Quelle égalité pour quelle justice ? - Avril 2010

La présentation du sujet

« Quelle égalité pour quelle justice ? »

 

Y a-t-il aujourd’hui une question plus centrale pour nos sociétés démocratiques ? Peut-être qu’une des raisons de la désaffection des individus du politique réside dans l’absence de réponse claire à celle-ci, dans un contexte où précisément les inégalités sociales ne cessent de croître. Mais qu’entend-on au juste par égalité ? Quelle justice sociale pouvons-nous contribuer à construire, si nous voulons éviter de rester prisonniers d’un idéal inaccessible, si nous ne nous contentons pas de postures plus protestataires que véritablement opérationnelles ? La réflexion philosophique et sociologique peut nous aider dans cette entreprise…

Notre discussion préparera la Conférence-débat du grand sociologue français François Dubet (30 avril 18h30 à Colombiers) qui présentera son analyse développée dans « Qu’est-ce qu’une école juste », et complétée dans l’ouvrage qui vient de paraître « Des chances et des places ». Quel terrain, en effet, plus privilégié que l’école pour mettre à l’épreuve nos idées sur la justice et l’égalité ? 

L'écrit philosophique

“Quelle égalité pour quelle justice ?”

 

Cette question est presque aussi ancienne que la philosophie elle-même, puisque déjà Aristote en faisait « une difficulté fondamentale de la philosophie politique » :   « Tous les hommes sont d’avis que le juste consiste en une certaine égalité… Mais quelle sorte d’égalité et quelle sorte d’inégalité ? C’est un point qui ne doit pas nous échapper, car il contient une difficulté fondamentale de la philosophie politique » (Aristote). Cependant, cette préoccupation est également très « moderne » : elle est au principe même de l’idéal démocratique et révolutionnaire de la Révolution. « Tous les hommes naissent libres et égaux en droit », et l’égalité trône au premier rang de notre trilogie républicaine, avec la liberté et la fraternité. Enfin elle est d’une grande acuité aujourd’hui, pour deux raisons combinées : la première, est directement reliée à la situation de crise sociétale (et sociale) que nous traversons : sans doute qu’une des raisons principales de la désaffection croissante des individus  face à la politique réside dans l’absence de réponse claire à cette question, dans un contexte où précisément les inégalités sociales ne cessent de croître. La seconde, relevée par Marcel Gauchet, concerne le nouveau développement de ce principe d’égalité au fur et à mesure que celui-ci avance, développement qui recèle selon lui une contradiction : il réclame d’une part l’égalité de traitement, et d’autre part revendique de plus en plus aujourd’hui  l’affirmation de l’égale liberté de chacun, le droit égal pour chacun d’affirmer ses différences (et parmi celles-là, les différences de talents ou de compétences), de pouvoir être accompagné le mieux possible dans ce procès d’individualisation, et peut par conséquent conduire, en particulier à l’école, au creusement des inégalités au nom de l’égalité. L’analyse de François Dubet concernant l’application du principe de l’égalité des chances à l’école (la grande idée du XXème siècle) et des difficultés qu’elle rencontre rejoint selon nous cette idée (« Qu’est-ce qu’une école juste ? L’école des chances »). Nous y reviendrons. Dans cette présentation, l’ intention est  de préparer la réception de cette prochaine conférence, et donc d’anticiper cette réflexion sur la justice à l’école. Nous commencerons par fixer quelques repères notionnels sur l’égalité et la justice, et nous terminerons avec la « mise à l’épreuve » de cette problématique philosophique à travers l’analyse de l’école aujourd’hui.

 

Tout d’abord quelques éléments de définition concernant l’égalité

 

L’égalité de droit ou « égalité formelle », en termes de droits égaux : principe selon lequel les prescriptions, défenses et peines légales sont les mêmes pour tous les citoyens sans exception de naissance, de situation et de fortune (mêmes lois pour tous). Mais aussi principe d’égalité dans l’accès à toutes les places : « Tous les citoyens étant égaux aux yeux de la République, sont également admissibles à toutes dignités, places et emplois publics selon leur capacité et sans autre distinction que celles de l’utilité commune. ». L’égalité politique concernera en particulier le droit de vote et le droit pour tout citoyen à l’éligibilité.

 

L’égalité réelle : dans un deuxième sens, où l’on parlera d’ « égalité réelle », c’est le fait que deux ou plusieurs hommes ont même fortune, même instruction, même santé …etc. Dans cette catégorie, il ne s’agit plus d’égalité des droits, mais d’une égalité en quelque sorte matérielle, dans laquelle on peut ranger l’ « égalité des biens », et l’égalité sociale d’une manière plus globale.

A travers cette acception de l’égalité, il apparaît évident que l’idée d’égalité et de justice ne peut concerner seulement les droits dits « formels », mais aussi les inégalités de condition sociale. Déjà Rousseau dénonçait les inégalités sociales : il est manifestent illégitime (donc injuste) « qu’un poignée de gens regorgent de superfluités, tandis que la multitude affamée manque du nécessaire. ».Il explique également que « si les riches sont trop riches et les pauvres trop pauvres », c’est la stabilité du contrat implicite qui fonde la vie en commun qui est menacée.

Il est sans doute difficile de suivre Rousseau quand il essaie de démontrer le caractère illégitime de la société corrompue et inégalitaire qu’il dénonce au nom d’un « état de nature » où les hommes étaient censés vivre libres et égaux (« Discours sur l’origine de l’inégalité parmi les hommes »)… Lui-même d’ailleurs annonce le caractère fictionnel d’une telle hypothèse, et établira le droit et la justice sur la convention du contrat social (et non sur un droit naturel). Spinoza déjà avait montré que la nature n’était ni juste ni injuste, et que dans celle-ci, « tout appartient à tous » et rien n’est mien. D’autre part, outre le fait que cette « état de nature » est problématique et qu’on peut lui faire dire ce qu’on veut (on ne le connaîtra sans doute jamais), l’argument peut également se retourner : Rousseau  peut toujours affirmer que les inégalités naturelles restent en quelque sorte périphériques dans la société naissante qu’il décrit , elles existent bel et bien ( force, talent, intelligence…) : par quel « funeste hasard », ou fâcheux concours de circonstances (ce sont ses propres termes), « l’égalité disparut, la propriété s’introduisit » ? L’égalité, comme la justice, n’ont de sens que dans la cité instituée par les hommes qui se rassemblent en vue de la vie commune. La justice n’existe que si les hommes la veulent et la font ; il n’y a pas de « justice naturelle », mais elle suppose au contraire l’histoire, la culture, la société.

