La théorie du genre : mythe et réalité - Décembre 2014

La présentation du sujet

« La théorie du genre : mythe et réalité »

 

SORTIE OUEST SOUS LE CHAPITEAU GOURMAND

 

Nous terminerons cette année 2014 en revenant sur la polémique quelque peu stérile et nauséabonde qui a enflammé la sphère médiatique récemment autour de cette soi-disant « théorie du genre » qui aurait menacée nos chères « petites têtes blondes », pris en otage par des éducateurs désireux de faire exploser les genres masculin et féminin... Peut-on raisonnablement faire le point sur cette question, et « trier le bon grain de l’ivraie », faire la part entre le fantasme un peu délirant sous-jacent à ces « criailleries hystériques », et la véritable teneur de ses « Gender Studies » ? Car l’enjeu théorique et pratique est en réalité considérable : il s’agit ni plus ni moins de savoir ce que signifie « être une femme » ou « un homme », et si ces catégories ou ces genres ont encore un sens. Voilà ce qu’écrit Sylviane Agacinsky dans la quatrième page de couverture de son dernier livre, « Femmes entre sexe et genre » : « Vous croyez peut-être savoir de qui on parle quand on parle " des femmes " : erreur, le doute s'est installé depuis que Monique Wittig déclara que " les lesbiennes ne sont pas des femmes ", et que, avec Judith Butler, la Queer Theory regarde la distinction entre homme et femme comme l'expression d'une binarité artificielle, construite par une " culture " hétérosexuelle dominante. " Il n'y a plus de sexes ", disent-elles, rien que des genres, construits sur les pratiques sexuelles ». Ce propos est lui-même polémique, et demande à être questionné...

Venez nombreuses et nombreux pour en discuter ! Si vous souhaitez prolonger la discussion par un repas convivial sous le Chapiteau Gourmand, s’inscrire à cette adresse dp.mercier@gmail.com, ou téléphoner directement sur place (Régina : 0625505121)

 

Daniel Mercier, le 03/12/2014

 

 

L'écrit philosophique

Théorie du genre : mythe et réalité

 

Mon vœu, face à tant de confusion, de médiocrité, mais aussi de malfaisance, étalées sur la place publique au sujet de cette question, est d’avoir ici un débat constructif, sérieux, et respectueux des différentes prises de position...  Un film récent de Ozon sur le sujet, « Ma nouvelle amie », est chaudement recommandé.

Débarrassons donc le sujet des scories nauséabondes qui peuvent encore le recouvrir...

►Il ne faut pas s’attarder sur les choses fausses qui ont été dites via les médias à propos de cette fameuse théorie du genre qu’on aurait voulu enseigner à l’école. Il s’agissait en fait de « criailleries réactionnaires et hystériques » dénonçant un soi-disant complot politique visant à ne plus reconnaître les différences sexuelles entre les hommes et les femmes, à vanter l’homosexualité aux enfants, à leur apprendre la masturbation à la maternelle, ou à vouloir à tout prix déguiser les petites filles en petits garçons et vice-versa. J’en passe et des meilleurs. L’outrance de ces propos les décrédibilisent intellectuellement. Nul ne peut nier que le catholicisme le plus intégriste, comme l’extrême droite la plus radicale, se cachent derrière ces derniers. Tout ceci relève en effet du fantasme, mais aussi de la manipulation des esprits. La réalité est que  la politique d'éducation à l'égalité entre hommes et femmes est un objectif européen (et pas seulement français), puisque l'Union européenne a fait de l'égalité hommes-femmes un principe fondamental. Elle demande donc aux Etats membres de transcrire ce principe par des actions diverses, et notamment de sensibilisation à l'école. Le gouvernement a poursuivi cette politique en évoquant la lutte contre les « stéréotypes » sur les hommes et les femmes. Il s'agit donc de quelques activités pédagogiques destinées à sensibiliser à la non-discrimination des homosexuels et à l'égalité entre les sexes (cf. l’ABCD de l’égalité filles-garçons, expérimentation  de l’éducation nationale dans quelques classes choisies, récemment annulé sous la pression), en aucun cas de l'enseignement d'une quelconque « théorie » (pas plus celle du « genre » qu’une autre). Evoquer les « stéréotypes de genre » signifie expliquer aux enfants les clichés liés au genre, par exemple celui de la femme à la maison et cantonnée aux tâches ménagères. Mais la meilleure clarification viendra bien sûr d’une élucidation de cette « théorie du genre ». A ce sujet...

►Il ne faut pas non plus trop s’attarder sur la polémique qui s’est enflammée, y compris entre spécialistes du sujet globalement favorables aux idées exprimées,  sur la question de savoir s’il s’agit d’une théorie ou non. Il est vrai que ce serait plus juste de parler des « Etudes sur le genre » (« Gender studies ») où les Etats-Unis ont été en quelque sorte les pionniers, avec des intellectuelles comme Monique Wittig (une des fondatrices du MLF, qui rejoint les USA en 1970) ou Judith Butler (philosophe considérée comme la chef de file du mouvement, elle écrit notamment « Trouble dans le genre », et « Défaire le genre »). Comme le dit d’ailleurs Judith Butler, il est préférable de parler « des » théories du genre, car elles sont plurielles. Mais pourquoi ne pas vouloir admettre que nous sommes bien ici sur un champ théorique ? En français davantage qu’en anglais, le mot « théorie » renvoie en premier lieu à un système de pensée très cohérent, ce qui n’est pas le cas de la « gender theory » en tant que théorie unifiée. Mais le « Robert » propose un deuxième sens : une théorie, c’est une hypothèse ou un postulat (par exemple le postulat de l’inconscient dans la théorie freudienne). Nous retiendrons au moins avec le sociologue Eric Fassin, lui-même favorable aux idées de Butler, la valeur de concept du « genre » : le « genre » n’est pas une théorie, c’est un concept, c’est-à-dire «une catégorie utile pour la recherche historique», selon la formule de Joan Scott. En réalité, c’est surtout dans un souci tactique que les partisans du genre ont choisi de réfuter la dimension théorique de leur travail[1]. Parce que de fait, dans le discours quotidien, la théorie a mauvaise presse. C’était déjà le cas au temps de Socrate, qu’Aristophane représentait suspendu dans les airs et privé de tout bon sens. Aujourd’hui, «théorique» continue de signifier «coupé de la réalité», «abstrait»,  «vide de sens» ; « On assiste actuellement à la recrudescence de la posture de l’ignorance. On se vante de ne pas savoir et de ne pas vouloir savoir.», dit Guillaume Le Blanc à ce sujet. En faisant l’hypothèse que  les identités sexuelles ne sont pas biologiquement déterminées, mais socialement construites, le concept de «genre» a ouvert un espace de réflexion, de recherches et de pratiques très variées. Il n’est donc pas erroné de parler de «théorie», même s’il n’existe pas une doctrine unifiée. En outre, la réflexion philosophique de Judith Butler, qui est tout de même la référence en la matière quand on parle de « théorie du genre », est de fait une pensée très élaborée sur le sujet...

