Vivre sans croyances ? Janvier 2014
La présentation du sujet
« Vivre sans croyances ? »
« Pas de pensée véritable sans l’exercice du doute, avions-nous dit lors d’une précédente réflexion (« Le doute est-il toujours souhaitable ? »). Mais le doute universel est impossible théoriquement et pratiquement, disions-nous aussi... Dans les contextes d’incertitude qui sont les nôtres, où la vérité n’est que la lanterne à l’horizon qui nous indique le chemin, comment ne pas croire ? Comme le dit Tocqueville, il est important pour chacun d’adopter beaucoup de croyances sans discuter « afin d’en mieux approfondir un petit nombre dont il s’est réservé l’examen. ». Les questions que nous devons nous poser ce soir sont dans ce « droit fil » : Quelles sont les différents types de croyance, et la croyance n’est-elle pas un processus constitutif de notre réalité humaine ? Quelles sont celles qui doivent être soumises à examen ? Si nous le réservons à des croyances importantes pour nos vies, la croyance religieuse n’est-elle pas à privilégier ? Pouvons-nous – et devons-nous – échapper à ce que certains nomment « le retour du religieux » dans nos vies sociales contemporaines ? Faut-il considérer que l’antique opposition entre la connaissance et la croyance est désormais dépassée ? »
Daniel Mercier, le 4 janvier 20014
L'écrit philosophique
« Vivre sans croyances ? »
Quelques lectures...
Peut-on ne pas croire ? Jacques Bouveresse
La croyance, Ricoeur (article du Dictionnaire Philosophique de l’Encyclopédie Universalis)
La croyance, in Notions de Philosophie II, Pascal Engel
Le Théétète, Platon
Les Méditations métaphysiques, Descartes
Le Traité de la Nature Humaine, Hume
La religion dans les limites de la simple raison, Kant
Leçons sur la philosophie de la Religion, Hegel
La volonté de croire, Williams James
« The Ethics of Belief », W. K. Clifford
L’avenir d’une illusion, Freud
Le gai savoir (entre autres…), Nietzsche
L’idéologie allemande, Marx
Science et religion, Bertrand Russel
Les formes élémentaires de la vie religieuse, Durkheim
Il Futuro della Religione, 2005 Gianni Vattimo et Richard Rorty
La diversité de l’expérience religieuse aujourd’hui, Charles Taylor
Le désenchantement du monde, Marcel Gauchet
Dans un précédent café philo, il était question de s’interroger sur le champ de légitimité du doute (Douter est-il toujours souhaitable ?). Nous avons dit à quel point il était la condition d’une pensée véritable, mais aussi l’impossibilité du doute universel. Ni théoriquement, ni pratiquement nous ne pouvons douter de tout, et comme par ailleurs nous sommes très souvent confrontés à des contextes d’incertitude où la vérité joue le rôle d’idéal régulateur sans que jamais l’on puisse la posséder vraiment, les croyances semblent être une nécessité vitale indépassable. Comme le dit remarquablement Tocqueville : « Il n’y a pas de si grand philosophe dans le monde qui ne croie un million de choses sur la foi d’autrui, et qui ne suppose beaucoup plus de vérités qu’il n’en établit. » ; et il ajoute qu’il est donc important de faire des choix et d’adopter « beaucoup de croyances sans les discuter, afin d’en mieux approfondir un petit nombre dont il s’est réservé l’examen ». La véritable question de ce soir est bien là : si nous ne pouvons sans doute pas vivre sans croyances, comment faisons-nous pour les « choisir », et les choisissons-nous réellement ? Mais ne devons-nous pas tout d’abord nous interroger sur ce qu’est précisément une croyance, et ses dimensions anthropologiques (la croyance comme inhérente à notre « fonctionnement » humain) ? Si nous distinguons, avec Ricoeur, la croyance-opinion et la croyance-foi, cette dernière ne fait-elle pas justement partie de ce « petit nombre » qu’il faut réserver à l’examen ? Et enfin, comment pouvons-nous comprendre et nous situer dans le débat contemporain sur l’éventuel « retour du religieux », et sur l’actuelle tendance à l’égale considération de toutes les croyances religieuses ? Sommes nous condamnés à une certaine « religiosité », comme semble par exemple le penser quelqu’un comme Régis Debray ? Ou bien devons-nous faire valoir notre « rationalité » et considérer que nous avons encore des raisons de nous y opposer ? Autrement dit, l’antique opposition entre la connaissance et la croyance est-elle définitivement révolue ?
Première présentation philosophique du concept de croyance (approche épistémologique et ontologique)
Qu’est-ce qu’une croyance ?
Dans la langue courante, la croyance désigne plutôt une « croyance-objet » : croyances surtout au pluriel, croyances d’un groupe, croyances populaires. C’est l’objet de la persuasion commune. On entend aussi (et ainsi) par croyance l’ensemble des représentations et règles spontanément reconnues pour la vie sociale ou individuelle, dont, parmi elles, les croyances religieuses.
Mais au sens fort et plus philosophique de croyance au singulier, elle désigne le pôle subjectif d’un acte ou d’une attitude mentale d’acceptation (qui atteste un engagement plus ou moins fort), d’assentiment, de conviction intime, par rapport à des propositions ou énoncés tenus pour vrais : c’est à partir de cette définition de la croyance que se pose le problème proprement philosophique de la croyance. Pour clarifier philosophiquement le concept, on peut distinguer les croyances selon leur degré de certitude (depuis le doute jusqu’à l’intime conviction), mais aussi selon le degré de réalité qui s’attache à la chose crue (depuis le possible et le problématique jusqu’au véritable, en passant par le probable ou le vraisemblable). Mais pour le sujet de la croyance, les premiers sont pris pour les seconds, et c’est bien là la source du problème philosophique... L’énigme de la croyance, dit Ricoeur est celle du « tenir-pour-vrai ». C’est le problème de la valeur de la croyance qui est bien sûr posée : dans quelle mesure ce qui est tenu-pour-vrai l’est réellement ?
Deux significations proches se trouvent dans la constellation de la notion de croyance : l’opinion et la foi. D’un côté la croyance-opinion, qui renvoie à la problématique de l’opposition entre croire et savoir. Dans la conception grecque de l’opinion, son estimation négative est opposée à celle de savoir (sur un plan ontologique et épistémologique). Mais l’opinion n’est pas seulement le non-savoir, elle est aussi acte d’opiner, c’est-à-dire de juger ; non pas seulement l’acception péjorative de l’apparence, mais l’acception laudative de l’affirmation, pouvoir de dire oui ou non. C’est avec les stoïciens, mais aussi Descartes qui prolonge leur réflexion, que cette dimension sera abordée. La crise du concept de vérité est à comprendre dans le prolongement de cette opposition entre l’opinion et le savoir, et c’est Kant qui tentera de la résoudre en distinguant les conditions purement subjectives du « tenir pour vrai » des conditions objectives du savoir véritable, qu’il définira comme proposition universellement valable pour tous.
Selon Ricoeur, c’est à partir de la critique de la raison de Kant, et de cette distinction qui délimite en quelque sorte le champ du savoir véritable, que va pouvoir se dégager le concept de croyance au sens de la foi religieuse, et qu’il va pouvoir entrer dans le champ de la philosophie. Se libère ainsi une conception philosophique positive du concept de croyance, qui renvoie à une acception ancienne du mot, sa signification juive et chrétienne. Ce qui n’empêchera pas les incroyants de qualifier celle-ci de superstitieuse et d’infondée. Elle a donc aussi sa face négative, comme l’opinion a sa face positive. Nous allons retrouver ces distinctions dans les sens « faible » et « fort » du verbe croire : selon que « je crois que » (la teneur en savoir et en vérité peut être ici dans certains cas voisine du néant : je crois qu’il va venir, mais je n’ai aucune certitude...), que « je crois à » (comporte une note de persuasion intime de l’existence de quelque chose), que « je crois en » ( valorise très positivement le mot croire : « je crois en votre innocence », « je crois en Dieu » ; engagement intérieur de tout l’être dans ce en quoi ou celui en qui l’on croit).
Croyance et opinion
Dés Parménide, opposition tranchée : d’un côté, la science, la vérité, l’être ; de l’autre, l’opinion, l’erreur, le non-être. Mais chez lui comme aussi chez Platon, il y a aussi l’opinion droite qui tient une place intermédiaire entre l’ignorance et la science. Elle correspond aussi à une activité de l’âme « qui s’applique à l’étude des êtres » (Théétète). Opiner, au sens de juger, n’est plus seulement défini comme un degré inférieur de savoir. La connaissance elle-même peut être définie comme « une croyance vraie justifiée ». Il y a des opinions vraies et des opinions fausses comme des jugements vrais et des jugements faux. La rupture ontologique qui oppose science et opinion, n’empêche pas de placer l’opinion entre l’ignorance et la science (d’un point de vue cette fois plutôt psychologique), en tant qu’elle est avant tout mouvement de recherche, résultat d’un parcours de pensée. Aristote consolidera encore le statut de l’opinion droite en la qualifiant par rapport au probable et au vraisemblable. Il y a chez Platon une ambiguïté fondamentale sur l’opinion qui sera le point de départ d’un questionnement de nature épistémologique traversant toute l’histoire de la philosophie.
