"Nous et la pandémie"
Samedi 11 septembre 2021 à 17h45
à l'Office de Tourisme La Domitienne - la Maison du Malpas
Le sujet :
"Nous et la pandémie"
Présentation du sujet
Pensées vagabondes sur la pandémie.
Pour ouvrir cette nouvelle saison du Café Philo Sophia, nous avons décidé exceptionnellement de faire une large place à l’expression de toutes et tous concernant notre vécu individuel et collectif de la pandémie depuis qu’elle a impacté nos vies. Il est temps de regarder dans le rétroviseur et commencer à se demander ce que nous retenons de cet évènement inédit. En quoi peut-il changer nos perceptions ? Quels enseignements pouvons-nous en tirer ? Voilà, en guise d’introduction à la discussion, quelques mots-clés, parmi beaucoup d’autres que chacun pourra ajouter à sa guise…
Vulnérabilité
La pandémie ne nous renvoie-t-elle pas à la vulnérabilité de nos corps faits « de chair et de sang », morceau de nature dans la nature, espèce parmi d’autres ?
Incertitude
N’avons-nous pas découvert avec le virus que les Modernes que nous sommes, avec cette volonté de maîtrise qui nous définit, étaient brutalement mis à mal par un évènement naturel dont nous ne connaissions presque rien, et dont l’origine était inconnue ? Sommes-nous vaccinés contre l’incertitude ?
Interdépendance
Comment la pandémie met en relief cette extrême interdépendance entre les êtres humains ? Le seul phénomène de la contagion à travers l’air que nous respirons n’est-il pas à lui seul exemplaire de cette interdépendance ? Ne faut-il pas en finir avec le mythe des entités individuelles séparées ?
« Perte de monde »
Comment avons-nous vécu cette « perte en monde » (expression de Myriam Revault d’Allonnes) consécutive aux confinements ? C’est-à-dire la privation sensible des autres êtres humains ?
Solitude et repos…
Quelle expérience personnelle à partir de ce retrait forcé ? Comment nous situons nous entre occasion de retour sur soi et sur sa vie (et donc aussi possiblement sa mort…), intimité approfondie avec ses proches, d’une part, et épreuve négative d’isolement, voire de déréliction, d’autre part ? Ne faut-il pas revisiter Pascal et son divertissement comme remède à un « repos » plus ou moins « mortifère » ?
Liberté…
Nul doute que nos libertés individuelles ont été restreintes, c’est une évidence et sans doute la première fois pour notre génération et les suivantes… Est-ce une raison pour crier au loup ? Pour s’indigner contre des mesures liberticides ? Dénoncer la dictature sanitaire ? Devons-nous vraiment crier au complot ?
Inégalité
La pandémie a permis de jeter un regard cru sur les inégalités de tous ordres qui gangrènent nos sociétés. Non pas que la pandémie créé de nouvelles inégalités comme cela a souvent été dit, mais elle les met en quelque sorte à nu…
En conclusion : penser l’évènement ?
Le réflexe présent chez beaucoup de vouloir immédiatement colmater la « brèche du temps » (Arendt) que créé un tel évènement en voulant coûte que coûte y voir une confirmation de leur idée, chacun développant son programme spécifique, est souvent contre-productif et relève d’une pensée elle-même « confinée » (Laurent Joffrin). Le véritable enjeu de « l’après » n’est-il pas autour du maintien ou non de « la voie humaniste » et de toutes les conséquences d’un tel choix au niveau mondial ?
Ecrit philo
Pour ouvrir cette nouvelle saison du Café Philo Sophia, nous avons décidé exceptionnellement de faire une large place à l’expression de toutes et tous concernant notre vécu individuel et collectif de la pandémie depuis qu’elle a impacté nos vies. Nous avons encore été un peu dans la tourmente pendant ces vacances malgré la campagne de vaccination et le pass sanitaire, mais il semblerait que la course contre la montre engagée puisse être gagnée (au moins provisoirement). Il est temps de regarder dans le rétroviseur et commencer à se demander ce que nous retenons de cet évènement inédit. En quoi peut-il changer nos perceptions ? Quels enseignements pouvons-nous en tirer ? Avant de vous proposer quelques mot-clés pour baliser la discussion, je souhaite pour commencer parler des victimes de cette pandémie et de ceux qui on été directement confrontés à ces vagues de contaminés dans les hôpitaux, je veux parler des soignants…
Avant toute chose je pense à tous ceux dont la vie a été fauchée par ce virus, et aussi à leurs proches. J’essaie d’imaginer non sans effroi, les lits de réanimés et d’intubés dans les hôpitaux, les médecins et soignants quotidiennement sous l’écrasante responsabilité de l’accueil et du maintien en vie de chacun, habités par la peur du nombre toujours plus grand de malades et de l’insuffisance des moyens. Aux proches qui ont assisté impuissants à ces départs, sans pouvoir dans un premier temps aller retrouver leurs parents, frères, amis. Et même pouvoir les enterrer dignement au pic de la première vague… Je suis véritablement indigné par ceux qui ont toujours voulu minimiser l’impact négatif de cette pandémie en mettant en avant la soi-disant priorité des libertés individuelles.
