"Que penser de l'injonction politique à s'adapter ?"

 

 le samedi 12 février 2022 à 17h45 à  la salle Esprit Gare de Maraussan.

Le sujet

« Que penser de l'injonction politique à s'adapter ? »

 
 

Présentation du sujet 

 

 « S’adapter au monde comme il va », n’est-ce-   pas en effet une sorte de « mantra » de nos   sociétés libérales contemporaines ? Sans cesse   courir pour ne pas être trop en retard par rapport   aux accélérations et transformations du monde   qui nous entourent… Le fameux slogan   néolibéral popularisé par Margaret Tatcher n’est   pas loin : « no alternative » ! D’où vient au juste   cet impératif d’adaptation ? Peut-on faire la   généalogie d’une telle formule ? Il faut pour y   parvenir suivre la philosophe Barbara Stiegler   qui convoque l’évolutionnisme darwinien et des   essayistes et philosophes comme Lippman ou   Dewey… Mais le concept d’adaptation peut nous réserver des surprises : adaptation passive et subie pour ne pas changer, ou bien adaptation active et créatrice à son environnement pour changer vraiment ?"

 

 

 

 

 

Ecrit Philo

 

 « Que penser de l’injonction politique à s’adapter ? »

"Le présent texte est en grande partie inspiré par la réflexion de Barbara Stiegler dans son livre « Il faut s’adapter. Sur un nouvel impératif politique" Gallimard.

 

INTRODUCTION

→« Il faut s’adapter au monde tel qu’il va », voilà une phrase qui pourrait être le véritable « mantra » de la société libérale contemporaine. C'est l'injonction de notre époque, son impératif catégorique. S'adapter au changement permanent et savoir évoluer avec son temps. D'où vient ce mot d'ordre ? Quelle est sa généalogie ? En quoi est-il étroitement lié au darwinisme comme aux controverses sur l'essence du libéralisme ? Doit-on refuser d'accompagner le mouvement ou bien au contraire s'adapter aux progrès techniques et éthiques ? Telles sont les questions que nous nous proposons d’aborder.

→Poser la question de l’adaptation de l’homme à son environnement social, économique, technique, semble relever d’une problématique semblable à la question désormais classique de l’adaptation de l’homme à son environnement physique naturel, question toujours reliée à l’évolutionnisme darwinien. L’espèce humaine est en effet comme les autres soumises aux lois de l’évolution : elle évolue selon une sélection privilégiant, parmi les multiples et permanentes variations naturelles aléatoires, celles qui sont les mieux adaptées à leur environnement et qui ont donc les meilleures chances de s’imposer. L’idée fondamentale pour penser l’adaptation c’est l’idée d’une bonne relation entre l’organisme et son environnement. C’est un concept passionnant puisque quand on commence à réfléchir à ce qu’il veut dire, il s’avère d’une grande complexité.

→Mais pour commencer, peut-on transférer le concept biologique d’évolution à l’histoire humaine et à la politique ? Voilà une première question épineuse difficile à trancher : après avoir rejeter avec la plus grande vigueur cet accouplement, probablement à cause des applications monstrueuses commises par le nazisme, cette forme de naturalisme social semble de nouveau s’affirmer… La question est complexe ; elle est formulée ainsidans un double CD consacré à la pensée de Marcel Gauchet sur l’Histoire: est-ce que l’évolution du cerveau et le développement de  la conscience agissent sur l’histoire des représentations humaines ? Il répond qu’il est aussi périlleux d’introduire l’évolutionnisme dans l’histoire que de le faire avec la psychologie… N’oublions pas que le concept d’adaptation est également à l’honneur en psychologie, notamment chez le grand psychologue Jean Piaget qui analyse le développement cognitif de l’enfant dans les termes d’un double processus d’accommodation et d’assimilation. L’évolution va bien sûr agir dans le sens de l’histoire humaine (selon des mécanismes qui restent encore largement à découvrir...), mais en principe on fait commencer l’histoire humaine là où s’arrête l’évolution de l’espèce, selon une sorte d’à priori méthodologique ou épistémique. S’agit-il de registres irréductiblement différents ? Sans doute que non : l’histoire (élément symbolique) n’a-t-elle aucun retentissement sur l’évolution biologique et inversement ? Difficile de le penser, même si nous sommes en « terra incognita ». Une des plus grandes difficultés à laquelle nous sommes confrontées  est celle de la disparité des échelles de temps : temps long et lent de l’évolution, temps court de l’histoire humaine, qui rend d’autant plus problématique la compréhension de leur éventuelle articulation…

→Mais en même temps, comme le dit Michel Serres, à l’époque de l’anthropocène, il devient de plus en plus difficile de disjoindre l’histoire humaine de l’histoire de la nature et inversement…. Il est temps aujourd’hui de ne plus séparer la politique des sociétés humaines des politiques écologiques en direction de la nature[1]. Le temps long de l’évolution des espèces doit être pris en compte mais il ne peut éclairer à lui seul l’histoire humaine qui jouit à ce sujet d’une sorte d’autonomie relative…

→Nonobstant cette difficulté, une philosophe, Barbara Stiegler, n’hésite pas à rendre poreuse cette frontière entre le biologique et le social, dans la lignée d’autres philosophes qui n’avaient pas non plus hésiter à le faire, comme par exemple Nietzsche, Bergson, ou même Foucault avec son concept de « biopolitique ». Il faut réhabiliter la biologie à la réflexion politique, dit Barbara Stiegler, d’autant plus que la réalité même s’est chargée d’hybrider beaucoup de problèmes politiques aujourd’hui autour de la vie, de la santé, du climat, de l’alimentation, de l’avenir du vivant et des espèces etc. Après la Première Guerre et un darwinisme social sommaire qui avait peu convaincu, un grand mouvement de pensée en particulier aux Etats Unisa cherché et voulu transférer les acquis du darwinisme à l’analyse de la réalité sociale. Deux grands noms émergent de ce mouvement : Lippman et Devew, dont les pensées respectives seront exposées dans l’ouvrage de Barbara Stiegler. Le naturalisme darwinien devient un naturalisme englobant l’humain et ses productions.

→Un autre danger pointe aussitôt dans une telle perspective : une telle « naturalisation » ou « essentialisation » des processus sociaux ne conduit-elle pas à une aliénation de la responsabilité des actions humaines dans/sur la société, qui deviendraient dès lors réifiées ou chosifiées au même titre que les choses naturelles ?C’est là toute l’ambiguïté du naturalisme : comment en effet parvenir à concilier un homme comme partie de la nature, avec un homme dont les décisions et les actions ne sont pas entièrement solubles dans un tel déterminisme naturel ? Comment dès lors rendre compte de la possibilité et de la réalité de véritables « politiques écologiques », mais plus globalement de véritables politiques en direction de la communauté humaine et non humaine, qui témoignent paradoxalement d’une position de surplomb possible reconnaissant aux acteurs humains leur spécificité à ce titre… Autrement dit, même si un monisme naturaliste peut séduire[2],  il nous faut bien reconnaître un certain « dualisme » (même « faible », comme le dit Catherine Larrère), et donc une spécificité des questions politiques et sociales. Nous devrons examiner comment se traduit ce problème lorsque nous appliquons le modèle biologique du darwinisme à l’adaptation humaine.