Les stoïciens vont ajouter un troisième trait à la philosophie grecque de l’opinion, qui va nous conduire directement à la philosophie moderne du jugement (incarnée en particulier par Descartes) : la dimension de l’assentiment. Celle-ci insiste sur le caractère volontaire et actif de l’acceptation, de l’acte de porter crédit à une première inclination à croire. Cette troisième notion renforce le caractère de jugement déjà présent dans la seconde (opinion/opiner). Elle est reprise par Descartes, dont la philosophie du jugement est au carrefour de la tradition platonicienne et de la tradition stoïcienne : comme chez Platon, c’est l’opinion qui est l’occasion de l’erreur à travers le jugement. Nous retrouvons chez lui la même rupture platonicienne entre la vérité et la croyance/opinion, rupture qui est consommée dans l’entreprise du doute méthodique (« Il me fallait entreprendre... de me défaire de toutes les opinions que j’avais reçues jusqu’alors en ma créance... »). Cependant, le jugement renvoie à un clivage entre l’entendement et la volonté qui est le pendant que celui que les stoïciens introduisent entre la représentation et l’assentiment. Ce que Descartes appelle le « libre-arbitre » qui constitue le pôle actif du jugement et rend compte de la possibilité de l’erreur, mais aussi de ne pas être prisonnier de la réception passive d’opinions infondées (« j’avais reçu... quantité de fausses opinions pour véritables... »). C’est le pouvoir sans limites de dire oui et de dire non. Avec Descartes, l’écart se creuse entre assentiment et croyance, celui-là insistant sur la capacité à l’exercice d’un jugement volontaire et raisonnable se distinguant de la simple croyance (renvoyée ici à la doxa au premier sens platonicien)[1]. Hume et sa philosophie du belief vont s’éloigner de la notion d’assentiment volontaire au profit d’une croyance spontanée qui dérive des idées et des impressions qui lui sont associées, et est inséparable d’une propension à l’action. L’approche naturaliste des phénomènes de croyances en termes de mécanismes qui tiennent à la nature de l’esprit (qui seront ensuite retravaillés par toute une tradition empiriste anglo-saxonne), et qui assimile la croyance au « feeling », va mettre en question l’opposition traditionnelle entre l’opinion et le savoir, celui-ci étant du côté des vérités apodictiques, contrairement à la seconde. Et cela au profit de la notion de probabilité (déjà identifiée par Aristote). Celle-ci va rapidement remplacer la vérité dans son sens absolu (comme chez Platon ou Descartes). En philosophie comme en religion, dit Ricoeur, il importe en effet davantage d’estimer des probabilités que d’exiger des démonstrations, mais c’est aussi le cas en médecine ou en politique, où il s’agit davantage de conjecturer l’évènement que de le démontrer. La plupart des croyances spontanées relèvent d’une estimation de la probabilité de l’évènement ; c’est la force de l’habitude évocatrice, renforcée par chaque nouvelle expérience, qui fait l’intensité de nos présomptions, de nos croyances probables (comme par exemple la croyance dans le fait que le soleil se lèvera demain). La philosophie de Hume est toute entière une philosophie de la croyance, ses propositions elles-mêmes n’étant que probables, appuyées sur l’enquête et l’expérience courante. Le scepticisme (modéré cependant) n’est plus une méthode provisoire pour mieux fonder la vérité, mais finale et durable. Dans cette perspective, la croyance, c’est ce qui donne un « ton de réalité » à nos idées ou à nos impressions, grâce à la force, à la vivacité, à l’intensité, à la fermeté qu’elles manifestent. Mais il n’y a pas là abandon de la rationalité. Il peut en effet être rationnel de croire des vérités qui ne sont que probables, le degré de certitude des propositions considérées se situant sur un continuum allant de l’ignorance à la certitude absolue. Mais nous verrons que cette orientation naturaliste de la croyance donnera lieu chez ses successeurs à des approches de nature anthropologique sur « la disposition à la croyance », où la préoccupation relative à la valeur de vérité des croyances devient très secondaire.
Croyance et foi
Au pôle philosophique « croyance-opinion » doit donc s’adjoindre le pôle théologique et religieux de la foi, que l’on peut appeler « croyance-foi »[2].
Quelques mots sur ce qui caractérise ce genre de croyance : les différentes approches religieuses, mystiques ou spirituelles, ont un point commun : il s’agit d’une exploration de l’invisible, de l’au-delà, bref d’une sur-réalité, ou d’une « réalité ultime », derrière ou au-delà de l’apparence des choses. Ce point commun relie les anciennes métaphysiques (par exemple le Ciel des Idées platonicien. Ce n’est pas un hasard si la nouvelle orthodoxie chrétienne a pu aussi vite recycler à son profit l’ancien système platonicien), les religions monothéistes, les différentes expériences mystiques, ou encore le bouddhisme. Toutes ces conceptions sont inséparables d’un certain rapport à la vérité : non seulement elle existe, mais elle est en quelque sorte « derrière moi », puisque je l’ai rencontrée. La vérité dont il s’agit est précisément La Vérité (révélée dans les religions monothéistes), c'est-à-dire un absolu auquel je peux avoir accès, au moins au titre de « pressentiment », moyennant la plupart du temps effort ascétique et/ou parcours initiatique. C’est un peu comme s’il y avait deux mondes : d’un côté le monde visible, celui des essais et erreurs, vérifiables ou non, du clair-obscur, des « bricolages » provisoires et relatifs ; de l’autre, celui de la pleine lumière, révélant le « vrai » monde, saturé de sens et de cohérence.
Quand la philosophie, à partir du XVIIIème siècle, pense la religion, c’est dans ces termes à elle, c’est-à-dire se pose la question de son caractère raisonnable (cf. le titre de l’ouvrage kantien : « La religion dans les limites de la simple raison »). D’un point de vue épistémologique, force est de reconnaître que la croyance religieuse n’a pas grande valeur. Selon Kant, seule la connaissance scientifique permet de tenir une croyance subjectivement suffisante (c’est-à-dire « tenue pour vraie ») pour objectivement suffisante (objectivement vraie). Alors que la foi est une croyance subjectivement suffisante mais objectivement insuffisante (c’est-à-dire n’obéissant pas aux conditions requises pour être une véritable connaissance). Dans le premier cas, il s’agit d’une certitude (pour tout le monde) ; dans le deuxième d’une conviction (pour moi-même). Mais Kant va faire plus que réhabiliter la croyance-foi dans un deuxième mouvement, qui est celui de « La critique de la raison pratique » : ce qui n’est pas légitime du point de vue de l’usage théorique de la raison, devient absolument nécessaire du point de vue pratique (celui de la moralité), en tant que ces croyances (Dieu, l’immortalité de l’âme, la liberté), fondent les diverses formulations de l’obligation morale. Il s’agit donc de les admettre, tout en sachant qu’elles ne constituent pas des connaissances supplémentaires (d’où leur statut un peu énigmatique)[3]. C’est sur cette base que Kant peut construire « une philosophie de la religion dans les limites de la simple raison » qui répond à la question : « Que m’est-il permis d’espérer ? ». Nous allons voir que la philosophie pragmatique va creuser un sillon proche de celui-ci...
Hegel de son côté fait de la croyance religieuse une étape déterminante dans la marche de la réalisation de l’Esprit absolu au cours de l’histoire, dont le terme ultime sera la philosophie, et la philosophie de Hegel en particulier... Ce n’est plus du côté pratique de l’action qu’il entend rendre compte de la Religion, mais dans la représentation, c’est-à-dire comme visée de l’inconditionnel et de l’absolu (l’humanité se réfléchissant elle-même dans le miroir de la religion). De ce point de vue, il n’y aurait pas de différence de contenus entre la religion et la philosophie, mais de niveau conceptuel : la philosophie mettrait sous la forme du concept ce qui est dans la religion sous la forme de la représentation. Le christianisme est la religion qui va le plus loin[4] dans l’élévation de l’image à la forme de la généralité, jusqu’à notamment une « intériorisation ». La représentation est ainsi le siège de deux mouvements contradictoires : un mouvement d’objectivation par lequel l’objet de l’absolu devient un objet pour ma conscience, existant pour lui-même, devant moi (Dieu) ; et un mouvement d’intériorisation au sens où l’objet extérieur s’abolit comme objet et devient pure intériorité. Croire, c’est vivre ce double mouvement d’objectivation et d’intériorisation de l’absolu, sans le connaître encore comme figure du savoir absolu (la philosophie). La représentation, qui est essentiellement extériorisation sensible, mourra au terme de ce processus.[5]
Mais c’est aussi en ce moment et en ce lieu de l’objectivation (de la conscience de soi) sous la forme de Dieu qu’opère la critique du jeune Marx et de Feuerbach : l’objectivation hégélienne doit-elle être interprétée sous le registre religieux de la Révélation (vision théologique), ou bien comme aliénation ? La croyance dans cet absolu objectivé peut en effet être comprise du côté d’une aliénation de l’homme, comme perte ou « projection » - au sens quasi littéral - de soi dans un autre, qu’il s’agit de reconquérir, de se réapproprier ? Il me semble que de ce point de vue, « l’Homme-Dieu » de Luc Ferry réalise à sa façon le programme d’une telle reconquête, telles qu’elle ressort de cette première critique, encore profondément marquée par l’idéalisme hégélien. Son concept de « transcendance immanente » témoignant bien de ce « rabattage » (ou réappropriation selon la perspective adoptée) des attributs divins dans quelque chose qui ressemble de plus en plus à une nature humaine (censée avoir été évacuée avec l’adhésion à l’existentialisme sartrien) : à l’humanisation de Dieu à travers le Christ correspondrait la divinisation de l’homme.
