" De quoi l'amour est-il le nom ? "

 
 

CAFE PHILO SOPHIA

 
 
 

Samedi 17 février 2018 à 17h45 à Sortie Ouest

Le Sujet

"De quoi l'amour est-il le nom ?"

 

Présentation du Sujet

 

De quoi l’amour est-il le nom ?

Edith Piaf et son jeune amant Théo Sarapo le chante : « Mais c’est quoi l’amour ? », Ella Fitzgerald chantant Cole Porter aussi : « What is this thing called love ? »… Et les Rita Mitsouko nous préviennent : « Les histoires d’amour finissent mal… en général ». La question essentielle de la philosophie est bien : « Qu’est-ce que ? ». Pourtant nous préférons la plupart du temps nous fier au caractère mystérieux ou magique de l’amour, de peur de fissurer cette sorte de « religion de l’amour » qui nous habite… Certains prétendent même que la philosophie est impuissante à le cerner. Mais il faut bien commencer par le commencement : savoir de quoi nous parlons ! Le travail de définition est le véritable acte de naissance de la philo : non pas faire un éloge sentimentale de l’amour. Non pas porter un regard cynique du genre « on ne nous l’a fait pas ». Mais s’atteler patiemment à déceler ce qui se cache derrière le mot, au-delà de toutes ses variantes possibles, de toutes ces différences dans l’espace et dans le temps, de la diversité des approches adoptées(culturelle, mythologique, évolutionniste, neuroscientifique…etc.). Identifier l’amour tel qu’il est dans la réalité de ses manifestations, et pas seulement l’idée d’amour. Tel est en effet le défi de la philosophie, subsumer grâce au concept des réalités changeantes et plurielles…

 

Ecrit philo

 

De quoi l’amour est-il le nom ?

Question philosophique par excellence : « Qu’est-ce que ? ». Une interrogation que nous ne  posons pas spontanément. Nous faisons l’expérience de l’amour, nous le vivons, le ressentons, éventuellement le cherchons, avant de nous poser la question de ce qu’il est. Mais comment savoir si nous vivons bien des histoires d’amour sans nous la poser ? Et comment savoir pourquoi, entre sexe et passion, « les histoires d’amour finissent mal…en général » pour reprendre le titre de la chanson bien connue des Rita Mitsouko ? De grandes chansons se posent aussi cette question comme Ella Fitzgerald chantant Cole Porter « Whatisthisthingcalled love ? », ou Edith Piaf avec Théo Sarapo« Mais c’est quoi l’amour ? ».Mais peut-être que Giacomo Casanova a raison quand il dit :« Qu’est-ce donc que l’amour ? J’ai beau avoir lu ce que de prétendus sages ont écrit sur sa nature, et j’ai beau philosopher dessus en vieillissant que je n’accorderai jamais qu’il soit bagatelle, ni vanité. C’est une espèce de folie sur laquelle la philosophie n’a aucun pouvoir ; une maladie à laquelle l’homme est sujet à tout âge, et qui est incurable si elle frappe dans la vieillesse…. »,et que la philosophie est impuissante à relever ce défi… Et pourtant n’est-ce pas son rôled’essayer de conceptualiser en partie quelque chose qui se présente comme « magique » ou « mystérieux » ? Bien sûr lorsque nous tombons amoureux, nous ne voulons pas d’explications, souhaitant en rester à ce que Stendhal nommait la « cristallisation » : cet état amoureux qui se traduit par une forme d’intensité et d’obsession de l’autre (« le coup de foudre »). Une forme d’exaltation aussi…  Vient rapidement à l’esprit aussi l’image négative de celui qui ne voit rien et qui est aveuglé par l’amour… Mais nous sentons bien, avec un peu de recul, que nous ne pouvons pas en rester là, et qu’un travail définitionnel est utile, avant même de faire l’éloge sentimentale de l’amour, ou au contraire de porter un regard cynique sur lui (on nous la fait pas, il nous fait prendre des vessies pour des lanternes, repose sur des malentendus…etc.). Depuis le petit livre de Alain Badiou « De quoi Sarkozy est-il le nom ? », cette formule a connu dans la presse un succès considérable, servant à porter l’attention sur un phénomène X ou Y. Elle est ici intéressante car elle nous suggère de chercher derrière l’écran du mot ce qui se cache derrière, plutôt que de s’en tenir paresseusement à une supposée essence pure de l’amour que l’évocation du mot suffirait à faire apparaître. En réalité, c’est un composé d’une grande complexité et d’une grande instabilité… Le plus difficile dans notre entreprise – mais n’est-ce pas ainsi à chaque fois que nous nous efforçons de penser en philosophe ? – est de commencer par le commencement : non pas faire l’éloge ou la satyre de l’amour, mais répondre à la question : « qu’est-ce que ? ». C’est en cela que nous ne pourrons suivre jusqu’au bout la réflexion de Badiou dans son livre justement intitulé « Eloge de l’amour », car il nous livre sans le dire « sa » vision de l’amour, celle qui à ses yeux est digne d’éloge… Mais l’amour est avant tout quelque chose qui existe, qui est ce qu’il est, avec toutes ses variantes possibles, ses bonheurs et ses malheurs, ses vérités et ses illusions… Et surtout qui se caractérise par « une histoire d’amour », par une expérience temporelle qui a un début et une fin, car sa promesse d’éternité –qui est en effet une marque de fabrique – ne peut que se confronter au temps qui passe… Le récit que nous propose Badiou sur l’amour est certes intéressant – nous ne manquerons pas d’y faire référence - mais trop édifiant pour exprimer à lui seul toutes les facettes de l’amour et de ses affres. Badiou le platonicien prétend nous dire ce qu’est l’Amour avec un grand A, l’Idée d’amour, la seule réalité intelligible qui se trouve derrière les pâles copies de l’empirie. Mais ce présupposé de l’Idée comme seul réalité éternelle n’est pas le nôtre et s’avère intellectuellement très « coûteux ». Nous préférons nous efforcer de conceptualiser ce qui existe, ce que nous avons concrètement sous les yeux, sans un tel recours vertical à la transcendance…

Le syndrome « Meetic » opposé à « la puissance de la vie » (Hannah Arendt)