PARTIE I
Essayons de comprendre de quoi l’on parle lorsqu’on préconise l’adaptation dans le domaine politique et social, à partir de la pensée de Lippman

→La réflexion de Lippman[3] au début du XXème siècle est sans aucun doute la grande pensée politique inspirée du darwinisme[4]. Nous allons montrer qu’elle fait écho à cette injonction contemporaine si présente dans la sphère du monde politique libéral, qui semble s’installer vraiment avec Tatcher en tant qu’elle représenterait une forme extrême du libéralisme ; C’est à elle que revient en effet la formule « no alternative », pour signifier qu’il ne peut y avoir d’autre chemin pour nos sociétés et les individus qui la composent que de s’adapter aux contraintes toujours nouvelles et changeantes du monde tel qu’il va. Tous nos efforts doivent ainsi concourir au bon fonctionnement d’une économie qui impose ses règles, et pour y parvenir il s’agit avant tout d’anticiper ses orientations et ses évolutions de façon à prendre le moins de retard possible. Le thème du retard est ainsi lui aussi récurrent aujourd’hui. Le risque est en effet de ne pas parvenir à suivre le rythme imposé par la marche du monde, celui qui correspond à ce que certains appelaient au début du XXème siècle « la Grande Société Industrielle », et qui se traduit par une série de contraintes dues aux progrès des sciences et des techniques et aux ressorts d’une économie mondialisée où règne la division internationale du travail. Mais revenons au point de départ : pourquoi la population doit toujours faire un effort d’adaptation ? Il est remarquable de constater que la réponse de Lippman va radicalement diverger de celle de Spencer[5], à qui l’on attribue habituellement la pensée du darwinisme social, mais qui présente une version fausse et édulcorée de l’évolutionnisme darwinien. En réalité, Spencer s’inscrit purement et simplement dans la philosophie du premier libéralisme : il faut laisser jouer les lois naturelles dans le monde social comme dans le monde naturel, et les meilleurs ou les plus aptes s’imposeront vis-à-vis des plus faibles, selon une sélection naturelle qui favorisera les avancées économiques et sociales. Il suffit de laisser faire la nature et avec elle les tendances naturelles du capitalisme, et sélectionner les plus aptes, refuser toute perturbation artificielle de l’Etat (Spencer est un ultra-libéral). Pour les progressistes qui écrivent après Spencer au contraire, les dysfonctionnements de la société et la situation de désadaptation qui se traduisent par de nombreuses pathologies sociales et politiques, proviennent de cette révolution industrielle et sont renforcés par le « laisser-faire » économique et politique. L’espèce humaine fut habituée durant sa longue histoire à un environnement relativement clos et stable jusqu’à cette accélération brutale de tous les flux et la destruction de toutes les frontières imposées par la mondialisation. Cette considération va bouleverser le champ du politique au début du XXème siècle, et conduit à repenser l’action politique.

→Chez Adam Smith[6], premier grand théoricien du libéralisme, la nécessité ou l’effort d’adaptation n’apparaît pas nécessairement comme question ou problème, puisque la loi secrète de la main invisible du marché semble régir naturellement l’ordre des choses pour le meilleur.Il y a une régulation providentielle de la division du travail, elle-même fondée sur une harmonie préétablie entre la nature du marché et les penchants naturels de l’espèce humaine.  Mais les libéraux et les individus concernés en général vont progressivement réaliser qu’il n’en va pas ainsi : lourds dysfonctionnements, crise du libéralisme à partir de la grande crise de 1929. C’est à partir de ce moment-là que l’on constate de plus en plus un désajustement structurel entre les rythmes de l’économie mondiale et celui de l’espèce humaine, que l’on peut nommer « dischronie » si on utilise le vocabulaire darwinien.D’où émergent des critiques du libéralisme et en particulier les théorisations du néolibéralisme, dont la proximité avec le darwinisme et l’évolution des espèces  est de plus en plus déclarée.L’idée principale développée par Lippman est celle d’une espèce humaine en retard sur le cours des choses, en déphasage par rapport aux nouvelles contraintes de la «  Grande Société ». Face à une évolution dont le sens ne fait aucun doute pour lui (la grande société mondialisée et la division internationale du travail), et à ces retards (stases figées correspondant à des niveaux de développements antérieurs) qui compromettent la réussite d’une telle orientation, il est plus que nécessaire de promouvoir d’ambitieuses politiques publiques en matière de santé, d’éducation, de loi commune (réformes juridiques), pour aider l’espèce humaine à mieux s’adapter ou s’ajuster aux nouvelles normes. L’injonction « il faut s’adapter » serait donc dans la droite ligne de cette orientation politique.  Les interventions publiques dans le domaine de l’éducation et de la protection de l’environnement sont emblématiques de la rupture du nouveau libéralisme avec le laisser-faire (mais avec aussi la santé, l’équipement, le contrôle des marchés, l’assurance sociale, les loisirs et la culture). La pensée de Lippmann se développe ainsi en opposition frontale avec celle de Spencer pour qui l’Etat doit s’abstenir d’intervenir de façon à ce que les lois de l’évolution agissent sans être perturbées. C’est ainsi que par exemple il prône l’abandon de toute politique de santé publique… Pour Lippmann, il n’y a pas, en matière économique et sociale,  de rapports naturels qui échapperaient au droit. Là encore le domaine de la santé des individus est un domaine patrimonial qui doit être en partie soustrait aux initiatives privées et à courte vue. Mais il est important de remarquer que ces interventions publiques n’ont de sens que par rapport à une finalité ultime qui est celle de l’économie mondialisée. La santé est à ce titre un des fondements de l’économie. De la même façon, il ne peut s’agir de redistribuer les revenus, mais plutôt de redistribuer l’égalité des chances dans la compétition et d’intervenir par exemple sur le champ de l’éducation, du soin, de la culture ou du travail, dans la perspective de meilleurs relations économiques de coopération et de compétition  régies par un marché mondialisé, auxquelles il s’agit de se réajuster ou de mieux s’adapter. Il s’agit également pour y parvenir d’établir des inégalités intrinsèques et légitimes entre les individus (alors qu’un libéralisme sauvage introduit des biais qui faussent cette sélection des meilleurs).

S’adapter pour ne pas changer ?

Comment interpréter le « retard » dans une perspective évolutionniste ?

Pour Lippmann, cette situation s’explique par un décalage exceptionnel dans l’histoire de la vie des êtres vivants entre les penchants naturels de l’espèce humaine, hérités d’une longue histoire évolutive se modifiant au rythme très lent de l’histoire biologique ; et les exigences brutales d’un nouvel environnement imposé par la « grande révolution industrielle ». En termes darwiniens on pourra parler de tension entre le flux imposé et les « stases » qui relèveraient de l’effort des vivants pour ralentir ou stabiliser ce flux du devenir. Ces « stases » sont constituées par l’ensemble des institutions, schémas moraux et mentaux, habitudes etc. Au fond, ne pourrions-nous pas extrapoler cette analyse pour interpréter les populismes et les nationalismes contemporains comme la conséquence d’une telle tension, comme une forme de repli cherchant à renforcer les clôtures ? Une telle analyse en termes de « retard » des masses vis-à-vis des transformations soudaines de l’environnement social et économique, inspirée de l’évolutionnisme darwinien et d’une certaine conception des vivants et de leur évolution, éclaire singulièrement les injonctions contemporaines à l’adaptation, à l’accélération, à sortir de l’immobilisme, à la valorisation de la flexibilité et de l’adaptabilité dans tous les champs de la vie. 

Un « retard culturel »…

Ce retard tel qu’il peut être compris dans une perspective évolutionniste intervient sous forme « d’hétérochronie[7] » entre changements techniques et scientifiques et changement sociaux[8], les premiers étant plus rapides que les seconds. Dewey dit à ce sujet : « …on estime que le siècle dernier a vu plus de changements dans les conditions sous lesquelles les gens vivent et s’associent qu’il n’en survint dans les milliers d’années antérieures. »[9]. Pour Lippmann, tout le problème vient de ce que, au lieu d’une harmonie préétablie (idée chère aux libéraux classiques), il y a une contradiction qui semble insoluble entre l’inertie de l’espèce humaine et l’adaptabilité requise par la grande révolution. Pour la surmonter, la démocratie procédurale ou même la judiciarisation des rapports sociaux (requise de toute façon pour perfectionner les règles du marché) ne peuvent suffire. Comme on l’a déjà dit, seule une véritable politique publique de la culture, de l’éducation et de la santé, peuvent changer les dispositions les plus intimes de l’espèce humaine en vue de combattre son inertie. Il faut non seulement combattre le handicap, y compris dans un sens génétique, pour remettre en quelque sorte tous les individus à égalité sur la même ligne de départ, mais aussi contribuer à l’amélioration continue des performances de l’espèce humaine. « L’économie exige non seulement que la qualité de la souche humaine, l’équipement des hommes pour la vie, soit maintenu à un niveau maximum d’efficacité, mais que cette qualité soit progressivement améliorée. »[10]. Cependant Lippmann, tout en souscrivant à une forme d’eugénisme, rejette l’idée d’aptitudes innées et défend plutôt la thèse de l’interaction entre aptitudes naturelles et facteurs sociaux et environnementaux. D’où la préconisation de politiques publiques sociales ambitieuses en matière de prévention, de soins et de santé, d’éducation, qui favorisent l’égalité des chances et l’adaptabilité. Il faut notamment que chaque travailleur puisse changer de métier plusieurs fois dans sa vie, mais également qu’il devienne plus polyvalent à l’intérieur d’un même emploi pour pouvoir passer d’une tâche à une autre. Nous retrouvons bien là des thèmes familiers aux grands textes européens en matière de formation professionnelle et d’emploi.