►Ces préalables un peu long (quoique déjà dans le « sujet »...) sont utiles pour pouvoir réfléchir et discuter sur le fond, une fois le sujet débarrassé de toutes ses scories, car il soulève des questions philosophiques fondamentales relatives aux identités d’homme et de femme et à leurs différences. Il est temps de se demander ce qu’il y a derrière ce fantasme et cette « guerre » très virulente contre la « théorie du genre », au-delà d’attitudes ultra conservatrices refusant depuis longtemps tout changement porté à  la culture et aux structures sociales traditionnelles au nom de l’égalité et de l’émancipation de l’individu et de ses droits.

La question posée est simple mais redoutable philosophiquement : qu’est-ce qu’un homme ? Qu’est-ce qu’une femme ? La séparation entre eux est-elle ontologique et naturelle ? Ou est-elle que le fruit d’une construction culturelle ?  Etre femme ou être homme, n’est-ce que l’expression d’une binarité artificielle produite par une culture hétérosexuelle dominante ? Tels sont les enjeux de cette question sur « la théorie du genre »...

Commençons par poser la définition de ce concept de genre. Nous empruntons la première à Sylviane Agacinsky : « Hommes et femmes ne se présentent en quelque sorte jamais nus : ils sont socialement situés et solidaires de significations et d’attributs que les sociologues ont appelés « genres » »

Une autre définition du genre, plus complète, tirée du colloque interdisciplinaire sur « Le genre comme catégorie d’analyse » (Université paris 7, 2002) : « La notion de genre désigne la construction historique, culturelle, sociale du sexe, qui l’investit de sens dans un système à deux termes où l’un (le masculin) ne peut s’envisager sans l’autre (le féminin). Système dissymétrique et inégal, les hommes ayant longtemps été dans les rapports sociaux en position de domination incontestée et l’homme ayant servi de référence unique pour penser l’universel humain. »

 

 

 

La lutte pour l’égalité des sexes, pour la reconnaissance que la femme est l’égale de l’homme, pour l’affirmation de droits égaux pour les deux sexes, telle qu’elle s’est développée depuis plus d’un siècle et continue de s’opposer à la domination masculine là où elle sévit encore, ne suppose-t-elle pas l’existence même de ces deux identités, masculine et féminine ? Pour lutter pour la reconnaissance égale des droits de deux entités, ne faut-il pas encore que ces deux entités existent et que l’on ne songe pas à les remettre en cause ? Au fond, la lutte contre les inégalités homme/femme ne se préoccupent pas en tant que tel de la nature de cette séparation entre les deux sexes prenant la forme de l’être masculin et de l’être féminin, pour se concentrer pratiquement sur l’injustice que représentent ces inégalités affectant le statut social de la femme. Cela passe d’abord par une égalité de droit : l’important est de refuser que « la femme ne soit pas un homme comme les autres » au sens où elle serait inférieure à lui[2]. La domination masculine s’est historiquement appuyée sur cette idéologie qui justifiait la femme comme être subordonné par rapport à l’homme. La différence des sexes est  ici comprise comme inégalité, et reposent sur la nature : les inégalités constatées dans les sorts respectifs de l’homme et de la femme ne seraient pas la conséquence culturelle de l’histoire de cette domination, mais bien au contraire prolongeraient des différences originelles et naturelles entre les deux sexes. Mais dans la lutte contre cette conception là des rapports entre l’homme et la femme, nul ne songe, à ce moment de l’histoire, à déconstruire « ontologiquement » cette partition homme/femme. Et pourtant une nouvelle question ne peut qu’apparaître : si « la femme doit être « un homme comme les autres » du point de vue des droits –ce qui est maintenant acquis, du moins dans notre monde occidental -, cela signifie-t-il véritablement qu’elle est aussi « comme un homme » au sens où la différence sexuelle serait somme toute secondaire et ne participerait pas d’une « identité » féminine séparée ?

Avec la théorie du genre, le mouvement va effectivement plus loin, même si l’on peut considérer que d’une certaine façon, il est dans le prolongement de ce premier moment : si en effet être « homme » ou « femme » signifie être prisonniers de rôles sociaux obéissant à des normes qui sont en lien avec la structure de domination des hommes, il s’agit alors de mettre radicalement en question le jeu de rôles imposés et, en simplifiant mais sans déformer le propos, dynamiter en quelque sorte les concepts de « femme » et d’ « homme », puisque leurs caractéristiques psychologiques, sociales, ou même physiques ne sont que les marques du « genre » qui prennent l’apparence de quelque chose de naturel (naturalisation du genre), mais qui sont en réalité conventionnels. Les tenants de la théorie « Queer »  sont souvent (mot anglais qui signifie « étrange », « peu commun », et qui était utilisé comme insulte vis-à-vis des gays ou des transexuels) sur de telles positions... L’enjeu de la théorie du genre semble bien être là : pouvoir sortir du jeu de rôle imposé et créer progressivement des rôles qui nous conviennent mieux individuellement et qui viennent « troubler » les  stéréotypes jusqu’à brouiller définitivement la partition binaire traditionnelle homme/femme. En ce sens, on peut comprendre comment « la lutte pour l’égalité des sexes » peut déboucher sur la mise à l’écart des sexes biologiques –ceux-ci n’ayant plus de pertinence quant à l’analyse de ces construits sociaux que sont les genres - comme dernier rempart de la justification des inégalités par la nature, au profit d’une libre construction « genrée », mais qui peut être plurielle indéfiniment, c’est-à-dire correspondre à une forme « sur-mesure » ajustée à l’individualité de chacun. D’où l’intérêt porté à tout ce qui vient « troubler », « brouiller » l’ordonnancement « genré » traditionnel, au profit d’autres rôles, comme l’intersexué, l’homo des deux sexes, le bisexuel, ou encore le transsexuel (on voit ici dans cette énumération que le genre va se définir avant tout par un type de pratiques sexuelles). Quand les détracteurs de « la théorie du genre » insinuent sournoisement que leurs principales représentantes sont lesbiennes et sont proches du mouvement « Queer », ils ont globalement raison quelle que soit la perfidie de leurs intentions (bien réelle), mais ceci est on ne peut plus cohérent : qui mieux qu’elles peuvent parler du caractère trop contraignant et normatif des catégories du genre ? Par ailleurs, elles ne souhaitent plus définir le genre à partir du sexe (biologique), mais de la variété des pratiques sexuelles. Ce qui fait dire très logiquement à Monique Wittig, auteur français qui est une des fondatrices du mouvement aux Etats-Unis, « je ne suis pas femme, je suis lesbienne » : elle déconstruit ainsi la catégorie de « femmes » en refusant de prendre à son compte les critères habituels de la féminité,  solidaire selon elle d’une structure de domination hétérosexuelle. Elle affirme ainsi le caractère accessoire de la sexuation pour définir le genre. Et déconstruit aussi du même coup le « féminisme » (plus de féminisme sans femme...).Nous allons y revenir...

