Jusqu'où l'Homme peut-il se transformer ? Humanisme / Transhumanisme

 

vendredi 27 mai 2016 à 18h 30 à la médiathèque Samuel Beckett 

de Sérignan

Le sujet : " Jusqu'où l'homme peut-il se transformer ?"

Humanisme et trans-humanisme

Présentation

 

En ces temps difficiles de « crise de l’avenir », où nous avons de plus en plus le sentiment que si nous laissons aller au bout d’elle-même la dynamique aveugle qui se déploie, nous allons droit dans le mur, une nouvelle réponse semble pouvoir nous venir en aide : oui, c’est possible de continuer sur cette lancée prométhéenne, le « trans » ou « post » humanisme et les « progrès » fulgurants de transformation de l’homme sur lesquels il s’appuie nous autoriserait à poursuivre le grand  dessein humaniste de conquête de la nature... Cette révolution serait déjà en marche : pharmacologie illicite ou non, transplantations d’organes, chirurgie esthétique, implants corporels multiples, manipulations génétiques, mais aussi ralentissement du vieillissement ou naissances programmées (pilule, bébé-éprouvette…)... La progression exponentielle des nouvelles sciences comme les biotechnologies, les nanotechnologies, les technologies de l’information… semblent ouvrir des perspectives qui auraient été inimaginables il y a quelques années. Bientôt peut-être notre vie sera peuplée de cyborgs et autres « êtres augmentés ». « L’immortalité pour bientôt » ne cessent d’annoncer certains savants célèbres de  « L’université de la singularité » aux USA....

La question que nous souhaitons nous poser est à la fois  simple, modeste, et aux enjeux considérables : jusqu’où cette transformation de l’homme est non seulement possible mais souhaitable ? N’y a-t-il pas des limites au-delà desquelles l’auto-construction de l’homme et de son monde se retournerait contre lui ? Comme le disait Heidegger, les hommes ne doivent-ils pas apprendre à « se craindre eux-mêmes comme des « étrangers inquiétants » » ? 

 

Ecrit Philo

" Jusqu'où l'homme peut-il se transformer ?"

Humanisme et trans-humanisme

 

Présentation
► 1- Quelques mots sur les mouvements « post » et « trans »
► 2- Une dénonciation qui se fait au nom du danger que le post-humanisme ferait peser sur l’intégrité de l’identité humaine...
► 3- Sortir des lois de l’évolution, un projet assumé part le transhumanisme
► 4- Les arguments humanistes des « transhumanistes »
► 5- Nature et « perfectibilité » humaines
► 6- Les paradoxes de l’humanisme : Prométhée et ses dérives
6-1 L’animal humain a la particularité de se domestiquer lui-même. L’éducation est l’outil symbolique de cette « formation » (au sens de donner forme).
6-2 Un changement de logiciel qui ne peut que troubler profondément la culture humaniste...
6-3 Les risques de « l’hubris » technologique... et la philosophie du solutionnisme
7- La chance est-elle préférable au choix ? Habermas ou Luc Ferry ?
En guise de conclusion….

 

Jusqu’où l’homme peut-il se transformer ? Nous pourrions ajouter : « sans perdre son humanité ? ». Autrement dit, le « peut-il » renvoie aussi à un « doit-il ? ». L’allégorie de Prométhée peut illustrer cette problématique : volant le feu pour  l’apporter aux hommes, incarnant l’idée d’une humanité qui s’émancipe de la servitude à plus haut que soi pour s’auto-construire librement dans le temps et conquérir la nature grâce aux développements de ses techniques, il va cependant être puni par Dieu pour son acte, et condamné à se faire manger le foie par un aigle alors qu’il est attaché à la montagne du Caucase. Le projet prométhéen de conquête de la nature exprime justement l’ambiguïté entre le sens d’une liberté humaine sans limites, et les contraintes d’un nature (aussi bien humaine qu’extérieure) qui fixe des limites à de telles transformations (certains n’hésiteraient pas à qualifier de « sacrilèges » le franchissement de certaines de ces frontières).

La question posée est tout sauf abstraite, et intéresse notre présent, avant de passionner les œuvres de science-fiction : Ne nous y trompons pas, l’entreprise de transformation de l’homme est déjà bien commencée ; il suffit pour s’en convaincre de rappeler les progrès du machinal sur l’humain, responsable de la programmation des naissances (pilule et bébé-éprouvette) et de la dissociation de la sexualité et de la reproduction, du ralentissement du vieillissement,   d’une pharmacologie illicite ou non capables de modifier sensiblement nos comportements, des transplantations d’organes, de la chirurgie esthétique, d’implants corporels multiples, des manipulations génétiques, de la répétition de la parole, de la pensée logique, de la traduction et de beaucoup d’autres opérations mentales par un ordinateur ...etc. Les capacités d’action sur l’espèce sont de plus en plus puissantes, et les courants de pensée tels que le « post-humanisme » ou le « trans-humanisme » ne font que prolonger et penser la systématisation de ces tendances. Face à ce déplacement des frontières entre le machinal et l’homme, de nombreuses questions éthiques commencent à se poser, d’autant que les nouvelles techniques proposent des constructions qui sont de plus en plus en symbiose avec la nature, jusqu’à s’infiltrer dans les productions spécifiques du vivant.