Deuxième approche : les dimensions anthropologiques de la croyance
La philosophie empirique anglaise va davantage s’intéresser au problème anthropologique de la croyance comme disposition humaine privilégiée, plutôt que dans sa dimension épistémologique ou ontologique. Hume et son enquête sur la nature de l’esprit, nourrie des enseignements de l’expérience ordinaire, inaugure sans doute dans la philosophie empiriste anglo-saxonne un grand nombre de travaux qui ne se préoccupent pas tant de la valeur de vérité des croyances (cf. le point de vue précédent) que de ses dimensions anthropologiques : ce qui les intéressent en particulier est ce que Peirce appelle « la disposition à la croyance », qu’ils vont tâcher de décrire (par exemple des philosophes comme Ramsey, Ryle, à la suite de Peirce). Notre nature nous dispose fondamentalement à croire, et celle-ci est inséparable de la propension à l’action. La disposition à « croire que » ne se manifeste généralement pas par une pensée réfléchie, mais par une action conforme à cette croyance. Les croyances sont donc souvent « tacites », mais orientent notre conduite dans la vie quotidienne. Leurs causes – car il s’agit ici de s’intéresser aux causes et non aux bonnes ou mauvaises raisons - Leurs causes doivent être recherchées dans le cadre de la théorie psychologique du fonctionnalisme : schématiquement, nous sommes disposés à croire ce qui nous fait agir conformément à nos désirs. Les croyances seraient donc les états qui assurent la relation causale entre les entrées d’information du monde extérieur et les actions, en fonction de deux facteurs : la plus ou moins grande probabilité de la proposition ; et le caractère plus ou moins désirable de l’état de choses auxquelles elles correspondront (Ramsey). La croyance est en ce sens une sorte de pari. Par ailleurs, Peirce a identifié un phénomène également caractéristique : ce qu’il appelle « la fixation de la croyance » : Il est difficile d’abandonner une croyance et nous avons tendance à accepter tout ce que nous croyons déjà. Cette « fixation » répond à trois « méthodes » : la « méthode de la ténacité » qui consiste à accepter ce que nous croyons déjà ; la « méthode de l’autorité » qui nous pousse à l’orthodoxie (conformisme). La « méthode à priori » qui nous conduit à croire ce qui est agréable à la raison sans le soumettre à l’épreuve des faits. La « méthode de la ténacité » entretient des relations de sens avec la force de l’habitude, qui peut par ailleurs être légitime : Pascal affirme que « nous sommes automates autant qu’esprit... Combien y-a-t-il peu de choses démontrées ! ». L’esprit qui se mobilise uniquement à partir de ses convictions ne suffit pas ; il faut aussi y joindre la force de l’habitude qui « sans violence, sans art, sans argument, nous fait croire les choses... », d’où l’importance de la pratique et des pratiques dans le processus de la croyance. Notre mode de vie, nos habitudes, nos pratiques nous conduisent naturellement à certaines croyances...
Nous ajouterons à tout cela un phénomène courant que la psychologie contemporaine a qualifié de « dissonance cognitive » : nous avons toujours tendance à refuser une proposition ou au contraire à en retenir une autre de manière à ce qu’elles ne contredisent pas nos croyances déjà là. Cela peut avoir comme conséquence de ne pas prendre en compte les informations qui viennent les « contrarier » et les contredire. Il est difficile de rompre un équilibre parfois fragile, construit au prix de beaucoup d’efforts sur des représentations ou des croyances données. Certains de ces comportements peuvent conduire à l’aveuglement volontaire (ex : continuer à croire qu’elle m’aime, alors que, dans le même temps, je sais qu’elle ne m’aime pas). Autrement dit, et c’est important de le souligner, nous pouvons avoir la volonté de croire tout en sachant que ces croyances sont fausses. Ce « savoir » que nous pouvons avoir est bien sûr très ambigu : il participe autant de « l’insu » que du « su », car il peut être inconscient. Mais dans ce cas, il serait plus juste de parler de « désir » plutôt que de « volonté », cette dernière supposant un acte de liberté, ou du moins un choix délibéré. Nous avons montré en effet que nos croyances ne sont pas toujours intentionnelles, souvent implicites, et n’affleurent à la conscience que dans des moments particuliers. Freud lui-même a montré clairement le lien existant entre le désir et la croyance religieuse (que nous pourrions qualifier schématiquement de « désir d’éternité »). Ainsi la croyance relève d’une véritable nécessité psychologique, même si elle est illusion (cf. plus loin). Nous pourrions ajouter que le besoin religieux a souvent été associé à l’aspiration à la certitude, à une quiétude ou une assurance que nul doute ne peut ébranler.
Même conscientes et réfléchies, les croyances ne seraient que des processus de rationalisation à postériori de mobiles ou désirs inconscients. Toutes ces études confirment ce que nous savons déjà intuitivement : Je n’agis jamais en possession de tous les éléments du savoir. Le doute permanent est synonyme d’immobilisme et de paralysie. Il y a un nombre très grand d’actions au quotidien qui reposent sur des croyances plus ou moins tacites ou volontaires. Mes habitudes de pensée, les ressorts souvent cachés de mes croyances, les unes comme les autres peu souvent interrogés, peuvent concerner une action anodine comme susciter un engagement important pour telle ou telle cause.
Le philosophe pragmatiste Williams James met en relief le rôle prédominant de la volonté dans la croyance. Mais cette volonté n’a rien à voir avec la volonté cartésienne, subordonnée à l’autorité supérieure de l’intellect ; ce qu’il appelle « notre nature voulante » concerne « tous les facteurs de croyance tels que la peur et l’espérance, le préjugé et la passion, l’imitation et le parti pris, la pression exercée alentour par notre caste et notre position », si bien que dans les faits « nous nous trouvons en train de croire, nous ne savons guère pourquoi ni comment ». Nous reviendrons sur cette déclaration. Mais nous constatons déjà à quel point le processus de croyance, envisagé d’un point de vue anthropologique, peut prêter le flanc à toute sorte de distorsions ou de dérives du point de vue de la vérité. Nous avons surtout envisagé la question sous l’angle de la psychologie individuelle ou sociale, mais les conséquences de ces tendances, si elles ne sont pas contrôlées, sur la connaissance, peuvent être gravissimes. Edgar Morin a montré comment des systèmes de pensées pouvaient, pour se maintenir, se fermer totalement à tout apport extérieur en provenance du réel ; alors qu’une véritable théorie est « biodégradable », un tel enfermement est la caractéristique première d’une « doctrine ».
Ce trop rapide « tour de piste » des dimensions anthropologiques de la croyance seraient singulièrement trompeur si nous n’évoquions pas les apports des sciences sociales concernant le phénomène religieux, et en particulier celui de Durkheim (« les formes élémentaires de la vie religieuse »). Platon, déjà, défendait le mythe de l’au-delà (qui prévoyaient notamment, pour les « égarés », l’errance sans fin dans l’Hadès), en tant qu’il pouvait, grâce à la crainte qu’il inspirait auprès des couches populaires, contribuer à l’ordre dans la cité, réservant par ailleurs la philosophie et sa recherche de la « vraie » vérité à ceux qui en été les plus capables… pour Durkheim la crise du christianisme dans la société occidentale l’empêcherait de pouvoir jouer le rôle de force unificatrice qu’il avait pu jouer jusque là. Les croyances jouent ainsi le rôle de ciment social et permettent de mettre en forme la société. La vraie fonction de la religion n’est pas d’augmenter notre connaissance mais de nous aider à vivre, de nous faire agir. Elle ne nous donne pas vraiment des vérités nouvelles, mais nous conduit à pouvoir davantage : l’homme sent en lui plus de force pour supporter ou vaincre les difficultés de l’existence. Il approuve en cela W. James quand il se réfère au principe selon lequel « on reconnaît l’arbre à ses fruits ». Mais il faut aussitôt noter que pour Durkheim le sacré ne concerne pas seulement la religion, et il se demande en véritable visionnaire si ce n’est pas le principe individualiste du libre examen qui est entrain de prendre la relève...[6]. Durkheim nous montre que la croyance est aussi une dimension essentielle d’un imaginaire collectif ou social, concept développé plus tard par Castoriadis (« L’institution imaginaire de la société », Seuil, 1985), constitutif de notre réalité humaine. Il est une dimension essentielle de l’être ensemble de nos sociétés. Comme l’affirme Edgar Morin, il n’existe pas un point de vue pur de toute croyance, ou une raison qui pourrait s’abstraire de tout mythe ou de toute croyance, d’où l’on pourrait considérer avec dédain le mythe de la croyance. Les grands récits de notre histoire ne sont pas étrangers à la mythologie, et l’historiographie elle-même n’est-elle pas à égale distance entre la légende et la fiction d’un côté, et l’analyse des faits de l’autre (Ricoeur) ? En ce sens, que nous le voulions ou non, le réel lui-même a une composante imaginaire : les dieux, comme les grandes idéologies, existent puisqu’elles interagissent sur la communauté qui les fait vivre, et « qu’ils possèdent les hommes autant que ceux-ci les possèdent. » (Edgar Morin).