Ne devons-nous pas pour commencer nous prémunir d’une conception de l’amour qui prévaut sur nombre de réseaux sociaux, et sur les sites de rencontres en particulier, c’est-à-dire une conception économique et financière de l’amour, au sens où ses enjeux se trouveraient dans la qualité et la sécurité des « placements affectifs » susceptibles d’être réalisés sur tel ou tel. Je fais référence ici à l’idéologie sous-jacente à ces outils, ce qui ne préjuge pas de l’utilisation plus ou moins intéressante que l’on peut en faire… L’extension de l’économie de marché à l’ensemble des activités humaines trouve là une illustration exemplaire : grâce à « Meetic », on peut réduire à peu de chose le hasard de la rencontre (moyennant d’entrer son « profil » dans la machine) au profit d’un contrat rentable dont les deux contractants seront les heureux bénéficiaires. L’autre dans cette optique est comme un bien qui a son « prix », et qui va rapporter quelque chose. On est dans le domaine de la possession de biens, et il s’agit de « placer ses fonds d’investissement psychiques » (Lacan, séminaire VIII sur Le Banquet). L’amour considéré comme un placement, qui peut se cacher derrière le voile d’une imagerie naïvement romantique et très stéréotypée est bien mise en scène dans un film comme Don Jon : d’un côté Jon Martello, un beau mec dopé au culturisme, fier de sa famille, de son look et de sa voiture, prêt à tomber sous le charme de « La Femme de ses rêves », Barbara Sugarman (interprété par la belle Scarlett Johansson), nourrie aux comédies romantiques hollywoodiennes, à qui manque probablement aussi dans sa panoplie un étalon qui lui va bien au teint… Cet assemblage qui semble apparemment complémentaire, mais ne reposant que sur des attentes conformistes et stéréotypées, des illusions et des idées reçues, ne peut résister longtemps à la réalité de ce qu’ils sont, et explose très rapidement en vol. C’est une rencontre hasardeuse, inopinée autant que peu souhaitée au départ, avec une femme plus âgée, non conventionnelle et  au look peu « branché »par rapport à ces critères initiaux (personnage incarné  par Julianne Moore), qui va lui faire connaître le véritable amour et provoquer un profond basculement de sa vie. Nous avons choisi cet exemple car il illustre bien comment nous pouvons aussi nous laisser prendre dans une logique économique de consommation et de possession de biens,sous l’égide de « standards » sociaux s’imposant avec force, en lieu et place de l’aventure par définition singulière et unique de l’ amour. Cela n’empêche pas bien entendu que des rencontres amoureuses puissent exister, et en grand nombre aujourd’hui, par l’intermédiaire des réseaux sociaux !

A l’opposé de cette vision mercantile et factice de l’amour, il faudrait opposer ce que dit par exemple Hanna Arendt sur la puissance de la vie : « nous appartenons aux vivants du fait que nous sommessous les ordres de cette puissance. Celui qui n’a jamais subi cette puissance ne vit pas, il ne fait pas partie des vivants. ». Hasard, gratuité, dépense sans compter, tels seraient les signes de la présence d’une telle puissance, qui nous éloigne radicalement de la soi-disant « assurance tout-risque » du syndrome Meetic…

Un amour ou des amours ? Difficulté d’une définition…

Une difficulté surgit lorsqu’on parle de définition : de la même façon que l’amour pédérastique grec –celui de l’éraste pour son jeune éromène – n’a sans doute rien à voir avec ce que l’on nomme aujourd’hui pédophilie, l’amour courtois ou l’amour passion au XVIIème siècle n’ a peut-être rien à voir non plus avec les sentiments amoureux d’aujourd’hui, ou l’amour des indigènes des îles Trobriand avec l’amour occidental. Objection relativiste, historique et/ou anthropologique, à toute définition de l’amour considéré comme une essence fixe. A laquelle on peut répondre que toutes ces différences dans l’espace et le temps qui influencent ce que les êtres humains éprouvent n’empêchent cependant pas qu’il puisse y avoir un noyau commun à toutes ces amours, dont semble témoigner les littératures des grandes civilisations. Autre objection que l’on entend également fréquemment : chacun aime à sa façon, et le même mot recouvre des réalités singulières différentes (argument dit « nominaliste » en philosophie). Mais c’est précisément le rôle de la philosophie de subsumer grâce au concept – même impersonnel et objectif -  des réalités changeantes et plurielles…