► 1- Quelques mots sur les mouvements « post » et « trans », non seulement parce qu’ils sont aujourd’hui une réalité intellectuelle qui influence nombre de milieux scientifiques, mais aussi parce qu’ils représentent l’avant-garde d’une idéologie et d’une vision du monde dont l’impact dépasse désormais largement ces derniers, et avec laquelle nos sociétés doivent désormais compter. Mouvement structuré nationalement et internationalement en de multiples associations. Le tran-humanisme s’appuie essentiellement sur les nouvelles technologies désignées par l’acronyme « NBIC », c’est-à-dire les nanotechnologies, les biotechnologies, l’informatique, et le cognitivisme (intelligence artificielle et robotique). L’importance d’une telle recherche est symbolisée par l’ouverture il y a quelques années d’une grande « Université de la Singularité », abritée par la NASA, richement subventionnée (par Google en particulier), et dont le leadership est assuré par Ray Kursweil, reconnu comme un des plus grands génies de notre temps (même s’il est controversé). La « singularité » est un concept emprunté par analogie à la « singularité gravitationnelle » à proximité d’un trou noir, que la physique moderne est incapable de comprendre avec ses propres lois. Il signifie que la civilisation humaine, à partir d’un point hypothétique de son évolution technologique – qui connaît régulièrement une progression exponentielle – sera dépassée par les machines. Au-delà de ce point le progrès n’est plus l’œuvre que de machines, l’intelligence artificielle prenant le relais, et devenant rapidement autonome, créant elle-même à un rythme très rapide  des intelligences bien supérieures à la sienne, dans un cycle lui-même exponentiel. La date de cette « singularité » fait débat, mais elle est généralement attendue durant la troisième décennie de ce siècle. Un seul exemple de ces recherches débridées : l’immortalité est déclarée non seulement possible, mais pronostiquée pour 2045 ! Quelque soit la véritable crédibilité d’une telle annonce, une amélioration très sensible et rapide de la longévité apparaît certaine (plusieurs pistes de recherche semblent déjà suivies).

Il est remarquable de constater que dans leur grande majorité ces organisations se revendiquent de l’humanisme des Lumières : il s’agit en effet d’améliorer la condition humaine grâce aux techniques d’amélioration de la vie. Mais la frontière habituelle entre l’idéal thérapeutique (réparer) et ce qui est maintenant appelé l’augmentation/amélioration de l’être humain » est délibérément franchie. Il faut reconnaître que cette frontière n’est pas toujours facile à définir : lorsque par exemple on créé une puce capable de faire retrouver en grande partie la vue à un malade atteint de rétinite pigmentaire, celle-ci orientation directement les informations lumineuses dans le cerveau, il s’agit certes d’une réponse thérapeutique, mais elle n’en est pas moins une « augmentation »... Les domaines les plus emblématiques sont l’élimination du vieillissement, l’augmentation des capacités intellectuelles, physiques et psychologiques grâce à la pharmacologie ou à l’intelligence artificielle et les nanotechnologies qui pourraient nous transformer en « cyborg » (êtres hybrides entre l’homme et la machine). On peut aussi  citer ce qui fait le plus rêver aujourd’hui les trans-humanistes, le « downloading » ou « uploading », qui désigne l’opération de téléchargement de la conscience dans un nouveau corps, un robot, ou même un corps virtuel existant dans un monde tout aussi virtuel (c’est le thème du film « Mattrix »). Certains vont même jusqu’à penser que notre espèce est sur le point de disparaître au profit d’une intelligence supra-humaine que nous serions capables de créer et qui nous remplacera (Vernor Vinge, 1993). D’autres (Eliezer Yudkowski qui a fondé l’Institut de la Singularité) spéculent  sur une Intelligence Amicale, dont la générosité serait codée au niveau le plus profond...Mais ne pourrait-on pas craindre qu’elle court-circuite sa propre programmation ? Son « créateur » affirme que cela est impossible si  la sympathie est au coeur de son identité... Mais si nous considérons que les machines savent que les hommes sont les seuls à pouvoir les déconnecter, certains n’ont pas manqué d’objecter que les machines seraient très concernées par leur destruction....

Nous ne nous attarderons pas sur la crédibilité de toutes ces inventions ou changements. Sans doute que la majorité d’entre eux sont largement exagérés... Mais peu importe : ils ont le mérite de tracer une perspective de transformation du monde humain par la technique, et nombre de recherches contemporaines peuvent être resituées dans cette orientation. Ce qui nous intéresse ici sont les enjeux éthiques de telles transformations, et plus globalement la question des limites éventuelles à ne pas franchir...

► 2- Une dénonciation qui se fait au nom du danger que le post-humanisme ferait peser sur l’intégrité de l’identité humaine...