Les « causes » des croyances ne disent rien sur leur valeur de vérité... L’explication par les causes ne remplace pas la justification par la raison...
Il apparaît essentiel au terme de ce développement de prendre la mesure de cette « consistance anthropologique » des phénomènes de croyances, et de la croyance religieuse en particulier. Un esprit rationnel se doit de comprendre le comment et le pourquoi des croyances, tels que nous venons de l’esquisser ici, et tenir compte avant tout des causes réelles et objectives –anthropologiques, sociologiques, mais aussi psychologiques (le modèle dit « dispositionnel-fonctionnaliste » de la croyance précédemment évoqué en est un bon exemple). Mais cela doit-il nous dispenser de nous positionner par rapport à elles, voire de ne pas les conserver ? Autrement dit, l’explication par les causes ne doit pas nous empêcher de nous poser la question de leur valeur de vérité, c’est-à-dire la question relative aux raisons qui justifient nos croyances. Il est certes important de savoir que les raisons que nous donnons de nos comportements et de nos représentations ne correspondent pas nécessairement aux véritables causes de ceux-ci, mais cela ne doit pour autant nous conduire à abandonner toute référence à la rationalité de nos choix de vie. Même si notre maîtrise est limitée, ce n’est pas une raison pour adhérer à un fatalisme des causes extérieures à note volonté. Revenons à notre question de départ : Peut-on ne pas croire ? Manifestement non, pour des raisons à la fois théoriques et pratiques. Nous avons aussi fait le constat que la distinction entre croire et savoir ne signifiait sans doute pas une rupture ontologique, et que souvent notre connaissance se situait dans une zone intermédiaire qui était celle du vraisemblable et du probable. Nous avons également reconnu que beaucoup de croyances étaient sous-jacentes aux gestes de la vie quotidienne, des certitudes les plus élémentaires (j’ai deux mains, ce pont sur lequel je vais passer ne va pas s’écrouler...) jusqu’aux croyances plus « existentielles » telles que la croyance en moi-même, la croyance dans mon amour, la croyance dans les élus pour lesquels je vote, mais aussi la croyance en ma liberté, la croyance en Dieu ...etc. Entre les deux, une foule de croyances ordinaires, « croyances-habitus » ou habitudes, c’est-à-dire disposition à agir qui ne suppose pas nécessairement un assentiment réfléchi. Parmi toutes ces croyances, comment faire le tri ? Il y a toutes celles que je vais accepter en toute certitude, nonobstant l’argument du scepticisme radical (j’ai deux mains, je suis un être humain, je suis né sur cette terre...etc.). Ces certitudes sont indispensables au moindre de mes actes ou de mes discours (Wittgenstein) D’autres que je vais également accepter sans difficulté moyennant peut-être quelques précautions, suivant en cela la première maxime de la moralité provisoire de Descartes, dite du « principe de prudence et de modération » : à défaut de connaître la vérité dans ces domaines, il est préférable de s’éloigner des excès et d’adopter les opinions les plus modérées, car si l’on se trompe, on risque moins de s’éloigner de la vérité qu’avec des opinions extrêmes. Ce même Descartes nous encourage également à consulter plus expert que soi lorsque nous ne savons pas[7]... Mais subsiste ce qui constitue l’essentiel : les croyances sur lesquelles sont construites l’orientation de nos vies, individuellement et collectivement (et qui bien entendu rétroagissent sur les précédentes) ; n’oublions pas que ce questionnement-là est le propre de toute vie philosophique : l’homme étranger au questionnement philosophique est le prisonnier de la Caverne ; ses chaînes, dit fort bien Bertrand Russel (« Problèmes de philosophie », 1912), sont les préjugés du sens commun, les croyances de son temps et de son pays, les habitudes qui rendent familières le monde environnant. Il épingle à ce sujet la fatalité de l’enfance qui nous fait absorber avec le lait maternel une quantité de croyances auxquelles la raison n’a pas concouru, cet impensé se donnant à tord pour une pensée personnelle. Un esprit passif et imperméable au doute est « borné, adhérent, étroit », et oppose une fin de non recevoir méprisante vis-à-vis d’autres manières de pensée. Il dénonce ainsi la suffisance, la sottise, le manque d’imagination du dogmatisme. Le doute, en nous affranchissant de la tyrannie de l’habitude, est libérateur, aussi bien intellectuellement que moralement. Tocqueville nous préconisait de « faire le choix » des croyances auxquelles nous allons faire le privilège de l’examen critique, et nul esprit philosophique peut s’en dispenser... nous ne pouvons pas ne pas rencontrer sur notre route la question des croyances religieuses, puisque celles-ci nous livrent rien moins que des interprétations et des prescriptions à propos de cette vie et du monde dans lequel elle se déploie[8]. Il est donc non seulement « naturel » mais aussi indispensable que la philosophie s’interroge sur elles : même si nous devons politiquement nous satisfaire du pluralisme des croyances et de l’incroyance dans une société démocratique, la question philosophique de la croyance et de la foi en particulier reste fondamentale. Le respect politique du pluralisme ne doit pas se confondre avec le relativisme d’une pensée pour laquelle tout se vaudrait et doit pouvoir légitimement prospérer. L’égalité inaliénable des droits des individus ne doit pas pouvoir signifier l’égalité des pensées ou des croyances... Même si nous sommes en droit de penser, d’un point de vue psychologique, que chacun d’entre nous « a de bonnes raisons de penser ce qu’il pense », en revanche cela ne signifie pas philosophiquement qu’elles se valent. Cette confusion est pourtant très « postmoderne » (nous y reviendrons). La réalité anthropologique du fait religieux et de la croyance, sa signification humaine, ne doit donc pas nous empêcher de nous poser la question de son rapport à la vérité. Deux partis pris semblent impossible à tenir : le premier, qui pourrait être le rêve des logiciens, consisterait à vouloir exclure la « nature voulante » du processus de croyance (illusion rationaliste). La seconde symétrique, à considérer uniquement la croyance comme le produit passif de causes objectives, psychologiques ou sociologiques, excluant par la-même toute possibilité de choix et d’actions réfléchies (réductionnisme naturaliste). La philosophie n’a donc pas manqué de s’interroger sur la valeur de vérité des croyances religieuses...
Pour une éthique de la croyance ?
Une éthique de la croyance est-elle nécessaire ?
Contrairement à l’opinion qui prévaut aujourd’hui, et selon laquelle chacun a le droit de croire ce qu’il veut, nous ne devons pas souscrire à des croyances dont les conséquences morales sont condamnables, comme par exemple l’antisémitisme ou le racisme.[9] Mais notre réprobation peut reposer ici sur la connaissance que nous avons aujourd’hui sur la fausseté des théories racistes. Une éthique de la croyance repose généralement sur un idéal de vie intellectuelle dans laquelle prime l’amour de la vérité. Mais les croyances religieuses posent un autre problème : leurs objets ne relevant pas d’une connaissance scientifique, il est maintenant généralement admis que leurs domaines peut se déployer à côté de celui des sciences, comme une approche complémentaire et non concurrente qui a la particularité paradoxale d’apporter quelque chose qui ne s’ajoute pas à la connaissance acquise. Cela signifie-t-il que la question de la vérité ne se pose pas pour elle ? Que la raison est l’exclusivité de la science, et que toute perspective de « croyance rationnelle » soit exclue ? Autrement dit, cela rend-il les religions inaltérables à tout argument de raison, contrairement à la tradition des Lumières qui se propose de combattre l’obscurantisme sous toutes ses formes ? Ou bien en quoi sont-elles toujours concernées par cette question ? Clifford, philosophe et mathématicien anglais, connu surtout à cause de la réponse célèbre de Williams James à son Essai intitulé « The Ethics of Belief » (dans « La volonté de croire »), affirme le fameux principe : « il est toujours, partout et pour tout le monde mauvais de croire quoi que ce soit sur la base de preuves insuffisantes ». En cela, il s'opposait directement aux penseurs religieux pour qui la « foi aveugle » (la foi en dépit d'un manque de preuves) était une vertu. A-t-il donc raison de penser que ce serait mieux pour tout le monde de s’astreindre à ne croire que des choses pour lesquelles il existe des arguments probants ? Cela est-il applicable aux croyances religieuses ? L’exigence de raison ou de logique serait-elle ici suspecte lorsque nous parlons de religions ? C’est bien dans cette direction d’une possible éthique de la croyance que nous pouvons comprendre les quelques éléments de réponses suivants.
