"Etre soi-même, devenir soi ?" IV- Formalisation du naturel

 

Samedi 14 novembre 2020 à 17h45

à la salle des fêtes de Maureilhan

 

Le sujet : 

 

Ecrit philo

 
« Etre soi-même, devenir soi ? » IV Formalisation du naturel.
Comment comprendre « le naturel » et existe-t-il vraiment ?

Une formalisation du « naturel » d’après Claude Romano (« Etre soi-même. Une autre histoire de la philosophie »)

En occident, il a été généralement confiné aux marges du discours philosophique (dans les manuels de civilité, dans la réflexion esthétique sur le style individuel), excepté chez Montaigne. Il en va différemment dans d’autres cultures, en particulier la culture lettrée chinoise.

A propos de la peinture et de l’art de la calligraphie, JF Billeter (sinologue suisse) : « pour coordonner tous les mouvements qui concourent au geste calligraphique, il faut réunir à la fois une ferme volonté et « une sorte de disponibilité, d’ouverture, d’attention flottante, qui laisse le corps libre de mobiliser ses ressources et de les organiser de la manière la plus naturelle ». Il faut éviter l’excès de tension vers un but, « créer un espace de jeu et de liberté où le geste peut éclore » (Suan Guoting, calligraphe). C’est au moment précis où l’industrie et l’effort s’évanouissent « que le geste naît à lui-même ». il faut atteindre le point où « de l’absence de tension naît la force, la facilité, l’insouciance du résultat et la justesse d’exécution » ( Romano).

Ce qui est dit ici pour la calligraphie peut se transférer aisément au geste artistique en général. De nombreux traités « esthétiques » concernant les peintres du Quattrocento  italien (même si le terme d’esthétique est postérieur à ce siècle) magnifie la spontanéité et le naturel qui paradoxalement advient quand on est parvenu à s’approprier totalement non seulement les techniques mais aussi les modèles artistiques qui nous précèdent, et que l’on devient capable de laisser libre court à son propre style. Et l’on voit bien à travers cet exemple qu’il ne s’agit nullement d’une « nature » qui s’opposerait à la « culture », au sens ou par exemple c’est le cas chez Rousseau. D’où la nécessité de clarifier le concept de nature que l’on utilise, et de de distinguer au moins les deux sens que Romano extrait de la grande polysémie et ambiguïté qui collent à cette notion, et que nous avons mentionnés plus haut[1].

Si nous devions définir ce qu’est le naturel dans la présente acception, nous pourrions d’abord dire qu’il n’est pas compatible avec le fait de vouloir être naturel, ou d’agir en vue de paraître naturel… On pourrait être tenté de parler d’action ou de comportement sans intention à condition de distinguer soigneusement l’intention inhérente à l’action, explicite ou non, de l’intention ou dessein additionnels : cette dernière est l’intention dans laquelle une action est accomplie, par exemple j’agis ainsi pour montrer que je suis comme ceci ou comme cela. La première est quasiment indispensable pour qu’une action en soi une en elle-même (et non un mouvement physique ou réflexe ; par exemple, j’ai l’intention de dire la vérité, et je ne le fais pas par hasard), et peut parfaitement être associée au naturel. La seconde au contraire (je dis la vérité dans tel ou tel dessein) empêche le naturel. Celui-ci implique une forme de désintéressement qui concerne à la fois les modalités d’accomplissement de certains actes et l’attitude intérieure qui sous-tend ces actes. Si nous essayons de formaliser ce que l’on entend par « naturel » avec Romano, nous pourrions dire :

1) il consiste dans le fait de ne pas se préoccuper d’être ou de passer pour X ou d’obtenir Y quand on est X et qu’on vise Y. Ne pas vouloir passer pour ce qu’on est (y compris le naturel) et ne pas chercher la reconnaissance, ne pas s’attacher au succès

2) La nonchalance (absence d’une grande application) et la négligence (absence de souci), au sens d’Aristote ou de Castiglione dans son Livre du courtisan (XIVème siècle), sont des qualités du naturel. Certes nous pouvons tâcher de nous placer dans cette attitude, mais le naturel exclut une volonté d’être négligent ou nonchalant, car cela contreviendrait à son propre objectif (apparence de nonchalance, nonchalance feinte ou affectée).

3) Une telle caractérisation du naturel exclut l’idée d’une conscience qui s’épie elle-même pour se regarder agir

4) En termes de modalités d’accomplissement de la conduite, le naturel est spontanéité et adhésion pleine et entière à ses actes.