Cette perspective soulève bien sûr de très forte opposition au nom de la sauvegarde de notre identité humaine.

La question qui se pose en effet est de savoir si un homme ainsi technologiquement assisté reste ou nom un homme. Après tout le processus n’a-t-il pas déjà commencé depuis longtemps avec les « pace-maker », les prothèses de toute nature, ou autres xénogreffes ? Doit-on définir l’homme comme une essence inaltérable et naturelle ? Ou plutôt comme une créature flexible, douée de plasticité (nous y reviendrons), qui s’adapte à son environnement grâce à ses technologies ? Toute la question est de savoir à partir de quelles limites nous cessons d’être un humain au profit d’autre chose... Car dans cette logique de transformation exponentielle, le cyborg fera place à des formes de « vie » non humaines… Nous trouvons d’ailleurs ce débat au sein même du mouvement trans-humaniste : il y a ceux qui veulent simplement améliorer l’espèce humaine sans renoncer à son humanité. Et ceux qui plaident pour une post-humanité (d’où la distinction entre trans-humanisme et post-humanisme[1]), c’est-à-dire la création d’une nouvelle espèce (plusieurs options possibles). La biologie dite « synthétique » envisage par exemple de réaliser des espèces vivantes autrement qu’avec de l’ADN.

Généralement, une certaine « image » de l’homme est associée à cette réflexion critique :

La convergence de toutes les religions et de l’éthique de l’espèce humaine sur la même « Image » de l’homme doit nous servir de référence (soulignée par Habermas). Par exemple, la notion de « dignité humaine » d’inspiration kantienne est souvent convoquée : l’homme étant une fin en lui-même, ne doit en aucun cas être considéré comme un moyen ou un instrument, ce qui, selon les protagonistes de cette critique, est le cas dans cette orientation futuriste. Jonas peut résumer assez bien ce refus, et considère même l’homme comme la butée absolue de l’emprise de la science : « …dans son essence, dans sa substance (les mots utilisés sont sans ambiguïté), l’homme tel qu’il a été créé, tel qu’il est issu soit de la volonté divine, soit du hasard de l’évolution (donc même d’un point de vue darwinien), n’a pas besoin d’être amélioré. Chacun peut développer les possibilités les plus profondes de son être. Mais il n’a pas à chercher à dépasser cela, car l’homme est indépassable. ».Nous constatons ici que le premier grand philosophe à s’opposer à cette perspective de transformation indéfinie de l’humain convoque une nature humaine, définie à la fois biologiquement et ontologiquement. H. Jonas (le Principe responsabilité, 1979) dénonce les risques d’altération de l’identité biologique, la domination sans mesure des techniques menaçant à la fois la nature hors de nous et la nature en nous. Il est déjà à son époque (années 70) très préoccupé par la bioéthique, et rejette la prétention des biologistes à améliorer la vie… Une position radicale donc, qui à tord ou à raison est déjà totalement dépassée dans les faits aujourd’hui (mais peut-être au contraire doit on le considérer comme le visionnaire de ce qui nous menace?). D’une façon générale, il faut être soucieux de ne pas affecter l’ensemble des caractères qui définissent naturellement (biologiquement) et traditionnellement (référence ici à l’idée d’une filiation culturelle à vocation universelle) l’être humain.

Le versant « religieux » de cette opposition ne peut être mieux illustré que par la réaction du Vatican : « Changer l’identité génétique de l’homme, en tant que personne humaine, par la production d’un être infra-humain (il ne peut être qu’ « infra », comparé à la créature de Dieu) est radicalement immoral… la création d’un surhomme ou d’un être spirituel supérieur est impensable puisque la véritable amélioration ne peut survenir que par l’expérience religieuse et la théosis. » (« théosis »: l’appel de l’homme à rechercher le salut par l’union avec Dieu). La religion dénonce l’hybris et l’orgueil d’un homme qui se prend pour Dieu.

Le versant « darwinien » d’une telle opposition se focalise en particulier sur la dimension de la reproduction et donc du « clonage », et sur l’idée qu’il ne faut en aucun cas remettre en cause la loterie génétique naturelle, ce que fait par exemple le clonage reproductif ; certes inégalitaire, sa contingence doit absolument être respectée, car elle est par un autre côté très égalitaire, « chacun, sans considération de classe sociale, race ou ethnie, doit y prendre part » (Fukuyama). Axel Khan, généticien français, est lui aussi radicalement opposé à cette « utopie technicienne ». Pour lui, nous avons certes déjà accélérer ou modifier l’évolution, comme par exemple en intervenant sur la reproduction humaine (contraception, PMA), ou encore sur la production de sélections florales ou d’espèces animales domestiques ; il s’agit là de manifestations d’adaptation sur le terrain de la reproduction ; mais nous ne sommes pas sortis de l’évolution. La grande loterie de l’évolution continue avec le bébé-éprouvette – celle qui est responsable de la reproduction d’un être à chaque fois original et  singulier - , alors qu’elle est radicalement mise en cause par le clonage reproductif (puisqu’il s’agit de « copier », même si nous savons aujourd’hui que l’idée d’une copie fidèle est aussi une illusion) génétiquement un individu donné, comme par exemple son père, son frère…etc. Le jugement moral de A.K par rapport aux perspectives du clonage reproductif est sans ambiguïté : instituer artificiellement, à dessein, et aux bénéfices de certains, une inégalité biologique, est condamnable. C’est le danger de l’eugénisme qui est ici pointé, qu’il s’agisse d’une initiative collective –fabrication d’une élite ou d’une race supérieure - ou privée. Au nom de quoi des parents pourraient décider du corps de leur enfant (nous allons y revenir) ?

