Les rapports de l'homme avec la nature : changer de paradigme philosophique - Novembre 2012 - Daniel Mercier
Changer de paradigme philosophique pour penser les rapports de l’homme avec la nature. Dépasser l’opposition traditionnelle des humanistes et naturalistes.
Ce texte doit beaucoup à la lecture du très bon livre de Catherine et Raphaël Larrère « Du bon usage de la nature. Pour une politique de l’environnement », 2009.
Deux modèles opposés s’affrontent aujourd’hui, mais relèvent à mon sens de la même dualité ou opposition entre l’homme et la nature.
Le modèle hérité des penseurs de la Modernité et des Lumières où l’homme est pensé comme fondamentalement prométhéen : être « hors nature », qui appartient à un ordre de la culture séparé – ontologiquement parlant - de l’ordre de la nature, qui construit son propre monde (« autopoiésis » ou auto production) à travers l’action qu’il entreprend sur la nature, nature ici considérée comme « natura naturata » (et non natura naturans) , c’est-à-dire comme un espèce de Meccano géant, réductible à des lois physiques et mécaniques, sorte de matériau inerte et donc non dégradable, et par ailleurs simple réservoir de ressources. Nous sommes dans une vision du monde très anthropocentrée où les hommes sont considérés comme la seule fin autour de laquelle doit s’organiser l’action, et où la nature n’est qu’un moyen, un instrument en vue de cette fin. On peut parler aussi de « socio-centrisme » au sens où l’économie et la politique, appartenant au monde de la culture, développeraient de façon autonome leurs propres logiques, indépendamment de toute référence à la nature, à la fragilité et aux limites de ses ressources naturelles (considérées pendant longtemps comme inépuisables ; seule exception de taille : Malthus. Pronostic pessimiste démenti par les faits à son époque, mais qui revient d’actualité …). Cette pensée est bien celle de la conquête prométhéenne, de l’homme comme « empire dans un empire » (selon l’expression de Spinoza, un des rares philosophes à développer une pensée radicalement autre). Aujourd’hui, ce courant de pensée dit « humaniste » est par exemple représenté par des personnes comme Luc Ferry ou Claude Allègre : tout en reconnaissant les effets pervers d’une croissance sans frein sur l’environnement, ils adoptent toujours ce point de vue socio ou anthropocentré, maintiennent cette croyance au Progrès telle que Les Lumières en ont promu l’idée, et pensent que, même si nous devons moduler notre action en fonction de ces nouveaux impératifs et contraintes écologiques, il est hors de question de se soumettre à la dépendance de la Nature. Ils affirment leur confiance renouvelée dans le progrès des sciences et des techniques pour porter remède aux maux qu’elles ont-elles-mêmes engendrées.
Face à eux, dans une opposition frontale à cette pensée, un courant écologique radical, philosophiquement héritier d’une pensée anti-technique dont Heidegger a été l’initiateur (ce qui ne signifie pas que cette pensée anti-technique est partagée par l’ensemble de ceux qui s’inscrivent dans cette filiation), et qui passe par Jonas (élève de Heidegger), Illich, Gortz en France, mais aussi la « Deep Ecology » aux USA, La Décroissance en France…etc. Le thème privilégié est ici celui de l’arraisonnement ou de la prédation de la nature par l’homme. Il faut remarquer tout de suite que nous sommes toujours dans une pensée de la dualité homme/nature, même si on en a inversé le signe. L’homme est toujours pensé comme extérieur à la nature, mais cette extériorité devient maintenant condamnable, plutôt que signe de grandeur. Il est par son action technique l’élément perturbateur qui vient rompre un équilibre originel, naturel et stable, détruire une harmonie initiale. Notons que malgré l’apparent bon sens de cette vision de la nature comme système harmonieux et en équilibre, les nouveaux modèles de la science écologique contredisent cette idée : ils intègrent l’humanité en tant qu’issue