« On ne naît pas femme, on le devient » ? Cette phrase est bien sûr devenu l’étendard de ces mouvements, mais Sylviane Agacinsky montre l’ambiguïté de Simone de Beauvoir sur la question d’une éventuelle « nature féminine » : celle-ci (à travers notamment la maternité mais aussi la passivité dans l’érotisme) est perçue comme un fardeau dont la femme doit s’émanciper pour recouvrer sa liberté (émancipation qu’a su faire l’homme au cours de l’histoire). Mais ce faisant, cette « nature féminine » est bien reconnue comme existante. Il y a chez elle un balancement permanent entre l’explication par le conditionnement social (structure patriarcale de domination) et l’explication par le poids de la nature, le premier s’appuyant sur le second pour développer sa domination. « On ne naît pas femme, on le devient », formule culte de Simone de Beauvoir, serait donc en partie inexacte... Il ne s’agit pas en effet de dénier à la femme une « nature » (en particulier la fécondité féminine, selon elle obstacle principal à la liberté de la femme, qui l’empêche d’être dans l’activité productrice de ressources), mais de la surmonter, de s’en extraire, de s’en arracher (suivant en cela les enseignements de l’existentialisme pour qui la liberté consiste à s’arracher à « l’en soi » au profit du « pour soi ») pour rejoindre une identité commune à tous les êtres humains... mais qui s’avère être de fait une valorisation des valeurs viriles  (le personnage même de Simone de Beauvoir est symptomatique de cette adoption de modèles masculins). Pour revenir à la fameuse formule (« On ne naît pas femme, on le devient »), Simone de Beauvoir, malgré l’ambivalence soulignée, est cependant la première à affirmer que « l’être femme » est fabriqué par les conditions historiques et sociales, et peut donc être considérée comme une des premières théoriciennes du « genre ». Mais cette fabrication s’appuie sur une nature qui piège la femme dans un destin biologique l’associant à la fécondité et à la procréation, ce qui aurait aussi bien pu faire dire à Simone de Beauvoir (c’est du moins ce que pense S.Agacinski) : « On ne devient pas femme, on le reste. ». Il faut retenir, répétons-le, que la nature est loin d’être occultée chez Simone de Beauvoir, même si elle est vécue sur un mode plus ou moins persécuteur. Ce que Agacinski nomme « sa honte pour le corps féminin », et qu’elle va retourner en pouvoir féminin de donner la vie qui, lui, doit être reconnu dans sa valeur différentielle (cf. plus loin)

Déconstruire la différence masculin/féminin ? Revenons aux « gender studies », qui exercent une profonde influence aujourd’hui sur le mouvement féministe, et veulent démontrer que « la femme » (les guillemets sont maintenant de rigueur) est une construction sociale qui n’a plus rien à voir avec la différence biologique des sexes. Ses défauts et ses qualités supposées[3], ses comportements (vestimentaires par exemple), ses pratiques sociales, varient selon l’histoire, les religions, les civilisations, mais passent toujours par des apprentissages et des contraintes à l’intérieur d’une histoire dominée par les hommes. C’est tout cela qui définit un « genre » au sens traditionnel, qu’il faut alors nettement séparer de la question sexuelle. Le sexe relevant de la biologie, le genre étant entièrement  social. Ainsi, selon Judith Butler (« Trouble dans le genre », et « Défaire le genre »), nous perpétuons un genre en « faisant » l’homme ou la femme, en jouant, mimant, presque à notre insu, un personnage fait d’apparences et de normes sociales plus ou moins souples, plus ou moins contraignantes, que nous n’avons pas inventées, et dans lesquelles nous nous insérons. Rien de « naturel » dans tout cela. Les différences sont exclusivement sociales et culturelles.[4] Ces genres, en revêtant l’habit de la différence sexuelle, essentialisent cette différence et exercent selon J. Butler une forme de violence sur la liberté de chacun. Il faut donc dissocier radicalement sexe et genre ; dire que je suis un homme ou une femme ne suffit pas à me définir, puisqu’il ne s’agit que d’un construit social qui m’est imposé. Si une telle séparation entre sexe et genre est opérée, toute la variété des sexualités – y compris en particulier celles qui sont considérées déviantes (inter-sexués, hermaphrodisme vrai ou faux, asexués, s’appuyant ou non sur des particularités biologiques) - doit être prise en compte. L’orientation sexuelle, jusque là pensée à partir de la différence sexuelle, doit maintenant être totalement déconnectée d’elle. On tendrait actuellement à une individualisation de nos vies sexuelles qui ne seraient plus rivées à l’identité sexuelle (mâle ou femelle), et qui doit nous conduire à sortir des normes de genre masculin/féminin, pour recréer notre propre identité personnelle. Nous serions alors conduits à sortir de la division sexuelle H/F - et de la matrice hétérosexuelle qui lui est intimement liée–, pour inventer de nouveaux modèles. Cela peut conduire à s’affirmer ni homme, ni femme, et à repérer ces catégories comme arbitraires.