► 3- Sortir des lois de l’évolution, un projet assumé part le trans-humanisme

D’après le philosophe JM Besnier (professeur de philosophie à Paris-Sorbonne, « Demain, les post-humains », 2009, Hachette), observateur intéressé et spécialiste du phénomène trans-humaniste, l’enjeu est bien celui-là : nous allons en effet entrer dans une phase post-darwinienne de notre existence, c’est-à-dire une humanité qui échapperait aux lois de l’évolution, et prendrait ainsi la relève de la nature. Une telle thèse est parfaitement compatible d’ailleurs avec la pensée de tous ceux qui soutiennent l’idée d’un être humain défini comme « hors nature » ou « surnature », capable de s’arracher à tous les déterminismes. Rêve de puissance sans doute, mais pourquoi ne pas reconnaître cette évidence : la fécondation in vitro ou la contraception ne sont-elles pas déjà des échappées hors des lois de l’évolution ? Henri Atlan pronostique dans son livre  « L’utérus artificiel » que l’ectogénèse sera techniquement possible d’ici peu ; « le clonage reproductif est probable » affirme JM Besniers (faut-il préciser qu’il est à ce jour interdit dans presque tous les pays qui ont légiférer sur cette question?). Le post-humain peut en particulier se présenter comme une réponse en termes d’adaptation aux conditions climatiques modifiées : les technologies post-humaines vont nous aider en effet à survivre en introduisant dans les corps des éléments non biologiques, prothèses, implants, nano-robots, qui supplanteront les formes vitales, ou les amélioreront. Le prototype du cyborg, qui consiste à coupler l’homme avec des dispositifs cybernétiques – combinaisons, machines -, pour assurer les performances cognitives et motrices de l’homme, a déjà été initié dans les années soixante avec la conquête de l’espace. A partir de là, beaucoup de scientifiques et d’écrivains ont imaginé des organismes biomécaniques dotés de nouvelles facultés dépassant les limites humaines. Nous quitterions donc l’histoire naturelle de l’humanité pour entrer dans une phase où nous autoproduirions des hommes meilleurs, « l’homme augmenté » dont rêve les post-humanistes….

La critique qui semble la plus argumentée contre cette idée est développée par Fukuyama[2], ou encore un naturaliste comme Ruse qui défendent l’idée d’un fondement naturel de l’éthique : les lois de la nature et de l’évolution conduirait l’espèce humaine, pour sa propre protection, à adopter des conduites de plus en plus morales, à base d’entraide, d’empathie et d’altruisme  pour le congénère... Luc Ferry a beau jeu de rétorquer en substance que « si c’était vrai, çà se saurait »... Cet argument factuel est en effet difficile à réfuter : rien dans l’histoire récente de l’humanité ne semble abonder dans ce sens ! D’une façon plus philosophique, l’idée aristotélicienne selon laquelle « les fins (éthiques) sont domiciliées dans la nature », au sens où elles seraient inscrites dans l’être même des choses,  semble aujourd’hui difficile à soutenir. Le cosmos harmonieux, juste et beau des grecs n’est plus vraiment à l’ordre du jour... Et par conséquent, un tel naturalisme mis en avant pour s’opposer aux transformations trans-humanistes ne paraît pas très convaincant. En revanche, d’autres arguments développés en particulier par Michael Sandel[3] ou Habermas, malgré les objections de Luc Ferry[4], sont difficiles à écarter :

Michael Sandel, de façon plus pragmatique, imagine par exemple l’impact des « améliorations » génétiques dans le domaine du sport, et montrent qu’elles tueraient dans l’œuf toutes les manifestations d’admiration de la performance, et donc probablement le sport lui-même ; il envisage aussi ce que pourraient être les conséquences  du choix de certaines caractéristiques de son enfant, et en particulier la course frénétique qu’il entraînerait entre les parents voulant éviter que son propre enfant soit défavorisé par rapport aux autres...[5]. Quelque soit la nature de l’eugénisme – qu’il soit négatif comme avec le nazisme, ou positif comme dans certains rêves trans-humanistes, il semble déboucher sur la marchandisation et la réification de l’enfant, véritable chose entre les mains des parents. Enfin, Sandel dénonce ce qu’il appelle l’éthique de la maîtrise absolue qui voudrait nous faire perdre ce rapport au hasard et à la contingence qui caractérise notre condition humaine, au nom de l’hybris d’un projet prométhéen qui nous fait perdre les valeurs de l’humilité (et de la gratitude face à ce qui est donné), de l’innocence (la perspective trans-humaniste fait peser sur nous un excès de responsabilité), et de la solidarité (un fameux exemple est celui des compagnies d’assurances qui substitueraient à la prime d’assurance pour tous selon le principe de solidarité bien connu de l’assurance sociale, une prime d’assurance personnalisée en fonction de la connaissance des qualités des gênes de la personne...).