Il faut d’abord s’entendre sur ce dont on parle : en quel sens parlons-nous de l’amour ? Nous avons en effet différentes formes d’amour, amour de l’aimé, amour des enfants ou des parents, « amour de l’andouillette » dit malicieusement Francis Wolff, mais aussi amour de la musique… La philosophie a coutume de distinguertrois formes différentes, Philia, Agapé, Eros, qui semblent non seulement s’adresser à des « objets » différents, mais se présentent également comme étant de nature différente… Nous rappellerons brièvement ces trois sens du mot amour en ajoutant un quatrième… Y-a-t-il donc l’amour ou les amours ? Nous constaterons également la porosité des frontières entre ces trois conceptions. Quelles sont donc les relations qu’elles entretiennent ? De la même façon, la perspective évolutionniste nous fait appréhender une forme d’amour dont la source animale apparaît éloignée de sa forme culturelle/mythologique…L’argument souvent avancé par les tenants de cette perspective est celui de la « ruse de la nature » : les bases naturelles de l’amour sont la survie de l’espèce à travers la reproduction, d’où l’instinct d’accouplement entre adultes pubères. De la même façon la nécessité de soins pour les petits dépendants que sont les nourrissons et les enfants sont la cause de l’affection entre humains liés par la génération. Qu’il s’agisse de la tension érotique vers autrui ou du souci des enfants, c’est de la même cause dont il s’agirait… Par ailleurs, les avancées des neuro-sciences montrent que les phénomènes de l’amour peuvent se traduire en termes bio-chimiques, par le biais de l’action de neuro-transmetteurs, attestés par l’imagerie cérébrale (cf. l’ouvrage « Pourquoi nous aimons ?» de l’anthropologue canadienne Helen Fisher). C’est ainsi que récemment des travaux de même nature auraient montré que nous ne pouvions « aimer » plus de trois ans en moyenne la même personne… De l’autre côté, celui de l’esprit, la composante imaginaire et culturelle de l’amour est également indiscutable. La phrase célèbre de La Rochefoucault : « sans romans d’amour, l’amour serait inconnu », doit se comprendre dans ce sens de l’amour comme formation culturelle. Il fait en quelque sorte partie de « notre mythe », enraciné dans notre langage et notre culture occidentale (il y a, paraît-il, des cultures où l’on ne parle pas d’amour…). Le visage serait le lieu privilégié où se cristalliserait toutes les composantes de l’amour, à la fois physique et mythologique, à travers notamment le regard mais aussi le baiser sur la bouche. Parler du mythe de l’amour signifie qu’il y a une croyance en l’amour, une religion de l’amour ; mais en déduire, au nom d’une froide raison, qu’il n’est par là-même qu’illusion ou que folie, serait une erreur très lourde : le mythe est une réalité anthropo-sociale aussi « réelle » que n’importe quelle autre réalité matérielle ; ses racines puisent sans doute dans un besoin « religieux », même si l’amour est aujourd’hui largement sécularisé. « J’incluerai parmi les mythes la croyance à l’amour, qui est un des plus nobles et des plus puissants, et peut-être le seul mythe auquel nous devrions nous attacher »dit Edgar Morin. Entre l’amour-copulation, l’amour charnel sous l’égide d’Eros, l’amour de Dieu, la fraternité humaine (agapé), l’amitié de l’ami et l’amour filial ou parental, peut-on trouver une unité ? Rien ne l’atteste. Peut-être s’agit-il d’une réelle équivocité du terme amour dans nos langues ? Mais Edgar Morin nous indique peut-être une porte de sortie en insistant sur la notion de « complexe d’amour »[1] : l’amour est malgré tout quelque chose de « un », mais comme une tapisserie tissée de fils extrêmement divers. La bipolarité de l’amour (le pôle charnel de la sexualité, et le pôle esprit de la spiritualité) doit être pensée ensemble, avec tous les composés ou combinaisons dont elle est capable. Rappelons les quatre grandes conceptions philosophiques de l’amour…

Le désir (le mythe d’Eros), la passion (le mythe de l’androgyne), l’amitié (Philia), l’amour du prochain (Agapé)

Nous retrouvons-là la même difficulté à penser l’amour dans son unité et/ou sa complexité, même si nous sentons bien une forme de porosité entre ces différentes approches, que la littérature ou la théologie n’ont pas manqué de relever.

Eros et la quête désirante : quelle que soit l’interprétation qui est proposée, Erosreprésente la figure du Désir comme manque. Rappelons simplement le mythe qui lui est associé : dans Le Banquet de Platon, Diotime relate la naissance d’Eros ou Amour. Il sera marqué par la pauvreté de sa mère (Pénia), ignorant, démuni, mais conscient de cette ignorance, curieux et sans cesse en recherche de la Beauté, qu’il poursuivra inlassablement à travers les images que peuvent en restituer, de manière dégradée, les corps sensibles….  Quête qui se poursuivra par la recherche d’une perfection qui ne peut que lui échapper en tant qu’humain. Toujours donc en quête de ce qu’il n’a pas et qui lui échappe. L’amour est ici aussi le destin de la philosophie comme amour de la sagesse…Le désir ici fondé sur le manque (ce que je n’ai pas, ce que je ne suis pas), donnera lieuà une double interprétation (qui ne sont pas nécessairement opposées) : Eros est souvent associé à un désir sexuel voué à la possession de l’autre en vue de la jouissance, et qui s’éteint assez rapidement dans une forme de « rassasiement » ou de satiété – d’où chez Schopenhauer l’idée d’un balancement entre frustration et ennui ; mais aussi un désir qui nous introduirait à la transcendance, l’autre n’étant qu’une sorte de relai ou de médiation dans la quête d’infini et de perfection

Le mythe de l’androgyne. La coupure originelle et l’amour-passion : à l’origine les êtres humains étaient doubles, « d’une seule pièce et tout en boule », et de trois espèces, mâles, femelles, et androgynes. Imbus de leurs forces, ils menacent les dieux, et Zeus prend la décision de les punir et de les affaiblir en les faisant couper en deux. Ils seront ensuite recousus (la marque du nombril en témoigne), et leur sexe replacé devant. Chassé du paradis de la plénitude, l’homme est ainsi condamné à la séparation. Là encore l’amour est tension vers ce qui manque, quête de sa moitié perdue, de sa complétude originelle. Nous voyons bien ce qui peut rapprocher ce mythe du précédent. Mais celui-ci ouvre la voie à un amour fusionnel où il s’agit de ne faire plus qu’un avec l’autre. L’ajustement de ces deux moitiés est analysé par Jacques Lacan comme un fantasme voué au malentendu et à l’illusion. Ce mythe raconte une impasse, selon Lacan : « chacun de ces êtres cherchent d’abord et avant tout sa moitié, et là, s’accolant à elle avec une ténacité sans issue, (va) dépérir à côté de l’autre, par impuissance à se rejoindre ». Car finalement, à travers le désir de l’Un, c’est de soi-même dont il s’agit, ou plutôt de ce dont on manque. Quelle que soit la pertinence de cette analyse, nous retrouvons bien dans ce mythe le thème récurrent de l’amour-passion, avec cette focalisation et cette idéalisation qui le caractérise : quels transports, quelle euphorie, quels enlacements quand les parties se retrouveront ! Mais si malentendu il y a, cette passion ne risque-elle pas également de s’alimenter de son impossibilité, de jouir de façon masochiste de l’intensité douloureuse du sentiment d’amour inassouvi. Les grands mythes passionnels et la littérature romantique se caractérisent par cette propension à buter sur le réel…Tristan et Yseult, Roméo et Juliette, La princesse de Clèves et Monsieur de Nemours…etc.L’aveuglement de l’amour[2]en est en grande partie responsable. L’amour hollywoodien dont rêvent nos précédents héros de Don John ne peut que s’effondrer devant la réalité de ce qu’ils sont. Mais si effectivement, comme le dit Denis de Rougemont, c’est l’amour de l’amour qui nous meut[3], comme Tristan et Yseult et tous ceux dont la passion brûle et s’alimente de sa non possibilité, alors il n’est pas étonnant que l’histoire romantique des amours malheureux ou empêchés occupent une telle place dans notre imaginaire collectif. « Les histoires d’amour finissent mal, en général », chantent les Rita Mitsouko…. Il n’y aurait de passion que contrariée. Cette religion de l’amour où l’on aime avant tout l’amour ne pourrait se soutenir dans cette optique que dans l’abstinence…