Pour beaucoup d’entre nous, lorsque nous n’avons pas été directement affectés par notre propre contamination ou des cas graves dans notre entourage proche, cette triste période a pu cependant être vécue confortablement… Le confinement et les restrictions de libertés d’aller et venir nous ont plongé, du moins pour certains dont je fais partie, dans un long et progressif processus d’engourdissement, et nous ne mesurons pas immédiatement les conséquences de ce qui nous arrive… Le manque ou l’absence ne sont pas spontanément ressentis comme tels, ils s’insinuent sans crier gare dans nos existences et peuvent même revêtir une sorte de morne douceur, pour peu que notre vie soit un minimum confortable matériellement et psychologiquement… A l’heure où nous commençons à sortir du vif de cette expérience, il est indispensable d’appréhender toutes les dimensions d’un tel évènement, et de réaliser à quel point il a entraîné pour beaucoup ce que Myriam Revault d’Allonnes appelle « une perte en monde ». Ce n’est qu’au prix de ce travail réflexif que nous pourrons peut-être faire évoluer ou transformer nos anciennes perceptions et représentations, ou du moins nous affermir dans un certain nombre de prises de conscience salutaires quant à la construction de notre avenir.
Je me bornerai ici à évoquer quelques mots-clés qui peuvent nous servir à esquisser despistes de réflexion, parmi probablement d’autres…
1. Vulnérabilité
La pandémie nous fait peut-être d’abord contacter la vulnérabilité des corps, des populations humaines, et même de l’espèce humaine confrontée à une autre espèce virale. Nous somme renvoyés aux questions philosophiques autour de l’espèce humaine et de l’antinomie que sa définition recèle : en tant qu’humain nous pouvons nous décrire comme une espèce qui refuse de l’être, comme un animal qui ne veut pas l’être. Une vie proprement humaine fondée sur le logos (« bios »), comme la définissait Aristote, opposée à une vie brute, organique, animale (« zôê »). Tout l’enjeu de l’histoire consiste à s’arracher de la zôê pour ouvrir l’espace de la bios, en tant qu’être de sens, de langage et de conscience. Mais la pandémie nous rappelle prestement à l’ordre : notre vulnérabilité animale est patente, et vient ébranler notre manière d’être humain.
Notre monde est bien naturel et matériel avant d’être digital ou numérique. L’épidémie bat en brèche une sorte de « norme digitale universelle » qui serait en train de s’installer… Mais le développement du numérique ne doit pas nous faire oublier que le monde est d’abord concret, factuel. L’épidémie remet la nature au centre du jeu. Elle nous rappelle que nous « esprits arrogants » pouvons aussi mourir bêtement de la nature. Et nous sommes tous semblables à ce titre : un ministre ou un savant sont exactement à la même enseigne qu’un individu landa devant la mort : les uns comme les autres ne seront plus rien, seront voués au néant, n’existeront plus que dans la mémoire des vivants, et encore pour un temps assez court, avant l’oubli abyssal.
La pandémie a ainsi modifié notre rapport à la mort : la modernité laïque avait refoulé à l’extrême le spectre de la mort, comme l’explique Edgar Morin, que seule la foi des chrétiens en la résurrection exorcisait. La mort personnelle hypothétiquement reportée au futur indéterminé habituellement, fait irruption dans l’immédiateté de nos vies quotidiennes avec le coronavirus. Alors qu’elle avait tendance à disparaitre dans l’espace urbain contemporain, elle réapparaît avec la pandémie : tous les jours, pendant longtemps, nous avons compté les morts, ce qui a accru la crainte de son immédiateté. Cela d’autant plus que des contraintes sanitaires un peu terrifiantes ont empêché un temps les rituels nécessaires à l’inscription sociale de la disparition. Nous avons d’autant mieux réalisé, malheureusement par défaut, l’importance consolatrice de la cérémonie et des rituels qui atténue la douleur et font intensément revivre en mémoire.