Pourquoi une telle déficience ?

Chez Lippmann, c’est le constat d’une déficience de l’espèce humaine qui ressort, liée à son histoire évolutive passée : « Notre intelligence sociale a été formée pour un genre de vie sociale organisée à petite échelle, et elle était statique eu égard à la durée d’une génération ». Dans un contexte d’ouverture où les flux de l’innovation sont appelés à s’accélérer, cette intelligence héritée de cette histoire évolutive a adapté l’espèce humaine à des environnements stables et fermés. Il est indéniable que cette grille de lecture évolutionniste présente une certaine forme d’efficacité pour rendre compte de situations vécues contemporaines : nous avons le sentiment de devoir nous adapter coûte que coûte aux rythmes effrénés des mutations du monde. Mais le modèle évolutionniste nous dit également autre chose que ce « retard » (ce que semble oublier Lippman) : il nous fait aussi comprendre que la vie c’est à la fois l’attachement au même et le nécessaire surgissement du nouveau (pas seulement l’un ou l’autre, mais l’un et l’autre). La politique elle-même dualise de façon caricaturale cette tension à travers une bipolarisation des opposés. Ce qui domine alors est l’affrontement entre le prétendu ami du nouveau et celui qui est « archaïque ».  Entre le réactionnaire et le progressiste.

Un retard bien relatif…

Il y a bien des proximités aujourd’hui entre les nouvelles politiques publiques néolibérales et l’analyse lippmanienne. On peut se demander à ce sujet si le « nouveau monde » préconisé, celui de la transformation et de l’innovation permanente, n’est pas paradoxalement le monde du non-changement : d’une certaine façon, cet ajustement permanent aux changements imposés de notre environnement social, économique et culturel, peut être considéré comme un instrument du non-changement. La question du changement s’avère ici très relative : le changement vers quoi ? Dans quelle direction ? La pensée du néolibéralisme répond clairement à cette question par la bouche de Lippman, quoiqu’implicitement : l’horizon est eschatologique, la fin dernière étant celle d’un capitalisme mondialisé parfaitement fluide et bien « huilé ». C’est par rapport à cette fin dernière que les « retards » pris par les individus dans la course à l’adaptation prennent sens. Si en effet nous prenons en considération les impasses existentielles de cette course, telles que par exemple un philosophe comme Harmut Rosa (ou d’autres) les décrit- angoisse face à l’impression de tourbillon existentiel, sentiment de frustration devant une vie qui nous échappe, escalade du « toujours plus » malgré la crise écologique, dissociation de soi avec soi-même etc. - , la norme du « retard » change de sens…

D’une certaine façon, l’usage qui est fait du concept d’adaptation en politique aujourd’hui trahit une vision présentiste propre au monde contemporain, c’est-à-dire une représentation qui refoule le passé et opacifie l’avenir, ne s’intéressant qu’à l’effort d’ajustement au monde tel qu’il va. Comme si les orientations traditionnelles de l’avenir étaient abandonnées – conservatisme (préservation de l’ordre ancien), libéralisme (liberté et progrès), socialisme (changement social pour plus de justice)– au profit de l’impératif d’adaptation au monde. La bulle présentiste dans laquelle nous sommes enfermés interdirait toute pensée de l’histoire, et nous conduirait à considérer ce monde comme un donné primordial plutôt qu’une création historique dont nous sommes les auteurs.L’anticipation et la visée programmatique semblent toutes entières captées ou détournées au profit d’un tel ajustement.

Le néolibéralisme de Lippman

Les réponses de Lippman pour juguler le retard de l’espèce sont autoritaires. Le néolibéralisme qu’il va progressivement préconiser[11] n’a rien de commun avec une prétendue extinction de l’Etat qui correspond davantage au libéralisme « pur » ou ultralibéralisme.C’est depuis Foucault et ses cours sur le néolibéralisme (donnés fin des années 70 mais publiés en 2004) que l’on sait, contre toutes ces confusions, que le nouveau libéralisme passe par « le retour invasif  de l’action de l’Etat dans toutes les sphères de la vie sociale »[12]. Ce mouvement né après la grande crise de 1929, rejette la vision naturaliste et optimiste du libéralisme classique et en appelle aux artifices de l’Etat. Mais la filiation de ce néolibéralisme avec le darwinisme perdure selon Barbara Stiegler (ce que ne semble pas avoir vu Michel Foucault).Le rôle de l’Etat est ici déterminant pour que les individus puissent s’adapter et aller vers le but ultime assigné. Le peuple doit jouer un rôle minoritaire sous l’égide des experts (promotion du « gouvernement des experts »). Au nom du bien et non du mal comme chez les fascistes… « La fabrique du consentement » devient l’objectif principal. Les masses ne sont pas à même d’agir pour l’intérêt général (c’est-à-dire la fin présumée précédemment nommée), d’où la justification d’une manipulation populaire. La souveraineté populaire laisse la place aux « mieux-sachants ». Il s’agit d’une nouvelle façon de penser la société et le marché en attribuant à l’autorité publique un rôle fondateur, chargée en quelque sorte d’instituer les conditions de possibilité même du marché, que les agents seuls de celui-ci ne peuvent percevoir ni mettre en place. La richesse créée par le marché doit donc être réinvestie en tant que « retours sur investissement » dans les domaines en particulier de la santé, et de l’éducation. Le perfectionnement des règles du droit (dont l’utilité est déjà reconnue par le libéralisme classique, celle de la « commonlaw ») ne suffit plus, il faut aussi « améliorer la qualité morale, cognitive et compétitive des agents », et réformer l’ordre social pour le rendre plus à même de favoriser ce qui est posé implicitement comme une fin ultime, celle de l’accomplissement d’une mondialisation régie par la division international du travail… Il s’agit purement et simplement de réformer l’espèce humaine afin de la réadapter aux besoins de l’économie de marché mondialisée.  Lippmann est conscient du fait que spontanément les agents du système peuvent détruire eux-mêmes les conditions de possibilité d’un tel système, comme par exemple « détruire le patrimoine de leurs enfants ». D’où la nécessité d’une politique d’éducation et de conservation des ressources naturelles (il est remarquable que cela soit écrit en 1937, « The good society »). Il y a en effet déjà une reconnaissance de la valeur patrimoniale de l’environnement naturel, fondement de la richesse des nations pour les générations futures. Mais il faut aussi réguler l’exploitation de la force de travail et de son environnement de façon à mieux l’entretenir, elle aussi devant être considérée comme un patrimoine…

Mais ce réajustement n’est jamais l’objet d’une discussion démocratique. Comme on l’a dit, il est en quelque sorte l’impensé de tout le processus. Décrété d’en haut à partir d’une conception normative de la destination finale de la vie des humains. Après avoir reconduit cette idée centrale du libéralisme qui est la fiction  d’une sorte d’atomisme individuel où chacun est replié sur ses intérêts atomiques à courte vue, l’autorité publique, par l’intermédiaire du gouvernement centralisé des experts, doit préparer les conditions optimum d’un tel réajustement. Une telle intervention publique surplombante peut être rapprochée à bon droit  du New Deal de Roosevelt (ce que fait Barbara Stigler), et entretient de fortes résonances avec nos politiques néolibérales contemporaines. Mais le lexique évolutionniste de Lippman évoque une « formidable réadaptation de l’espèce humaine » chargée de transformer une espèce humaine inadaptée en un ensemble d’individus flexibles et de plus en plus adaptables à l’accélération des changements. La finalité dernière de cette adaptation est implicitement posée comme évidente et non discutable, et les fameuses « stases » qui résistent et freinent le processus de changement ne sont considérées par Lippman que comme des dysfonctionnements. L’économie mondialisée comme « télos » n’est jamais discutée. Le mouvement irréversible vers cette fin donnée – l’augmentation de la productivité économique par le capitalisme mondialisé - n’est pas objet de discussion. Tout se passe comme si la fin du processus était déjà fixée, indépendamment des moyens, qui n’ont qu’à s’appliquer en second lieu. Le récit historique du néolibéralisme condamne toute résistance à être dans le camp de la réaction, du conservatisme et du déclin. C’est bien par rapport à ce point d’arrivée ultime qui n’est pas discuté mais posé comme un absolu, que la notion de retard prend tout son sens ;

PARTIE II

Est-ce que, dans une perspective évolutionniste, l’adaptation ne doit pas –ne peut pas même - être comprise autrement qu’au sens de Lippman ? N’y a-t-il pas un autre sens, correspondant mieux à l’esprit du darwinisme, et qui pourrait se concilier avec l’idée d’un véritable changement ?