Philia(ou l’amitié)est une notion traditionnellement rapportée à Aristote, qui désigne chez lui l’amitié au sens le plus fort de ce terme, incluant aussi bien l’amour des mères pour leurs enfants, l’amour entre mari et femme, l’amour paternel, fraternel ou filial, mais aussi l’amour des amants, dont Eros ne suffirait pas à rendre compte, et bien sûr l’amitié entre deux amis. C’est une notion plus large que l’amitié, que Comte Sponville propose d’appeler « l’amour-joie »[4], et qui pourrait se traduire par ce qu’il appelle « une déclaration d’amour spinoziste » : je suis joyeux à l’idée que tu existes. Rappelons la définition de l’amour chez Spinoza : c’est la joie qu’accompagne l’idée d’une cause extérieure ; le désir, substrat en quelque sorte des affects fondamentaux de joie et de tristesse, n’est pas défini ici comme manque mais au contraire comme puissance ou force d’agir. Continuer de s’aimer après le « printemps des couples » plutôt habités par la passion, serait selon Comte-Sponville l’œuvre de Philia : ces couples « ont su transformer en joie, en douceur, en gratitude, en lucidité, en confiance, en bonheur d’être ensemble, bref en philia, la grande folie amoureuse de leur début. ». Il y aurait dans Eros un désir de possession ou de jouissance égoïste, un amour de convoitise, qui ne se retrouverait pas dans Philia, où l’autre serait aimé pour son bien à lui. Mais Comte-Sponville reconnaîtque nous ne cessons pas de fluctuer entre ces deux tendances. Nous reviendrons plus longuement sur cette dimension de l’amour.

Agapé (ou l’amour du prochain) : cet amour est habituellement rattachée à la notion chrétienne de charité, qui étend l’amour à tous les êtres humains(et peut-être aussi non humains, par exemple dans le bouddhisme). Si Philia, sans être à proprement centré sur soi, a tout de même partie liée avec soi en tant que relation élective (« parce que c’était lui, parce que c’était moi »[5]), Agapé est représenté comme une libération de son propre ego : il faut se libérer de « la prison du moi »[6] pour « Aimer ses ennemis, faire du bien à ceux qui nous haïssent, prier pour ses persécuteurs »[7]. Michel Onfray[8] critique cette idée d’un amour universel étendu à minima à l’humanité entière, et la qualifie d’inhumaine (au sens de non humain) : on perdrait là l’essentiel de ce qui rend précieux les relations électives, au profit du pseudo amour d’un Homme désincarné, une abstraction d’homme.

Nous commençons à percevoir que ces distinctions conceptuelles à propos de l’amour sont relatives et trahissent un certain nombre de porosités. Peut-être que cet amour-là, Agapé, est objet de désir pour Eros ? L’amour de l’idée de Bien chez Platon ne peut-elle pas être rapproché de l’amour de Dieu des chrétiens ? « Des profondeurs charnelles aux sommets spirituels », les Pères de l’Eglise ont montré qu’il pouvait s’agir d’un seul élan et d’un seul désir[9].L’éros des corps est bien souvent le modèle de l’éros de Dieu…Le terme Eros lui-même est utilisé par certains Pères comme l’équivalent de Dieu. Et le romantisme sera l’enfant de ce mouvement extatique orienté vers le Tout de l’Univers, même s’il passe par l’amour charnel. Il n’y aurait ainsi pas moins d’érotisme dans un amour purement spirituel que dans un amour charnel, et le concept freudien de sublimation ne dit au fond pas autre chose. Que penser également de « La Passion du Christ » et de toutes les passions qui accompagnent l’histoire des croyances au sacré ?

Limiter notre objet pour mieux avancer…Comment donc parvenir à réunifier l’amour, tout en respectant la spécificité de chaque tendance ? Quelles sont donc les relations qu’entretiennent ces différentes formes d’amour dans « l’amour », entendu comme une entité, au-delà de ses variations ?Entre l’amour-copulation, l’amour charnel sous l’égide d’Eros, l’amour de Dieu, la fraternité humaine (agapé), l’amitié de l’ami et l’amour filial ou parental, peut-on trouver une unité ? Rien ne l’atteste. Peut-être s’agit-il d’une réelle équivocité du terme amour dans nos langues ? Pour simplifier nous ne retiendrons, comme le fait lui-même Francis Wolff[10], que l’amour tel qu’il figure dans des expressions comme « histoire d’amour », « déclaration d’amour », chagrin d’amour, ou « chanson d’amour ». Acception restreinte certes, mais qui fait référence à quelque chose qui occupe une place centrale dans nos vies d’une part, et qui d’autre part aura peut-être l’avantage de pouvoir être mieux cerné et identifié. Définir cette amour, c’est dire ce qu’il est en propre, c’est-à-dire ce qui le distingue de tout ce qui n’est pas lui. Nous suivrons les analyses remarquables de Francis Wolff[11], assorties de commentaires personnels.