Les trans-humanistes eux-mêmes ont parfaitement conscience que le trans-humanisme est une source d’inégalité sans égal. C’est la raison pour laquelle, la plupart défendent ardemment l’idée de l’accession à tous de la post-humanité (souvent grâce à l’aide de l’Etat)... Mais Sandel montre que l’ingénierie génétique coûtera très cher, et rendra les différences de fortune d’autant plus insupportables, devenant question de vie ou de mort. Les questions autour de l’immortalité et de la longévité sont bien sûr ceux qui suscitent les discussions les plus vives, car les problèmes soulevés sont très nombreux : problème psychologique d’une vie qui n’aurait plus la finitude pour aiguillon ; ce qui renvoie à la problématique métaphysique d’une mort qui donne son sens à la vie. Le problème démographique et social des dangers d’une surpopulation (fait-il arrêter alors les naissances ?), et de l’impasse du paiement des retraites d’une population beaucoup plus âgée (qui paye les retraites), auxquels il faut ajouter l’explosion des coûts (on dépenserait alors plus d’argent à améliorer les gens en bonne santé qu’à soigner les malades).    Pire encore, l’hypothèse de la différenciation progressive de deux espèces humaines  distinctes, dont l’une finira par prévaloir sur l’autre, jusqu’à éventuellement la faire disparaître définitivement, est un scénario plausible. Sans compter les risques géopolitiques qu’une telle situation pourrait générer...

► 4- Les arguments humanistes des « trans-humanistes » 

Il faut noter tout de suite le caractère ouvertement humaniste des déclarations qui sont faites. Les organisations post-humanistes se rangent résolument du côté de l’optimisme des Lumières : elles affirment que ces changements sont guidés par la raison et par l’éthique, et ont au contraire pour but l’amélioration de la condition humaine. Elles se voient dans le prolongement de la philosophie du progrès et visent moins à rompre avec l’humanité qu’à améliorer celle-ci avec l’aide des techniques matérielles et dans le respect des libertés individuelles (droit de disposer de son corps –qui inclut le cerveau-, et liberté des choix reproductifs (en ce sens, ils sont généralement très libéraux). Finalement, il peut apparaître comme le dépassement et le renouvellement de l’humanisme grec, en un sens : en lieu et place des esclaves (ceux-ci étaient nécessaires pour que les hommes libres puissent s’occuper de la seule chose qui vaille pour les grecs, la polis ou la « chose publique »), les machines et les robots se comportant de façon désormais indépendante prendront la relève d’innombrables activités humaines[6]. En ce sens, Max More[7] dit avec une certaine force que le trans-humanisme s’inscrit dans le prolongement de l’humanisme traditionnel et du progrès indéfini de l’espèce. C’est aussi au nom d’une éthique de l’égalité que la plupart des trans-humanistes[8] justifie l’eugénisme : de la même façon que nous devons lutter contre les inégalités de la « loterie sociale », nous devons intervenir pour réduire les inégalités causées par « la loterie naturelle » grâce à la génétique.

Les modifications biotechniques, héréditaires ou non, peuvent contribuer à accroître, intensifier, étendre, ou équilibrer toute une série de qualités humaines : santé, longévité, mémoire, intelligence, conscience, autonomie, sensibilité, tolérance, bienveillance…etc. Les post-humains peuvent ainsi être plus « moraux » que les humains… Cela conduit à repenser la notion de dignité humaine : celle-ci peut être étendue aux êtres « améliorés » en fonction de leurs qualités, et non au nom de principes faussement universels. Cela nous amène à l’argument peut-être le plus convaincant, qui est développé par le philosophe américain Richard Rorty : celui-ci revient sur le concept de l’ « essence » humaine : plutôt que de refuser les perspectives de la post-humanité au nom de cette différence essentielle, la seule question que l’on doit poser, c’est : « Qui reconnaît et qui est reconnu comme être humain ? Quel est le contenu de cette reconnaissance (les droits et les devoirs qui en relèvent) ? ».  Ce sont des questions de décision, individuelle et collective, et non de connaissance. Donc notre question de ce soir doit appartenir à la libre décision de définir ensemble l’acceptation de l’autre au sein d’une même communauté humaine. Les hommes ont ainsi la possibilité de se (re)définir, sans les contraintes absolues imposées par une « Image de l’homme » d’origine religieuse ou philosophique. L’argument est de poids : toute tentative de connaissance fondationnelle pour tracer une limite absolue entre ce qui relève de l’humanité et ce qui n’en relève pas n’est pas légitime parce qu’impossible. Nous sommes ainsi immanquablement ramenés à cette question relative à la « nature » de l’homme…