Dewey et l’adaptation

En fait cette question résume tout l’enjeu du débat permanent qui s’est engagé entre Lippman et Dewey. Pour ce dernier en effet, il ne s’agit pas tant d’un retard ou d’une déficience de l’espèce ou de l’ensemble des individus, que d’un décalage de rythmes dans le processus évolutif lui-même, reconnu comme un moment vraiment fécond dans l’histoire du vivant par la théorie de l’évolution. Cette diversité de rythmes potentiellement en conflits serait au cœur même du vivant, générant des phénomènes de désajustement ou de désadaptation auxquels doit faire face et répondre l’intelligence collective des publics. La réponse à cette « hétérochronie » n’est donc pas du côté d’une adaptation passive aux injonctions de « La grande société » qui seraient légitimées par une finalité dernière inéluctable, mais de celui d’une interaction par définition ouverte et non déterminée à l’avance. Du point de vue de la logique expérimentale darwinienne, cette interaction serait bien dans la continuité au sens de ces deux phases active et passive, mais relèverait également d’une spécificité au sens de l’émergence de l’espace public et la naissance du politique. Cette dernière dimension étant le propre des sociétés humaines. Même si Lippman a le mérite de bien prendre en compte la crise du libéralisme classique, il reconduit, selon Dewey, le fantasme de « l’individu nu », c’est-à-dire une vison atomistique de l’individu doté d’une pluralité de désirs et de choix individuels, sans liens entre eux. L’idée de retardest commune à Lippman et Dewey, mais envisagée de façon différente : pour le second il y aurait « une force du retard » (on va y revenir), et son point de vue n’est pas péjoratif comme celui du premier. Cependant, ils reconnaissent tous les deux le retard des institutions et des organisations sociales sur les besoins du public, et celui des idées dominantes qui reflèteraient les rigidités hiérarchiques de ces dernières.

Pour Dewey, ce qui peut être en retard sur l’accélération des flux, c’est par exemple l’enracinement dans des communautés locales où prévalent encore des relations vivantes de face à face, qui permet la communication autour de ce qui est commun. Ce facteur de décalage rejoint d’ailleurs ce que disait Lippman : il y a une disproportion entre les capacités d’attention limitées des citoyens et le flux illimité des évènements et des informations accentué  par la société mondialisée. Aristote lui-même avait déjà noté le problème puisqu’il avait voulu limiter la taille de la cité pour qu’elle convienne aux facultés de ses citoyens. Mais cela constitue une figure positive du retard selon Dewey ; c’est dans l’articulation de l’échelle mondiale et celle, locale, des communautés démocratiques, qu’il faut chercher des réponses… Le retour passéiste et romantique  vers la société pré-moderne n’est bien sûr jamais retenu… D’une façon plus globale, « l’affirmation d’une tension à la fois menaçante et nécessaire entre flux et stase constitue le fond tragique de la pensée de Dewey »[13]. La stabilisation du flux par les habitudes et par le monde symbolique est nécessaire mais ne doit pas bloquer ou empêcher le changement. L’espèce humaine se trouve prise entre ces deux dangers : déni du flux, et flux hostile à toute sorte de stase.  L’évolution de la vie est ici justement considérée comme une affaire de tension entre stases et flux, de différence entre des rythmes évolutifs plus ou moins en conflits. L’adaptation n’est plus seulement passive dans le sens d’un ajustement forcé au donné de l’environnement, mais aussi active, l’homme transformant son environnement en même temps qu’il est transformé par lui. L’essentialisation « des choses comme elles vont » n’est alors plus de circonstance, puisque qu’elles sont sans cesse dans l’interaction avec nous. Ce débat Lippman/Dewey peut nous aider à ne pas nous laisser enfermer dans la tenaille suivante : révolution libérale ou au contraire défense réactionnaire contre les réformes. Or, n’est-ce pas l’alternative à laquelle la plupart des débats médiatiques aujourd’hui nous conduisent ? La conception de Dewey peut également nous faire penser au processus d’accommodation/assimilation analysé par le grand psychologue Jean Piaget pour rendre compte de l’ontogénèse, et qu’il qualifie lui-même de « génétique », au sens de la genèse des processus cognitifs et sociaux.L'assimilation désigne la réintégration d'éléments externes nouveaux dans une structure interne pré-existante ; l'accommodation, l'adaptation de l'organisme aux variations externes qu'il ne réussit pas à assimiler. L’adaptation biologique, psychique ou sociale relève d’un processus actif et passif à la fois, liant à la fois un ordre interne et un ordre externe, dans la recherche d’un « équilibre métastable »[14]. « Par cette régulation, un organisme (comme un psychisme) préserve sa forme structurellement stable sur un fond perpétuel d'instabilités, de changements, de bruits, de contradictions, d'obstacles ».Le programme piagétien consistera à tenter de dégager les mécanismes régulateurs et adaptatifs propres à cette logique d’interaction.

Pour conclure sur ce point, face à ces retards ou divisions entre les anciennes manières de vivre et de penser et les nouvelles habitudes produites par le capitalisme avancé, la réponse de John Dewey est radicalement différente de celle de Lippman : il s’agit d’une réponse intégrative, au sens de l’adaptation biologique de l’organisme à son environnement, qui doit être entendue en un double sens. « Comme la capacité des croyances, des valeurs et des fins à être modifiée par les conditions nouvelles de l’environnement », celle-ci doit également être capable de modifier en retour ces conditions elles-mêmes. L’issue de ses ajustements successifs est ouverte et imprévisible, et non téléologiquement déterminé par des fins idéologiques et quasi-métaphysiques posées sans discussion. C’est la raison pour laquelle Dewey accorde une grande place à « l’expérimentation collective » destinée à évaluer et discuter les réponses apportées, et non à se soumettre passivement à une adaptation contraignante. « Au point de départ, une confiance dans la nature humaine qui recèle une réserve inépuisable de potentialités créatrices »[15].

L’usage du concept biologique d’adaptation dans le domaine politique n’est donc pas automatiquement associé à la matrice néolibérale, comme on pouvait être tenté de le croire avec Lippman. Mais à condition de relier l’adaptation à la réalité et la vigueur de la vie démocratique, et non au « gouvernement des experts ». « La démocratie doit naître de nouveau à chaque génération et l’éducation est sa sage-femme »[16]. Ou encore « la démocratie est plus qu’une forme de gouvernement ; elle est d’abord une manière de vivre » qui implique « la nécessaire participation de tout être humain adulte à la formation des valeurs qui règlent la vie des hommes en commun». Elle est un « esprit » et non une simple « technologie politique ». D’où la promotion de l’idée de  démocratie participative, au sens où ce qui caractérise le mieux la démocratie, c’est la participation collective au politique. C’est aussi la raison pour laquelle la démocratie n’existe qu’en acte, jamais achevée. Pour survivre, elle doit être « scrutée et refaite en permanence ». Sans cette recréation incessante qui implique chaqueindividu, la démocratie se vide de sa substance. C’est précisément au cours de ces « expériences démocratiques » que se jouent les choix importants de l’adaptation, sans préjuger à priori de la direction à suivre. Il faut négocier et décider de l’adaptation. Inutile de dire à quel point nos actuelles pratiques politiques sont éloignées de cet idéal  politique de gouvernement où la délibération et la médiation entre options antagonistes est la règle. Comme pourrait le dire Marcel Gauchet, un « gouvernement de soi » d’essence relationnelle, de mise en relations en vue d’une équilibre, qui permet également de raccorder l’individuel et le collectif.

Pourtant l’injonction « Il faut s’adapter » s’entend toujours dans le cadre du schéma de l’adaptation passive : nous devons courir sans cesse derrière les contraintes toujours plus pressantes de l’accélération de la production, de la consommation et de l’innovation, dans un contexte de compétition toujours plus exacerbée. Il nous est très difficile de raisonner autrement… Pourquoi ? Essayons d’examiner quels sont les obstacles mentaux et idéologiques qui exercent une pression efficace dans le sens d’un tel conformisme.

Des obstacles mentaux et structurels difficiles à dépasser…

Il suffit ici de les mentionner, certains d’entre eux ayant déjà été évoqués.