La justice en tant que vertu a la particularité d’être à la fois, selon la distinction d’Aristote, une vertu intellectuelle qui fait appel au discernement et donc à l’intelligence, mais aussi et surtout une vertu morale. La justice comme idéal et comme visée (elle n’est pas vraiment de ce monde, dit Kant) est avant tout éthique et pose l’égalité en dignité de tous les êtres humains. C’est avec le christianisme que cette égalité, en dépit des différences naturelles, de position sociale, ou ethno-raciales, devient une évidence. C’est Saint Paul qui l’institue avec force : les hommes en tant qu’ « enfants de Dieu », mais aussi en tant qu’ils sont « Dieu fait homme », sont fondamentalement égaux : « Je me dois aux grecs comme aux barbares, aux gens cultivés comme aux ignorants …. Oui, vous tous qui avez été baptisés en Christ, vous avez revêtu Christ. IL n’y a plus ni Juif, ni Grec ; il n’y a plus ni esclave ni homme libre ; il n’y a plus l’homme et la femme ; vous n’êtes qu’un en Jésus Christ », écrit-il, apportant ainsi la fondation divine de cette universalité des droits humains reprise dans la Déclaration des droits de l’homme (qui ne s’appuie plus sur la théologie mais sur la référence à une état de nature présumé, fortement inspirée de Rousseau).

 

Deux conceptions de la justice, deux figures de l’égalité

 

La justice est avant tout activité de partage et de répartition. Comme cela a été précisé, la justice en tant que vertu intellectuelle s’inscrit dans l’évaluation et la mise en relation ; elle est pour cela liée à l’égalité au sens arithmétique, qui peut s’entendre dans sa rigueur et dans sa « justesse » de deux façons, chacune représentant en quelque sorte une figure de l’égalité.

 

L’égalité arithmétique (et la justice commutative) : le partage à opérer est simple : à chacun la même part. « Un » égale « un » selon un principe d’égalité parfaite. C’est le principe de la « justice commutative » (Aristote distingue justice commutative et justice distributive, nous y reviendrons) à l’œuvre dans le troc, les échanges qui s’appuient sur des contrats. Les biens échangés doivent être égaux pour que l’échange soit dit juste et nul marchand ne s’y trompe. Mais Dans le modèle grec de la démocratie des premiers fondateurs (Clisthène), la la difficulté commence à partir du moment où l’on s’interroge sur l’étendue des domaines de cette forme de justice.répartition des parts du pouvoir politique obéit strictement à cette règle : c’est le principe dit d’ « isonomie » par lequel chacun est d’une certaine façon interchangeable et représente une voix parmi d’autres. On sait que la répartition des charges et fonctions de la cité obéissait aux règles de rotation et de tirage au sort (y compris pour des fonctions aussi importantes que chef militaire ou magistrat) et non à celle de la désignation du « meilleur », ou présumé tel, comme cela se passe dans les démocraties représentatives, qui de ce point de vue, ont introduit une dose d’aristocratie méritocratique). Ses principes ont été sévèrement critiqué par Platon qui, dans La République, propose un modèle qui en est l’exact opposé, est repose sur des principes de justice distributive, du type « à chacun selon sa nature ou ses aptitudes » : ainsi les philosophes doivent gouverner la cité comme la raison doit gouverner l’homme, les guerriers ne s’occupant que de la défendre sous les ordres de ces derniers, et les moins capables d’exercer le pouvoir seront ceux qui sont les plus proches de la vie matérielle et sensible, c'est-à-dire les producteurs et les marchands. Ici la justice distributive relève d’un ordre hiérarchique et élitiste très  sévère… Enfin, notons que nos démocraties représentatives se sont tenues à égale distance aussi bien de cette hiérarchisation dans la répartition des charges et fonctions par le principe du suffrage universel (au demeurant très progressivement appliqué…), que du tirage au sort et de la démocratie directe, par la délégation et le choix du présumé « meilleur ». En revanche, elle applique strictement  l’égalité arithmétique dans la distribution des droits civils ou politiques, selon le principe « un égale un ».

 

L’égalité proportionnelle (et la justice distributive) : Platon est donc le premier à avoir appliqué le principe de l’égalité proportionnelle, même si chez lui, celui-ci légitime un refus de la démocratie comme forme de pouvoir politique. Mais toute la difficulté repose sur la question de savoir sur quoi porte l’égalité ? Pouvons-nous ici confondre égalité de droit (au sens des droits de l’homme) et égalité dans la répartition des biens, des charges, des conditions de vie, des honneurs, même si nous savons par ailleurs que nous revendiquons de plus en plus que le principe formel de l’égalité de droit se traduise aussi dans les faits, et si nous sommes de plus en plus sensibles et indignés devant les écarts de richesse dans le monde ? Ne sommes-nous pas obligé de reconnaître avec Aristote qu’il n’est pas juste de donner la même chose à tout le monde, quelque soit le comportement de chacun ? La justice selon lui consiste à traiter inégalement des individus inégaux. Ainsi, il n’est pas vrai que A= B, mais la bonne formule est  un rapport de proportion « A/B =C/D (Ethique à Nicomaque). L’égalité n’est pas entre des choses, mais entre des rapports. Il faut établir une égalité entre le rapport de la contribution de tel individu et telle part, et le rapport de la contribution de tel autre individu et telle autre part. « A chacun ce qui convient » « A chacun son dû » ou « à chacun sa part », ou encore « à chacun le sien », vont être les formules consacrées de la justice distributive ; même si certains y voient un « sophisme de l’inégalitarisme », il est difficile de ne pas prendre en compte cette idée de proportionnalité, et donc de distinguer égalité et équité. Mais en même temps, les formules sont un peu tautologiques : comment peuvent-elles se traduire dans les faits ? Le problème central de la justice va précisément être de définir des principes à priori de détermination des parts de chacun. Comment, en quelque sorte, opérationnaliser le « à chacun son dû » selon la valeur de chacun ?