Le triangle de l’amour

Certaines définitions en compréhension de la philosophie analytique prétendent cerner précisément l’amour ; mais elles souffrent de contre-exemples rédhibitoires. D’abord la définition conative de l’amour : définition de l’amour par les actions qu’il nous fait faire, manifestant le désir d’œuvrer au bonheur de l’aimé. Celle-ci se heurte à l’exemple de l’amoureux jaloux qui peut désirer parfois œuvrer à la perte de l’aimé. Ensuite définition affective de l’amour : aimer implique « éprouver de la joie en présence de l’aimé ». De la même façon, elle est contredite par l’exemple de ces couples du type « je t’aime moi non plus », à l’instar de « Qui a peur de Virginia Wolff ? » : ils ne se supportent plus, ne cessent de se quereller, et pourtant ne peuvent vivre l’un sans l’autre… « Ni avec toi, ni sans toi », telle pourrait être leur devise…

Malgré ces contre-exemples, nous pourrions être tentés de réunir ces deux définitions en une, et dire que l’amour en quelque sorte « prototypique » est le désir de faire du bien à l’aimé et d’être en joie en sa présence, et que d’autres formes plus impures pourraient s’éloigner par cercles concentriques du centre de la cible. Il y aurait ainsi du plus ou du moins dans l’amour… mais jusqu’où s’agit-il de l’amour ? Quelles sont les limites au-delà desquelles il ne s’agit plus de l’amour ? Nous sommes là devant un inconvénient insurmontable : rien ne nous permet de fixer ses limites, réduisant à néant cette tentative de conceptualisation - un concept a par définition la capacité de dire ce qui est en dedans et ce qui est en dehors…

Francis Wolff propose pour surmonter cette difficulté de considérer l’amour comme un composé qui réunit trois composantes ou traits définitionnels : l’amitié, le désir et la passion. Aucune de ces composantes n’est l’amour à elle seule. Elles constituent en quelque sorte les trois bornes externes de l’amour : ces trois pointes délimitent le triangle de l’amour : à l’intérieur de ce triangle, les trois tendances internes, amicale, désirante, passionnelle, se composent entre elles dans des proportions quantitativement et qualitativement variables, chaque amour particulier étant le résultat à chaque fois singulier d’une telle composition.

     

                                                                         

                 

→ L’amitié se définit classiquement par trois traits (Aristote) :

1) une relation élective à autrui (« parce que c’était lui, parce que c’était moi ». L’amour est aussi une relation à l’élu, lui et non un autre. Elle s’oppose conceptuellement aussi bien aux relations singulières non choisies (le copain de travail) qu’aux relations universelles (agapé : la charité pour tous – le prochain -, ou bien la justice où nous sommes censés traiter les autres à proportion de ce qu’ils sont ou de ce qu’ils font). Autrui est « un autre moi-même » (Aristote). Formule un peu galvaudée aujourd’hui, ne signifiant pas qu’autrui me ressemble,  mais qu’il est le miroir qui, dans le partage, permet de mieux me connaître, de prendre conscience de ce que je suis, de ce que je pense, de ce que je fais. Son regard est la médiation réflexive entre moi et moi-même (Aristote, Grande Morale). Il y a dans l’amour la volonté d’embrasser et de partager le monde subjectif de l’aimé comme autre (valorisation de la différence, de « l’unique »), avec peut-être aussi la tentation contradictoire de minimiser cette différence tellement on se comprendrait et l’on pourrait se projeter dans l’autre (minimisation de la différence). Il s’agit bien de se rapprocher, de réduire la distance qui nous sépare, et en même temps  le respect de cette distance et de cette altérité va s’avérer déterminante dans l’avenir de l’amour. Nous ne pouvons pas omettre de noter cette forme de paradoxe pourtant constitutive de l’amour. Constatons également à quel point il est difficile de parler de la tendance amicale de l’amour dans sa « pureté », tant il est vrai que celle du désir lui est inextricablement liée, ce qui est le propre de tout composé chimique. Le paradoxe que nous venons d’expliciter ne peut se comprendre sans la référence au désir (cf. plus loin…).

2) La joie en présence de l’aimé est également un trait commun à l’amitié et à l’amour. Joie de se retrouver, de partager des confidences, des impressions ou convictions, de rire d’un rien…[12]

3) Vouloir du bien, se soucier du bien de l’ami ou de l’aimé : « Aimer quelqu’un, c’est lui souhaiter ce que l’on tient pour des biens, pour lui-même et non pour nous, c’est aussi être enclin à faire ces biens dans la mesure du possible » (Aristote, Rhétorique II).

→ L’amour diffère de l’amitié sur le point essentiel du désir, pris dans le sens du désir charnel et sexuel. La dimension physique de l’amour (par exemple celle du toucher : étreinte, caresse, baiser… jusqu’à bien sûr « faire l’amour ») est la seconde de ses composantes. En l’absence d’éros, il y a de l’amitié et non de l’amour. A l’inverse la présence du désir sans tendance amicale n’est pas de l’amour. Je peux éprouver un désir intense sans amour pour l’objet désiré, qui peut même dans certains cas-limites me pousser à violer l’autre… Aucun amour ici ! Nous pouvons observer que Francis Wolff utilise le sens restreint, voire réducteur, du terme Eros…

→ Enfin la troisième composante de l’amour serait la passion. Elle est définie ici comme addiction et focalisation : je ne peux pas m’en passer ; ici il s’agit d’une personne. Il y a une emprise de l’autre sur moi telle que je suis dans un rapport de totale dépendance vis-à-vis de lui, je « ne me reconnaît plus » dans cet excès (actes extravagants et/ou exaltants). Je suis « possédé », je me sens étranger à moi-même. Si l’ami est un autre moi-même, dans la passion, je suis un autre, je ne suis plus moi-même. Mais cette passion seule n’est pas nécessairement lié à l’amour pour l’autre : je peux haïr passionnément jusqu’à même tuer, pensons à Médée et Jason. Francis Wolff semble également penser qu’il y a de la passion sans désir, ce qui est peut-être plus discutable : comment être accroc sans désir ? Dans l’amour comme dans la haine, le désir n’est-il pas convoqué ? Comme nous l’avons déjà fait remarquer, il semble que Francis Wolff s’appuie sur une notion restrictive du désir, l’assimilant à la réalisation effective d’un désir sexuel (ou du moins par l’attirance sexuelle assumée)… Toujours est-il que nous pouvons le suivre quand il dit que la passion sans amitié n’est pas de l’amour, même s’il y a du passionnel dans l’amour (le plus souvent mais pas nécessairement).