elle-même de la nature, et montrent que cette nature est régulièrement soumise à des processus chaotiques (en référence à « la théorie du chaos »), c’est-à-dire à des perturbations déterminées mais imprédictibles, à la fois naturelles et humaines, qui ne sont pas « en soi » négatives ou positives ; même si bien sûr l’extension actuelle des activités humaines sur notre écosphère (qui est unique dans notre système solaire) risquent de modifier de façon préoccupante son équilibre actuel. Ce qu’introduit donc ce nouveau paradigme des systèmes écologiques, c’est la reconnaissance de leur historicité, et l’intégration de l’homme dans le système. Mais revenons à cette pensée radicale : elle relève du bio-centrisme. L’homme s’est indument éloigné de la Nature, se privant de ses besoins essentiels au profit des besoins factices fabriqués par la société de consommation, rompant avec une harmonie supposée originelle. Il doit donc par un changement drastique de comportement, retrouver une forme de simplicité et d’authenticité plus conforme avec la nature, se mettre en quelque sorte sous son autorité ou sa domination. Serge Latouche, chef de file du mouvement de la Décroissance en France, prône « la simplicité volontaire », non seulement nécessaire écologiquement (« vivre simplement, c’est permettre à d’autres.de simplement vivre. », mais aussi et surtout (pensons à l’arrière plan naturaliste de ces théories), moyen de mener une vie meilleure parce que plus « authentique ». Quelqu’un comme Rabit s’inscrit également dans cette vison du monde. Le Bien est du côté de la nature : « Les fins sont assignées dans la nature » (H.Jonas). Ce n’est plus le mythe de Prométhée, mais celui de l’Age d’Or qui semble se profiler derrière ses pensées. Certaines d’entre elles ne vont pas sans des connotations romantiques, voire religieuses : mention est faite de « pêchés » ou d’ « outrages » faits à la Nature… Il est d’ailleurs remarquable de constater comment aujourd’hui de telles connotations sont fréquentes à propos de la nature :
« Le naturel est bon, authentique, simple, essentiel, nécessaire … Le non-naturel est la plupart du temps artificiel, mais aussi affecté, factice, accidentel, contingent… etc. L’intérêt pour les médecines naturelles, l’agriculture « naturelle » ou biologique, la cosmétologie « naturelle », pour une nature qui serait vierge de toute empreinte humaine …etc. n’est plus à démontrer. Peut-être cette valorisation est réactionnelle à l’inquiétude provoquée par les conséquences négatives de l’activité technique et productive sur l’environnement… Peut-être aussi s’agit-il d’une constante anthropologique apparaissant de manière plus ou moins spectaculaire selon le contexte historique… D’où la difficulté d’aborder une question dont nous pressentons à quel point elle est imaginairement chargée. Il semblerait que la nature joue le rôle d’arbitre et d’autorité morale par rapport au comportement humain. Souvent personnifiée, elle serait l’instigatrice d’une justice immanente. Pourquoi « c’est naturel » veut-il dire « c’est bien », ou bien « c’est évident », ou bien encore « on n’y peut rien » ? Voilà par exemple des questions qui, depuis des années, intriguent Lorraine Daston (cf. Sciences Humaines N° 236 - avril 2012). Pourquoi, lorsqu’on parle dans la presse de l’ouragan Katrina, on dit « la nature a pris sa revanche » ? Pourquoi « la nature est venue sanctionner le comportement humain… » à Fukushima ? …etc. Ce qu’il semble y avoir derrière cette référence à la nature, c’est qu’ « elle représente un certain ordre auquel il est nécessaire de se soumettre ».
Or la nature n’est ni bonne ni mauvaise. Elle n’a pas à être personnifiée, ni jouer le rôle d’un nouveau dieu. « Elle n’a ni conscience, ni morale, ne se soucie ni de nous, ni d’écologie. » (André Comte-Sponville). Nous ne devons ni la déifier, ni la sacraliser, ni la détester. La transformation de la nature par l’homme n’est pas un mal en soi, et parfois un grand bien.