Cette formule peut être complétée au moins de trois façons différentes : à chacun selon son … travail, … ses besoins, … son mérite. Mais elles ne vont pas sans poser de redoutables difficultés.

« A chacun son travail » ? Comment comparer des travaux de nature différente ? Qui va comparer (avec tous les risques d’autoritarisme associés) ? Comment peut-on prendre en compte et mesurer l’utilité sociale du travail, si c’est le critère que l’on retient) ?

« A chacun selon ses besoins » ? Marx pensait que le principe de la distribution ultime de la société communiste devait permettre d’opérer le passage du « chacun selon ses capacités et son travail » au « chacun selon ses besoins ». Ce « programme » est problématique à plusieurs titres : 1) grande variabilité et relativité de cette notion de besoin… De quels besoins parlent-on ? S’agit-il également de ce qui est désirable ? Qui fait la part entre besoins légitimes et besoins illégitimes ? 2) Il suppose une société d’abondance, ce qui est loin d’être le cas, en particulier au niveau mondial…3) Même dans une société d’abondance des biens, est-il juste de distribuer également les richesses sans considération des compétences et des efforts humains nécessaires à leur production ?

La dernière formule étant celle qui a été retenue par notre « idéal républicain » (l’égalité méritocratique), et qui semble faire un large consensus à travers l’idéologie de l’égalité des chances, nous pouvons nous y arrêter davantage.

 

Egalité et mérite

Il s’agirait donc de proportionnaliser l’égalité au mérite ou à la compétence,  au nom à la fois de la morale et d’une certaine efficacité sociale, et par conséquent de donner inégalement à des individus inégalement méritants ; « Celui qui ne travaillera pas ne mangera pas » dit l’Evangile. V. Hugo dira également à ce sujet  (les Misérables, IV partie, I, chap IV) : « Le partage égal tue l’émulation, et par conséquent le travail. C’est une répartition faite par le boucher qui tue ce qu’il partage ».

Ceci dit, cette notion de mérite n’est pas simple ... Que désigne-t-il au juste ? Qu’est-ce qui « vaut » véritablement pour justifier l’inégalité ? Trois caractéristiques attachées au mérite peuvent nous aider : 1) un ensemble de compétences réalisés  2) la distance qui sépare le point de départ de la compétence acquise  3) la vertu liée à un certain effort. La première intéresse au premier chef la société, en terme d’utilité publique (article 1er de la Constitution qui justifie les « distinctions sociales » uniquement par rapport à ce principe d’ « utilité commune »). Les seconde et troisième font référence à une valeur morale liée à la mobilisation et à l’effort personnel ; cette valeur (le caractère moralement estimable de l’action d’une personne quelque soit ses « talents » ou ses « handicaps ») n’est pas indifférent à la société mais n’est pas en tant que telle récompensée par elle, qui a en vue « l’utilité commune »… D’un point de vue social et économique, seul le résultat obtenu peut-être prise en compte (ce qui n’exclut pas, bien entendu, l’effort et la volonté, qui reste, dans la représentation du mérite, le critère moral par excellence). Par ailleurs, cette conception de l’égalité méritocratique apparaît comme finalement aristocratique (au sens étymologique du « meilleur » et non au sens de l’Ancien Régime ou tout est joué à l’avance par les privilèges de la naissance). C’est la raison pour laquelle l’élection du « meilleur » apparaissait comme une dérive aristocratique pour les démocrates radicaux (d’où la critique du système représentatif, en particulier chez Rousseau). Quoiqu’il en soit, en démocratie, si tout homme a la même valeur, la même dignité morale, qu’en est-il de la valeur du mérite, d’un point de vue moral ? Il ne peut y avoir un quelconque  « mérite » attaché aux atouts naturels ou à sa position de départ dans la vie (car en effet on ne peut faire abstraction dans le jeu social de l’arbitraire et des inégalités des conditions initiales). Nous savons bien également que les inégalités prétendument naturelles (de talents, de force, mais peut-être aussi concernant des capacités de mobilisation, d’effort, de motivation) sont lourdement grevées par les hasards de la naissance, les diverses déterminations sociales et histoires personnelles. «  Nous ne méritons pas notre place dans la répartition des dons à la naissance, pas plus que nous ne méritons notre point de départ initial dans la société. » (John Rawls, in « Théorie de la Justice »). Et pourtant, n’y a-t-il pas une certaine légitimité à ce que les individus s’attendent à voir leurs efforts et leurs « résultats » récompensés ? 

A travers la référence au mérite, le principe d’égalité se mâtine d’une dose de liberté : elle repose en effet sur la promotion de  l’esprit d’initiative, d’autonomie,  et de responsabilité de chaque individu ; en réalité ce n’est pas contradictoire : la première des égalités n’est-elle pas cette égale liberté pour chacun ? Mais ce droit à l’optimisation maximum de son droit à la différence conduit paradoxalement nos démocraties à un mouvement, une dynamique dans l’histoire, telle que des inégalités de richesse importantes vont pouvoir se manifester. C’est en particulier la difficulté que nous signalions au départ, avec Marcel Gauchet, concernant l’ambiguïté d’une égalité qui, dans son développement historique, peut, en son propre nom, c’est à dire celui de « l’égale individualisation », conduire à l’accroissement des inégalités. Comment peut-on, dans l’esprit d’une justice que nous qualifierons alors d’ « équitable », accorder un rôle au mérite sans abandonner l’idéal égalitaire ? C’est la problématique développée par John Rawls dans « Théorie de la Justice », qui finalement sera aussi celle de François Dubet dans « Qu’est-ce qu’une école juste ? »

 

Mérite et « inégalité juste » dans « Théorie de la justice ».