La vulnérabilité est également ressentie sur le plan social : là encore ce que nous avons tendance à considérer comme naturel, quasi inscrit dans la nécessité des choses, apparaît soudain comme fragile et précaire. Une vie sociale et une économie entière peuvent se déliter sous nos yeux... Notre propre retranchement nous fait sortir de l’état social dans lequel nous étions jusque-là insérés.
2.Incertitude
Nous les modernes avons toujours tendance à penser que nous avons la maîtrise sur toute chose. La pandémie nous rappelle que le monde humain ne pourra sans doute jamais se rendre ainsi maître des situations. Beaucoup d’incertitudes et d’ignorance depuis le début sur le virus, même si les progrès de la connaissance en un an et demi ont été importants. Ce qui n’a pas empêché beaucoup de personnes de savoir tout sur tout en lieu et place des savants, sans doute parce que le doute et l’incertitude on quelque chose d’insupportable et d’angoissant. Mais la première des choses à faire n’est-elle pas de rester modestes, et de ne pas commencer à vouloir dire aux médecins et autres spécialistes quelles décisions ils devraient prendre ou comment se comporter ? A commencer par les philosophes eux-mêmes, ce qui n’a pas toujours était le cas ! Au-delà même de la pandémie, la médecine n’est pas une science infaillible et toute puissante, mais elle est d’abord un art. Un « art » certes « au carrefour de plusieurs sciences », selon Georges Canguilhem, mais un art qui est aussi caractérisé par la faillibilité, l’incertitude, la relation interpersonnelle entre soignants et patients.
Avec la pandémie, cette incertitude a été décuplée ; nous avons dû pendant de longs mois relever le défi de soigner des gens dans l’urgence et avec des moyens insuffisants, tout en étant dans l’incertitude concernant la nature de la maladie, les traitements, et un éventuel vaccin. Encore merci à tous ceux qui ont dû relever et assumer (je pense en particulier aux soignants bien sûr) ce défi, mais honte à ceux qui dans le même temps n’ont cessé de jouer aux pompiers pyromanes (je pense à toutes les « fake new » alarmistes et autres théories du complot), affaiblissant objectivement le combat mené.
Incertitude aussi quant à l’avenir : « comment vivre avec une prévision à quinze jours ? », dit Edgar Morin. Comment continuer –avec cette prévision limitée – à penser la vie, l’histoire personnelle, la politique, l’économie, le social, le planétaire ? Mais fondamentalement ceci nous ramène au caractère incertain de toute vie : toute vie est une aventure incertaine, nous ne savons pas à l’avance ce que sera notre vie professionnelle, notre santé, nos amours, ni quand adviendra, bien qu’elle soit certaine, notre mort…
3.Interdépendance
Jamais peut-être nous n’avons autant éprouvé à quel point nous dépendions les uns des autres, et combien le dévouement de certains, leurs compétences, leurs sacrifices parfois, leur abnégation, sont nécessaire à notre vie. Nous pensons bien sûr en particulier à la compétence et au dévouement du corps médical et de tous les personnels de santé. Mais au-delà nous avons vécu une situation où chacun d’entre nous, chaque citoyen, devient potentiellement un patient à qui il incombe la responsabilité non seulement de surveiller sa santé et de détecter les signes de la maladie, mais aussi de ne pas risquer de contaminer les autres et de mettre en danger le système de soin. Nous avons pu constater les difficultés que rencontraient nos fragiles démocraties pour réaliser cette solidarité élémentaire… Du côté du pouvoir, l’équilibre est très difficile à trouver entre laxisme d’un côté, et paternalisme ou culpabilisation des citoyens de l’autre…
Pour le philosophe Jean PierreDupuy, l’épidémie nous rappelle que bon gré mal gré, nous formons un corps social et interdépendant. La façon dont la contagion opère –par l’intermédiaire de l’air partagé – remet en question notre représentation de la société comme une juxtaposition de corps autonomes et séparés. Comme avec le climat, elle nous rappelle que nous sommes tous dans le même bain, et que nous ne pourrons nous en sortir qu’ensemble. Le désir de survie peut-il être le levier principal de cette forme élémentaire de conscience citoyenne ? C’est l’avenir qui nous le dira…
Ne découvrons-nous pas finalement à travers cette expérience que je ne vis pas que pour moi-même, et que sans les autres notre vie n’est presque rien ? Avant d’être un idéal, la solidarité apparaît comme au cœur vital de nos existences.
