscrit. La même inspiration habite la très belle chanson de Barbara « Est-ce la main de Dieu, est-ce la main du diable qui a mis sur la mer cette étrange voilier….etc. Pour toutes ces beautés-là, merci et chapeau bas ! ». La beauté du monde (pour nous, car peu importe si elle est ou non une « beauté en soi ») n’est-elle pas au fond l’ultime justification de la vie ? Est également inséparable de cette joie la dimension du partage et de la réciprocité qui font de nous des semblables. Lorsque je dis « c’est beau », il y a cette intentionnalité d’élargissement à tout un chacun. La beauté est peut-être le seul sens possible, et qui transcende toute élaboration consciente, d’une vie qui n’en a pas en dehors d’elle-même… Expérience privilégiée de l’irremplaçable, si insignifiant soit-il. La beauté comme pure présence de la vie qui se suffit à elle-même, et pour laquelle la question du sens ne doit pas se poser.

 

La beauté est « ce qui reste » malgré l’effort de la pensée

Nous ne pouvons pas conclure cette réflexion sans reconnaître que, malgré tous nos efforts, aucune « explication » ne semble en mesure de résoudre l’énigme du beau. La beauté est « ce qui reste », ce résidu non résolu malgré l’effort de la pensée. C’est d’ailleurs ce qui justifie cet effort : pour savoir ce qui reste, encore faut-il avoir pu le dégager de tout ce qui l’entoure ! Nous comprenons mieux ses effets, « ce que nous fait la beauté », mais nous sommes toujours aussi embarrassés pour la définir (ce qui fait la beauté). En même temps, nous avons observé à quel point cette distinction résistait mal à l’examen : s’il n’y a pas de « beauté en soi » extérieure à nous, elle est indéfectiblement « alchimie » entre subjectivité et objectivité, et engendre des « mondes » qui viennent se loger entre notre œil et la réalité « du » monde. Malgré la diversité de ses « mondes », la beauté semble pouvoir à bon droit revendiquer son caractère public (et non purement « privé »), c’est-à-dire sa capacité légitime à réunir les hommes en faisant « sens commun », mais sans qu’une « vérité » du beau puisse s’imposer sans discussion (comme une vérité scientifique). La reconnaissance universelle des œuvres peut en témoigner. Même s’il ne se démontre pas, le beau, contrairement à l’agréable, n’est pas soumis au même relativisme. Il est une médiation privilégiée pour l’expression du sens, et peut-être ultimement de ce sens particulier du non-sens qu’incarnerait la beauté… Mais le sens ou même la vérité ne peuvent à eux-seuls rendre compte du beau ! Les explications ou interprétations devant un beau paysage ou une œuvre d’art sont certes intéressantes, mais ne peuvent épuiser le sujet de la beauté, ni même dire l’essentiel. La beauté nous apprend à aimer ce que nous ne comprenons pas. D’où son caractère fascinant…

 

Daniel Mercier, le 13/08/2013