 Il est difficile aujourd’hui de parler d’égalité et de justice sans se référer à l’œuvre qui a fixé le cadre de cette discussion pour la période contemporaine : la fameuse « Théorie de la Justice » de John Rawls. Il se situe dans la tradition libérale, mais sa conception de la justice est telle qu’elle a rencontré les préoccupations du mouvement socialiste et socio-démocrate. Il s’agit donc pour lui de définir ce qui est juste, sans évacuer pour autant la valeur de l’efficacité dans nos sociétés modernes, et donc la notion de mérite. Mais contrairement à ceux qui en font une valeur morale, la récompense des efforts et des talents n’est pour lui qu’un instrument. Autrement dit, ce n’est pas au nom du mérite (qui n’est donc pas une valeur en soi, ni un critère de justice) que l’on peut justifier (moralement) les inégalités. Il ne peut donc pas être le principe d’une distribution juste des parts de chacun. Il s’agit cependant de reconnaître la légitimité de ces attentes (voir ses efforts récompensés), et le mécanisme du marché comme nécessaire en tant que mécanisme de régulation principal des incitations à produire des richesses. En ce sens, l’idéologie du mérite est à la fois illusoire et nécessaire. Nous aimons nous dire qu’il est juste que nos mérites soient récompensés en tant que tels, alors que la justice doit être fondée indépendamment de ces considérations liées au mérite. Les récompenses ne sont que des stimulis utiles (au nom de l’efficacité), rien de plus. Mais la transparence de ces mécanismes n’est peut-être pas possible, ni souhaitable…

Rawls s’inscrit dans une perspective libérale et affirme notamment le pluralisme des conceptions du bien et du bonheur ; Comme Popper, il pense que l’Etat ne doit pas chercher à faire le bonheur des citoyens et imposer une idée du Bien, mais seulement diminuer leurs souffrances, éradiquer un certain nombre de maux. En revanche, il pense qu’il est possible et souhaitable d’arriver à un accord sur la conception du juste, des fondements du droit et de la citoyenneté.

Car au-delà du pluralisme des conceptions du bien, il y a un certain nombre de « bien sociaux premiers » que tous les hommes désirent avoir plus que moins, et qui sont la condition de réalisation de tout projet de vie, quelque soit sa singularité. Ces biens sociaux premiers sont les droits, les libertés et les possibilités offertes, les revenus et la richesse. Ils constituent « les bases sociales du respect de soi-même »). L’importance qu’il accorde à la philosophie sociale l’éloigne de penseurs de l’individualisme classique comme Tocqueville ou Hayek. Pour lui, il y a deux raisons pour lesquelles la conception libérale est insuffisante : 1) la répartition des richesses et des pouvoirs obéirait à une sorte de « loterie naturelle », ce qui est arbitraire d’un point de vue moral (refus de ce déterminisme naturel) 2) Le développement des capacités naturelles (même la disposition à faire un effort) est affecté par toutes sortes de conditions sociales et d’attitudes de classe, dépendantes de circonstances sociales et familiales ; il est donc pratiquement impossible d’assurer des chances égales de réalisation et de culture à ceux qui sont doués de manière semblable. Il va ainsi réconcilier théoriquement le libéralisme politique avec les droits sociaux. Pour lui, la justice sociale est un moment essentiel de la liberté individuelle (et non en opposition) 

 

Qu’est-ce qui va donc être retenu comme principes de justice qui fassent consensus ?

Rawls présente une « expérience de pensée » dit du « voile d’ignorance » à partir de laquelle il va pouvoir déduire ces principes. De quoi s’agit-il ? Imaginons un « voile d’ignorance » qui soumet les citoyens à une incertitude totale sur les déterminations qui les caractérisaient en propre : leur place dans la société, leurs goûts, leurs croyances, leurs talents, leur sexe…etc. Et demandons leur de s’entendre sur des principes de justice qui font l’unanimité. Cette égalité radicale des conditions par construction doit permettre l’équité de la solution retenue. Il serait peu plausible d’imaginer qu’ils choisiraient une société radicalement égalitaire où les parts de pouvoirs et de revenus ne seraient corrélées d’aucune manière à la contribution de chacun : car alors quelles incitations à travailler, à prendre des risques (c’est en ce sens que le mérite, même s’il n’est pas une valeur dans la théorie de Rawls, reste un instrument de l’efficacité) ? Les principes retenus introduiront notamment le concept d’inégalité juste ;  ils seront les suivants (à noter que l’ordre de ces principes est hiérarchique, « lexical » suivant son expression)

1)    principe de liberté : droit égal de chacun au système le plus étendu possible de libertés égales pour tous, qui soit compatible avec le même système pour les autres

2)    les inégalités sociales doivent être organisées de telle façon que :

 

a)   principe de l’égalité des chances :

 il s’agit de permettre à chacun de choisir son avenir à égalité avec tout autre, indépendamment de sa position sociale de départ. L’idéal de l’égalité des chances peut se traduire par une répartition équitable de chaque génération dans toutes les positions sociales en fonction des projets et mérites de chacun. Les enfants d’ouvriers doivent avoir les mêmes chances de devenir cadres que les enfants de cadre, les femmes doivent être présentes à parité à tous les échelons de la société, la « diversité » ethnique et culturelle présentes également à tous les niveaux de la société. Telle est le principe de cette égalité des chances, articulé comme on le voit sur le mérite.

b)   principe de différence :

Rawls s’appuie ici sur le « principe de Pareto » très connu en Economie, dit aussi « principe d’unanimité » : « Si une situation A est plus inégalitaire qu’une situation B, mais que tous les individus préfèrent pour ce qui les concerne A à B, alors A doit être socialement préférée à B ». C’est le critère de l’avantage mutuel. Les inégalités sociales doivent être organisées de façon à ce qu’elles apportent aux plus désavantagés les meilleures perspectives. En réalité, c’est au nom des plus défavorisés que les inégalités peuvent être justifiées. Ces principes ont des conséquences très concrètes : l’Etat peut redistribuer les revenus au profit des plus défavorisés jusqu’au point où une nouvelle diminution des inégalités provoquerait en retour une telle baisse de la production que les plus défavorisés eux-mêmes y perdraient. Nous avons ainsi cette définition de « l’inégalité juste », à l’allure quelque peu paradoxale : « Une inégalité est juste si et seulement si la diminution de l’écart entre le plus favorisé et le moins favorisé (dans le cas simplifié d’une situation à deux partenaires : les « riches » et les « pauvres »), loin d’améliorer le sort du plus mal loti, contribue à l’empirer. », par exemple en « désincitant » les individus à innover, à prendre des risques ou à sacrifier des heures de loisir, pour les  consacrer au travail. Ainsi, principe d’égalité des chances et principe de différence doivent concourir à produire des inégalités justes. Une société moins inégalitaire qu’une autre n’est pas forcément plus juste. Cette théorie de la justice va ainsi légitimer les interventions volontaristes de l’ Etat sur le marché, contrairement aux principes de l’économie libérale classique.