► 5- Nature et « perfectibilité » humaines

L’humanité n’a-t-elle pas toujours été toujours, comme le pense Nick Bostrom[9], en procès de post-humanisation, puisqu’elle n’a pas cessé de se transformer et de transformer la nature autour d’elle ? Pic de la Mirandole, le célèbre humaniste de la Renaissance, glorifie cette capacité d’autoproduction propre à l’homme[10]. La dignité de l’homme relève de cette “ libre plasticité ontologique ”. Dans cette optique, la transformation historique, progressive et délibérée de notre « nature » est plutôt à mettre au compte de notre dignité…

A l’appui de cette thèse, nous pouvons aussi nous appuyer sur Rousseau et son concept de perfectibilité : l’homme est l’être dont la nature est de transformer la nature en lui et en dehors de lui grâce à cette faculté de changement. D’où l’historicité de l’être humain : historicité individuelle à travers l’éducation ; historicité collective et sociale à travers l’Histoire. Cette idée force des Lumières sera reprise par La Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen. Dans ses « Fondements du Droit Naturel », Fichte précise cette distinction éthique entre l’homme et l’animal : « En un mot, tous les animaux sont achevés et parfaits, l’homme est seulement indiqué, esquissé… Tout animal est ce qu’il est ; l’homme seul originairement n’est rien. Il doit devenir ce qu’il doit être et puisqu’il doit être un être pour soi, il doit le devenir par lui-même. La nature a achevé toutes ses œuvres mais elle a abandonné l’homme et l’a remis à lui-même. ».Ce n’est sans doute pas un hasard si Fichte est considéré comme le fondateur de la philosophie de l’éducation moderne. Car cette forme inachevée devra être éduquée…

L’humanisme se définit avant tout comme une éducation de l’homme par lui-même ; ce n’est pas un hasard non plus si Rousseau écrit ce qui est considérée comme l’une des quelques plus grande œuvres sur l’éducation, l’Emile… En effet, la perfectibilité ne va pas sans faiblesses : tout d’abord, les acquisitions qu’elle permet sont fragiles, sujettes à être remises en question ; elles reposent sur la mémoire, et si la transmission aux nouveaux venus ne se fait pas, elles risquent de disparaître. Mais surtout, la perfectibilité « fait éclore nos vices et nos vertus, nos lumières et nos erreurs ». Nous avons vu avec Rousseau (Premier et Deuxième Discours) comment cette capacité à changer est responsable de la corruption sociale qui caractérise selon lui la société dans laquelle il vit. La perfectibilité n’est pas progrès en soi. Changer n’est pas progresser (c’est pourtant une doxa dominante aujourd’hui…). La perfectibilité n’est pas (automatiquement) le perfectionnement. Elle ne peut se dispenser d’un jugement normatif. C’est sur la base de cette plasticité et perfectibilité de la nature (renvoyant à son caractère indéterminé), que peut s’épanouir  la culture. Si nous ne pouvons avoir accès à une version originelle et originale de la nature, puisque nous ne pouvons être en présence que de constructions culturelles, rien ne nous conduit en revanche à liquider le concept même de nature. Car il faut bien, comme le dit Françoise Héritier (anthropologue), que ces « fleurs » (les faits de culture) poussent sur un terreau propice. Nous sommes en même temps naturel et culturel, dit Merleau Ponty[11]. Une nature indéterminée est, contrairement à la nature des autres animaux, ouverte à tous les possibles, marquée avant tout par cette capacité de changement. L’immense diversité des cultures représentant tous ces « possibles » dans le déploiement de l’humanité. A l’universalité d’une « nature » dont aucune version originale ne nous livrera la copie, correspond  la pluralité des cultures comme autant d’options possibles... Mais s’il est vrai, comme le dit François Jullien, qu’au-delà de cette diversité culturelle, un « sens commun de l’humain », sorte d’universel négatif qu’aucun contenu particulier ne peut venir remplir, mais en revanche capable de servir d’idéal régulateur commun à tous les hommes et toutes les cultures, alors il faut chercher l’éventuelle frontière entre l’humain et le non-humain non pas sur le plan de l’ontologie ou de l’anthropologie descriptive, mais à partir d’une évaluation normative et éthique capable de nous indiquer à partir de quel moment notre perfectibilité devient le contraire du perfectionnement. Mais nous avons de plus en plus le sentiment que, dans notre monde moderne, la définition même de ce que nous sommes et de ce que nous voulons devenir nous appartient, alors que c’était auparavant l’affaire de Dieu ou de la tradition.

► 6- Les paradoxes de l’humanisme : Prométhée et ses dérives

S ’il est vrai que dans le monde humain, l’homme doit s’éduquer lui-même et que c’est par la médiation de la culture qu’il fixe les limites de son monde, alors la culture humaniste, qui est celle de la Modernité et des Lumières, ne doit-elle pas être en mesure de nous aider à mieux saisir les repères d’un éventuel « out of limite » ?