→Commençons par remarquer  que l’idéologie libérale de la démocratie des droits individuels, qui aujourd’hui est la référence obligée de toute démocratie occidentale, a tendance à penser l’autonomie –blason des sociétés modernes -  comme la maîtrise d’univers personnels plus ou moins déconnectés d’un monde économique et social vécu comme fonctionnant selon des règles automatiques qui nous sont imposées. Chacun peut poursuivre ses intérêts et faire valoir ses droits aussi complètement que possible, mais dans le cadre d’une organisation collective sur laquelle il ne peut rien[17]. La décantation complète de cette société moderne consiste à produire un monde sur lequel les acteurs n’ont pas de prise, un monde où l’indépendance individuelle alimente la déprise collective. Une telle déconnexion de l’individuel et du collectif favorise beaucoup le processus de réification ou d’essentialisation de ce monde, confondu alors avec l’ensemble des choses naturelles. La vision libérale du monde porte l’illusion d’une société naturelle qui tient toute seule. Et corrélativement l’individu se perçoit comme désappartenant, lui qui est tissé d’appartenances dans les moindres fils de son être. 

→La même cause explique également le fait que l’essentiel des expertises en tout genre (très nombreuses et foisonnantes dans cette « société de la connaissance » qui nous caractérise), dans tous les domaines des sciences, des techniques, du droit, de l’économie, de la gestion…etc., s’élaborent au sein d’un cadre existant sans jamais porter un regard sur la validité du cadre lui-même. La société de la connaissance connaît très bien ses propres rouages tant au niveau du droit qu’au niveau du complexe scientifico-technico-économique, mais elle est en un autre sens antiréflexive, si l’on définit la réflexivité véritable comme la capacité à rendre compte de soi-même du dehors, au-delà de son fonctionnement interne.Cette société se regarde en quelque sorte comme « naturelle », et il est indéniable que le naturalisme évolutionniste peut alimenter cette illusion néolibérale. Les savoirs positifs des différentes expertises nous disent implicitement « il n’y a rien d’autre à savoir », et « verrouille » ainsi toute possibilité de dépassement d’eux-mêmes. Il est difficile aujourd’hui de penser la démocratie autrement que dans la jouissance des libertés personnelles. La critique ne consiste plus que dans la contestation et la dénonciation inlassables au nom du droit des insuffisances de la réalisation du droit. Il n’est pas difficile de voir en effet à quel point, depuis quelques décennies, notre société se mobilise très prioritairement sur la question des droits nouveaux (enfants, homosexuels, femmes, LGBTI+…).

→Une société qui, comme l’affirme Harmut Rosa, ne peut se maintenir et perdurer que sur le principe de la « stabilisation dynamique », c’est-à-dire en s’appuyant nécessairement sur une dynamique d’accélération croissante, des flux de production et de consommation comme des processus d’innovation, est une société dont le salut dépend directement de ses capacités d’adaptation, une société qui ne peut s’empêcher de courir après les exigences du toujours plus. Les conséquences de ces contraintes structurelles sont multiples et affectent la vie sociale de différentes manières. Elles ont tout d’abord un impact sur le terrain politique du fonctionnement démocratique : leur non-respect entraîne aussitôt des risques de pertes d’emploi, de faillites d’entreprises, de hausse des dépenses sociales, qui peuvent à leur tour conduire à des crises de la dette et du budget…etc.Dans un tel contexte, que reste-t-il comme solution sinon s’adapter et éviter les retards ? Comment faire pour ne pas incorporer ces logiques de concurrence et d’optimisation ? La force de ces contraintes est telle que nous allons dans le mur malgré toutes les prises de conscience écologiques : toujours plus de consommation (la consommation de pétrole brute augmente chaque année), d’exploitation des ressources naturelles, de dégradations de la planète… Les politiques de gouvernement sont « happées » par ces logiques d’activation et d’adaptation : les réformes du marché du travail, de l’assurance chômage, les accords de libre-échange, les politiques d’aide sociale, d’éducation ou de retraite, sont entièrement à leurs services. La contrainte de maintenir l’accroissement est telle que toute opposition politique semble s’effacer devant elles. La rue devient ainsi le seul débouché d’une protestation profonde mais confuse.

L’exemple du macronisme

Nous pouvons montrer à partir de cet exemple la difficulté de promouvoir une politique qui ne soit pas néolibérale et purement adaptative, malgré les déclarations en faveur du « nouveau monde » et de la « Révolution ». Myriam Revault d’Allones nous montre dans son livre concernant le macronisme[18] comment le concept central de l’autonomie, qui est en principe la première finalité de toute société moderne, est dévoyé dans cette vision du monde implicitement défendue par le Président Macron. Il nous semble d’ailleurs qu’elle rejoint les analyses de Marcel Gauchet[19]. On voit bien en effet que s’il suffit de traverser la rue pour trouver un emploi conforme à ses vœux, alors il n’y a plus rien à attendre de la vie collective ; dans la démocratie du privé, l’individu se suffit à lui-même. Faisons de la vie individuelle un rempart ou une citadelle, et ne comptons que sur nous-même : « Débrouillez-vous ! », « Adaptez-vous ! », répète en boucle Jacques Attali[20]. Or il n’est pas possible d’être maître de son destin individuel sans avoir aucune prise sur le destin commun. Il s’agit d’une version tronquée de la démocratie dans la mesure où ilne peut exister de souveraineté individuelle sans souveraineté collective, de véritable liberté sans pouvoir. La stricte dynamique des droits individuels ne peut conduire qu’à l’incapacitation du pouvoir.

Le fonctionnement économique prend une place inédite dans le fonctionnement collectif et entraîne les sociétés, comme malgré elles, à l’instar d’une puissance qui s’imposeraient du dehors, alors qu’en réalité ces contraintes proviennent du dedans de la société, portée qu’elles sont par une demande et des attentes qui proviennent des individus eux-mêmes… Le « nouveau monde » de Macron nous enjoint à dépasser des catégories soi-disant obsolètes de droite et de gauche, et de se vouer à l’innovation et à l’adaptation permanentes, pour répondre aux défis de mutations inévitables. D’un côté un monde économique et social « naturel », de l’autre un individu en posture de fondement de la société - c’est philosophiquement et historiquement le principe de légitimité autonome de toute société démocratique[21] : l’égale liberté et volonté de tous comme fondement de la société, autrement dit « les droits de l’homme » -, alors qu’il est en réalité aussi, du moins anthropologiquement, le résultat, la fabrication, des liens sociaux premiers qui le précédent (l’être-ensemble est premier et précède les acteurs).  Ce paradoxe de la société démocratique atteint toute son acuité avec la société des individus, et conduit historiquement à la dérive du néolibéralisme : illusion atomiste de l’individu comme électron libre d’une part, société civile autonome régie par des lois économiques naturelles, d’autre part. Tout se passe comme si les individus mis en position de fondement sont détenteurs de droits préalables avant même d’appartenir à la société politique. Mais ces droits sont pourtant garantis par les institutions en échange de quoi les individus sont liés à ces dernières, notamment par des obligations. Bien que Rousseau postule un individu indépendant à l’état de nature, il reconnaît que c’est avec le pacte social que ces libertés naturelles sont converties en véritables libertés civiles, celles du citoyen. Ce pacte volontaire est en réalité le fondement de toute autorité légitime parmi les hommes. Il les « obligent », la liberté civile n’étant qu’à ce prix[22].  Hegel est sans doute le premier philosophe, mais qui sera ensuite confirmé par de multiples travaux d’anthropologie sociale, à montrer que l’idée abstraite de liberté ne peut se concrétiser que sous conditions de l’entrée en société et de certaines institutions, et que l’atomisme d’individus isolés est un mythe philosophique.