 

Mise à l’épreuve de cette réflexion sur l’égalité et la justice : « Qu’est-ce qu’une école juste ? »

 

Il s’agit là de reprendre les grandes lignes de l’analyse de François Dubet, en s’efforçant d’être le plus synthétique possible, tout en soulignant la problématique philosophique sous-jacente à ses travaux.

 

Une mise en œuvre décevante

L’application à l’école des principes de justice, notamment celui de l’égalité des chances, est d’autant plus intéressant qu’il permet d’interroger un modèle scolaire qui fait de ce dernier le point nodal du fonctionnement de l’école depuis les années soixante. Jusque là le système éducatif était plutôt régi par  un élitisme républicain étroit  qui se traduisait par une généralisation de la scolarisation mais avec le maintien de deux écoles séparées (école primaire et lycée) : les élèves n’entrent pas dans la même compétition, et seuls les plus doués et les plus méritants peuvent obtenir des bourses pour accéder aux études secondaires, plus exceptionnellement encore au lycée. C’est à partir du plan Langevin-Wallon et surtout de la scolarité obligatoire jusqu’à 16 ans et la création du CES, que la compétition (comme pour une compétition sportive) est ouverte à tous  pour les diplômes et les positions sociales. En fin de compte, il s’agit d’une application littérale de l’article 6 de La Déclaration de 1789 : « Tous les citoyens étant égaux [aux yeux de la République], sont également admissibles à toutes les dignités, places et emplois publics selon leur capacité et sans autre distinction que celles de leurs vertus et de leurs talents ». Les inégalités injustes qui ségréguaient les élèves en fonction de leur naissance et de leur héritage en amont de l’école doivent laisser la place à des « inégalités justes » grâce à l’ouverture à tous de la compétition. Force est de constater que le résultat est décevant : si l’accès aux biens scolaires s’est élargi, la distribution des carrières et des performances scolaires sont fortement inégalitaires. Les formations les plus prestigieuses restent le quasi-monopole des groupes les plus défavorisés. Les élèves les plus faibles, qui sont aussi les moins favorisés socialement, sont évacués vers des filières de relégation, de faible prestige, et de faible utilité (sociale).L’échec scolaire est massif et devient de plus en plus le problème obsédant des élèves et des familles. Nous ne parvenons pas à neutraliser les effets des inégalités culturelles et sociales sur les inégalités scolaires, dont on sait qu’elle s’expliquent par le propre rapport aux études des parents, des compétences cognitives et verbales transmises aux enfants plus ou moins proches des attentes de l’école, et enfin le rôle des ressources et capacités stratégiques des familles : choix des « bonnes » filières ou options, cours particuliers, séjours linguistiques …etc.

 

La cruauté du mérite et la question de sa « vérité » (fiction ou non ?)

Il faut dès maintenant souligner l’injustice fondamentale du précédent système : les portes de l’école étaient fermées au plus grand nombre, et il est impossible de tester ses talents pour des raisons qui tiennent à des facteurs extérieurs à sa valeur intrinsèque. L’école de l’égalité des chances représente par conséquent un progrès sur lequel il n’est pas imaginable de revenir. Mais ce mode de sélection par le mérite est cruel : pourquoi ? L’égalité des chances servant à définir les inégalités justes, repose sur l’idée de l’égalité de tous les élèves (ils sont tous en droit d’avoir les meilleurs résultats…est-ce vrai ?), à condition d’œuvrer par son travail autant que possible à cette réussite. Autrement dit le droit est transformé en devoir, et le résultat obtenu sera du au seul mérite (travail, courage, attention…cf. les appréciations professorales). Nous avons affaire ici à une fiction grâce à laquelle les inégalités scolaires, les inégales performances seront de la responsabilité personnelle de l’élève, produit de ses choix individuels. Cette fiction empêche en réalité d’invalider le principe d’égalité présidant à la compétition scolaire. Sans elle, les inégalités de résultats apparaîtraient pour ce qu’elles sont, comme le fruit (au moins en partie) des inégalités de la naissance et des talents. Nous pouvons faire à ce sujet un petit détour sur le postulat de la liberté supposée dans un tel raisonnement : « si on veut, on peut ». Nous faisons ici appel, comme dans bien d’autres situations, à ce principe de libre choix, cette capacité, tant vantée par les « philosophies du sujet », à s’arracher de ses premières déterminations, et de devenir ce que l’on a décidé d’être. Ce principe de libre-arbitre, moins politique ici qu’ontologique, m’apparaît comme une croyance communément partagée par nos sociétés depuis quelques décennies, et implicitement supposé dans le principe d’égalité des chances. Sartre et l’existentialisme étant ici paradigmatique de cette tendance. Sur la question féminine, nous retrouvons le même appel chez Simone de Beauvoir dans « Le deuxième sexe » : il s’agit pour elle aussi de s’émanciper d’une « nature » aliénante (définie avant tout par la maternité) pour retrouver sa liberté. « Comment puis-je être certain  d’être responsable de mes talents, de mes handicaps, de mes gôuts, de mes dispositions, et même de mon acharnement au travail, de mon « courage », de mon penchant à la flânerie ? Qu’est-ce qui garantit que les déterminations biologiques, psychologiques, micro-sociologiques, ne sont pas les plus décisives ? » (François Dubet). Comme le dit également J. Rawls, il y a un pari sur une certaine conception de la liberté, et il s’agit davantage d’une croyance que d’un fait. Croyance inhérente à nos sociétés démocratiques, car rivée au principe de la liberté individuelle qui nous pousse à penser que nous sommes les maîtres de notre vie, et à l’origine de nos actions.  Pour revenir à l’élève, celui-ci est maintenant responsable de son propre échec. Tout se passe comme s’il avait décidé librement de ses performances scolaires… Les vaincus ne peuvent s’en prendre qu’à eux-mêmes, puisqu’ils ont été mis en position d’égaux avec tous les autres… La fiction repose bien sûr sur la réalité de cette égalité. Ou plutôt il y a disjonction entre l’égalité de droit des sujets, et l’inégalité de fait d’individus empiriques. Cette fiction est nécessaire au sens où elle permet aux individus de se considérer « libres et égaux » en dépit de la formation continue des inégalités scolaires. Elle est en quelque sorte le « ressort » même de nos sociétés. Ce qui montre également que le mérite n’est pas qu’illusoire, c’est que les grandes statistiques de réussite ou d’échec scolaire suivant les CSP (catégories socio-professionnelles), le sexe, l’origine (issus ou non de l’immigration), n’empêchent pas une distribution inégale des performances suivant les individus qui composent ces différents groupes.