En réalité, il s’agit d’une forme « d’inconscience de soi », mais lucide puisqu’elle représente le meilleur antidote à la spécularité (s’observer être et agir). Le naturel représente une forme de coïncidence avec soi sans chercher à la constater ou à nous en assurer. Elle se rapproche de la simplicité dans cette absence de retour sur soi. Mais aussi de la grâce à cause d’une conduite qui donne une impression d’aisance, de spontanéité, de fluidité. Mais rechercher ses qualités pour elles-mêmes ruine la possibilité d’y parvenir…

Il y a une forme « d’indisponibilité » dans le naturel, au sens où il ne dépend pas vraiment de nous de l’obtenir. Il ne peut pas être seulement l’effet d’un vouloir ou d’une stratégie consciente, car alors il devient un artifice au second degré. Le naturel doit relever d’une liberté insoucieuse d’elle-même (cf. Montaigne).

Pour les détracteurs du naturel, cela est une contradiction dans les termes, et il y a toujours sur le théâtre social la recherche de l’atteinte de ses objectifs, et donc le dessein de « passer pour naturel » en vue de s’attirer les bonnes grâces et les éloges… Le naturel étant la dernière ruse de l’industrie et du calcul. Ne pas paraître se soucier de son apparence est la même chose que de se soucier de son apparence au même titre que les autres (et même davantage : artifice au second degré). On trouve par exemple chez Stendhal une confusion entre l’authentique naturel où l’on ne sait pas vraiment où l’on va, et le naturel comme tactique, par exemple amoureuse : à partir du moment où celui qui ne cherche pas à être aimé à plus de chances d’y parvenir, on peut alors sciemment s’appliquer à l’indifférence et à ne pas le rechercher (« Journal »)…  Montaigne réfute bien sur cet argument selon laquelle toute franchise ou simplicité ne serait qu’artifice. Vouloir l’afficher comme tel aux yeux d’autrui, mais aussi vouloir s’y appliquer, enlève toute noblesse à la sincérité. Car cette liberté artificielle manque souvent son but, la réussite dans ce domaine nécessitant souvent une part d’insouciance.

Il y a une seconde objection au naturel. La première objection fait, comme on l’a vu, du naturel le produit d’une habileté et donc d’un artifice puisqu’il y a à la base de toute action un dessein. Nous avons montré comment cet argument pouvait être réfuté. La seconde objection voit nécessairement dans le naturel un « involontaire brut », ce qui exclut la possibilité de le viser à long terme[2]. Il   ne pourrait donc pas être l’objet d’une quelconque recherche personnelle : le fait même de s’y essayer interdit de réussir. Le naturel ne peut être le produit de la volonté ou de l’intelligence… On ne peut employer la volonté pour mettre la volonté hors-jeu. On retrouve ici le célèbre argument de l’Ecole de Palo Alto : double message ou « double-bind » du type « soyez spontané ! », injonction qui porte en elle-même sa propre contradiction ; je ne peux à la fois obéir au commandement et être spontané. Puisque la spontanéité se définit comme ce qui ne peut s’obtenir sur commande. Il y a sans doute là une vérité au sens où la recherche de naturel prétendrait produire un effet direct, immédiat, et volontaire. Mais cela ne signifie pas pour autant que je ne puisse pas me placer volontairement dans un état ou une disposition propices à la nonchalance ou à la spontanéité. C’est en tant qu’effet secondaire à une pratique que l’action en vue du naturel peut prendre sens. Mais cela est vrai de tous les apprentissages : le violoniste trouve à un moment donné le bon geste à force d’entraînement, mais il ne contrôle pas directement l’advenue de ce bon geste. Ce moment où l’étape est franchie ne saurait dépendre de son bon vouloir. . Certes, il s’exerce volontairement, mais la modification qualitative du geste qui en résulte ne l’est pas. Plus globalement, la fluidité et la spontanéité de l’exécution, ce qu’on appelle aussi « la maîtrise », est un effet secondaire : on ne peut chercher directement à l’atteindre… « Tiens, je vais apprendre à jouer du violon et commencer par un concerto de Bach ! ». Mais on ne peut en conclure pour autant que toute volonté pour amener cette transformation est impossible (sinon pourquoi apprendre à jouer du violon ?). Le franchissement de l’étape se fait en quelque sorte « de lui-même », mais il serait absurde de penser que la volonté n’intervient nullement. Cela réhabilite la possibilité et l’importance du dessein personnel dans la survenue du naturel, comme conséquence certes indirecte et simplement possible. Le naturel n’est pas un « involontaire brut » qui l’empêcherait d’être visé à long terme.

 


[1] Cf. page 15, « Le naturel, arrière-plan de l’authenticité »

[2] Jon Elster, « Le laboureur et ses enfants ». Ouvrage consacré aux « paradoxes de l’irrationnalité »