Jusqu’où peut-on être « autoréférentiel » ? Quelles limites à la « libre création de soi » ? Dans les années 70, comme nous l’avons déjà évoqué, Monique Wittig, philosophe française, écrivait de façon provocante : « Une lesbienne n’est pas une femme», pensant qu’une lesbienne, en refusant tous les signes officiels de la féminité, créée sa propre identité. Judith Butler se rend bien compte qu’elle se trompe en pensant que nous sommes capables de nous recréer librement à chaque instant. Il n’existe pas de sujet libre entièrement dégagé des relations sociales et des normes de genre. Le « sujet » n’existe pas indépendamment de tout ce qui le précède, le déborde, et le traverse : son corps et sa chair, son existence en commun, l’ordre social et symbolique dans lequel sa place lui est assignée, la langue et le discours dans lequel il parle... etc. Car telle est bien la question : une telle déconstruction  du genre masculin/féminin n’a-t-il pas des limites ? Avons-nous la possibilité de nous recréer à chaque instant ? Cette démarche est bien dans l’air du temps, l’ère de l’individu hyper-contemporain (Marcel Gauchet) : celle de l’absolu de l’individu et de ses droits. Aucune précédence ou antériorité – ne serait-ce celle du sexe – devrait prévaloir sur l’auto-définition de ce que l’on est. Nulle contingence de la naissance, nulle contrainte extérieure, ne saurait empêcher le choix de soi-même, l’auto-production de soi, Mais ce faisant, ne sont-ce pas les conditions mêmes de l’individuation qui s’en trouvent affectées ? Car la logique hyper-individualiste porte l’illusion que nous pouvons nous construire (« devenir individu ») dans un mouvement purement endogène, sans l’aide d’un monde déjà là, d’un Autre antérieur à nous et qui nous précède, que beaucoup de psychanalystes appellent d’ailleurs « l’ordre symbolique ». Il est intéressant de voir à ce sujet que, récemment, dans « Le Monde», la philosophe Chantal Delsol, très engagée à droite, a fait à la théorie du genre le reproche « de vouloir prendre la place du créateur »... Ce reproche ne représente-t-il pas la version théologique, conservatrice, et certes caricaturale – l’ordre des choses, notamment en termes de sexualité, est l’œuvre du créateur, et donc tout ce qui vient lui porter atteinte est sacrilège – du même argument ?

Il me semble qu’il y a deux types d’alternative crédible possibles[5] à la « théorie du genre ». La première est la réponse universaliste : elle consiste à renvoyer dos à dos l’option essentialiste et normalisatrice faisant de la différence sexuelle le principe de légitimité absolu des rapports masculin/féminin, et l’option relativiste de la théorie du genre qui tend à déconstruire ces rapports. Face au genre sexué, on oppose l’universalisme abstrait d’un homme sexuellement indéterminé. Un « genre humain » qui subsumerait ou dépasserait les genres sexués, comme l’universel le ferait par rapport au particulier ou au contingent. Ce désir d’effacement de la différence a d’abord tenté le féminisme, mais il finit souvent par identifier l’humain à un des termes de la différence qu’il prétend ignorer, comme le fait observer avec justesse S. Agacinski (« La politique des sexes »). Ainsi, le sujet qui n’est « ni homme ni femme » est pensé sur le modèle masculin, tout comme l’’ « homme » des Droits de l’homme était le citoyen de sexe mâle. «  La méconnaissance du « deux » conduit à affirmer « l’un des deux » (Agacinski). Ce traitement de la différence est un grand classique de l’universalisme républicain. Il procède de la même façon avec les différences culturelles d’ordre ethnique ou religieux. Nous l’avons défini ailleurs comme occultation de la différence, et peut se formuler ainsi : nous sommes tous égaux en droit, malgré nos différences (considérées par conséquent comme secondaires sinon accessoires), et non pas « avec nos différences ». L’expérience montre qu’un tel traitement de la différence conduit naturellement, sous couvert d’universalisme, à privilégier les normes de la communauté hégémonique. Les difficultés françaises rencontrées sur le terrain de l’intégration sont l’illustration de ce constat et de ces difficultés. En ce sens, le point de vue abstrait serait un excellent gardien du statu-quo. C’est par exemple au nom d’un tel point de vue que des féministes comme E. Roudinesco et E. Badinter se sont opposées au vote sur le principe de parité H/F ajouté en 1999 dans la Constitution (article 3 : « La loi favorise l’égal accès des hommes et des femmes aux mandats électoraux et aux fonctions électives »), parce que  cet article contrevenait au principe universaliste pour lequel seul l’individu abstrait et sexuellement indéterminé doit apparaître dans la Constitution. Par ailleurs, une telle conception de l’individu ne rend plus compte de la condition concrète de l’expérience des femmes et des hommes, et surtout de leurs rapports, en tant qu’êtres empiriques, situés dans le temps historique et dans l’espace culturel. S. Agacinski oppose à celle-là une affirmation de la différence sexuelle comme constitutive de l’humanité elle-même : « Je ne suis pas de celles qui rêvent d’effacer les différences, ni d’uniformiser les modes de vie des hommes et des femmes… ni même d’égaliser leur condition au sens de supprimer toute dissymétrie dans les comportements. » (« Politique des Sexes »).

C’est en effet la seconde option possible en réponse à « la théorie du genre »... Contrairement à la « théorie du genre » qui affirmerait « qu’il n’y a plus de sexes » mais que des « genres », et qui reposerait sur une opposition simpliste nature/culture, elle affirme une différence irréductible entre les sexes, de laquelle il faut partir pour comprendre véritablement la nature des genres.

 

La thèse de Sylviane Agacinsky : Une différence sexuelle irréductible. La culture comme art de cultiver la différence (Françoise Héritier).

 

Une différence sexuelle irréductible ?

S. Agacinski, la représentante de cette conception en France, soutient en effet, contre le prétendu universalisme du genre humain, « l’irréductibilité ontologique » (« La politique des sexes ») de la différence sexuelle, « sans réconciliation ni synthèse possible ». Il y a deux genres humains à la fois semblables et différents[6]. Ni l’homme ni la femme ne sont tout l’humain. A la différence comme manque selon une logique qui sévir fréquemment (on part de l’un, l’homme, et on en dérive le deux, la femme), il faut substituer une logique de la mixité. La mythologie grecque (cf. le Timée de Platon) ou chrétienne affirme une hiérarchie des sexes comme une conséquence de l’origine des sexes : dans cette interprétation androcentrique de la différence des sexes, c’est toujours l’homme qui est premier, tout d’abord neutre vis-à-vis de la sexuation, et la femme seconde en tant que différant unilatéralement de l’homme[7].  Il faut au contraire renoncer au désir d’un centre, à ce qu’il y ait de l’un avant le deux (c’est la logique du même). Parler de « différence irréductible », c’est reconnaître que l’homme est divisé, qu’aucun des deux termes n’est le dérivé de l’autre : la différence réside dans l’écart, l’altérité absolue. Cette mixité, avant même de jouer un rôle essentiel dans toute organisation sociale, est au principe de la procréation[8]