Il y a un endettement réciproque des individus et des institutions : « l’individu est endetté de naissance à l’égard d’institutions qui seules lui permettent de devenir un agent libre », Paul Ricoeur. Mais aussi Hannah Arendt : « Le monde commun, qui nous accueille à notre naissance, et que nous laissons en mourant, transcende notre vie, et nous sommes son « obligé » ».L’autonomie véritable est donc liée à l’obligation politique : pas d’indépendance réelle, mais une interdépendance et une autonomie qui ne peuvent être pensées que dans son rapport à la loi. Les individus sont liés non seulement sur le plan de l’organisation de la vie sociale et économique, mais également sur le plan juridique par un système d’obligations réciproques (individus ↔institutions)

L’illusion néolibérale a tendance à affirmer l’inverse, et il est remarquable de constater que lorsqu’on suppose qu’un individu se sent délié de toute obligation intrinsèque, on suppose également le désendettement du social par rapport à lui. Chacun est alors renvoyé à sa capacité de performance individuelle :il ne tient qu’à lui d’être premier ou dernier de cordée… Etre autonome, c’est alors pouvoir ne compter que sur ces propres forces, s’en « tirer » tout seul, sans médiation, selon la loi de son action. L’Etat Providence, souvent décrié au nom du refus de l’assistanat, est en réalité l’incarnation d’une certaine représentation du lien social et de la justice sociale dont il est le garant. Il est ainsi « endetté » vis-à-vis des citoyens, non pas en vertu de l’improbable théorie du ruissellement, mais au nom de la justice sociale qui est au fondement de son existence. Nous nous devons de reconnaitre par ailleurs que dans l’urgence et les circonstances exceptionnelles que nous avons traversées avec la pandémie, le gouvernement a su faire jouer les atouts de l’Etat providence et son modèle de protection sociale (aide aux entreprises, chômage technique, intermittents…etc.), et relever les salaires de certains  professionnels de la santé ; Certains discours également à partir de 2020 manifestent des inflexions sensibles[23]. Mais l’écart entre les discours et les actes apparaît toujours très important, et finalement ce qui pouvait apparaître comme des « sorties de route » - « la rue à traverser pour trouver du travail » ou celle du « costar » que peuvent se payer ceux qui travaillent – s’avèrent avec le recul comme très symptomatique d’une vision politique qui rejoint le credo fondamental du néolibéralisme, et qui est bien présent dans son livre de campagne « Révolution ». Pour en revenir à la question de l’adaptation, l’autonomie réduite à celle d’un individu censé être indépendant, considéré sur un mode atomistique, confinée à ses intérêts particuliers, ne peut que valoriser une réussite ou une performance fondées sur une adaptation passive et servile au monde comme il va (qui semble soustrait à la prise). Il faut « devenir entrepreneur de soi-même » et cette « forme entreprise » gagne tous le tissu social et même la trame des vies individuelles : « Il faut que la vie même de l’individu –avec par exemple son rapport à sa famille, à son ménage, son rapport à ses assurances, son rapport à sa retraite – fasse de lui une sorte d’entreprise permanente et d’entreprise multiple. »[24]. Macron : « Une start-up nation est une nation où chacun peut se dire qu’il pourra créer une start-up. Je veux que la France en soit une ». Et aussi : « Je veux que la France soit une nation qui pense et qui bouge comme une start-up». Mais la revendication moderne d’autonomie va bien au-delà de la stratégie de l’acteur individuel rationnel, et concerne l’idée de Nation telle que l’entendait par exemple Renan : la Nation née d’une volonté commune qui se fonde sur la possession commune d’un patrimoine et sur un consentement mutuel, d’une volonté de vivre-ensemble, soudée finalement par une projection dans l’avenir de ce que l’on veut être et faire. Dans la « start-up nation », point de nouveaux venus à intégrer dans un monde déjà ancien et qui perdurera après eux avec les générations qui leur succéderont. L’entrepreneur de soi-même évacue cette responsabilité collective d’accueillir les nouveaux venus et de les préparer à entrer dans le monde du travail. Pour innover et éventuellement s’arracher de ce monde, il leur faudra d’abord en effet s’enraciner dans un monde déjà là… Comme nous prévient Hannah Arendt, il faut se méfier à ce sujet du « pathos de la nouveauté » qui est une illusion et un déni de la condition humaine. Et se méfier au moins autant du « c’était mieux avant » qui est son symétrique.

La pandémie révèle ce qu’est l’autonomie véritable : je ne peux me constituer comme source de moi-même et de mes actes qui si je me pense comme membre d’un monde commun. La liberté implique un rapport où les autres sont toujours présents, que ce soit dans le cadre interpersonnel ou dans celui du lien social médiatisé par les institutions. On ne peut vouloir l’autonomie que comme une entreprise collective et dans une dimension non seulement intersubjective mais aussi historique et sociale. La dimension de l’altérité est première, et « le souci du vulnérable et du fragile installe la question de la responsabilité à l’égard de l’autre au cœur des réflexions sur le lien social »[25].Enfin, la pandémie nous apprend mieux que tout autre évènement que l’action politique se confronte en permanence à l’incertitude extrême, « est soumise à l’épreuve d’un agir dans le savoir de notre non-savoir »[26]

Mais dans une perspective néolibérale, la responsabilité individuelle connaît une extension maximale : il y a une privatisation des responsabilités qui incombaient traditionnellement à l’Etat : « Mais on va faire en sorte que tout individu puisse s’assurer lui-même contre les risques qui existent » … et même contre « cette fatalité de l’existence que sont la vieillesse et la mort… ». On accorde à chacun une sorte « d’espace économique à l’intérieur duquel ils peuvent assumer et affronter les risques »[27], soit grâce à des réserves privées, soit par le biais des mutuelles. La problématique du souci de soi semble entièrement confisquée dans le sens d’un souci gestionnaire et de maîtrise de ses manières de faire pour les rendre plus efficaces. Une pratique solitaire et solipsiste qui est très éloignée du souci de soi des Anciens, pour qui les rapports avec autrui étaient la principale ligne de force. Dans ce contexte culturel, le chômeur est entièrement comptable de sa situation ; il est pour cette raison invité à s’adapter aux contraintes du marché du travail, même à l’encontre de la formation ou du métier qu’il aura choisi. S’adapter aux situations quelles qu’elles soient est une disposition subjective centrale du nouvel individu. Il faut avoir envie de travailler et de réussir, ne pas camper sur ses avantages acquis, mais au contraire oser prendre des risques, et avoir l’esprit d’initiative. Tout se passe comme si l’individu en question était isolé, doté d’une consistance propre, existait indépendamment de ses conditions d’existence (économiques, sociales, culturelles, psychologiques).

Il y a ceux qui gagnent et ceux qui perdent, et cela dépend de leur capacité (ou incapacité) à conduire leur vie par eux-mêmes et pour eux-mêmes.On sait pourtant depuis Bourdieu le rôle des déterminations extérieures dans la réalisation des existences. Il n’est pas raisonnable de faire porter aux individus, en dépit de ce qu’ils subissent plus ou moins, l’entière responsabilité de ce qui échappe en partie à leur emprise.  Ce qui ne signifie pas à l’inverse que l’individu moderne devrait être entièrement dédouané de ce qui lui arrive… Cette autosuffisance de l’individu qui n’a pas besoin de la société peut atteindre un point extrême : Tatcher, lors d’un entretien en 1987, dit que « la société, çà n’existe pas. Il y a des hommes et des femmes, des familles… ». Le désendettement de la société vis-à-vis des individus est alors total : l’individu est libre et responsable de tous ses choix (parcours scolaire, choix personnels, professionnels etc.), et chacun doit assumer ceux-ci autant que s’adapter. L’idée même de la cordée (du premier et du dernier de cordée) suggère de façon subliminale une harmonie générale autour d’une fin unique et consensuelle, idée néolibérale du « no alternative », à rebours de la pluralité des points de vue et des conflits qui parcourent toute démocratie et en sont la signature. L’imaginaire mobilisé est encore une fois celui de l’entreprise. Cette « forme entreprise », tout entière vouée à la stratégie managériale, produit des comportements conformes, que l’on pourrait qualifier d’hyper-adaptés, et correspond à ce qu’on appelle aujourd’hui « l’empowerment » : s’adapter au mieux et profiter des opportunités, sans remise en cause des inégalités sociales, et sans qu’il soit question d’émancipation ou de justice sociale.

Même si l’idéal collectif d’émancipation n’est pas totalement absent du projet macronien, celui-ci est beaucoup plus centré sur la réalisation des performances individuelles : il faut libérer « l’énergie de ceux qui peuvent...». Comme chez Lippman, l’Etat est bien présent, mais il est là au profit d’une meilleure productivité et efficacité. « Gouverner pour le marché » pourrait dire Foucault. .  C’est en termes de gestion du capital humain qu’il faut comprendre cette intervention de l’Etat. Cette approche ne concerne pas que l’économie, et s’étend à l’ensemble des secteurs de la société, elle requiert également certaines dispositions subjectives chez l’individu, notamment celle qui consiste à être son propre capital et devoir « produire sa propre satisfaction » (Foucault), ce que l’on pourrait appeler « une stratégie de l’appréciation ou de la dépréciation de soi »[28].