4.« Perte de monde »
Cette expression désigne l’éprouvé de la privation de la présence sensible des autres, en particulier durant les périodes de confinement. Comme nous l’avons déjà fait remarquer en introduction, l’engourdissement progressif et insidieux vécu par certains dans ces moments-là est une manifestation possible de cette absence des autres –ceux qui font précisément « la chair du monde ». Présence des autres non seulement par l’intermédiaire de la parole, mais aussi par les sons, les gestes, les regards, le toucher… Bien sûr WatsApp, Zoom et autres réseaux sociaux sont venus pallier tant bien que mal cette absence. Mais sans doute que Myriam Revault d’Allonnes a raison de penser que la réduction aux échanges virtuels fait de la communication un simulacre de l’expérience vécue de l’altérité.
5.Solitude, repos forcé…
La perte de monde se traduit souvent concrètement par un temps de vacances absolu où nous sommes réduits à nous-mêmes, un peu au sens où Pascal parlait du repos : Rien n’est plus insupportable à l’homme que d’être dans un plein repos ». C’est en effet le moment où il contacte sa précarité et finalement la mort à venir… « Le repos entier, c’est la mort », dit-il… En effet rien de tel que de penser à sa propre vie pour penser à sa propre mort ! En ce qui concerne les possibilités de détournement, ce que Pascal appelle divertissement, bien sûr subsiste la radio, la télévision, les séries, mais ces divertissements ne sont que des sons et des images que nous pouvons recevoir sans jamais pouvoir donner à son tour, contrairement à ce qui se passe dans le rapport avec les autres. Quoiqu’il en soit le confinement a été un moment de suspension qui nous conduit à penser à notre propre vie d’une façon ou d’une autre. Pris habituellement dans une suite de stimulations découpant la vie dans une certaine sorte d’urgence, le confinement nous fait retrouver le propre de la vie qui est au fond le dynamisme d’une continuité, d’un effort, une même entreprise, un même souci… Avec le confinement forcé, nous retrouvons finalement toute la problématique philosophique de la solitude avec ses versants opposés, que nous avons déjà eu l’occasion d’explorer : risque d’abandon et de déréliction dans sa version négative, mais aussi occasion féconde de retrait réflexif et de retour sur soi. Enfin, la solitude souvent associée à l’isolement au village et dans la maison, a souvent suscité des rapprochements ou resserrer des intimités dans les familles et vis-à-vis de nos proches, mais aussi provoquer des conflits pouvant aller jusqu’aux crimes quand trop de proximité peut devenir explosive et déboucher sur la violence.
6.Liberté, chère liberté...