 

Un diagnostic sévère

Quoiqu’il en soit le diagnostic posé par Dubet est très sévère, et peut se résumer en une phrase : « Plus un élève est d’origine favorisée, plus il a de chances d’être un bon élève, et plus il est un bon élève, plus il se voit proposer un enseignement de bonne qualité ». Nous reviendrons sur la deuxième partie de cette affirmation. La position de F. Dubet essaie de tenir ensemble les deux bouts du paradoxe suivant : le principe méritocratique participe à la reproduction et à l’accroissement des inégalités en faisant croire que ce qui est déterminé naturellement et surtout socialement (inégalités de départ) relève d’un acte de liberté et de volonté personnelle. Mais il n’y a pas d’alternative possible ; nous sommes en quelque sorte « obligés » d’y croire, sinon « toute l’architecture de l’égalité et de la liberté s’effondrerait, et le travail pédagogique ne serait plus possible ». Le principe méritocratique est en quelque sorte l’horizon normatif de nos sociétés, en assurant la légitimité des positions de pouvoir, de prestige, et de revenu. Nous devons donc accepter de travailler à réformer le système dans ce cadre là. F. Dubet balance en permanence entre trois perspectives, qui ne sont pas inconciliables mais qui peuvent entrer en « tension » : 1) la dénonciation de la fiction que ce principe représente quand il affirme qu’il génère des « inégalités justes ». Il est donc nécessaire de traiter la question des inégalités scolaires autrement 2) l’idée que celui-ci est un horizon indépassable et que son application est un progrès par rapport à la situation antérieure et 3) que ne pouvant pas se réaliser totalement (impossible de « neutraliser » les inégalités de départ), l’égalité des chances sera toujours très imparfaite, mais qu’il est possible cependant de rendre plus « égale » (ou moins inégale) cette égalité présumée. Autrement dit, deux conséquences à la fois concurrentes et complémentaires à cette analyse de l’égalité des chances : la première consiste à rendre plus effective l’égalité des chances (que l’on sait cependant reposer sur une illusion) ; il y a des améliorations possibles de ce côté-là. La deuxième tire les leçons de ses insuffisances et propose d’autres réponses (compatibles avec elle). Nous nous bornerons ici à présenter ces deux types de réponse.

 

Des propositions

 

1) Rendre plus effective l’égalité des chances : Si beaucoup a déjà été fait, beaucoup reste à faire.

 

Concernant l’égalité de l’offre scolaire

  • Toutes les écoles, tous les collèges et les lycées ne sont pas égaux : à ce sujet la recherche d’efficacité scolaire va toujours dans le sens d’une réduction des écarts de performances solaires entre les meilleurs et les moins bons)
  • Répartition très inégale des côuts entre collège et lycée (à cause des options rares)
  • Répartition très inégale dans l’enseignement supérieur (universités, IUT, grandes écoles)
  • Professeurs moins expérimentés et rotation plus forte dans les établissements défavorisés. Premier cycle universitaire laissé aux enseignants les moins expérimentés
  • Utilisation des cours particuliers, séjours linguistiques, de l’enseignement et des préparations  privées
  • Les études les plus rentables pour l’individu (médecin, ingénieur, etc.) sont aussi les plus coûteuses pour la société : transfert économique qui se traduit par le fait que les pauvres payent pour les riches
  • Le problème de la gratuité de l’enseignement sup empêche (bourses nécessairement parcimonieuses) de donner de meilleures conditions d’études aux plus défavorisés
  • L’insuffisance des internats pour éviter la longueur des déplacements scolaires ou des conditions d’études défavorables à la maison
  • La carte scolaire (son « assouplissement » a-t-il changer quelque chose de ce point de vue ?) favorise le regroupement d’élèves favorisés et surtout défavorisés (elle est le décalque de la ségrégation urbaine) : accentue la faiblesse de ces derniers (toutes les études sont convergentes à ce sujet). Cette carte scolaire commande souvent les stratégies résidentielles des familles favorisées, ce qui accentue le phénomène.

 

Cette égalité de l’offre ne suffit pas, car elle ne peut compenser les inégalités en amont, il faut donc penser en termes d’équité : donner plus à ceux qui ont moins

  • Plutôt que la discrimination positive (quota de places en fonction de l’origine des élèves) qui est contraire à l’idéologie de l’égalité méritocratique, Dubet préconise l’« affirmative opportunity » qui vise les individus plutôt que les collectifs ou les identités : si tel élève veut faire des études, s’il en a le désir et la volonté… il faut être en mesure de l’aider spécifiquement… C’est le sens du dispositif  mis en place par Sciences Po à Paris avec quelques établissements de ZEP.
  • Informer les acteurs des règles du jeu explicites ou cachées du « marché scolaire » (en particulier ceux pour qui l’opacité de ces règles prévaut)
  • Mobiliser les parents, s’adresser à ceux qui sont les plus éloignés de la culture scolaire, leur donner les moyens d’aider leurs enfants, de bien comprendre les attentes scolaires.
  • Assouplir les parcours scolaire, mieux tenir compte de la singularité des individus (sur le plan du fonctionnement institutionnel)

Il s’agit ici de rendre sinon « justes » (comme le prétend l’idéologie de       l’égalité des chances),  du moins « moins injustes », les inégalité scolaires

 

2) L’égalité des chances, même améliorée, même mâtinée de redistribution des chances (« opportunity action »), ne suffit pas, et ne suffirait pas même si elle était parfaite (ce qui est impossible, sauf peut-être à séparer précocement les enfants de leurs parents pour effacer radicalement les inégalité de condition et de transmission, ce qui nous fait entrer dans « Le Meilleur des Mondes » de Orwell…). Il faut donc la pondérer par d’autres principes de justice.