Pour conclure, deux conceptions de l’autonomie s’affrontent : la première se comprend dans le cadre de l’émancipation propre au genre humain (Rousseau, Kant) qui ne peut aller sans l’institution qui l’actualise ; la seconde comme rétrécissement sur les intérêts particuliers à partir d’un individu qui est censé être indépendant et tout-puissant, c’est-à-dire considéré sur un mode atomistique.

Changer pour changer vraiment ? Une adaptation créatrice à l’environnement

Nous voulons pour terminer évoquer quelques formes de pensées politiques qui ne s’inscrivent pas dans l’impératif d’une adaptation passive et unidirectionnelle à un environnement techno-économique qui nous serait imposé, et qui serait beaucoup plus proche d’une adaptation/transformation telle qu’elle est théorisée par Dewey.

Une société de la post-croissance ?

Harmut Rosa, le penseur qui analyse l’accélération et l’accroissement sans fin comme une détermination systémique des sociétés modernes, qualifiée de « tendance à la stabilisation dynamique », ne peut entériner l’idée d’une adaptation définitive  à un tel impératif. Pourtant, il démontre en même temps la force des contraintes structurelles mais aussi existentielles de celui-ci… Il est très difficile de faire autrement… Mais, encore une fois, l’action humaine, si elle parvient à se libérer du paradigme  actuel comme « désir de l’extension de l’accès au monde » (c’est-à-dire « désir de la prochaine chose à conquérir »), conduisant au « toujours plus » et à l’impasse écologique, si elle parvient à embrasser un autre imaginaire ou paradigme culturel –ce n’est plus l’accès aux choses mais la qualité de la relation au monde qui doit être la norme de l’action - , peut ouvrir une autre voie que celle de l’adaptation servile. Non pasvouloir supprimer toute relation instrumentale au monde, ce qui serait stupide : nous avons besoin du succès de la science, du droit, de l’administration, de la technique, de l’économie, qui instituent des relations volontairement « distantes et refroidies » avec leurs objets, et qui sont d’ailleurs aussi la condition de l’accès à la résonance, car nulle résonnance n’est possible dans un contexte trop déficitaire en ressources. En ce sens, les relations instrumentales sont toujours nécessaires. Mais il s’agit d’inverser l’équilibre entre les deux, pour faire en sorte de dépasser la logique de l’accroissement en privilégiant la demande de résonance… Bien sûr ce changement de conscience est une condition nécessaire au changement, mais non suffisante : des réformes institutionnelles radicales, en particulier dans le domaine économique, devront limiter l’espace du marché et de la concurrence dans le cadre d’une véritable démocratie économique qui règle « les rapports économiques à la qualité des relations au monde ». Mais encore faut-il investir psychiquement une vision politique en faveur d’une élaboration collective du commun, nourrie effectivement par le désir d’une autre relation au monde, c’est-à-dire changer de paradigme culturel… Quelle que soit la dimension optimiste (trop ?) d’un tel projet, nous voulons simplement montrer que nous avons affaire ici à une autre conception de l’adaptation, plus ouverte, où le champ de l’action humaine n’est plus seulement borné par la recherche de conformité, et où « l’expérimentation démocratique des publics », suivant l’expression même de Dewey, peut jouer un rôle déterminant…

Que signifie s’adapter face à l’impasse climatique ?

Un point commun entre la pandémie et le changement climatique, c’est que ni l’un ni l’autre n’était prévu dans le logiciel de nos sociétés de la modernité tardive… L’imprévisible ou l’inattendu nous rattrapent toujours, même si nous pensions avoir la pleine maîtrise de l’avenir. La situation de changement climatique est particulièrement intéressante pour jauger les réponses en matière d’adaptation. Nous nous rendons compte de façon spectaculaire à quel point l’idée de « retard » est ici relative : faut-il en effet toujours plus de la même chose, toujours la course à l’accélération et à la croissance, relever le défi de ce que Lippman appelait les impératifs de la grande société industrielle ? Est-ce comme cela que nous ne serons pas « en retard » ? Ou bien au contraire ne s’agit-il pas alors du pire retard, celui qui nous mènerait à la catastrophe si nous ne changeons pas de cap ? Mais en admettant qu’une prise de conscience salutaire nous conduise à envisager ce changement de cap, quelle sorte d’adaptation est alors nécessaire ? Nous voyons que dans le premier cas il s’agit d’une adaptation quasi automatique des actions et des comportements humains aux impératifs socio-économiques de nos sociétés telles qu’elles sont (l’adaptation selon Lippman), alors que dans le second cas, nous sommes amenés à faire appel à des adaptations créatives et innovantes qui ouvrent sur un monde transformé (l’adaptation selon Dewey). Nous voudrions nous arrêter un instant sur deux orientations écologiques  différentes (et peut-être contraires ?) pour montrer comment, dans chacun de ces exemples, l’adaptation peut être « révolutionnaire », au sens où elle défriche une direction jusque-là inédite.

Agir avec la nature ou contre elle ?

Il faudrait montrer comment les mouvements écologiques ne parviennent pas toujours à sortir du grand paradigme moderne du « Grand Partage » entre l’Homme et la Nature. Certes il ne s’agit plus de reconduire une Nature envisagée comme un simple Meccano, d’où l’idéede ressources naturelles limitées est exclu, et que l’on peut exploiter selon notre bon vouloir, mais de reconduire néanmoins le même paradigme dualiste tout en inversant ses signes : l’opposition entre l’homme et la nature immaculée est toujours présente, la nature incarne le bien et l’artificiel le mal, les espaces sauvages (ou perçus comme tels) doivent être sanctuarisés face à la prédation humaine ; les pensées anti-techniques et décroissantes ne sont pas loin… De la même manière, le débat d’idées entre anthropocentristes ou humanistes et naturalistes semblent bégayer le même dilemme ; les premiers sont socio-centrés et croient aux progrés de la technique pour résoudre les problèmes écologiques ; les seconds veulent, face à l’arrogance prédatrice des êtres humains, que l’humanité se range derrière les fins suprêmes de ce nouveau Dieu qu’est la Nature…. Dans un cas comme dans l’autre, le paradigme culturel dualiste de l’Occident moderne est reconduit. Or, c’est précisément à l’affaiblissement d’un tel dualisme qu’il faut se confronter, soutient la philosophe de l’environnement Catherine Larrère. L’anthropocène nous montre le caractère caduc d’une telle opposition : l’empreinte de l’homme sur la nature est indélébile, l’histoire humaine et l’histoire de la nature sont inextricablement liées. Le concept même de nature – qui sous-entend un tel partage entre l’homme et la nature -, devient problématique, et un anthropologue  comme Philippe Descola ou un philosophe et sociologue comme Bruno Latour proposent même de le déconstruire. En réalité, il faut désormais  « desserrer cet étau du dualisme »[29] : la question n’est pas « ou les humains, ou la nature, mais les humains pris dans des relations »[30]. Privilégier la dimension éco-systémique de notre condition, et assumer notre appartenance à la communauté écologique.Nous sommes de la nature et en même temps nous agissons sur et dans la nature. Ce changement paradigmatique doit avoir des conséquences très concrètes sur les rapports que nous entretenons avec la nature : dans le domaine environnemental et agricole par exemple, on ne commande plus les processus naturels, mais on les infléchit ou on les pilote, ce que nous pourrions appeler le « faire-avec » ;on peut parler de collaboration ou de coproduction du cultivateur et de la nature : avec l’écologie de la restauration il s’agit de restaurer des milieux ou des paysages dégradés, imiter certains processus naturels, lancer ou entraver des dynamiques naturelles. Avec l’agro-écologie, de rompre avec l’ancien modèle productiviste, et plutôt que de « contrer » la nature (préparation du sol, épandage des engrais et des herbicides (d’où la mécanisation), traitement chimique et irrigation), il faut « tirer parti » de la nature en s’appuyant sur les mécanismes biologiques qui président à la reproduction de la fertilité et qui contribuent à maintenir un taux de matière organique favorable à l’enracinement des cultures et à la rétention d’eau. Très nombreuses aujourd’hui sont les techniques qui s’appuient sur cette connivence avec la nature… Nous voyons bien à travers cet exemple comment une adaptation créatrice à l’environnement[31]peut déboucher sur un changement véritable.