Nous n’avons pas à choisir entre nature et culture. Nous sommes à la fois des êtres de nature et de culture. Seuls les cloisonnements disciplinaires de spécialistes, comme le dit Edgar Morin, sont responsables de ces séparations qui ne correspondent pas à la réalité humaine, à la fois biologique, sociale, individuelle… Comme si l’homme était soit un homo sapiens sortant directement de la cuisse de Jupiter (comme Athéna, armée et casquée), armé de ses techniques, de son langage, de son intelligence, soit un être assimilable à un chimpanzé… Avec Darwin, nous savons que le « roman de l’hominisation » est un très long processus d’où la culture va finir par « émerger », dans une rupture ou une discontinuité avec les conditions initiales de son émergence (c’est-à-dire apparition de propriétés nouvelles qui ne sont pas réductibles à ce qui les a provoquées…) Continuité et discontinuité, « décalage humain » certes par rapport aux processus naturels, « dénaturation » peut-être (et si nous pouvons dire que nous sommes « dénaturés », c’est bien que nous sommes issus de la nature…), les explications sont diverses, mais pas ici d’opposition « ontologique » entre nature et culture. Ph. Descolat, grand anthropologue contemporain soutient la même idée, dans un livre au titre évocateur « Au-delà de nature et culture », et nous appelle à relativiser cette rupture entre nature et culture que l’ontologie occidentale a contribué à fabriquer en parlant d’exception humaine. Plutôt parler de « décalage humain » (Gilles-Escuret), et concevoir sur un autre mode que celui de la domination l’interdépendance entre les humains et les non humains, intégrer dans une même pensée anthropocentrisme et éco-centrisme : après tout, c’est bien au nom d’un anthropocentrisme élargi – celui du souci porté aux générations futures et à l’avenir de l’humanité – que l’alerte écologique prend tout son sens. Cela nous conduit à penser autrement que sur le mode de la séparation, de l’extériorité, ou de la dualité H/N.
En quel sens ? Quelques jalons seulement en direction de ce nouveau paradigme :
- Le présupposé d’une nature extérieure à l’homme, qui subsisterait à l’état sauvage (la « wilderness »), et qu’il s’agirait de préserver, est un mythe : il n’y a pas à proprement parler de nature extérieure à nous. Sinon dans la fiction rousseauiste de l’état de nature (« Discours sur l’origine des inégalités parmi les hommes »). Pourquoi ? Parce que nous ne pouvons pas avoir accès, par définition, à une nature vierge, ou version originale de la nature, étant entendu que la représentation que nous en avons apparaît depuis la société, à travers des formes culturelles dont je ne peux m’abstraire. Mon rapport à la nature ne peut pas être autrement que culturel et social…
- Pour preuve empirique de cela, nous pouvons observer que nous sommes confrontés tous les jours à une nature « anthropisée », c’est-à-dire qui porte la marque des activités humaines : nos champs, nos forêts, mais surtout nos paysages sont façonnés par elles. Les paysages sont typiquement le fruit de l’interaction entre celles-ci et les processus naturels. Mais allons plus loin ; voilà ce que disent Catherine et Raphaël Larrère, dans leur très bon livre « Du bon usage de la nature. Pour une philosophie de l’environnement » : « les hommes et leurs aptitudes, les sociétés et leurs activités, l’humanité elle-même, sont en continuité avec la nature. Non seulement ils en sont issus (d’où venons-nous ?), mais ils sont situés dans une biosphère qu’ils transforment et dont ils dépendent. Cette nature leur est d’autant moins extérieure qu’elle comprend des ouvrages techniques. Tous les produits qu’on fabrique, tous les sous-produits qu’on rejette ont un devenir naturel qu’on ne maîtrise pas : le devenir de la technosphère et d’être une techno-nature. ». Ainsi est affirmée ici comme faisant partie du Tout de la nature (et la nature n’est-elle pas, conformément aux définitions que l’on trouve dans les dictionnaires de philosophie, « tout ce qui existe » ?), ces objets hybrides produits par les activités humaines, dont on assure plus ou moins bien la maintenance, et qui vont désormais s’intégrer dans ce que C et R Larrère appelle techno-sphère ou techno-nature. C’est désormais le paradigme « homme-nature » qui doit être prise en compte…