6-1 L’animal humain a la particularité de se domestiquer lui-même. L’éducation est l’outil symbolique de cette « formation » (au sens de donner forme).

L’homme a cette particularité, nous l’avons dit, de pouvoir s’éduquer et se domestiquer lui-même. Et l’humanisme, dans notre société occidentale, est la forme particulière qu’a prise cette éducation, notamment à partir du XIXème siècle, réunissant dans un même creuset humanisme antique et humanisme moderne.

Quelle est au juste la fonction de la culture ? Les limites du monde animal sont génétiquement liées dans son environnement à des signaux biologiquement déterminants - l’ombre d’un prédateur, le dessin de la robe d’un congénère de sexe opposé… etc. - et déclencheurs de programme appropriés. Ils contribuent à définir un « horizon mondain » qui délimite l’environnement spécifique d’une espèce particulière. Qu’en est-il des limites de l’être humain ? Privé d’une niche génétiquement prescrite, il est exposé à un flux de stimuli privés de signification biologique précise, d’où une indistinction fondamentale entre signal et bruit, rien n’étant significatif par principe (comme chez l’animal). Sa nature ouverte et indéterminée fait de l’homme un animal à la fois souple et dangereux, car privé d’inhibitions innées, et ainsi capable de n’importe quelle action. C’est précisément le rôle d’une culture humaine de se soustraire aux flux des contingences, en unifiant l’expérience d’un monde ordonné et cohérent. Un peu comme si l’animal humain avait cette particularité de devoir s’apprivoiser ou se domestiquer lui-même, l’éducation étant l’outil symbolique de cette nécessité. Le philosophe Yves Michaud (conférence sur : « Humanités pour le post-humain », 2009, à l’Université de tous les savoirs, qu’il a lui-même fondée) définit ainsi la culture comme l’ensemble des caractéristiques d’une vie humaine, régissant par la même tous les aspects de cette vie. Elle exerce essentiellement une fonction médiatrice entre les hommes et leurs environnements naturels : elle règle ainsi et aménage leurs rapports ; il utilise pour le montrer de multiples exemples empruntés à des groupes très divers, que nous ne pouvons pas relater ici. La culture « solidarise le groupe » autour de cet aménagement du milieu. Il n’y pas selon lui de séparation de nature entre « basse » et « haute » culture ; Ainsi l’humanisme des Humanités ne faisait que concentrer et élaborer les valeurs sous-jacentes à la culture au premier sens. C’est précisément l’éducation, pour ce qui nous préoccupe à travers les sciences et les humanités, qui permet cette orientation et cette cohésion.

Cette culture humaniste qui est sensée pouvoir nous aider à répondre à notre question est paradoxalement aussi celle qui s’inscrit dans le mythe prométhéen. Ce paradoxe reflète la complexité du problème auquel nous sommes confrontés... En tout cas nous savons que probablement aucun argument ontologique relatif à une hypothétique nature humaine définie une fois pour toutes ne peut justifier un rejet global et de principe de telles perspectives dites peut-être indument « post-humaines »… Même notre nature biologique ne peut pas sceller à jamais notre destin, comme le soutiennent les « bio-conservateurs », puisque notre espèce révèle une grande plasticité (à en juger par toutes les transformations qu’elle a déjà connue). Comment, en dehors de tout « essentialisme », et dans une perspective ouverte d’une transformation progressive et librement consentie (cf. position de Rorty),  peut-on s’appuyer sur certaines données de la culture pour être mieux armé dans ce travail continu consistant à  tracer les frontières d’un dépassement illégitime de l’humain ? Comment imaginer un Prométhée désormais libéré des dieux, capable d’exercer une forme de « prudence » aristotélicienne, sans pour autant renoncer à son credo (pardonnez l’oxymore d’un Prométhée prudent, mais cette figure de style est propre à traduire ce paradoxe) ?

6-2 Un changement de logiciel qui ne peut que troubler profondément la culture humaniste...

Nous voudrions montrer que le risque se trouve au contraire dans une radicalisation du prométhéisme. Jusqu’à il y a peu, l’humanisme encore dans la continuité de ses origines grecques et judéo-chrétiennes, considérait que c’est à l’homme de réaliser sa réalité humaine, sa propre humanité.   Elle n’est pas un donné, mais quelque chose que l’on doit acquérir ou conquérir par l’éducation et le commerce avec autrui. Elle se distingue avant tout par ce qui n’est pas elle, c’est-à-dire l’animal ou le barbare ; elle doit refouler pour cela une partie d’elle-même : l’irrationalité et les pulsions particulièrement. L’avènement de la Modernité nourrit un tel rêve cette fois-ci collectif : l’Histoire est le vecteur de l’action et de la construction de l’avenir en vue de l’émancipation humaine. Les moyens sont bien sûr techniques pour l’amélioration de notre condition  matérielle ; mais ils sont avant tout symboliques : l’action politique comme l’action éducative sont ainsi mobilisées. L’idéal des Lumières  est avant tout guidé par une finalité morale et politique, un ensemble de valeurs telles que la justice, la solidarité, la clémence, la prudence,  la compassion, mais aussi le civisme, la civilité ou la sociabilité. Aujourd’hui le malaise de la culture humaniste s’explique par l’émergence d’une logiciel différent : Les hommes ont toujours pris en charge leurs propres évolutions (outils, moyens technoscientifiques, techniques de gouvernement…), mais aujourd’hui les capacités d’action sur l’espèce sont plus puissantes que jamais. L’éducation, destinée à « élever l’homme en l’enfant » - ce qui peut justifier pour certains l’utilisation du terme d’élevage de l’homme par l’homme -,  a été jusqu’à présent réalisée par des moyens symboliques, c’est-à-dire par la technique du langage, particulièrement en lien avec l’essence humaine en tant que « parlêtre » (Lacan), être de langage parce qu’être de culture.