 

Une culture commune

La question posée ici concerne le sort des « vaincus » de la compétition : qu’est-ce qui est dû aux élèves, indépendamment de leurs réussites ou de leurs échecs ? L’égalité des chances ne répond pas à la question de la culture commune, qui participe pourtant à la construction d’une école juste. En vertu du « principe de différence » de Rawls, les inégalités engendrées par la compétition pour accéder à des ressources et des postes ne sont acceptables que dans la mesure où elles ne dégradent pas la condition des moins favorisés. Ces inégalités sont justes si elles améliorent leur sort.  Les inégalités peuvent être bonnes si elles ont une efficience sur la richesse collective (utilité sociale des élites, pour le dire très vite), et sur les bénéfices qu’en tirent les moins favorisés. Or, si l’école primaire a effectivement conçu ses programmes comme la somme des connaissances qui doit permettre à chaque enfant d’être un citoyen et un petit français, la logique des programmes du collège est commandée par l’aval des études, c'est-à-dire par ce qui permet d’aller plus loin dans les études, d’où le grand nombre d’élèves démunis qui « restent au bord du chemin », selon la formule consacrée. Il y a un « bien scolaire premier » que l’école doit obligatoirement  apporter aux élèves. [Le « socle commun de connaissances et des compétences » que le Ministère souhaite mettre en place depuis trois ans répond-il à ce besoin ? Sans doute que non, puisqu’il n’a pas affecté les programmes (l’impression dominante est celle de connaissances et de capacités très proches des anciens programmes (ceux-ci ont d’ailleurs été déclinés dans ce nouveau langage…) ; il y a cependant une  volonté affirmée d’interdisciplinarité et de transversalité louable (piliers 6 et 7), mais dans la pratique, le référentiel dominant reste de manière très forte le contenus des programmes disciplinaires]. A ce sujet, il faut rappeler que la performance du plus grand nombre et celles des élites ne sont pas contradictoires, au contraire : l’exemple du rôle des pratiques sportives de masse dans la révélation des meilleurs le montre. Une fois le seuil fixé atteint, rien n’interdit d’aller plus loin, et même beaucoup plus loin : « Peu importe que certains vivent dans des villas tant que la priorité collective est de faire en sorte que personne ne vive dans une masure et que le plus mal logé dispose de chaleur, de lumière, d’eau, d’électricité, d’un nombre raisonnable de m2 et de services de proximité. »

En réalité le collège réunit deux exigences contradictoires depuis la réforme Haby, et connaît pour cette raison une situation de plus en plus insupportable : il se veut à la fois le prolongement de la vocation de l’école primaire, et le premier cycle du lycée d’enseignement général. Tant que l’on a pu tricher avec le collège unique (filières, options, orientation en 5ème, classes technologiques…), le collège a pu fonctionner tant bien que mal (cf. « L’hypocrisie scolaire » écrit avec Marie Duru-Bellat). Aujourd’hui, la situation est explosive : d’un côté des établissements socialement privilégiés qui fonctionnent comme des petits lycées, de l’autre des établissements défavorisés envahis par les problèmes sociaux qui ne parviennent plus à s’inscrire dans la norme scolaire affichée comme commune. Les enseignant sont de plus en plus défavorables à l’hétérogénéité des élèves, et ces derniers ont de moins en moins d’intérêts pour l’école, et pensent qu’ils n’apprennent rien d’utile pour la voie professionnelle qu’ils vont suivre. Si l’on veut éviter la séparation et l’orientation précoce des deux publics, seule une décision de justice telle qu’une culture commune qui intègre les cultures technologiques et professionnelles (évidemment pour tous) est susceptible de réunir tous les élèves jusqu’à 16 ans et de jouer un rôle d’intégration sociale. Cela est parfaitement compatible avec le principe de l’égalité des chances et du mérite : après le moment de la culture commune doit venir celui de l’égalité des chances et de la distribution des élèves en fonction de leurs performances et de leurs projets. Les formules de F. Dubet sont un peu ambigües : il parle par exemple de « séparer les élèves tout au long de leurs parcours en fonction de leurs performances et de leurs mérites ». Toute la question, sur un plan cette fois-ci plus technique et pédagogique, est de concrétiser dans l’organisation de l’enseignement cette priorité donnée à la culture commune, tout en ne se privant pas de la nécessaire différenciation en fonction des performances et des projets. Pour résumer, le principe de la culture commune doit atténuer les effets inégalitaires de la compétition méritocratique en garantissant quelque chose de commun à tous les élèves.

 

Réduire les effets sociaux des inégalités scolaires

S’interroger sur les effets des inégalités sociales sur les inégalités scolaires est une chose (c’est ce qui a été fait jusque là). S’interroger sur les effets des inégalités scolaires sur les inégalités sociales en est une autre. Doit-on purement et simplement abandonner à leur sort les vaincus, même au nom d’une égalité des chances qui serait censé être « juste » ? Dubet dénonce ici, en s’appuyant sur la réflexion du philosophe américain Michaël Walzer, les aspects  cumulatifs des inégalités. Pour lui, ce qui est générateur d’un maximum d’injustice dans la société, ce n’est pas telle ou telle inégalité dans une sphère déterminée de la justice (par ex l’économie, la culture, l’éducation, la politique…), mais la non séparation, même relative, des différentes sphères de justice (in « Sphères de Justice »). Chaque sphère d’activité peut produire des inégalités plus ou moins justes. Mais le fait que les inégalités issues d’une sphère entraînent automatiquement des inégalités dans les autres domaines, est une injustice en soi et un mode de domination. Sans une relative séparation de ces sphères, le plus riche est aussi le plus cultivé, le plus puissant, le mieux éduqué …etc. Il faut donc viser une séparation des sphères de justice. Or les inégalités scolaires ont des effets accélérateurs importants sur les inégalités sociales, avec en particulier, l’utilité très grande des diplômes et des formations en terme de carrières professionnelles.

