Le principe d’égalité des chances - 2010 François Dubet

 

 

La prèsentation du thème

CONFERENCE FRANCOIS DUBET VENDREDI 30 AVRIL 18H30

 

OUVERTURE DE LA CONFERENCE

 

Je vous souhaite la bienvenue et vous remercie d’être venus aussi nombreux ce soir. C’est la huitième année consécutive que le café philo sophia est à l’initiative de cette manifestation destinée à pouvoir faire partager, sur des thèmes choisis, la réflexion de penseurs aujourd’hui importants, de la philosophie ou des sciences sociales, que nous n’avons pas souvent l’occasion d’entendre sur les médias habituels. Je rappelle que l’organisation de cette soirée est faite en collaboration avec la communauté des communes La Domitienne et la mairie de Colombiers. Je tiens bien sûr à les remercier l’un et l’autre pour leur fidèle soutien. A remercier également la Maison du Malpas hébergeant toujours notre café philo dans un cadre fort agréable et vraiment propice à la convivialité comme à la réflexion, en plus à proximité du site gallo-romain de l’Oppidum d’Ensérune (quoi rêver de mieux ?)

J’en profite donc tout de suite pour remercier chaleureusement Mr François Dubet, qui a bien voulu répondre à notre invitation. Vos nombreux travaux  font de vous aujourd’hui la référence incontournable de tous ceux qui veulent mieux comprendre le fonctionnement de notre école, mais aussi mieux agir sur ses évolutions possibles… Vous avez soixante trois ans, vous êtes natif de Bordeaux, sociologue, professeur à l’Université Bordeaux II et directeur d’études à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales (EHESS).

Quelques jalons importants de votre trajectoire : le premier ouvrage, qui devient quasiment un « best-seller », est écrit en 87 : « La Galère : jeunes en survie » où vous enquêtez avec plusieurs chercheurs sur l’expérience des jeunes en galère dans certains quartiers populaires, avec le souci de décrire cette expérience « du point de vue des acteurs », méthode de travail qui va faire de vous l’un des meilleurs sociologues de « l’expérience scolaire », car c’est en effet vers le monde scolaire que vous allez désormais vous rapprocher. On peut mentionner ici un deuxième ouvrage « Les Lycéens » qui va interroger l’expérience de ce que vous appelez les « nouveaux lycéens » à travers notamment les nouvelle donnes de la motivation à l’école et du sens donné aux savoirs (1991). IL faut aussi citer votre rapport « Le collège de l’an 2000 » demandé par la ministre déléguée à l’enseignement scolaire de l’époque (Ségolène Royale), qui réaffirme le principe de l’hétérogénéité des classes et le refus d’une orientation précoce, ainsi qu’un livre également important, co-écrit avec Marie Duru-Bellat (professeure en sciences de l’éducation) : « L’hypocrisie scolaire. Pour un collège enfin démocratique », paru en 2000. Pour terminer cette présentation, je citerai quelques autres ouvrages plus récents (les choix sont peut-être arbitraires, en tout cas subjectifs !) : « Le déclin de l’institution » (2002), « L’école des chances. Qu’est-ce qu’une école juste ? » (2004), qui nous intéresse particulièrement ce soir, « Faits d’école » (2008), « Le travail des sociétés » (2009), et enfin le dernier né, « Les places et les chances » qui est paru cette année, et qui peut se comprendre comme un prolongement de la réflexion commencée avec « l’école des chances », cette fois-ci sur un plan plus global que la seule école… Ce qui de fait semble être l’axe dominant de votre travail aujourd’hui concerne la question de l’égalité sociale et de la justice [pour notre part, au café philo, nous avons voulu préparer votre venue en réfléchissant sur ce sujet (« quelle égalité pour quelle justice ?») : les personnes intéressées peuvent trouver sur le sujet, mais aussi sur chaque sujet abordé au café philo, un texte de réflexion philosophique écrit à cette occasion, sur le blog du café philo sophia. Nous sommes nombreux à penser que cette question de l’égalité sociale devient de plus en plus une question urgente et fondamentale dans nos sociétés, et que l’absence de réponse claire et réaliste à celle-ci, est probablement une des causes principales de la désaffection de la politique aujourd’hui ]. Avant de vous donner la parole, quelques mots peut-être pour esquisser la problématique qui est la vôtre par rapport à cette question de l’école juste :