« L’école du soupçon »
C’est Ricoeur, je crois, qui a regroupé sous cette expression les trois principales critiques de la religion et des croyances religieuses, celles de Nietzsche, Marx et Freud
La réponse nietzschéenne apparaît à première vue et paradoxalement comme possible défenseur des croyances : puisqu’en effet, ce qui peut valider ou non une croyance, c’est la qualité de la volonté qui s’y exprime, et non sa « vérité ». Car la croyance en la raison est tout aussi théologique que la croyance en Dieu, et aussi peu justifiée. Le monde tel qu’il existe est avant tout le produit de nos évaluations, et rien n’est au-delà. Si Nietzsche combat le christianisme, ce n’est surtout pas comme un rationaliste pourrait le faire. « Les raisons » invoquées par la religion se présentent comme autonomes et autosuffisantes, auto-fondées, alors qu’elles ne sont qu’un « masque » qui cache et révèle à la fois une généalogie des causes s’enracinant dans les différentes qualités de force ou de volonté. Mais au-delà de cette critique de la « croyance-symptôme », qui rejoint « la volonté de vérité » dans sa dimension mortifère, Dieu est aussi bien réfuté de façon beaucoup plus « classique » au nom de la vérité ! Il faut se réfugier dans « l’incompréhensible » pour imposer la thèse de son existence, nous dit Nietzsche. Il n’y a aucune raison pour que ce que nous avons besoin d’espérer pour être heureux soit vrai ! Il n’est pas question d’aborder ici le rapport très complexe de la philosophie de Nietzsche avec la vérité, mais bornons-nous à souligner sa profonde ambiguïté à ce sujet. Loin de voir la vérité comme une chose dont on peut faire l’économie à sa guise, il se demande surtout comment la rendre supportable. « Il ne cesse de nous rappeler, indépendamment des questions liées aux interprétations philosophiques, «qu’il y a des faits à respecter » » (Bernard Williams). Jacques Bouveresse, qui a beaucoup étudié Nietzsche, malgré une ambiguïté qui n’a jamais cessé, ce dernier a toujours dit qu’il fallait consentir à des sacrifices très coûteux au service de la vérité. Et j’ajouterai que la valeur de probité intellectuelle, qu’il n’a jamais cessée de placer très haut, plaide également dans ce sens. Pour lui, « c’est à la fois un mensonge et une faiblesse que de croire en Dieu ». Chez Freud, la croyance religieuse est une faiblesse mais pas nécessairement un mensonge... Seule la force des désirs peut expliquer le décalage entre la faiblesse des raisons et la force de la croyance. La croyance est une illusion au sens où elle est avant tout le désir que la proposition concernée soit vraie. Les chances qu’elle a d’être vraie sont donc considérablement diminuées (mais pas inexistantes) par rapport à une proposition qui se serait véritablement confrontée aux faits et admise pour de bonnes raisons, mais Freud affirme que son propos n’est pas d’examiner sa valeur de vérité. Cependant, contrairement aux constructions scientifiques, les croyances religieuses prétendent représenter une forme de connaissance de la réalité, alors qu’elles ne font que refléter certains aspects de notre organisation psychique. Pour lui, la religion est une faiblesse constitutive de notre condition (car elle est le fruit d’une régression), mais pas un mensonge (contrairement à Nietzsche), car le croyant ne sait pas que ce qu’il affirme et faux. En termes d’éthique, la question posée par Freud est simple : d’un point de vue rationnel, peut-on légitimement considérer qu’une croyance peut être simplement justifiée par le besoin ou le désir qu’elle comble ? Et non par sa vérité, ou du moins sa compatibilité avec elle ? Autrement dit, peut-on affirmer qu’une croyance illusoire peut être bonne à condition qu’elle satisfasse un besoin ? Renan pense que s’il y a un domaine où il faut justement éviter par-dessus-tout de prendre ses désirs personnels pour des réalités, c’est bien celui de la croyance religieuse. Mais il est vrai que des esprits religieux ont soutenu la même chose –à savoir la nécessité de soustraire la croyance à l’intervention du désir -, et ont même utilisé cet argument contre les incroyants... A titre personnel, je comprends difficilement comment les incroyants pourraient être animés ainsi d’un tel « désir d’incroyance » ; mais cela peut certainement se discuter... Quoiqu’il en soit, pour Freud, c’est une illusion de croire, comme Renan et les maîtres de pensée qu’il cite, que l’on peut arriver à la croyance de façon complètement rationnelle et impersonnelle, en faisant abstraction de toute espèce de désir, d’attirance, de préférence. Enfin il dénonce aussi l’abstraction de plus en plus floue d’un Dieu qui n’est plus « qu’une ombre sans réalité », n’ayant plus rien de commun avec « la personnalité puissante de la doctrine religieuse » (nous reviendrons sur cette critique). Un dernier mot concernant le dernier philosophe de la trilogie de « l’école du soupçon » : Karl Marx. Nous avons vu l’interprétation de la religion du jeune Marx en termes d’aliénation : il nous appartiendrait de reconquérir ce Dieu qui n’est que la forme réifiée de notre aspiration à l’absolu. Le Marx de la maturité, dégagé de l’idéalisme hégélien, développe une autre analyse, celle du « matérialisme historique » : Dieu n’est qu’une production idéologique faisant partie de la « superstructure », expression déformée et trompeuse d’une réalité sociale et historique donnée (« théorie du reflet » de la superstructure par rapport à l’infrastructure), et jouant un rôle de domination idéologique sur les classes populaires (la religion comme « opium du peuple »), détournant la lutte ici-bas au profit d’une autre vie fictive.
Ce qu’il importe de retenir ici est la valeur-symptôme de telles croyances, comme dans la psychanalyse ou la philosophie nietzschéenne, qui se donnent pour ce qu’elles ne sont pas, et dont il s’agit en quelque sorte de retracer la généalogie pour les rapporter à leurs véritables causes : pulsions inconscientes, volonté de puissance (qui peut être aussi volonté de néant), idéologie comme expression de rapports de production et d’un niveau de développement des forces productives...etc. Mais là encore, l’explication par les causes semble pouvoir nous dispenser de poser la question des raisons... Mais ne risquons nous pas ainsi de tomber dans un déterminisme trop réducteur et simpliste, et ce faisant d’éluder toute réflexion sur les « bonnes » ou les « mauvaises raisons » d’une croyance, en les considérant seulement comme des « signes » ou des « effets » d’autre chose que d’elles-mêmes ? Pour reprendre les propos de Clifford, quelles peuvent être les « raisons probantes » susceptibles de légitimer les croyances du point de vue de leur vérité ? Et peut-on admettre par ailleurs que le vouloir-croire peut tenir lieu de raison valable de croire ?
Nous pouvons ici citer la réponse originale de la philosophie pragmatique et de Williams James en particulier, exposée dans « La volonté de croire », qui semble pouvoir concilier l’approche anthropologique des causes et la rationalité philosophique de la croyance religieuse. Cette réponse est rationnelle sans être rationaliste, et se développe même contre le rationalisme de Clifford...