La différence sexuelle est relative à l’organisation de la génération des vivants. Elle est de nature « structurale » (cette notion semble avoir remplacé chez Agacinsky l’ancien terme de « ontologique » ; cf. son dernier livre, « Femmes : entre sexe et genre »...). Il ne s’agit pas non plus de ne reconnaître la différence que dans l’anatomie des organes génitaux (comme l’a fait par ex Freud qui identifie le sexe avec le pénis, mais aussi celles qui par réaction, ont valorisé le vagin et la représentation du sexe féminin dans son ensemble), mais aller beaucoup plus loin dans la reconnaissance de la différence, et donc de la dissymétrie (penser la différence dans la logique de la mixité, c’est effectivement la penser en termes d’écart, de dissymétrie). La différence sexuelle ne tient pas fondamentalement dans des caractéristiques de caractère ou de morphologie, mais elle est relative à « l’organisation de la génération des vivants ». Les plus récentes théories du genre font du sexe une construction culturelle, un effet d’une classification binaire appliquée, comme du dehors, aux individus. Une telle conception sous-entend une négation de l’expérience de la dualité sexuelle, c’est-à-dire de l’expérience de l’engendrement : il faut deux individus différenciés sexuellement pour la génération (la procréation). C’est une donnée élémentaire et incontournable de l’existence humaine. La dichotomie sexuelle ne relève pas de traits caractéristiques de l’un ou de l’autre (morphologique, psychologique ou autre), mais avant tout de l’organisation de la génération comme schème d’une relation dynamique. Platon : la différence des sexes est relative à la génération ; c’est la seule manière de fonder la bipolarité sexuelle. La dualité sexuelle n’est pas une « paire » comme une autre, mais est fondée sur une relation, celle de la génération. Elle est « structurale », au sens de Levi-Strauss. Elle n’est pas formulable à l’aide d’un connecteur logique (conjonction, disjonction, implication). 

Elle  résiderait avant tout dans l’absence d’équivalence entre la maternité et la paternité : l’une est un « état », l’autre est un « titre » ; il y a une relation de continuité avec l’enfantement pour la femme, et une relation de discontinuité pour l’homme.  « Le père à un rapport distant de spectateur devant un processus qui lui reste extérieur »  Historiquement, le mariage serait d’ailleurs le moyen de légaliser une paternité qui sinon resterait problématique (les tests ADN permettent aujourd’hui de poser cette question dans d’autres termes…). Par ailleurs, une telle conception va placer le désir d’enfantement[9] comme un donné archaïque (quelque soit d’ailleurs le nom qu’on lui donne, pulsion, tendance, désir, tension ...etc.), hors d’atteinte d’une analyse qui en ferait le simple résultat de pratiques sociales produisant ce désir à des fins reproductives (c’est la thèse de la queer théorie)[10]. Mais contrairement à ceux qui pensent cette différence comme un destin handicapant pour la femme, un ancrage dans la nature qui rendrait plus difficile l’accession à la liberté (S. de Beauvoir), il s’agit de renverser cette hiérarchie traditionnelle (qui est finalement très androcentrique…) : vivre, donner la vie et mourir, ne sont-elles pas les trois dimensions fondamentales de l’existence ? La fécondité et la procréation, « loin d’enfermer le comportement maternel dans on ne sait quelle immanence, peut constituer un modèle universel d’ouverture au souci et à l’altérité en général » ou encore : « lorsque la maternité se réalise (ce n’est en effet qu’une « possibilité » ou une « puissance », beaucoup de raisons légitimes peuvent empêcher cette réalisation), on reconnaît dans cette maternité assumée une « passion » singulière, comparable à aucune autre. …. d’où les femmes tirent…une grande partie de leur force. ». La liberté n’est plus définie, comme chez les existentialistes, comme négativité et arrachement par rapport à la nécessité, mais au contraire de façon spinoziste ou même nietzschéenne : la liberté réside dans la conscience de la nécessité et son assomption. Il est vrai que l’adoption, la GPA, ou autre techniques biotechnologiques se substituant à la fécondation naturelle,  relativisent la nature de cette nécessité.... Et si, comme l’anticipe de façon un peu provocatrice Henri Atlan, l’utérus artificiel est une figure de l’avenir (ce qui reste à démontrer), que devient alors cette différence du « deuxième sexe » (par rapport à la gestation) et surtout son implication dans le processus de construction des genres ? Jusqu’où ces « artefacts » resteront des solutions « tenant lieu de », en l’absence d’autres réponses possibles, solutions somme toute assez « périphériques », ou au contraire auront-ils vocation à se substituer progressivement aux anciennes normes de la procréation ? C’est finalement une dimension essentielle du débat qui oppose les défenseurs de la GPA à leurs détracteurs, dont S. Agacinsky.[11]

La culture comme art de cultiver la différence ?