Le principe d’égalité des chances, dit autrement celui de l’égalité méritocratique (c'est-à-dire l’idée que tous les individus sont égaux et que, par conséquent, ils doivent pouvoir également accéder à l’ensemble des positions sociales selon leurs mérites, et indépendamment de leur naissance et de leur héritage) qui a été longtemps notre horizon en termes de justice sociale et de justice scolaire en particulier, montre ses limites au fur et à mesure qu’il s’applique, générant d’autres figures de l’injustice :

 

-C’est par exemple l’âpreté d’une compétition scolaire qui rejettent 150 000 élèves sans aucune qualification, et alimentent sans cesse les bataillons des « vaincus » de cette compétition.

- C’est le creusement des écarts entre les établissements, le risque de voir la ghettoïsation des quartiers se renforçer

- Le creusement des inégalités sociales déjà importantes

- L’emprise excessive du diplôme qui, paradoxalement, renforce la reproduction des positions sociales (en France, précisiez-vous dans un article du Monde de décembre 09, 40% du revenu d’un enfant dépend de celui des parents contre 20% en Suède)

- La perte rapide de confiance en eux de la part d’élèves très vite persuadés que la compétition n’est pas faite pour eux

Vous nous montrerez en quoi tout cela n’est pas une perversion dans l’application du principe mais constitutif de ce principe même…

 

Ce qui fait la profonde originalité et pertinence de votre pensée (à mon sens !), c’est que vous parvenez à tenir, si je puis dire, « plusieurs bouts à la fois » :

 

-          d’une part, vous montrez les conséquences négatives de ce principe méritocratique lorsqu’il est considéré comme la référence ultime

-          d’autre part vous expliquez qu’il n’est pas question pour autant de contester cet idéal de justice fondé sur l’égalité fondamentale des individus, et le « mérite » propre à chacun. Et que même de ce point de vue, il y a encore beaucoup à faire pour rendre plus effectif le principe d’égalité des chances

-          Par conséquent, il s’agit, sans remettre en cause le principe d’égalité des chances, ne pas s’en contenter, ne pas se contenter de dégager l’élite des meilleurs, mais de se préoccuper surtout du sort des perdants, ce qui est beaucoup plus difficile…

 

Vous allez bien sûr, j’en suis persuadé, revenir sur chacun de ces points, mais pour terminer tout à fait avant de vous laisser la parole : dans cette analyse de l’école, trois concepts nous intéressent beaucoup su le plan philosophique : celui d’égalité (De quelle égalité parle-t-on ?), celui de mérite (Existe-t-il vraiment ? N’est-il qu’une fiction ?), et celui « d’inégalité juste » (concept central dans l’œuvre de J. Rawls et sa Théorie de la Justice). Ces concepts sont également très importants dans votre travail et vous vous référez parfois à J. Rawls… Peut-être pourrez-vous nous en dire un peu plus à ce sujet … de toute façon nous pourrons éventuellement y revenir dans le débat.

 

Daniel Mercier, le 30/04/2010

 

Résumé de la conférence

Conférence de François Dubet  au « Café Philo Sophia » à Colombiers, près de Béziers, le 30 avril 2010 (notes prises par Betty Perrin).

Qu’est ce qu’une école juste ?

 

Le modèle de justice adopté par l’école française est celui de l’égalité des chances. Selon ce modèle, l’école est juste si elle assure à chacun  des chances de réussir selon ses talents, quelle que soit son origine sociale. François Dubet se propose donc d’analyser comment cela se passe dans les faits.

 

Le fonctionnement réel de l’école française :

  • Ce qu’on observe, ce sont de profondes inégalités selon l’origine sociale. Tout au long des carrières scolaires toute une série d’inégalités se creusent au fil des paliers d’orientation. Au point de départ, elles sont faibles, puis elles s’accroissent progressivement pour devenir très importantes dans l’enseignement supérieur.