Conséquences du triangle de l’amour 

L’amour « archétypal » est donc au centre du triangle, et représente « l’amour complet », mais cela ne préjuge pas de la force (intensité) de chacune des composantes. Francis Wolff nous propose Solal et Ariane dans « La belle du Seigneur » de Albert Cohen pour illustrer l’archétype. « Complet » désigne la qualité d’un tel amour et non sa quantité. Une petite amourette peut-être complète (un peu de chaque composante), et un « grand amour » totalement déséquilibré (beaucoup de passion, beaucoup de sexe, beaucoup d’attachement amical)

Ce schéma peut rendre compte de la variabilité infinie des formes d’amour, et échappe à une quelconque normativité (l’amour « doit être »….). Il permet de définir ce qu’est l’amour dans ces multiples facettes ou singularités, tel qu’il se présente empiriquement dans les faits. La grande force d’une telle conceptualisation est de faire l’économie d’un « amour idéal » qui ne nous parlerait que de l’esprit de celui qui l’a conçu… Il y a des amours qui sont plutôt amicales, plutôt désirantes, plutôt passionnelles, selon le dosage respectif de ces trois composantes et leur combinaison.

Chacune de ces tendances, nous l’avons vu, renvoie à une borne externe à l’amour. Cela signifie que plus on s’approche de cette borne en s’éloignant des deux autres, plus on atteint le point de fragilité de cet amour : l’amour qui n’est qu’amical peut s’éteindre en douceur au profit d’une relation de confiance et d’attachement amical réciproque ; l’amour que désirant ou charnel peut se transformer progressivement en lassitude (satiété et/ou ennui) ; l’amour que passionnel n’en finit pas de finir, tourmenté par les affres de la passion, « entre avec toi et sans toi ».

Rien n’est figé dans ces combinaisons ; tout évolue sans cesse, déterminant des histoires qui passent alternativement  d’une phase à une autre. Tous les itinéraires sont possibles ; même si, Francis Wolff ne semble pas le mentionner, il peut aussi y avoir des invariants et des types d’amour n’évoluant pas significativement du point de vue de cette composition. Tous ces chemins différents constitueraient ainsi une nouvelle Carte du Tendre… Pour Francis Wolff, des amours constitués par deux composantes et non trois sont possibles mais sont qualifiées de « défectives », « ce qui n’altère pas leur qualité ni ne diminue leur intensité ». Il y aurait ainsi trois types d’amours défectives :

1) L’amour qui n’est composé que des tendances désirante et passionnelle. Aimer n’est plus être ami d’un autre soi-même, loin s’en faut ; deux exemples : l’Empire des sens (NagisaOshima) incarnerait l’érotisme passionnel qui finit par l’émasculation de Kichizo par Sada. Celle-ci  écrit sur le corps de la victime « Sada et Kichi, maintenant unis ». Phèdre (Racine) incarnerait la passion érotique, qui la fait devenir une ennemie d’elle-même à cause d’un autre. Le désir qui « brûle » son corps, la passion qui l’emporte malgré elle et « trouble » sa raison, l’horreur d’aimer bien plus que la joie, les vaines tentatives pour « paraître odieuse » aux yeux de l’aimé. Nombre d’amours de ce type ne comporte aucune bienveillance vis-à-vis de l’aimé, et même souvent de l’agressivité, ou encore de la souffrance ou de l’angoisse.

2) L’amour sans désir (tendance amicale + tendance passionnelle) : nous pouvons penser à ce propos à certains vieux couples très fusionnels indéfectiblement liés par une affection dont l’Eros s’est fortement atténué, et où l’amical ne se distingue plus du passionnel. Chacun pensant et vivant par et pour l’autre. « Les esprits sont presque devenus un » dit F. Wolff. Il y a aussi dans cette catégorie les amours dits « platoniques » qui n’ont pas (encore ou jamais) franchi le cap de l’attraction charnelle, mais qui sont animées par une amitié passionnée. Les hypothèses freudiennes d’une sublimation ou d’un refoulement peuvent bien sûr apparaître crédibles (c’est la raison pour laquelle, comme nous l’avons déjà noté, une séparation nette entre passion et désir nous apparaît difficile, contrairement à ce qu’affirme F. Wolff, puisque dans le cas de la sublimation ou du refoulement, le désir ne cesse d’agir). Cependant l’existence de telles amitiés passionnelles ou passions amicales ne fait aucun doute, et leur parenté avec l’amour non plus…[13].

3) Le désirant et l’amical peuvent également s’associer sans passion, c’est-à-dire sans obsession, sans velléité possessive, parfois même sans exclusivité. Les créations littéraires ou cinématographiques post-soixante-huitardes ont beaucoup usé (voir abusé) de ce thème, avec souvent à la clé des tentatives de vie commune du côté des protagonistes, qui finissent généralement mal (« Jules et Jim »). Là encore, suivant quel est le pôle dominant, il peut y avoir deux déclinaisons symétriques : d’une part l’amitié charnelle dans le style « sexfriends », d’autre part les expériences de libertinage dans des couples par ailleurs amicalement unis. 

Nous pouvons penser qu’avec ces figures incomplètes il ne s’agit plus tout à fait de l’amour ; En vérité, il n’y a pas un seul amour mais des figures différentes en fonction de la teneur du composé. Dans le cas où une des trois composantes à tendance à disparaître, nous nous trouvons en effet à la lisière de l’amour, proches des côtés du triangle ; Dans les cas-limites, nous pouvons nous approcher des angles (une seul composante), jusqu’à finir par sortir du triangle en direction de l’une des trois bornes externes. Le schéma utilisé par F. Wolff est très explicite :

 

 Les amours indiquées en italique sont « défectives ». Cela ne signifie pas nécessairement un jugement de valeur ou de viabilité. Elles sont simplement « conceptuellement imparfaites ».

A partir de là s’explique certaines propriétés de l’amour

Parler de « composé » pour l’amour implique non une addition ou juxtaposition de différents ingrédients mais une fusion d’où « émerge » quelque chose de nouveau, dans lequel les éléments initiaux sont méconnaissables. Mais cette émergence est instable à cause de l’hétérogénéité de ses composantes : l’amitié est une relation entre sujets (c’est la relation qui définit les termes de la relation), la passion est l’état d’un sujet, le désir la disposition d’un sujet envers un autre. D’où la précarité des amours résultantes.