La réponse empiriste et pragmatique (W. James). « La foi est moins un savoir que quelque chose comme une règle d’action et de vie»
La réponse à la question « que devons-nous croire ? » n’est pas « ce que nous sommes justifiés à croire » (réponse rationaliste), mais « ce que nous avons besoin de croire ». La croyance peut être vraie même si nous ne savons pas d’où elle vient, pourvu que nous sachions où elle va et où elle nous mène. « On reconnaît un arbre à ses fruits ». Ainsi est justifié le besoin de croyance par ce qu’elle est capable de produire. Ce qui compte n’est pas l’origine de la croyance, mais son résultat. Sans compter que ce qui est cru peut devenir vrai : on rend les croyances vraies en agissant pour les réaliser. Contrairement au rationalisme pour lequel la croyance doit attendre d’être vraie pour avoir le droit de se réaliser, la vérité pour James n’est pas quelque chose qui est mais quelque chose qui se fait. L’action et son résultat est le seul critère fiable de la croyance. C’est l’espoir généré par elle qui peut engendrer une action susceptible de faire advenir une « vérité » nouvelle. Conception de la vérité comme historique et changeante, et non définitive ou éternelle. La vérité, pour se faire, a besoin de la croyance. Elle n’est plus censée être dérivée du besoin de vérité, comme dans la conception classique : nous doutons par exemple pour nous départir d’une fausse croyance, et pouvoir aspirer à une nouvelle, qui serait vraie. Le pragmatisme inverse la tendance : il faut partir de la croyance qui consiste à qualifier comme vraie une proposition pour comprendre ce qu’est la vérité : c’est plus une manière d’adresser un compliment à la chose que de la décrire, dit Rorty, au sens où nous avons constaté –ou nous espérons constater dans un avenir proche – que de telles propositions nous aident à venir à bout des problèmes que nous avons avec la réalité. Il ne fait en cela que prolonger la thèse de James selon laquelle ce qui rend apte une proposition à être considérée comme vraie est « sa valeur fonctionnelle comme instrument pour la satisfaction d’un besoin vital ou pour l’accomplissement d’activités indispensables. ». Ce qui est dit là ne fait au fond que formaliser dans un langage rationnel un mode de pensée très familier : la religion se justifie pour des raisons essentiellement pratiques. Bouveresse fait remarquer que cette pensée a des affinités avec la sensibilité contemporaine « très relativiste », et qui a en horreur ce qui se présente sous les traits de l’un, du définitif, de l’éternel. Mais le paradoxe est bien présent : une telle pensée (postmoderne avant l’heure), en même temps qu’elle affirme le droit à la considération pour toute sorte de religion, est à l’opposé de ce qui fait l’essence de la croyance au sens traditionnel, à savoir la recherche de refuge contre l’idée d’une réalité en perpétuelle évolution où règne le contingent et l’accidentel... Notre croyance en la vérité dépend surtout de notre vouloir, selon le pragmatisme ; et il s’agit avant tout de la foi en quelqu’un d’autre qui tient le rôle de Témoin (Jésus ou prophètes), nous permettant de croire dans l’existence d’un ordre d’une certaine sorte, que nous ne voyons pas (l’invisible ne peut ainsi, par définition, se prêter à aucun argument d’existence...), et qui permet d’expliquer les énigmes de l’ordre naturel ; il s’agit d’un ordre invisible qui, sans contredire l’ordre naturel, le complète et fait que la vie est plus digne d’être vécue.
L’argument de « l’expérience » : Williams James explique également que la vraie religion se situe dans l’expérience, c’est-à-dire dans le sentiment vécu (la foi), et non dans les formulations pour rationaliser cette expérience (exercices théologiques des Eglises). L’argument de l’expérience est aussi fréquemment présenté par le bouddhisme, mais il est bien sûr valable pour toutes les religions. Freud fait référence à l’expérience religieuse dans le même sens et développe l’objection suivante : si elle peut attester de la vérité de la croyance, elle ne concerne qu’un petit nombre de gens, contrairement à la raison que tout un chacun est censé posséder... Comment alors construire à partir d’elle, une relation d’autorité pour tout le monde ? Cet argument semble corroborer la tendance contemporaine à la privatisation de la croyance dans nos sociétés européennes : celle-ci devient de plus en plus en effet l’objet d’une relation privée avec l’au-delà, en dehors de toute autorité collective. Cette notion d’expérience est ambigüe, car elle peut donner lieu à des interprétations différentes. Bertrand Russel par exemple qui s’est longtemps opposé à la religion chrétienne parle aussi d’expérience en ces termes : « L’homme qui ressent les problèmes de la destinée humaine, le désir de diminuer les souffrances de l’humanité, et l’espoir que l’avenir réalisera les meilleurs possibilités de notre espèce, passe souvent aujourd’hui pour avoir une « tournure d’esprit religieuse », même s’il n’admet qu’une faible partie du christianisme traditionnel »[10]. Ce genre de croyances personnelles, « cet état d’esprit religieux », doivent être distinguées des Eglises comme des théologies. Ce n’est pas parce que je ressens quelque chose de plus qu’humain, dit-il, qu’il y a la preuve que ce besoin doit être satisfait. Ce n’est parce que j’ai faim que je vais obtenir de la nourriture. ». Nous retrouvons ici les témoignages de philosophes athées ( André Comte-Sponville et sa spiritualité sans Dieu) ou non ( Pierre Hadot) à propos d’expériences spirituelles étrangères à la croyance religieuse telle qu’elle est traditionnellement définie.
Une éthique de la croyance en l’absence d’un savoir scientifique : l’éthique du « bien penser »
Ne devons-nous pas nous efforcer de ne pas céder à un mauvais usage de cette « nature voulante » qui ne veut que ce qui lui plaît ? Notre puissance est bien sûr ici limitée, mais nous pouvons néanmoins chercher à éviter de ne tenir pour vrai que ce que nous voulons tenir pour vrai... Autrement dit, mettre en œuvre une éthique de la croyance, même si nous savons désormais, grâce à ces « savoirs » sur la croyance (qui pour certains viennent effectivement des sciences sociales), que contrairement à ce que prétend Descartes, il est très difficile d’isoler le pur acte mental du jugement de ces réelles manifestations empiriques, en paroles ou en actions. Nous savons aussi que, dans l’univers du probable, il y a de plus ou moins bonnes raisons de donner son assentiment à une proposition (degré de probabilité plus ou moins élevé), contrairement au rationalisme cartésien pour lequel le probable est assimilé au faux et à l’injustifié. Mais il est toujours possible de se prémunir contre les écueils du phénomène décrit par Pierce de « fixation des croyances », en prenant au sérieux la mise en garde de W. K Clifford : « C’est un tord pour tous, partout et toujours que de croire quoi que ce soit sur une évidence insuffisante. »
Il est également nécessaire de ne pas attendre d’un autre lieu ce que la science ne peut nous donner. C’est en tout cas la position de Bertrand Russel : « Ce que la science ne peut découvrir, l’humanité ne peut le connaître ». Il faut en effet être toujours conscient du fait que « savoir réellement » est inséparable d’accepter de savoir peu, et essayer de maintenir une distinction stricte entre ce que l’on sait et ce que l’on aimerait savoir, pour ne pas succomber aux croyances subordonnées au désir. Mais alors quelle place pour la philosophie ? Elle n’est pas une connaissance, et s’intéresse à des questions qui ne sont pas susceptibles d’être traitées par les sciences : aucun savoir profane ne nous fournit de quoi mener notre existence, étant entendu que le modèle d’action consumériste ne peut être suffisant… S’orienter dans l’existence vis-à-vis de soi, vis-à-vis des autres, vis-à-vis du monde, concerne un type de réflexion d’un tout autre ordre que celle des sciences, même si elle est soumise à une même exigence rationnelle. C’est la même chose pour le questionnement bioéthique. La science n’apporte pas de réponse scientifique à la question de son utilisation. Mais aussi dans le domaine politique : les expertises mises bout à bout ne nous disent rien concernant ce que nous faisons globalement ou ce qui est en train de se passer, dans une perspective permettant de le resituer dans un temps long. Telle est la dimension humaine fondamentale de la philosophie, mais aussi ses limites : les constructions qui sont les siennes ne sont pas « falsifiables », au sens de Popper[11]. Nous ne pourrons jamais réfuter expérimentalement une de ses propositions. Il s’agit donc bien de croyances, mais de croyances qui ont obéi – en principe - à une discipline stricte : celle d’une véritable éthique de la pensée, telle qu’Edgar Morin peut la définir dans son volume IV de « La méthode » intitulé « L’éthique », en préconisant « l’auto-examen » permanent, fondé sur des valeurs de lucidité et d’honnêteté intellectuelle. Celui-ci est d’autant plus exigeant qu’il existe d’innombrables pièges dus à la complexité de notre esprit, à ses zones aveugles ou inconscientes, à sa propension naturelle à l’autojustification, au mensonge à soi-même. Pour reprendre la distinction de Ricoeur entre le pôle subjectif (degré de certitude) et le pôle objectif de la croyance (degré de réalité de la chose qui est crue), celui qui exerce sa pensée doit toujours être convaincu que la croyance n’est pas la chose crue, et ne pas confondre son degré d’engagement intellectuel et affectif avec la valeur de vérité de sa proposition. Bref, assumer le statut de croyance de sa croyance, plutôt que de prétendre posséder la vérité. La plupart de nos choix théoriques et pratiques reposent sur des croyances – plus ou moins rationnelles – mais le danger arrive quand celui qui croit prétend incarner « le point de vue de Dieu ». Cette tentation de la confusion entre les idées et les choses, remarquablement mise en valeur par Edgar Morin lorsqu’il dénonce les dégâts de l’idéologie, consiste à prendre notre perception du réel pour le réel lui-même, et conduit donc à réifier nos croyances en vérités suprêmes, pouvant ainsi générer de la violence meurtrière.
Sommes-nous condamnés aux croyances religieuses ?
La position relativiste contemporaine et l’argument du remplacement. Fatalité d’un « retour au religieux » ?