Que penser alors de la théorie du genre comme « construit social » ? La référence à une telle différence « originaire » entre l’homme et la femme ne conduit-elle pas à réifier des différences qui sont seulement le produit historique d’une société dominée par les hommes, et qui par conséquent « apporterait de l’eau au moulin » du phallocratisme ? Nous pouvons ici nous référer aux travaux de la grande anthropologue Françoise Héritier (« Masculin/Féminin. La pensée de la différence » 1996) : pour celle-ci, chaque culture « fait des phrases » avec « cet alphabet symbolique » qu’est la différence originaire des sexes (qu’elle repère elle aussi à partir du pouvoir de reproduction), et produit ainsi sa propre version du couple masculin/féminin. Les valeurs et contenus donnés à cette différence sont donc culturellement variables, mais toujours et partout (c'est-à-dire dans toutes les sociétés androcentriques) la valeur du sexe masculin est supérieure. Autrement dit cette différence est à la fois naturelle, artificielle et politique. Comme le dit si bien Agacinski, « les sociétés cultivent les différences sexuelles comme on cultive les plantes et les fleurs ». La différence des sexes est certes « jouée », « représentée », symbolisée (par exemple par le rouge à lèvres ou les talons hauts…) de façon diverse selon les cultures, mais cela signifie-t-il qu’elle n’est rien, qu’elle ne doit rien à la nature (il est difficile de contredire la nature : on ne pourra jamais empêcher une pierre lancée de retomber…) ? La « queer théorie », mais d’autres avant elle, montre bien qu’il y a une représentation sociale du genre, y compris au sens théâtral de ce terme : pratiques corporelles, apparences, vêtements, styles érotiques, autant de façons, pour chacun, de jouer un rôle conforme aux normes de genre, même si ces actes réitérés donnent l’impression « d’un genre naturel d’être ». On sait aussi comment, pendant longtemps, ces styles en fonction du genre ont été contraignants (le travestissement d’une femme en homme a été longtemps violemment réprimé en dehors des fêtes où l’inversion était autorisée). Ce lien entre le sexe et ses différents signifiants ou emblèmes est variable dans l’histoire et dans l’espace culturel. Et surtout, il est remarquable de voir que ces codes culturels témoignent partout et toujours d’une différenciation culturelle des sexes, y compris dans les sociétés où la hiérarchie homme/femme s’est beaucoup affaiblie[12], ce qui interroge fortement l’explication selon laquelle ces genres seraient purement culturels, totalement déconnectés du sexe et du corps lui-même, et seulement reliés à une norme hétérosexuelle des corps artificielle . Mais d’un autre côté, il est vrai que l’on peut jouer ce que l’on veut indépendamment de son corps, preuve en est ce que fait un « drag queen » (un homme qui adopte un genre féminin). La métaphore du théâtre est ici importante car elle insiste sur ce que Butler nomme « la structure imitative du genre », où il s’agit effectivement d’imiter en utilisant les mêmes codes et les mêmes conventions[13]. Ce « jeu » avec les attributs féminins et remarquablement montré dans le personnage de « Régina » joué par Romain Duris dans « Ma nouvelle Amie » de Ozon. De la même manière la jeune fille biélorusse de « En travaux », Svetlana, ouvrière dans le bâtiment, joue avec les codes du genre (arborant tour à tour les traits d’une masculinité virile et ceux d’une streapteaseuse)

 

De l’impossibilité d’être une « femme » en étant lesbienne ?

Pour Butler, non seulement la différence sexuelle (biologique) n’explique pas la norme hétérosexuelle (le désir pour le sexe opposé), mais c’est la norme hétérosexuelle (l’hétérosexualité obligatoire) qui institue en quelque sorte la dualité des sexes masculin/féminin (qui dès lors se confond avec le genre, mais apporte idéologiquement la caution d’une soi-disant « nature »). Elle produit à postériori un sexe naturel porté à désirer l’autre. Il n’y aurait donc aucune « prédisposition hétéro primaire », contrairement à l’affirmation de la théorie freudienne, (celle-là étant indispensable au conflit oedipien). Le sexe ne jouerait donc aucun rôle quant au désir du sujet avant l’intervention de la loi qui institue – et naturalise – l’hétérosexualité. Arrimant la question de l’identité de genre sur l’orientation et les pratiques sexuelles, Butler, comme Wittig, dit l’impossibilité d’être une « femme » en tant que lesbienne, puisque l’on est fille (ou femme) que dans la mesure où l’on ne désire pas une fille (mais un garçon). Désirer une fille, c’est donc ne pas être fille. Ce qui est occulté en permanence dans cette lutte contre le cadre binaire « hétérosexiste », fait remarquer Agacinsky, c’est la dimension de l’enfantement et du désir d’enfant.

 

 

Il y a autant de naïveté à vouloir ramener les sexes à la nature seule qu’à dénoncer dans leur différence le simple effet d’une construction historique arbitraire (nous voyons là que la position développée par Agacinski traduit un profond désaccord avec la thèse de J. Butler sur la déconstruction de genres). La culture est en quelque sorte l’art de cultiver les différences naturelles. Il est très difficile, partant de là, d’isoler les différences sexuelles des formes historiques qu’elles prennent. En ce sens nous pouvons dire qu’il n’y a pas de « version originale » de la différence sexuelle, mais seulement des versions culturelles. Autrement dit, il n’y pas de « vérité » des sexes, puisque la nature se dérobe toujours, toujours objet d’une reconstruction symbolique, sociale, culturelle et politique. Une « vérité » des sexes signifierait que nous aurions un savoir absolu de la différence sexuelle. Il y a par contre une « politique des sexes », c’est à dire une possibilité de « transformer » ou de « faire jouer autrement » la différence sexuelle, et non de l’effacer.

 

Ajoutons que la difficulté rencontrée avec la « Queer théorie » (comment accepter l’idée de ne pas être une femme quand on en est une, pour la raison qu’on est lesbienne !) illustre le fait que nous avons intérêt, pour mieux comprendre comment se construit notre identité sexuée, de partir d’une articulation de trois composantes  (sexuation, orientation sexuelle et genre) ; et non d’une seule d’entre elles (l’orientation sexuelle), comme semble nous y inviter la « Queer théorie », les pratiques sexuelles se voulant alors radicalement déconnectées de la sexuation, et seules déterminantes du genre. Peut-on avancer vers un système de représentation des genres permettant de rendre compte des nombreuses possibilités d’écart par rapport à la norme, tout en préservant la référence ultime de la bipolarité sexuelle ? Et donc de faire une sorte de synthèse permettant de dépasser l’opposition entre ces deux formes de féminisme ?

                                                                                

Essai de synthèse.

 

Il est important, pour l’analyse de ce qui se joue concrètement entre les hommes et les femmes en termes de genre, de ne pas amalgamer trois choses qui ont souvent tendance à être confondues :

·         Le sexe (biologique) : mâle, femelle, mais aussi intersexué (ambiguïté, indétermination), ou les différentes formes d’hermaphrodisme (les deux sexes) ...

  • L’orientation sexuelle : hétéro, homo, bi, asexué (aucune attirance sexuelle peut être considérée comme une orientation sexuelle)
  • Le genre : les normes de genre dominantes sont celles de l’homme et de la femme.