L’amitié par exemple subit une véritable métamorphose conceptuelle : elle est en son essence réciproque –l’amitié ne peut pas se concevoir à sens unique, être l’ami de quelqu’un implique qu’il est aussi mon ami -, mais devient conceptuellement à sens unique avec l’amour : vous pouvez aimer quelqu’un sans qu’il vous aime. Vous pouvez être amoureux de quelqu’un qui l’ignore, alors que çà n’a pas de sens de vous dire l’ami de quelqu’un qui ignorerait qu’il est votre ami. Un ami sans ami est une contradiction dans les termes. Un amoureux non aimé est une situation banale, même si celui-ci va rechercher activement à se faire aimer. Il ne peut y avoir d’amitié malheureuse, contrairement à l’amour. En revanche elle n’est pas nécessairement symétrique, chacun pouvant aimer son ami de façon singulière (comme pour l’amour, souvent asymétrique aussi).

Le doute est toujours présent en amour sur la façon dont l’autre m’aime (M’aime-t-il ? M’aime-t-il autant que moi je l’aime ?). Ainsi l’amoureux doit concentrer son effort pour se faire aimer et séduire de l’autre. Nous pouvons ici revisiter les analyses de Sartre montrant une sorte de paradoxe qui habite l’amour : pour être aimé, seule la liberté de l’autre doit en décider. L’enjeu d’être ainsi aimé (par un sujet libre) est fondamental car ma valeur et ma justification repose sur cet amour d’un être libre. S’emparer de la liberté de l’autre pour qu’il m’aime devient donc contradictoire avec l’impératif précédent : comment « posséder une liberté comme liberté ? » (Sartre, l’Etre et le Néant).Seul un être libre, et non une chose possédée, peut me justifier ou me sauver…Ainsi et réciproquement, les péripéties de l’amour illustrent pour Sartre le dilemme insurmontable de « l’être-pour-autrui », chaque conscience de soi cherchant à s’aliéner la conscience d’un autre pour être reconnu, alors que cette reconnaissance n’a de sens que portée par une liberté… Exiger de quelqu’un qu’il m’aime spontanément hors de toute contrainte est qualifié de « double bind »[14] ou d’injonction paradoxale du type « Sois spontané » par les initiateurs de l’école de Palo Alto[15].

Mais la présente définition de l’amour comme union de composantes éclaire singulièrement cette dimension : en particulier comme composé de désir et d’amitié, il est à la fois désir de l’autre –ce qui n’implique aucune réciprocité nécessaire, la possession suffit –, et relation amicale avec l’autre –qui est aspiration à la réciprocité, à un autre soi que soi-même avec lequel on puisse librement échanger.  Autre paradoxe qui relève cette fois du mélange entre l’amitié et la passion : l’aimant  vit à la fois son amour comme librement accepté en raison des qualités de l’aimé (amitié), mais aussi comme un affect qui s’impose à lui et aliène sa propre liberté (passion). Lorsqu’il arrive que l’amour soit réciproque, l’amour devient le nom d’une relation dans laquelle on retrouve les traits essentiels de l’amitié (relation élective, joie en la présence de l’autre, souci de l’autre), et qui devient pour un temps ou pour toujours cet amour « pur »[16], fait de reconnaissance mutuelle, de désintéressement où je suis heureux de donner du bonheur, d’émerveillement réciproque… Ce ne sont pas ces amours qui alimentent longtemps les histoires d’amour dans la littérature, celles-ci s’appuyant plutôt sur la non réciprocité et l’asymétrie du sentiment amoureux, plus propice aux rebondissements. 

Lorsque l’amitié s’immisce dans le désir, le corps et l’esprit de l’aimé ne font qu’un : il est indistinctement son corps et son esprit. Il est « chair en personne ». Le désir d’un sujet convoité physiquement comme un objet (désir seul) fait place à l’amour d’une subjectivité comme tout indissociable où les mimiques, les paroles, la voix, l’apparence physique de l’être aimé ne sont que les signes physiques de ce qu’il est en personne.

L’introduction de la passion rend instable une telle composition en déstabilisant l’amant : à la fois il se reconnaît dans son addiction et redoute son aveuglement (c’est le thème de la tragédie : Médée et sa folie contre Jason, Phèdre et son attirance incestueuse pour Hippolyte, Othello et sa jalousie …etc.). Trop de passion tue l’amour… Surtout si l’amical est absent au profit de la passion et du désir. Mais lorsqu’au contraire manque la passion, l’amour peut s’envoler facilement avec l’extinction du désir… Il y manque la flamme inséparable de la passion. Les amours sont ainsi sans cesse ballotées selon ces tendances opposées…

Les tendances de l’amour sont centrifuges, et ne convergent pas spontanément vers un même centre, d’où cette instabilité inhérente aux amours. L’harmonie entre elles est difficile…

« Pour faire de l’humain », il ne faut pas seulement l’instinct de reproduction mais du désir ; pas seulement des émotions ou des attachements mais aussi des passions qui nous poussent à agir pour une idée fixe, parfois contre toute raison, pas seulement la grégarité animale ou le besoin des autres, mais une socialité proprement humaine qui peut se décliner de trois façons : la Cité (fraternité des citoyens et idée de justice), l’humanité (communauté maximale), et l’amitié (communauté minimale de « la relation élective entre ceux qui sont l’un pour l’autre un autre soi »).

Y-a-t-il une éthique de l’amour ?

Nous voudrions ici examiner l’affirmation selon laquelle il n’y a pas d’éthique de l’amour selon Francis Wolff, et opposer cet avis à celui de Badiou qui, sans l’assumer explicitement, fonde entièrement sa réflexion précisément sur l’idée d’une éthique de cette sorte…