La valorisation des formes religieuses aujourd’hui (il faudrait d’ailleurs s’interroger et se demander s’il s’agit d’un authentique « retour du religieux », ou d’une nostalgie de la croyance), qui rassemble pêle-mêle les formes traditionnelles, comme les plus « hors sol » (parapsychologie, astrologie, voyance...etc.), mais aussi des combinaisons hétéroclites empruntant à d’anciennes cultures au bénéfice de doctrines très syncrétiques, est solidaire d’une conception relativiste pour laquelle la question de la vérité n’est plus essentielle. Il est indéniable que sous les coups répétés de la crise des fondements de la connaissance, nous savons aujourd’hui qu’au fur et à mesure que progresse la connaissance, progresse aussi l’étendue de notre ignorance, et que l’horizon d’une vérité ultime des phénomènes ou du « secret des choses » a définitivement disparu. « Les avancées les plus récentes de la science est que chacune d’entre elles nous amène à en savoir moins que nous ne croyions savoir. » (Russel, 1928). Mais une tendance dominante de la postmodernité confondrait deux choses, selon Bouveresse : renoncer à trouver une vérité qui serait complète et définitive, et exhorter à se défaire de l’idée de vérité elle-même, et de l’espoir de la trouver, même jusqu’à un certain point. Nous pouvons avoir des raisons de nous inquiéter de l’équivalence fondamentale de toutes les doctrines et de toutes les croyances : cela ne fait-il pas le lit du nihilisme, et complémentairement des grandes tyrannies ? Car comment se sentir protégé (au nom de quoi, sinon d’une certaine vérité ?) contre l’injustice, l’arbitraire, la propagande, la manipulation, la violence ? Il est important de continuer à penser la vérité comme quelque chose qui ne dépend pas de nous (Alan Sokal), avec des contraintes spécifiques auxquelles nous devons accepter de nous soumettre dans la recherche de la connaissance. C’est la meilleure des façons pour nous aider à distinguer le mensonge de la vérité (même partielle) pour ce qui concerne les choses les plus importantes. C’est en effet en visant des « objectifs impossibles » que nous pourrons atteindre « quelques objectifs possibles » (Chomsky). Et nous avons montré lors d’une récente discussion en quoi la pratique du doute universel était à la fois dangereuse et impossible (Douter est-il toujours souhaitable ? »)
La posture postmoderne qui consiste à considérer la religion avec bienveillance, moyennant une dilution et une édulcoration extrêmes du concept de religion, est très critiquée par Bouveresse. Serait chrétien aujourd’hui, selon Vattimo (philosophe italien de la postmodernité), celui qui « accepte implicitement notre historicité chrétienne », ou bien qui éprouve le sentiment « que notre seule possibilité de survie humaine est une réponse au précepte chrétien de la charité ». A ce régime, nombreux sont ceux qui vont se découvrir comme des chrétiens qui s’ignorent... Selon Bouveresse, « il faut préférer un honnête dogmatisme à la réthorique conciliante et faussement modeste que le postmodernisme utilise pour défendre la religion ».
S’il est vrai que toute société, pour exister, a besoin de reposer sur quelque chose de sacré , (Regis Debray) nous serions alors « condamnés » à une certaine forme de « religiosité ». Là encore, beaucoup de choses peuvent alors tenir lieu de « sacré », et le concept de religion perd en précision ce qu’il gagne en extension. Le sacré, comme par exemple « le sacré républicain », est en ce sens « n’importe quel point de convergence idéal qui puisse conglomérer une multitude éparse ». Point idéal ou ligne de fuite vers lesquels convergent les éléments d’une société, qui lui donne sa cohérence interne et la fait tenir. N’importe quelle autorité plus ou moins intangible peut être considérée d’essence religieuse, indépendamment de son rapport au divin proprement dit. Les définitions du terme de religion peuvent de ce point de vue prêter à un tel usage. Le Larousse : «ensemble de croyances et de dogmes définissant le rapport de l’homme au sacré ». Mais le Littré précise : ensemble de doctrines et de pratiques qui constituent le rapport de l’homme avec la puissance divine. ». Le risque de tels usages extensifs d’un terme est de ne plus savoir exactement de quoi nous parlons... Cette thèse pourrait faire écho à ce que certains appellent « le retour du religieux ». Marcel Gauchet a explicitement montré en quoi nos sociétés occidentales, et tout particulièrement européennes, se distinguent au contraire par un processus déjà ancien et qui ne cesse de s’approfondir de sortie de la religion, et de toute forme de transcendance (qui a continuée longtemps de hanter la vie sociale sous des formes diverses, mais qui a fini de disparaître durant ces dernières décennies). Les réactions religieuses par exemple dans le monde islamique sous la forme des fondamentalismes étant somme toute périphériques et surtout identitaires et réactionnelles à cette vague de fond inséparable de la mondialisation. Selon lui, la religion n’est pas la seule à pouvoir jouer ce rôle d’unité et de cohésion. C’est l’Etat, incarnation matérielle et administrative « du » politique, véritable infrastructure qui organise la vie collective et le « tenir ensemble » de la société, au-delà des différentes instances représentatives de « la » politique, de moins en moins investies. L’Etat est sans doute de ce point de vue une machine redoutable en matière de cohésion sociale... comme le dit avec malice Marcel Gauchet, La Sécurité Sociale n’est pas quelque chose de « rigolo » ni « haut en couleurs », mais incroyablement plus efficace en matière de solidarité et de liens entre les hommes que n’importe quel rituel de rassemblement religieux ! S’il est vrai qu’aucune « grande politique » n’est susceptible aujourd’hui de réunir les citoyens, ce n’est pas une raison pour présenter comme une fatalité le recours au religieux... Pour Marcel Gauchet, l’organisation religieuse de la société, inséparable des sociétés traditionnelles, qui ont été pendant très longtemps les seules existantes, est un phénomène social-historique précisément identifié, que l’on ne peut confondre avec ce que certains appellent aujourd’hui « le retour du religieux, sinon en faisant un usage métaphorique ou trop générique de la notion de « religion ». La question d’un éventuel retour des croyances religieuses doit être comprise dans le cadre de simples croyances privées relativement déconnectées des Eglises, ou d’une quelconque instance collective.
Comme le dit d’ailleurs Régis Debray, n’importe quoi peut être alors investi de sacralité. De plus, que nous ayons besoin de croyances est une affirmation légitime... Mais dire, comme Jacques Ellul, que la croyance religieuse est une croyance comme une autre n’est pas très sérieux : c’est une force de croyance suffisamment spécifique pour poser des problèmes d’une espèce particulière. Ceci étant posé (toute croyance étant assimilée à une croyance religieuse), il est alors facile de développer « l’argument du remplacement » consistant à penser que ce qui met en question la religion est aussitôt promu à sa place et objet de croyance à son tour : par exemple, la laïcité devient un laïcisme (valeurs et morale indépendantes capables de générer une sorte de « communion spirituelle » ?). « La sacralité du roi qui se reporte sur la Patrie dans le bréviaire républicain. Et l’Eglise sur le Parti dans les catéchismes du progrès social » (Debray). Ces faits sont sans doute vérifiés, mais factualité n’est pas synonyme de nécessité : il n’y a pas de raisons suffisantes pour conclure à la fatalité de la religion parce que des formes « religieuses » de croyances (au sens métaphorique) semblent se développer. La croyance en la laïcité par exemple peut ne pas être « religieuse » ! (il faut reconnaître qu’elle continue souvent à l’être, et depuis longtemps, malheureusement). Il est possible et souhaitable de concevoir une théorie et une pratique de la laïcité raisonnable et non « intégriste ». Le même argument de remplacement est avancé pour expliquer comment les anciennes croyances religieuses ont tendance à être remplacées par la recrudescence des sectes, des astrologies, des « para-sciences » et de nouvelles spiritualités faites de bric et de broc... Ainsi nous serions condamnés à répéter sous d’autres formes, en vertu d’un théorème sociologique qui serait l’équivalent du théorème d’incomplétude de Gödel en mathématiques, la référence au religieux... Admettons cet argument, non pas pour réintroduire à toute force une Religion qui n’occupe plus une place essentielle aujourd’hui – mais pour signifier l’importance d’une croyance fédératrice et mobilisatrice sur le plan social, qui était hier celle de la religion traditionnelle, mais qui peut être tout autre chose aujourd’hui... L’important ici n’est pas la croyance dans l’au-delà, ou une connaissance nouvelle de la réalité, mais de nous aider à vivre, comme le disent W. James comme Durkheim... Pour ce dernier, il existe une sorte de truisme de la vie sociale qui consiste à tous se retrouver autour d’une fin commune, ou de partager un ensemble de croyances et de pratiques collectives d’une particulière autorité, et cela ne concerne pas seulement les religions au sens traditionnel avec ses rites, ses temples ou ses prêtres. Selon Durkheim, en 1912, la religion d’aujourd’hui ne fait aucun doute : « Tout concourt à faire croire que la seule possible est cette religion de l’humanité dont la morale individualiste est l’expression rationnelle ». Autrement dit, cette nouvelle croyance dans notre société aurait tout avantage à tirer sa source du principe du « libre-examen »... Plus de cent ans après, ce programme est loin d’être réalisé... La société des individus et l’idéalisme démocratique n’ont pas générés jusqu’à présent une telle « religion », bien que l’idéologie des Droits de l’Homme ait pu longtemps prétendre occuper une telle place... Mais l’absolutisation des droits de chacun, tout en étant susceptible de réaliser un consensus, s’avère incapable de relier autour d’un projet collectif. Nous sommes là confrontés à une contradiction constitutive du développement historique de la démocratie...