Un dernier exemple, en provenance d’une autre source, mais  qui me paraît aller dans le même sens, concerne ce que certains appellent l’économie circulaire[32]. Alors que l’écologie politique traditionnelle se propose d’enrayer la spirale infernale croissance/pollution et dégradation de la planète, au mieux en ralentissant le développement et la consommation, au pire par la décroissance et « la sobriété heureuse », avec des conséquences inévitables en termes de commodités, de confort et de pouvoir d’achat, l’économie circulaire prétend purement et simplement découpler cette association qui se présente comme fatale entre croissance et pollution, et revient sur le dogme selon lequel il n’y a pas possibilité de croissance infinie dans un monde fini[33]. Tout d’abord il nous faut imiter la nature (éco-mimétisme)[34] dans laquelle « il n’y a ni poubelles ni déchets » : tout y est indéfiniment recyclable. Il est possible de prendre ce processus naturel pour modèle et promouvoir ainsi une écologie positive et non punitive qui plaide en même temps pour la croissance économique et le zéro- pollution. Les déchets peuvent devenir « la matière première de nouveaux processus et de nouvelle richesses ». Déjà des milliers d’entreprises travaillent dans cette perspective[35]. Cette logique du recyclage est selon les auteurs la seule alternative non seulement viable, mais aussi  la seule voie d’avenir de l’humanité. Il serait bien sûr nécessaire de développer cette nouvelle alternative aux problèmes de notre planète, notamment mieux comprendre la véritable révolution des processus de fabrication et de production qu’implique un tel recyclage, mais aussi examiner les objections qu’elle n’a pas manqué de susciter, mais nous voulions ici montrer simplement comment cette nouvelle vision du rapport à la nature, si elle est pertinente, permet de révolutionner totalement l’appréhension de ces problèmes écologiques : comme le dit Luc Ferry, il ne s’agit plus d’être « moins mauvais » et de polluer un peu moins, en taxant, réduisant, empêchant, interdisant etc.[36]. Il s’agit d’être bon, voire excellent, avec à terme l’objectif zéro pollution. Et ceci « non pas en limitant la croissance et la consommation, mais au contraire en inventant, grâce à des technologies nouvelles, des possibilités infinies de croître  sans limite en dépolluant ».Une telle orientation renvoie dos à dos les fanatiques de la croissance à tout prix qu’elle qu’en soit le prix écologique, et « ceux qui veulent nous punir avec la décroissance »[37]Ce second exemple emprunté lui aussi à la lutte écologique illustre de façon assez spectaculaire à quoi peut ressembler « l’adaptation créatrice à l’environnement ». Et contredit le trop fameux «no alternative » affirmé par Mme Tatcher… Nous avons conscience en même temps que ce dernier exemple semble aller en sens inverse du premier, la société de la post-croissance »… Mais il n’en est peut-être rien, et les réponses à venir dans la réalité  seront possiblement des tentatives de synthèse de types idéaux ainsi définis…



[1] cf. café philo sophia « Penser la Nature autrement ? »

[2] L’appartenance de tous les êtres à une même substance universelle dont l’esprit et le corps ne sont que des modes

[3]Walter Lippmann, né le 23 septembre 1889 à New York aux États-Unis et mort le 14 décembre 1974 dans la même ville, est un intellectuel, écrivain, journaliste et polémiste américain.

[4] Lire « Il faut s’adapter », Barbara Stigler

[5]Herbert Spencer, né le 27 avril 1820 à Derby et mort le 8 décembre 1903 à Brighton, est un philosophe et sociologue anglais. Son nom est associé à l'application des théories de Charles Darwin à la sociologie, et donc au darwinisme social, même si les partisans de ces théories rejettent ce terme, lui préférant celui de spencérisme. Il popularise par ses publications l'idée d'évolution et de survie des plus aptes. Wikipedia

[6]Adam Smith, né le 5 juin 1723 à Kirkcaldy et mort le 17 juillet 1790 à Édimbourg, est un philosophe économiste Écossais ainsi qu'une des principales figures des Lumières écossaises. Il est l'auteur de deux ouvrages classiques, Théorie des sentiments moraux et Recherches sur la Richesse des Nations. Il est considéré comme le père de l’économie politique

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[7] Concept issu de la biologie du développement, utilisé par Lippman et repris par Barbara Stigler

7- Nous pourrions peut-être parler aujourd’hui de « disruption » à propos de ces décalages ou ruptures de rythmes entre l’ancien et le nouveau créé par « La Grande Société ». Mais l’hétérochronie a clairement un sens biologique en lien avec l’évolution des espèces. La « disruption » est, elle, adaptée aux technologies numériques (cf. travaux de Bernard Stiegler)

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

[9]John Dewey : né le 20 octobre 1859 à Burlington dans le Vermont et mort le 1 juin 1952 à New York, est un psychologue et philosophe américain majeur du courant pragmatiste développé initialement par Charles S. Peirce et William James. Wikipédia

[10]Lippman, « Freedom and Culture »

[11] Le terme de « néolibéralisme » est lui-même adopté par ce courant de pensée lors d’un colloque de 1937 pour désigner l’œuvre de Walter Lippman.

[12] « Il faut s’adapter », Introduction, Barbara Stigler

[13] Barbara Stiegler

[14]Lire à ce sujet Alain DELAUNAY, « ASSIMILATION & ACCOMMODATION, psychologie », EncyclopædiaUniversalis [en ligne]

 

[15] Barbara Stiegler, « Il faut s’adapter »

[16] « De la nécessité d’une éducation industrielle dans une démocratie industrielle » (1916)

[17] La force d’impact aujourd’hui sur la société des « antivax » ou « antipass », au nom des sacro-saintes libertés individuelles, pensées comme totalement déconnectées du « sens public », peut être considérée à bon droit comme symptomatique de cette revendication illimitée du droit, qui finit par entrer en contradiction avec le bien collectif.

[18] « L’esprit du macronisme »

[19] L’avènement de la démocratie T4, « Le nouveau monde »

[20] « Devenir soi »

[21] C’est en tout cas l’hypothèse centrale de Marcel Gauchet à travers toute son oeuvre

[22]Ce rappel philosophique du contrat social en démocratie devrait d’ailleurs suffire à faire taire définitivement ceux qui traite comme liberticide et donc illégitime toute restriction de liberté individuelle. Ils n’ont simplement pas compris –ou ne veulent pas comprendre – l’idée d’obligation réciproque inclus dans le contrat social.

 

[23]Le 12 mars 2020, il reconnaît qu’une nation repose sur « des hommes et des femmes capables de placer l’intérêt collectif au-dessus de tout, une communauté humaine qui tient par des valeurs : la solidarité, la fraternité. ». D’autres déclarations vont dans le même sens : « être citoyen, c’est accepter d’être plus qu’un individu poursuivant ses intérêts propres » ou encore « La République est à la fois volonté et transmission ». C’est concourir au « bien commun ». Discours de circonstance ?

16 mars 2020, Macron : « Ce que révèle déjà cette pandémie, c’est que la santé gratuite sans conditions de revenus, de parcours ou de professions, notre Etat Providence ne sont pas des coûts ou des charges mais des biens précieux, des atouts indispensables quand le destin frappe. Ce que révèle cette pandémie, c’est qu’il est des biens et des services qui doivent être placés en dehors des lois du marché. »

 

[24] Michel Foucault, Naissance de la biopolitique. 

[25]MyriamsRevault d’Allones, « L’esprit du macronisme »

[26]Ibid

[27] Michel Foucault

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[29] Catherine Larrère, « Agir avec la nature »

[30]Ibid

[31] En écrivant cette formule, je pense soudain à cette thérapie humaniste appelée la « Gestalt Thérapie » dont la finalité est de promouvoir chez la personne  « une adaptation créatrice à son environnement » ! Il est très intéressant de remarquer que la conduite personnelle de sa propre vie peut également s’interpréter, comme la vie sociale, à partir de la même grille de lecture en faveur d’une « adaptation créatrice ».

[32] Lire à ce sujet « Les sept écologies », Luc Ferry

[33] Nous ne pouvons pas ici développer toute l’argumentation de l’économie circulaire et du courant éco-moderniste Il nous suffit de montrer à quel point ce nouveau paradigme remet totalement en question la façon habituelle de s’adapter au monde comme il est. Pour plus d’informations sur ces théories, lire William McDonough et Michael Braungart, « Cradle to Cradle. Créer et recycler à l’infini. »

[34] Cet « éco-mimétisme » était déjà présent dans la perspective de » l’agro-écologie » déjà évoquée

[35] Les sept écologies, L’économie circulaire, page 205

[36] Pour Luc Ferry, cette écologie est nécessairement punitive, et peut difficilement être acceptée

[37]Ibid