 

Aussi bien la « Queer théorie » qui affirme que notre identité de genre se construit à partir de notre seule orientation et pratique sexuelle, totalement déconnectées du sexe biologique, que la conception classique qui arrime le genre et l’orientation sexuelle à la sexuation, sont insatisfaisantes. Il est nécessaire de ne pas réduire à une seule dimension la question du genre (comme le sexe, ou bien l’orientation sexuelle), mais aussi de ne pas considérer chacune de ces dimensions comme indépendantes des deux autres. Il s’agit au contraire de penser les articulations ou combinaisons possibles, qui sont autant d’options réalisables dans ce qui finalement pourrait ressembler à une sorte de jeu de construction (non pas sur le mode du puzzle, mais plutôt sur celui du « Lego »). Essayons de concrétiser et illustrer cette hypothèse ... Pendant longtemps le genre et l’orientation sexuelle étaient censés prendre leur source dans le sexe biologique : un sexe mâle ou femelle implique une orientation sexuelle pour le sexe opposé et définit le genre : être un homme ou une femme. Aujourd’hui, notamment avec les études de genre, cette connexion est devenue problématique : l’homosexualité ou la bisexualité déroge à la règle en ce qui concerne l’orientation sexuelle. Et par ailleurs, il est de plus en plus fréquent que les normes de genre (masculin, féminin)  ne recouvrent pas toujours ni une appartenance sexuelle, ni une orientation sexuelle. Citons quelques exemples : des mâles se travestissent en femme, créant une sorte de nouveau genre (les « travestis »), sans pour autant avoir une attirance pour les hommes (cf. « Une nouvelle amie » de Ozon), des  femelles veulent endosser le rôle masculin mais peuvent être soit hétéro soit lesbienne, des inter-sexes choisissent un genre (être un homme ou une femme) ou souhaitent au contraire ne pas choisir, et leur sexualité peut recouvrir l’ensemble des options etc. Sortir de la confusion du sexe, de l’orientation sexuelle et du genre, ne signifie pas qu’ils soient étrangers l’un à l’autre. Mais les combinaisons et les connexions possibles entre ces trois dimensions sont désormais très nombreuses... Et même dans le cas le plus fréquent où nous nous « coulons » dans les normes hétérosexuelles dominantes, les genres de l’homme et de la femme sont individuellement reçus de façon singulière : l’un souhaite en jouer et les incarner avec passion, un autre les rejette, un troisième négocie une « participation » relative, un quatrième les déteste mais s’y conforme, un cinquième refuse de choisir...etc. Tous ces « choix » sont en partie le résultat de dynamiques inconscientes... Il y a en réalité de multiples genres d’homme et de femme, qu’ils soient hétérosexuels comme homosexuels, l’orientation sexuelle n’étant pas ici déterminante. Une femme qui fait de la boxe, qui conduit un chantier, qui pratique le body building va peut-être adopter un style de genre et de corps particuliers... quitte parfois à « déranger » eu égard aux normes dominantes. Tout cela semble s’ouvrir sur un élargissement considérable des possibles... Est-ce à dire que nous n’avons plus besoin de normes de genre, et que chacun s’auto-construit librement, faisant dès lors exploser cette catégorie du genre, et considérant la sexuation comme une variable secondaire ?  Certainement pas : nous avons très probablement besoin de normes vécues comme extérieures pour que le monde fonctionne, et il est remarquable de voir que cette « ouverture » qui vient d’être décrite doit être pensée comme « écart par rapport à la norme » (c’est-à-dire les normes de genre dominantes masculin/féminin), puisque c’est bien par rapport à elles que les choix personnels se construisent. Dans cette optique, l’écart ne peut se comprendre que par rapport à l’existence de normes majoritairement assumées. Nous ne pouvons en effet comprendre et prendre la mesure de ces multiples options possibles qu’à partir de la référence première de « l’homme » et de « la femme ». La problématique du « transgenre » le montre clairement : un « transgenre » est une personne dont l’identité de genre  - elle s’identifie à un homme, une femme, les deux, ou aucun des deux- entre en conflit avec  le sexe qu'on leur a assigné à la naissance (masculin, féminin ou intersexué)[]. Par exemple, un homme transgenre se ressent et s'identifie à un homme bien qu'il soit né avec des organes sexuels féminins tandis qu'une femme transgenre se ressent et s'identifie à une femme bien qu'elle soit née avec des organes sexuels masculins. D'autres encore se définissent comme « genderqueer », ou fluides sur l'échelle du genre, c'est-à-dire hors du schéma binaire « homme ou femme ». La question de l’orientation sexuelle complexifie encore la question de cette identité transgenre puisque ici comme ailleurs le genre est indépendant de l'orientation sexuelle ; les personnes transgenre peuvent s'identifier comme hétérosexuelles, homosexuelles, bisexuelles, asexuelles, etc. Cet exemple des transgenres montrent deux choses : d’abord que toutes les combinaisons possibles entre sexe, genre, et orientation sexuelle, sont susceptibles d’être empiriquement appliquées ; ensuite que la référence incontournable de chacune de ces options passe par la binarité normative masculin/féminin... qu’il s’agisse de l’inverser, de la transgresser, ou de la nier. Que l’on se réjouisse de ce « brouillage » des genres dominants, ou qu’on le déplore, il reste que tous ces « choix » prennent leur sens à partir de la partition initiale fondée sur la dualité sexuelle. Car quelque soit ces choix, quelque soit la capacité que nous avons à nous travestir et ainsi multiplier et compliquer les genres traditionnels, les corps sexués continuent d’exister. Le dimorphisme sexuel n’est pas limité aux organes génitaux et, quelque soit la grande diversité des morphologies individuelles, les corps humains restent difficiles à confondre : buste, hanches, épaules, cou, timbre de la voix...). D’où le sentiment d’étrangeté à la vue de ceux qui ont décidé de s’identifier à un autre sexe que le sien (sentiment par ailleurs dépendant de nos stéréotypes) : mais il n’en traduit pas moins le fait que, malgré l’imitation, un tel travestissement donne lieu à un « genre » différent des deux autres (d’où l’appellation de  « genderqueer »). Butler et la théorie Queer veulent fonder une multiplicité des genres non plus sur la différence de sexe mais sur la grande diversité des pratiques sexuelles. Mais comme nous venons de le voir,  les gays ou les lesbiennes (avec toutes les variétés internes à ces pratiques), les transgenres, ou encore les travestis (drag queen ou drag king), compliquent certes les genres et les mettent en abîme, mais en aucun cas cette prolifération est indépendante de toute dualité. La subversion des genres traditionnels n’est pas déliée de toute référence à la binarité, c’est-à-dire à l’altérité sexuelle et aux corps sexués[14]. Butler voit dans la négation de la bilatéralité sexuelle la possibilité de prolifération des différences ; or celles-ci sont au contraire solidaires de ces limites et de cette altérité originaire. Sylviane Agacinsky évoque ici très opportunément une image utilisée par Kant : l’oiseau s’imagine qu’il volerait mieux s’il ne rencontrait pas la résistance de l’air, alors qu’il ne peut voler que grâce à l’air qui le porte. Ici aussi, c’est l’altérité « qui ouvre le jeu », celui de l’alternative, du neutre, de l’addition, du passage.