L’égalité des chances ne serait-elle pas une utopie ? Aucune société connue ne réalise l’égalité des chances.

  • Ce modèle est cruel : quand l’école ne prétendait pas réaliser l’égalité des chances, elle ne s’en prenait pas au gosse qui échouait, maintenant, si ; on dit de lui : « ne fait pas d’efforts », il dit de lui : « Je n’ai pas ma place ». L’école de l’égalité des chances ne console jamais le vaincu. Dans les enquêtes internationales, ce sont les petits Français qui ont le moins confiance en eux. Il n’y a pas de consolation pour celui qui échoue car
  • Les inégalités scolaires se transforment en inégalités sociales : c’est un modèle qui développe l’idée que l’école doit donner un job. Il y a un effet du diplôme sur les revenus du salarié, et c’est normal si l’on croit au mérite.  Or, ce qui fait la valeur du diplôme, c’est sa rareté.
  • C’est donc une école de la compétition. Elle fonctionne comme un marché : dans les classes supérieures et moyennes (les enseignants, par exemple) on va chercher la meilleure école pour son enfant, afin de lui assurer la qualité de l’enseignement et les bonnes places, plus tard, dans la société. C’est comme à Roland Garros : il y a 128 compétiteurs au départ et il en reste 1 à l’arrivée. C’est un système qui descend vers le bas jusqu’à la maternelle où il faut apprendre à lire le plus vite possible car l’enfance est du temps perdu. Et en même temps, la sélection fuit vers le haut au fur et à mesure que les diplômes se « démocratisent » : si un jour tout le monde va à Polytechnique, les classes dirigeantes iront à Harvard. Au début du 20ème siècle, un Français sur deux n’avait pas le Certificat d’Etude.

C’est ce système de compétition qui génère des inégalités : les enquêtes internationales montrent que 20% de nos élèves sont parmi les meilleurs du monde tandis que 30% sont en échec et ces inégalités scolaires reproduisent les inégalités sociales. C’est un cercle vicieux qui n’a rien à voir avec le capitalisme : au Canada, ça ne se passe pas du tout comme ça ; en Allemagne, il y a beaucoup d’inégalités scolaires et peu d’inégalités sociales.

Le problème de l’école française, c’est sa croyance au mérite qui est une fiction. D’une société à l’autre, le mérite n’est pas défini de la même manière. Comment distinguer le mérite du déterminisme ?

Il n’est pas difficile de faire une école avec 20% de bons ; ce qui est difficile c’est de faire une école où il n’y ait pas 30% de mauvais. L’école française a le monopole de la définition du nul.

 

Des pistes pour sortir de ce modèle :

  • La priorité doit être le primaire et le collège. Il faut défendre l’idée d’un SMIC scolaire qui doit remplacer l’excellence pour tous. La France attend trop de son école. François Dubet ne serait pas contre le soutien, non pas pour les plus faibles, mais pour les meilleurs : que la norme ne soit pas l’excellence qui génère l’échec pour le plus grand nombre, mais ce SMIC, et que ceux qui s’ennuient puissent aller plus loin.
  • Réduire les inégalités sociales : c’est plus efficace que l’illusoire égalité des chances. On ne peut pas demander aux classes dirigeantes de laisser leurs places et de ne pas vouloir le meilleur pour leurs enfants. En revanche, on peut exiger qu’elles payent leurs impôts. Qu’on laisse donc les gosses de riches aller à l’ENS ! Quand on sort des lycées de banlieue quelques élèves « méritants » pour les faire accéder aux filières prestigieuses, on a joué sur de si petits nombres qu’on n’a rien modifié aux inégalités sociales. Réduisons donc plutôt l’écart entre polytechniciens et mécaniciens. Ce qu’il faut, c’est créer un monde où les inégalités soient supportables. Les gens ordinaires n’ont généralement pas envie que leur enfant entre à l’ENA : ce qu’ils veulent, c’est qu’il ait une vie bonne.

Une bonne société se doit de réduire les inégalités sociales. C’est ainsi qu’on fait diminuer la violence. Les pays nordiques dont on envie les performances scolaires redistribuent beaucoup. Ils ont moins de violence. Idem au Canada.