- Cette crise historique de l’environnement que nous traversons sera peut-être l’occasion, donc, de repenser fondamentalement ces rapports H/N dans le cadre d’une « pensée de la conjonction » (EdgarMorin), c’est-à-dire une pensée qui ne sépare pas, qui ne pratique pas l’alternative disjonctive : nous ne pouvons plus penser la nature comme « dehors de l’humanité », pas plus que l’humanité comme « hors nature » (Luc Ferry). Nous devons au contraire nous intéresser à leurs interactions et à leur coexistence pacifique. Loin de reconduire le « sujet libre » qui se défini par son « arrachement aux déterminismes naturels » (L. Ferry, après Kant), c’est notre attachement qu’il s’agit de mettre en avant : l’homme, mais aussi toutes ses activités et toutes ses œuvres, sont de et dans la nature. Nous agissons sur elle –et donc nous avons tendance à la faire nôtre – mais sans cesser de lui appartenir ! C’est cette pensée dialogique – pour utiliser encore une expression de Morin – qu’il s’agit de faire vivre. Nous devons affirmer notre parenté ou notre appartenance à la nature, et non au soi-disant caractère divin de l’humanité (le fameux « homme-dieu » de Ferry). Ce nouveau naturalisme réconcilie l’éco-centrisme et l’anthropocentrisme : la valeur est bien du côté de l’humain, ne serait-ce que parce que c’est nous qui attribuons la valeur, nous sommes les seuls « animaux évaluateurs » (Nietzsche). Cependant notre survie (en tout cas celle des générations futures) nous commande de commencer pas « penser comme une montagne » (selon la belle expression du véritable fondateur de l’écologie, Aldo Léopold), c’est-à-dire d’adopter un point de vue éco-centré. Cela nécessite aussi d’articuler action technique et action éthique, sans renier la première au profit de la seconde. Agir éthiquement consiste à régler sa conduite à l’aide de la connaissance que nous avons du monde (dans un tel modèle, le rôle des scientifiques est considérable, et l’état de nos connaissances sur les éco-systèmes est encore balbutiant), et donc adopter une attitude prudente, au sens aristotélicien : ne pas avancer tout droit (comme la seule action technique tendrait à le faire), mais faire attention où nous mettons les pieds, ouvrir le chemin au fur et à mesure que nous avançons…
Pour conclure :
La perte de maintenance sur la techno-nature que nous produisons (et qui montre bien d’ailleurs que la toute puissance supposée est illusoire, puisque la nature finit toujours par nous échapper, y compris à travers nos propres productions !) est préoccupante : objets hybrides qui reviennent à l’état naturel – les déchets, les gaz d’échappement, les nitrates, les fumées d’usines, mais aussi ces objets particuliers, à la fois naturels et sociaux, que sont le trou de la couche d’ozone ou l’effet de serre. Mais nul besoin de dramatisation ; nul recours au grand mythe du Paradis Perdu. Il suffit – mais c’est énorme – d’habiter notre demeure (« oïkos » en latin) de la façon la plus viable possible, et que nous retrouvions (car nous en avons parfois été capables) « un bon usage de la nature ».
Nous terminerons en évoquant la perspective du développement durable, concept certes un peu « mou », mais qui a l’intérêt d’articuler développement (qui n’est pas nécessairement équivalent à croissance économique débridée) et environnement. La question qui vient immédiatement à l’esprit est de savoir si un tel développement durable est compatible avec l’organisation économique et sociale actuelle de nos sociétés. La discussion que nous avions organisée il y a quelque temps dans le cadre du café philo de la maison du Malpas sur le thème : «Libéralisme et développement durable sont-ils compatibles ? » avait montré que les tensions, voire les antagonismes étaient nombreux entre les objectifs du DD et le fonctionnement d’une économie de marché, en particulier dans le cadre de l’exercice d’une politique véritablement libérale… mais cette dernière option n’est pas une fatalité. A condition d’un rééquilibrage en urgence du politique par rapport à la puissance de l’économie, ce qui est contradictoire avec le credo libéral, mais compatible avec l’économie de marché. Celle-ci est sans doute compatible avec une réorientation vers une prospérité qui ne s’accompagne pas de croissance (mais qui est également éloignée de la décroissance, « politiquement irréaliste et socialement délétère », selon les mots de Sponville à la conférence de Béziers (Sortie Ouest) il y a trois ans. Si cette voie est viable, il faudrait commencer par réexaminer nos indices de développement, comme celui du PIB, qui ne tient compte que de la production marchande et qui met sur le même plan la vente d’armes et la vente de médicaments, et donc s’avère très impropre à mesurer quelque chose comme le « bien-être »… Pourquoi ne pas prendre en compte comme indice de prospérité des dimensions comme la justice, la liberté réelle (et pas seulement formelle), l’éducation, la santé, la cohésion sociale, mais aussi la violence, les inégalités …etc. Mais nous entrons là sur un autre sujet qui mériterait à lui seul un développement conséquent…
Daniel Mercier, novembre 2012