L’isolement par confinement et toutes les mesures associées, l’obligation du pass sanitaire dans les restaurants et divers rassemblements, sont pour certains autant d’entorses insupportables aux libertés individuelles… J’ai déjà eu l’occasion de dire mon irritation (pour ne pas dire mon indignation) devant de nombreux propos qui dénoncent la restriction des libertés individuelles et soupçonnent souvent des intentions liberticides de la part des gouvernants. Nous avons montré également que de nombreuses théories conspirationnistes n’hésitaient pas à rattacher cette tendance à un grand dessein porté par la société secrète des superpuissants et intégrant même parfois pêle-mêle la fabrication du virus ou l’invention mensongère de l’existence d’une pandémie, le rôle criminel des firmes pharmaceutiques, ou encore l’implantation de puces de surveillance par le truchement du vaccin à des fins de contrôle social, toutes les options, plus délirantes les unes que les autres, ayant vu le jour au cours de cette dernière année… Le philosophe contemporain Jean Pierre Dupuy peut prolonger heureusement cette critique (« La Catastrophe ou la Vie. Pensées par temps de pandémie ») à l’adresse de tous ceux qui ont minimisé la gravité de cette crise (covido-scepticisme) et dénoncé l’atteinte aux libertés. Pour lui, nombre d’intellectuels ont failli, y compris moralement. Au-delà des complotistes et des « clowns médiatiques », des gens censés être rompu à l’exercice de la raison ont « déraillé » et cédé à une forme de « bêtise »… D’abord donc sur la gravité de la pandémie, mais surtout ensuite se sont insurgés contre « L’Etat-Léviathan » qui, lui-même asservi à un biopouvoir (les médecins et experts de la santé), nous a privés de nos libertés fondamentales. Le grotesque de telles affirmations pourraient simplement prêtées à rire si elles n’avaient pas des conséquences délétères : l’incivisme qu’il favorise ou même cautionne parfois –comportements inconséquents ou légers -, en bravant des mesures censées être prises par des gouvernants désormais délégitimés, est le véritable mal auquel nous sommes confrontés durant cette période. Mal « banal », comme le dit Arendt, par irresponsabilité, par médiocrité, qui abandonne toute morale et toute pensée digne de ce nom. « Le mal peut aussi n’être l’expression que de la bêtise ». On peut penser que si les parents, au lieu d’être incités par ces propos d’intellectuels très médiatisés à décrédibiliser les gouvernants, avait mieux appris le civisme à leurs enfants, de tels comportements inconséquents et peu responsables auraient été moins nombreux… Car où est l’essentiel en effet ? Il ne suffit pas d’applaudir les soignants chaque soir, mais concrètement les aider à accomplir leur tâche (ils ne cessent d’ailleurs de l’implorer) : nous sommes tous responsables les uns des autres, et donc la première des fraternités est de respecter les mesures imposées par les gouvernants pour sauver un maximum de vie et sortir de cette pandémie. Toute tentative visant à créer des brèches dans cette stratégie de soin doit être fermement dénoncée. A la décharge des jeunes, qui ont peut-être plus que d’autres étaient sensibles aux sirènes de cette chère liberté –il est facile de montrer qu’en la circonstance la véritable liberté consiste à obéir aux règles imposées -, nous pourrions dire qu’ils sont les moins aptes à voir la mort, à croire à la mort, malgré le savoir intellectuel que nous partageons tous avec eux… Nous savons bien que ce déni de la mort est omniprésent dans le jeune âge, même s’il est évident ici qu’elle rôde invisible autour de nous tous. Mais l’usage de la raison aurait dû avoir raison de telles inconséquences…
7.Inégalité quand tu nous tiens…
La pandémie a permis de jeter un regard cru sur les inégalités de tous ordres qui gangrènent nos sociétés. Non pas que la pandémie créé de nouvelles inégalités comme cela a souvent été dit, mais elle les met en quelque sorte à nu… Comme toutes les crises, celle-ci frappe d’abord les moins protégés, ceux qui ont dû se confiner dans les logements les plus exigus, les enfants qui n’ont pas d’ordinateur à la maison et dont les parents sont moins disponibles pour aider dans les apprentissages. Les interruptions de scolarité ou les dégâts provoqués par la perturbation de la scolarité s’avèrent plus importants chez les élèves les plus pauvres, en particulier dans les pays en voie de développement. Les salariés les plus précaires ont été souvent les plus exposés au chômage, et le taux de perte d’emploi est plus élevé chez les femmes. Cependant, c’est l’âge qui a constitué le facteur le plus important d’inégalité (plus que le niveau de vie), le virus tuant de préférence des personnes âgées, mais aussi des personnes qui souffrent de maladies chroniques (qui sont en partie liées aux inégalités sociales). Des professions mal payées comme livreur, caissière, aide-soignante, ont été tendanciellement plus exposées que d’autres à la maladie. Nous savons depuis longtemps que les classes sociales sont inégales par rapport à l’espérance de vie, le virus ne faisant que mettre d’avantage en relief ce phénomène. Selon de nombreuses sources, le Covid-19 augmente simultanément les inégalités économiques dans la quasi-totalité des pays du monde. Et par ailleurs, il creuse le fossé entre riches et pauvres. L’extrême pauvreté dans le monde et les inégalités de ressources dans les économies émergentes et à faible revenu devraient augmenter ces deux dernières années.
Penser l’évènement ?