Le fait que deux des trois composantes de l’amour ne comporte pas de réciprocité nécessaire (seule l’amitié repose sur une telle réciprocité) a pour conséquence qu’il n’y a pas d’éthique de l’amour. Alors que l’amitié implique un contrat moral de loyauté entre les amis, l’amour qui n’est qu’accidentellement une relation réciproque n’en comporte pas de tel. Non pas que comme toute relation, il serait abstrait de toute sorte d’engagements : engagement au nom d’une amitié encore là, engagement lié à la norme de l’institution (comme le mariage) qui oblige à une communauté de vie et une sexualité exclusive, les deux étant souvent confondus. Bien sûr lorsque l’amour est réciproque, les amants continuent de constituer un nous, c’est-à-dire une communauté de soucis et d’intérêts qui amène chacun à être fidèle ou loyal. Mais en tant que tel, l’amour ne relève d’aucune éthique : en dehors de l’allégeance contractuelle juridique entre conjoints (si tel est le cas), « nul ne peut être tenu d’aimer, de continuer à aimer, d’aimer encore. Tel est le drame connu qui incite chacun à se lier pour toujours à celui qu’il aime présentement ».  Nous devons nous arrêtez sur cette dernière phrase : « le drame connu qui incite chacun à se lier pour toujours à celui qu’il aime présentement ». Francis Wolff fait implicitement mention de cette promesse d’éternité (« toujours ») qui semble en effet coller à l’amour à travers sa « Déclaration », et ceci indépendamment de tout contrat juridique. Alain Badiou va précisément partir de cette « déclaration » pour développer un « Eloge de l’amour » qui sans le dire se présente comme une éthique aux normes précises. De quoi s’agit-il ? Au-delà de la rencontre, l’amour est présenté comme « une construction à deux » qui se déploie à partir de cette déclaration. Il s’agit selon lui d’un engagement à vivre désormais l’expérience nouvelle d’un monde à deux. Cette expérience consisterait à expérimenter le monde à partir de la différence et non seulement de l’identité. Idée certes intéressante pour décrire certaines formes d’amour, mais qui ne peut pas être considérée comme rendant compte de « l’Amour » dans son essence (ce qu’il prétend cependant). C’est la raison pour laquelle nous pensons pour notre part qu’un tel « programme » doit être considéré comme la proposition d’une éthique possible de l’amour, qui contredit l’affirmation de Wolff sur l’absence d’éthique de l’amour « en tant que tel ». Mais la vraie opposition qui sépare les deux philosophes est ailleurs : Wolff s’attache à définir l’amour (les amours) tels qu’ils sont, dans un souci ontologique patent, et conclue qu’aucune éthique ne ressort de cette analyse ontologique. Badiou veut décrire ce qu’il entend par l’Idée d’amour, perçu par lui comme une réalité intelligible irréductible à toute déclinaison sensible et forcément dégradée du réel. Deux philosophies au fond radicalement inconciliables… Mais ce faisant, et même si l’inspiration platonicienne de Badiou n’est pas la nôtre, en s’appuyant sur l’évènement de la Déclaration, il ouvre la voie à ce nous appellerons une éthique qui nous paraît légitime. Francis Wolff pressent l’importance de cet évènement (cf. la phrase citée), mais ne le retient cependant pas… Que se joue-t-il donc dans le « je t’aimerai toujours » toujours implicite dans la Déclaration ? Utilisons un archétype : le premier baiser, celui qui signe l’émergence de l’amour est comme un moment d’éternité : « Aimez une fille de tout votre cœur, et embrassez-là sur la bouche : alors le temps s’arrêtera, et l’espace cessera d’exister »[17].Ce moment d’éternité peut être considéré symboliquement comme une anticipation de ce qui va être le point de mire de l’amour : à travers la déclaration (« Je t’aimerai toujours »), le propre de l’amour selon Badiou serait de convertir dans le temps cette « trouée sur l’éternité » que constitue la rencontre amoureuse. L’amour est donc avant tout non un état mais un engagement, une promesse : il est « performatif », c’est-à-dire engage une action, un travail, une construction de l’expérience du « Deux ». Pas seulement incandescence de la rencontre sous les feux du désir, mais promesse d’une construction dans le temps. « Un amour véritable est celui qui triomphe durablement, parfois durement, des obstacles que l’espace, le monde et le temps lui proposent ».  La préoccupation normative de Alain Badiou apparaît ici sans fard :  seule la durée constitue un test du véritable amour… L’amour inaugure une expérience de vérité nouvelle sur ce que c’est d’être deux et non pas un, et le drame amoureux concomitant est précisément l’expression la plus nette du conflit entre l’identité et la différence : ce qui menace le plus l’amour n’est pas l’autre mais moi-même « qui veut imposer son monde contre le monde filtré et reconstruit de la différence ». On peut constater là encore la tonalité franchement éthique du propos à travers cette idée de l’amour comme acte de confiance à la différence…

Nul doute que la visée d’éternité comme idéal de l’amour peut introduire valablement une éthique de l’amour légitime. Mais elle ne peut nous faire oublier que tout amour est « impur » constitutivement et ne peut résister à plus ou moins long terme au  processus d’érosion.. Entropie inévitable de tout ce qui existe dans le monde réel, tel est le tribut que doit tout amour humain à l’existence : il est mortel comme elle. Et l’approche réaliste de Francis Wolff nous apprend beaucoup sur les ressorts d’un tel amour corruptible parce qu’humain…

 

                                                                                                                Daniel Mercier, le 01/02/2018



[1] Edgar Morin, « Amour, poésie, sagesse »

[2] Nietzsche : « Tout paraît d’abord merveilleux dans l’autre, puis l’autre apparaît tel qu’il est ». Gainsbourg : « On aime une femme pour ce qu’elle n’est pas ; on la quitte pour ce qu’elle est. ».

[3] Véritable « religion » de l’amour.

[4]« Petit Traité des Grandes Vertus », chapitre sur l’Amour

[5] Montaigne, Les Essais, à propos de son grand ami La Boétie

[6] Simone Weil : « Je dois aimer être rien… Aimer mon néant, aimer être néant »

[7] L’Evangile selon St Mathieu

[8] « La sculpture de soi »

[9]« Des profondeurs charnelles aux sommets spirituels, il emporte toutes ses composantes dans une ascension sans fin où il est question de degrés plus que d’oppositions » (Philippe Chevalier, « Une ultime croyance », p 46 Philomag avril 2011).

[10] « Il n’y a pas d’amour parfait », 2016

[11] Idem

[12] « Belle du Seigneur », cité in « Il n’y a pas d’amour parfait », p33

[13] Cf. Nietzsche qui parle probablement de sa relation avec Wagner, in « Il n’y a pas d’amour parfait », p 44

 

[14] En français : double contrainte

[15]Watzlawick en particulier, co-auteur d’une discipline connue sous le nom de « Pragmatique de la communication ».

[16] Même si en toute rigueur il n’existe pas d’amour pur, puisque celui-ci est un composé

[17]Schrödinger, un des grands physiciens fondateurs de la Physique quantique