En conclusion
« On s’exposerait à des catastrophes de la pire espèce si on essayait de se défaire de la notion de vérité ou de l’accommoder à sa convenance ». Bertrand Russel
La position relativiste du postmodernisme tendant à accueillir avec égale considération toutes sortes de formes religieuses, et adhérant à une conception aussi « ouverte » du phénomène religieux, peut faire le lit d’un tel risque. Nous pouvons nous demander s’il n’est pas le symétrique exact de ce qui constitue jusqu’à nouvel ordre ce que l’on peut appeler le dogmatisme religieux qui, à l’inverse, entretient un rapport à la vérité qui ne peut être discuté, et vise l’éternel et le définitif. A partir du moment où la croyance religieuse ne peut être soumise à l’épreuve habituelle de la rationalité, c’est-à-dire le développement des raisons qui la justifierait, mais relève d’une expérience fondée sur le sentiment et la révélation (dont les formes varient suivant les trois grands monothéismes), en dehors de tout processus d’établissement d’une quelconque objectivité, elle est fatalement conduite à entretenir un rapport inconditionnel et indiscutable à son objet. Le paradoxe du sujet de la croyance religieuse serait bien alors de ne pas reconnaître le véritable statut de croyance de sa croyance, en tant que celui-ci implique la conscience de son caractère incertain (puisque ne relevant pas d’un véritable savoir rationnel). Comment alors se frayer un chemin entre dogmatisme et relativisme ?
L’extension du vocable de « religieux » à toute sorte de contenus est source de confusion importante. Clément Rosset avance l’idée, après Freud, que la croyance est d’autant plus forte et indiscutable que sont contenu est vague et sans contours précis... Concernant les croyances religieuses, elles avaient pourtant l’intérêt d’être référées à des dogmes et rituels théologiques qui les identifiaient clairement. Qu’en est-il des croyances religieuses contemporaines ? Elles semblent de plus en plus déconnectées de leurs sources, se veulent strictement « personnelles » et souvent éclectiques, et se contentent le plus souvent d’affirmer une transcendance, un au-delà de la vie commune, quand elles ne sont pas purement et simplement un signe d’appartenance communautaire. Le flou extrême de son objet rend d’ailleurs inopérant toute forme d’argumentation. En ce sens, séparer comme le font James et aussi Wittgenstein, le sentiment religieux de la théologie, et séparer cette dernière du centre de la vie religieuse, est problématique. Car « la vérité sort plutôt de l’erreur que de la confusion » (Francis Bacon), et il faut préférer « un honnête dogmatisme à la réthorique conciliante et faussement modeste que le postmodernisme utilise pour défendre la religion. » (Jacques Bouveresse). Charles Taylor estime que « La foi, l’espérance ne peuvent être qu’en quelque chose (Dieu, la création, le Christ...etc.). Une religion ne peut pas faire l’impasse totale sur ce que les choses sont ou seront, pour ne se préoccuper que de directives pratiques...
Enfin nous terminerons sur une observation de Ernest Renan : celui-ci est persuadé que la démocratie et la liberté d’expression ne pourraient véritablement s’exercer que si un nombre suffisant d’individus avaient acquis la capacité de discernement nécessaire. Dans une société composée en grande majorité d’ignorants ouverts à toutes les séductions, défendre les libertés démocratiques n’a pas grand sens... Au-delà du caractère peut-être excessif d’une telle affirmation, pouvons-nous aujourd’hui nous poser le même genre de question ? Sans doute que oui... « L’éducation scientifique » dont parle Bertrand Russel, qui ne désigne pas tant l’acquisition des connaissances scientifiques que celle de « l’esprit scientifique », c’est-à-dire au fond et peut-être plus fondamentalement cette disposition d’esprit qui consiste à ne pas tenir pour vraie une proposition avant d’avoir pu dégager les raisons suffisamment probantes en sa faveur, pourrait alors être le grand projet de nos sociétés démocratiques... Mais il f aut bien reconnaître la « naïveté » d’un tel projet, confronté aux inclinations dominantes de l’époque. Peut-on vivre sans croyance ? Non bien sûr, mais toutes les croyances ne se valent pas, et certaines sont plus rationnelles que d’autres ...
Daniel Mercier, le 7/01/2014
[1] Se pose ici la question de savoir si on a la liberté de croire ou de ne pas croire. Spinoza par exemple s’inscrirait en faux contre ce « libre-arbitre », au sens ou selon lui, il y a toujours une force (ici en termes d’idée) qui nous conduit à penser ce que l’on pense ou à croire ce que nous croyons ; la volonté et l’entendement ne sont pas ainsi séparables.
[2] La foi est analysée ici dans le sens moderne de croyance. Pour une analyse plus approfondie du concept de foi, cf. article de Edmond Ortigues dans le Dictionnaire de la philosophie de l’EU, qui analyse en particulier le sens de la « fides » dans l’antiquité romaine et le Nouveau testament.
[3] Le même qui délégitime la « métaphysique dogmatique » exige par ailleurs, dans le domaine pratique, la foi en Dieu. Nietzsche nous dit non sans pertinence qu’il a le dessein d’imposer des limites à la raison pour mieux instituer la transcendance d’un autre monde, désormais à l’abri de cette même raison ...
[4] L’ethnocentrisme sous-jacent de toute la pensée de Hegel n’est plus à démontrer...
[5] Il serait passionnant d’analyser comment certains développements de la pensée religieuse, sans doute très significatifs de notre époque, prolongent sans cesse cette orientation vers l’abstraction et l’intériorisation : je pense par exemple au courant du « protestantisme libéral » pour lequel il est très problématique de dire si Dieu existe vraiment ou non, ou encore à la version à la fois profane et imbibée de religiosité de Luc Ferry et de son « homme-dieu »...
[6] Marcel Gauchet montre aujourd’hui à la fois la fécondité d’une telle hypothèse (politiquement, cela se traduit par la montée en puissance des droits de l’homme), mais aussi comment un tel credo est dans l’incapacité de proposer une articulation entre l’individuel et le collectif...
[7] Beaucoup de nos croyances quotidiennes reposent sur des connaissances scientifiques implicites. Les différentes technologies constituent en elles-mêmes des arguments probants en faveur de la véracité de nombre de savoirs (quelque soit bien sûr mon jugement sur les technologies en question).
[8] Question : le domaine des croyances religieuses constitue-t-il un domaine important ? Une de mes proches me disait récemment : « moi, la religion, la question de la croyance en Dieu, j’en ai vraiment rien à faire ! Cà n’a aucune place dans ma vie. ». Qu’en penser ? Freud pense que les énoncés religieux sont à la fois, parmi ceux auxquels on nous demande d’accorder notre croyance, ceux qui ont le moins de raisons à faire valoir, et aussi ceux qui ont le plus d’importance pour nous : ces croyances sont en effet chargées de débrouiller les énigmes du monde et de nous réconcilier avec les maux de la vie... Quelque soit donc les réponses apportées et leurs degrés de crédibilité, force est de reconnaître qu’elles abordent des questions essentielles... Mais cependant peut-être mon interlocutrice signifiait dans sa réaction qu’elle puisait spontanément des éléments de réponse à son questionnement existentiel dans un univers de sens (ou de non-sens) où l’au-delà n’avait aucune place... Mais cela même mérite justement réflexion...
[9] La question de savoir si nous « pouvons » croire ce que nous voulons est une autre question, à laquelle notre actuelle législation répond par la négative, puisque une telle croyance est un délit et non un une simple opinion.
[10] Son jugement sur la valeur du christianisme est partagé : tantôt il n’hésite pas à dire « qu’il a été et est encore l’ennemi principal du progrès moral dans le monde », s’inscrivant ainsi dans la tradition d’un Lucrèce, pour qui « c’est le plus souvent la religion elle-même qui enfanta des actes impies et criminels » (De Rerum Naturae) ; tantôt il reconnaît que la démocratie s’appuie sur la force de ses idéaux (en particulier en matière de droits de l’homme), et qu’il peut être un facteur important de résistance contre l’oppression (face au nazisme par exemple). Mais il y a pour lui dans la mentalité religieuse, qu’elle soit sacrée ou profane (comme par exemple avec le communisme mais aussi le totalitarisme fasciste), un danger majeur.
[11] Le grand philosophe des sciences Karl Popper a montré qu’une connaissance scientifique était toujours en sursis en attendant d’être réfutée. Quant aux savoirs non scientifiques, qui ne sont pas susceptibles d’être infirmés expérimentalement (cela concerne la plupart des énoncés philosophiques !), ils ont explicitement le statut de « croyances rationnelles », soumis sans doute plus que d’autres au risque de dogmatisme.