D’une façon plus globale, je dois reconnaître avoir été atterré par la réaction d’intellectuels qui ont quasiment réagi de façon réflexe en obturant immédiatement le caractère inédit et l’épaisseur de l’évènement ; trouvant tout de suite dans la pandémie une façon assez convenue de confirmer leurs idées, ne laissant pas le temps à « la brèche du temps » (Arendt) de produire ses effets d’onde… Ainsi, on a vu se déployer une critique attendue du bougisme, du mondialisme, de la « société liquide », assisté au grand concertdes causalités uniques, la nature malmenée qui se venge, la souveraineté des Etats bafouée, le capitalisme (débusqué jusque dans les marchés traditionnels chinois) et surtout le néolibéralisme débridé… Nombreux sont ceux pour qui l’évènement de la pandémie annonce les changements attendus : fin de la Modernité et entrée triomphante dans la postmodernité (Maffesoli), l’apocalypse avec les collapsologues, l’insurrection ou la révolution chez ceux qui se réclament toujours du marxisme révolutionnaire ou de ses succédanés, le nationalisme et l’édification de frontières étanches… Dans ce processus d’auto-confirmation qui affecte le monde politique et intellectuel, « chacun déroule son programme spécifique en y voyant à la fois l’explication (je vous l’avais bien dit) et la solution (la mienne) : l’écologie pour les écolos, le féminisme pour les féministes, le libéralisme pour les libéraux, la nation pour les nationalistes », analyse le sociologue Didier Lapeyronnie. A tel point que certains observateurs, comme Laurent Joffrin, directeur de la rédaction de Libération, y ont vu les signes d’une « pensée confinée ». La pensée confinée, c’est la pensée confirmée par les événements. Elle est indissociable de l’idéologie qui soumet la réalité à la logique d’une idée. Il n’est pas jusqu’à la focalisation quasi immédiate de la presse et de l’intelligentsia sur « le monde d’après » qui ne soit pas le signe d’une difficulté, voire d’une incapacité à penser l’événement. Car penser l’événement, c’est être capable de saisir le surgissement de l’inédit. Mais la philosophie par gros temps (Penser l’évènement, c’est « la philosophie par gros temps », ou « métaphysique de l’actualité », Michel Foucault)est sans doute la plus difficile…Face aux déchaînements de réflexions qui ne prennent pas toujours le temps de s’installer dans cette « brèche du temps » que constitue tout évènement important, sans doute en partie par peur du vide et de l’absence de maîtrise, prenons davantage le temps d’accueillir l’évènement dans toutes ses dimensions. Entrons, comme pourrait le dire Harmut Rosa également pour la pensée, dans une véritable relation de résonance avec lui.C’est ce que nous essayons de faire ici.
La voie humaniste
Plutôt donc que de ratiociner sur « le monde d’après », le principal enjeu des mois et des années qui viennent n’est-il pas de savoir si le choix humaniste des principales sociétés qui semble avoir prévalu se confirmera.Le choix du confinement par rapport à celui de l’économie – sacrifier une (faible) partie de l’humanité jusqu’à l’immunité collective et continuer les activités économiques – de la plupart des pays, notamment occidentaux mais pas seulement (la Chine, l’Inde…) est un choix humaniste, quelles que soient par ailleurs les tendances néolibérales ou illibérales de ces sociétés. Mais maintenant, à défaut de parvenir à des politiques mondialisées de confinement et surtout d’administration du vaccin dans tous les pays, ne risquons-nous pas de revenir à la voie réaliste, celle qui consisterait à attendre l’immunisation collective de toute l’humanité en comptant nos morts. Est-ce la face sombre ou la face éclairée de la mondialisation qui va s’imposer ? Nous savons que notre société, ou toute autre, dans un monde mondialisé, est très dépendante, économiquement et sanitairement, de toutes celles qui l’entourent… Elle ne peut compter seulement sur ces propres décisions… Seules une conscience globale et une solidarité entre Etats peut nous sauver. Quelle voie prendra le dessus : réaliste ou humaniste ?
En matière d’anticipation du « monde d’après », préoccupons-nous modestement de savoir si les épidémiologistes, les virologues, les médecins, pourront décider les politiques dans l’anticipation d’une organisation administrative de la société capable de répondre plus efficacement à une prochaine apparition probable de virus de même nature ou même d’une plus grande gravité. Comme le dit Frédéric Worms, le temps de l’urgence devra rapidement céder la place au temps du projet.