Conclusion

C’est précisément parce que la dimension culturelle est très prégnante, et qu’aucune version native et « originale » de la différence sexuelle ne peut servir de  norme absolue, qu’il faut parler ici de « politique des sexes ou des genres », au sens où il est possible de souhaiter des évolutions ou de refuser des pratiques ou des apparences jugées négatives pour l’un ou l’autre sexe. Mais en sachant qu’une telle maîtrise n’est que partielle, la logique culturelle et symbolique sous-jacente à de telles « partitions » et « jeux de rôles » nous étant aussi antérieure, et responsable de ce que nous sommes réellement... Mais la dimension collective n’est pas la seule ; il y a, nous l’avons vu, une façon de composer, de négocier, voire de transgresser les normes propres à chacun d’entre nous, d’autant plus importante aujourd’hui dans cette « société des individus » où la part d’auto-construction de soi est fortement revendiquée. Comme le dit S. Agacinsky, peut-on dire de ce point de vue que Maryline Monroe et Jean Seberg incarnent le même « genre féminin » ? Mais cela ne signifie pas que nous pouvons nous passer de normes structurantes à partir desquelles (et contre lesquelles) nous pouvons opérer cette construction personnelle.

Une dernière question pour terminer, à laquelle nous n’apporterons pas de réponse : ces normes de genre (vestimentaires, corporelles, érotiques, psychologiques ...) sont-elles, comme le pensent la majorité des féministes, la conséquence d’une domination androcentrique et patriarcale, alors que la famille du même nom a disparu depuis longtemps ? De « rapports sociaux » de sexe encore hiérarchiques ? Il est vrai que beaucoup d’inégalités persistent encore, mais il est non moins vrai que nous vivons dans des sociétés où la hiérarchie homme/femme s’est beaucoup affaiblie (S. Agacinski). Peut-on alors continuer d’expliquer que les normes culturelles, comportementales, esthétiques existantes (avec en plus aujourd’hui à la fois une esthétisation et une sexualisation des corps, en particulier des corps féminins), relèvent essentiellement d’une telle domination ? D’une façon plus générale, doit-on considérer que ce que certains n’hésitent pas à nommer « le culte du corps » contemporain soit soluble dans l’analyse d’un androcentrisme toujours dominant ?

 

Daniel Mercier, le 03/12/2014

 



[1] Pour ne citer que la France, plusieurs départements d’Universités des sciences sociales travaillent sur cette problématique, considérée à par entière comme un champ disciplinaire.

[2] Il est peut-être judicieux ici de rappeler concrètement le bilan de ces luttes pour l’égalité : du côté des acquis, la libre disposition de son corps, les droits égaux au sein de la famille, la substitution de l’autorité parentale à l’ancienne « puissance paternelle », le droit égal à l’éducation, à la vie professionnelle, les droits du travail... Du côté des inégalités persistantes, citons les inégalités devant la vie domestique, les violences conjugales, la rémunération, le pouvoir politique (dans le domaine de la représentation politique nationale, la France est de loin le plus mauvais élève de la classe européenne).

 

[3] qu’il s’agisse de ce qui a longtemps était considéré comme « l’éternel féminin » (instinct, intuition, douceur, passivité...etc.), mais aussi ce qui est mis en avant par certains féministes aujourd’hui influencées par la philosophie du « care », c’est-à-dire, par exemple, la sollicitude, l’aptitude au soin, peut-être aussi le besoin de créer un espace privé, « d’abriter », ou encore « le don de soi » …etc.

[4] « En poussant la distinction sexe/genre jusqu’au bout, on s’aperçoit qu’elle implique une discontinuité radicale entre les corps sexués et les genres culturellement construits. » Judith Butler, in « Trouble dans le genre ».

[5] Nous excluons ici l’ancienne idéologie naturaliste qui prétendait inscrire dans le marbre de la nature –via les différences sexuelles - toutes les différences de genre...

[6] Dans son dernier ouvrage, « Femmes entre sexe et genre », elle nuance ce propos, le « genre humain » semblant subsumer la différence sexuelle...

[7] Pour la lecture de ces mythologies, lire le livre de Sylviane Agacinski « La métaphysique des sexes ». Mais la théorie freudienne est également exemplaire de l’explication de la différence des sexes à partir d’un « manque » chez la femme relativement à l’existence de pénis chez l’homme : au regard de l’enfant, le corps féminin se définirait par une absence, source de l’angoisse de castration pour le garçon, et de « complexe de castration » et d’«envie de pénis » chez la fille. Le désir d’enfantement sera ainsi analysé par Freud à partir de là comme substitut du pénis... Nous reviendrons sur ce désir d’enfant. 

[8] La différence des sexes traverse chaque individu des deux sexes, l’affectant d’une certaine bisexualité. Il faut rappeler à ce sujet que la singularité absolue de chaque existence est bien sûr une réalité, mais qui n’efface pas pour autant la question des genres.

 

[9] Pour Sylviane Agacinski, cette fonction est aussi reliée aux pulsions de vie (Eros) et donc au désir : cf. « Femmes entre sexe et genre », p 153 à 159, « Vitalité et sexualité »

[10] Ce serait en effet reconnaître une irréductibilité de la différence sexuelle par rapport à l’ordre symbolique.

[11] Cf. l’argument moral de la « pente fatale », explicitée par Ruwen Ogien dans « De l’influence des croissants chauds dans la bonté humaine », et qui est applicable à cette question : si on commence...alors plus rien ne nous empêche d’aller au bout du processus...

[12] En ce qui concerne les codes vestimentaires, les exemples sont bien sûr très nombreux, jusqu’aux écharpes ou aux chaussettes. S. Agacinsky parle avec humour des mouchoirs de femmes toujours plus petits que les mouchoirs d’homme... Il est vrai qu’il y a maintenant les « Kleenex » qui dérogeraient à la règle, puisqu’ils sont « unisexe » !

[13] Cette structure imitative n’est-elle pas d’ailleurs intimement liée à l’existence même d’une société, comme pensait le sociologue Gabriel Tarde ? Selon lui,  l’être social est imitateur par essence. Ce sociologue utilise un « imaginaire ondulatoire » pour rendre compte de ce phénomène, parlant de « rayonnements », de « vagues imitatives ». Il serait aussi intéressant de croiser la théorie du genre avec la théorie du désir mimétique de René Girard.

 

[14] Pour l’explicitation plus détaillée de cette idée à partir des différentes sexualités, cf. S. Agacinsky, « Femmes, entre sexe et genre », p106-107-108.