  • Les « nouveaux lycéens », ceux des 80%, s’orientent vers des études générales et/ou supérieures où la plupart échouent, ou obtiennent un diplôme de faible valeur sur le marché du travail.
  • Trop souvent l’enseignement professionnel propose des formations désuètes (parce qu’il n’est pas possible de les fermer ou de les remplacer)

 Les parcours fonctionnent comme des pièges ». Ce qui est en question ici, c’est le trop grand différentiel concernant l’utilité individuelle des formations, selon qu’il s’agit de formations pour les meilleurs ou de formations pour ceux qui ont été écartés de ces premières voies. Autrement dit, les conséquences sociales des inégalités scolaires ne sont pas nécessairement justes.

 

Former des individus

Il faut revenir ici sur la stigmatisation du vaincu que génère la compétition au nom de l’égalité des chances. Les conséquences de celle-ci sont bien connues : il peut accepter son sort et le jugement qui l’invalide, mais il peut aussi, et c’est de plus en plus le cas aujourd’hui dans une société qui affirme la valeur centrale de l’individu, ne plus jouer le jeu et quitter le système, ou bien encore protester en agressant ses juges. La haine de soi et la violence anti-scolaire s’alimentent réciproquement. Il faut donc « traiter les vaincus de manière juste » : « L’école juste doit offrir des biens éducatifs qui ne relève ni de la performance sélective, ni de l’utilité, mais de la reconnaissance et de la dignité dues à chaque individu confié à l’école. » Il est important à ce propos de respecter la séparation des sphères de justice à l’intérieur de l’école : distinguer les jugements portés sur les performances des jugements portés sur les personnes, « préserver l’égalité des enfants face aux inégalités des élèves ». L’éducation scolaire, à côté de sa fonction de compétition et de sélection, est aussi une manière d’agir sur les individus, de les former, de leur donner une image d’eux-mêmes, ce qui doit conduire à traiter chaque sujet singulier égal à tous les autres (principe éthique de l’éducation). Il y a un certain nombre de biens civiques et moraux (solidarité, capacité d’expression, organisation collective, possibilité de se mobiliser et de se projeter…) qui doivent protéger les élèves de la violence du mérite (mirage de compétiteurs égaux).

Par ailleurs, une faible part dévolue à la vie juvénile est organisée dans l’espace scolaire. ..  L’élève doit advenir comme sujet quelques soient ses performances, sa subjectivité et son activité doit donc être « au centre du système ». Nous pouvons ajouter que le cloisonnement actuel du travail éducatif (laissé volontiers à des professionnels spécialistes) peut laisser penser qu’il ne s’agit fondamentalement à l’école que de distribuer les savoirs, organiser la compétition, et maintenir l’ordre. Mais cette tendance n’est-elle pas en consonance avec une évolution sociétale lourde vers un modèle productiviste très soucieux du « résultat », hanté par la rentabilité et la dimension procédurale de l’activité (cette obsession par exemple de l’évaluation à propos de toute chose…) au dépens de ce que nous pourrions appeler « les processus », c'est-à-dire ce qui fait « la chair » du monde humain…

Oui, l’école doit rester un sanctuaire, pour que la faiblesse des enfants bénéficie de la sollicitude des adultes les protégeant des désordres et des violences du monde.

 

En conclusion  

 

« On trouvera certainement injuste qu’une grande majorité d’enfants d’ouvriers soient destinés à être ouvrier à leur tour (c’est là l’échec relatif de l’égalité des chances, malgré l’ouverture de l’école à tous). Mais il est tout aussi injuste que ceux qui deviendront ouvriers sortent de l’école commune sans rien avoir appris de solide ni d’utile, en ayant acquis des diplômes qui ne valent guère et, surtout, en ayant progressivement accepté la certitude de leur propre indignité » François Dubet

 

Tant que la ségrégation sociale s’exerçait à l’entrée du système scolaire, son horizon en termes de justice ne pouvait être que celui de l’égalité méritocratique. Mais à partir du moment où l’égalité d’accès à une même école est presque réalisée (malgré, on l’a vu, beaucoup de progrès encore possible), nous nous rendons compte que c’est loin de suffire, et que de nouvelles figures de l’injustice dérivent de l’égalité des chances. On peut supposer que c’est précisément à partir d’une telle analyse que F. Dubet écrit son tout dernier livre intitulé « Les chances et les places ». Il annonce en quelque sorte cette nouvelle réflexion en expliquant les limites d’une action qui ne se préoccuperait que des inégalités scolaires, sans porter aussi le regard sur l’amont de l’école, c'est-à-dire bien entendu sur les inégalités flagrantes des « places » initiales dans la société, mais aussi des places occupées par les élèves à l’école indépendamment de leur réussite ou leur échec dans la grande compétition pour les places, justement… Nous terminerons donc en préambule à son dernier livre par l’énoncé de deux points de vue de la justice sociale :

Le point de vue de l’égalité des chances ; son idéal se résume ainsi : chaque génération doit se répartir équitablement dans toutes les positions sociales en fonction des projets et des mérites de chacun. Ainsi, les enfants d’ouvriers doivent avoir les mêmes chances de devenir cadres que les enfants de cadres, les femmes doivent être présentes à parité dans tous les échelons de la société, les minorités ethniques et culturelles présentes également à tous les niveaux de la société.

Le point de vue de l’égalité des places : il s’agit de réduire l’écart entre l’égalité de droit et les inégalités réelles, donc réduire les inégalités sociales entre les différentes positions sociales, c'est-à-dire sur l’ensemble des positions occupées par les individus, femmes ou hommes, gens cultivés ou moins cultivés, Blancs ou Noirs, jeunes ou personnes âgées…etc. Cette représentation de la justice sociale vise à réduire les inégalités de revenus, de conditions de vie, d’accès aux services, de sécurité…etc. Il s’agit donc de resserrer la structure des positions sociales.

 

Dans ce dernier livre, F. Dubet montre à partir d’une analyse serrée de chacun des points de vue, que l’égalité des places, malgré ses inconvénients, doit être prioritaire, car c’est la manière la plus efficace d’œuvrer à l’égalité des chances …

 

Daniel Mercier, le 07/04/2010