Le point de rupture sans doute essentiel qui est en train de se produire concerne l’entrée en scène de techniques de transformation de l’homme qui ne sont plus symboliques, qui ne s’appliquent plus à la formation de soi, mais qui sont des techniques techno-biologiques jugées plus performantes que les moyens symboliques traditionnels. Cette perspective est ouvertement revendiquée par les philosophes post-humanistes[12]. En l’absence de transcendance à caractère divin, mais aussi d’une Histoire comme vecteur de l’avenir, c’est l’homme qui devient sa propre transcendance à travers les progrès des biotechnologies, de la génomique, de la robotique, de la neurologie… Reprenant ainsi à son compte la formule nietzschéenne : « l’homme est quelque chose qui doit être dépassé. ». L’idée de transcender l’humanité n’est plus seulement un rêve fou : ni mourir, ni vieillir, semblent des possibilités proches. La perspective de changement ou de transformation se traduit directement et littéralement par des interventions techniques sur la « matière humaine »... Un tel projet risque de reposer presque exclusivement sur le développement technoscientifique, aux dépens des autres types de médiations symboliques reposant sur le langage. L’importance des médiations scientifiques et techniques dans notre monde est en effet reconnue de tous. Seules les médiations de communication suivraient également ce développement exponentiel, entrant de plus en plus en conflit avec les médiations d’éducation, car ne relevant pas du même paradigme : la formation de soi, entreprise de longue haleine, transmission hiérarchisée, lente et coûteuse en énergie, qui implique un rapport vivant à son passé, a tendance à être remplacée par une communication immédiate et horizontale, par l’utilisation purement instrumentale d’une savoir externalisé dans la boîte de l’ordinateur, en fonction de ses besoins du moment. Un goût pour la spectacularisation, la polémique et la recherche d’originalité accompagne naturellement un tel processus... Sloterdijk parle plus brutalement d’une « société de l’arène », société post-humaniste dans laquelle les médias cherchent à attirer toute chose à l’intérieur de l’arène.

6-3 Les risques de « l’hybris » technologique...

Cette radicalisation de l’esprit de la modernité conduit en quelque sorte à sa perversion. Mais s’ajoute à cette radicalisation un facteur plus conjoncturel : alors que notre société occidentale semble être traversée par un certain nombre de crises (économique, sociale, mais aussi morale et spirituelle),  seule la technique connaît une progression exponentielle jamais démentie. Dans ce monde incertain marqué par la crise de l’avenir, ne peut-elle pas apparaître comme un recours dont le monde post-humain peut se saisir ? Ceux qui croyaient à la neutralité de la technique en sont pour leur frais : elle n’est pas qu’un instrument au service de fins qui seraient étrangères à elle-même, mais au contraire elle a de fortes incidences sur le type de société qu’elle contribue à construire, et en particulier quand elle s’érige en valeur absolue !  Marcuse avait raison d’affirmer que la technique était en elle-même un « projet socio-historique », au sens où elle contient en elle-même la fin en vue de laquelle elle s’applique. Heidegger avait déjà mis en relief « l’essence métaphysique de la technique », dans le sens d’un rapport spécifique à la nature… En tant que médiation, la technique est elle aussi « formatrice de monde »[13]… La technique, inventée par l’homme, est aussi en retour ce qui l’invente, lui et son monde. Son autonomie est par ailleurs remarquable : par un effet « boule de neige » qui semble irrépressible, elle semble être à elle-même son propre maître, et s’auto-développer sans qu’elle soit contrôlée au nom de fins humaines. C’est Régis Debray, avec cette nouvelle discipline qu’il a contribué à créer, la médiologie, qui montre aujourd’hui sans équivoque possible que les techniques sont des « embrayeurs culturels », la culture numérique et de l’écran en étant des exemples frappants (créateur d’un rapport à l’environnement qu’il qualifie de « vidéo-sphère »). Notre culture humaniste est-elle donc battue en brèche par une sorte d’ « hubris technologique » qui fonctionnerait désormais en totale autonomie, s’autoalimentant dans une forme de boucle de rétroaction positive ? La frénésie d’une telle foi technophile semble bien être présente dans la Sillicon Valley : elle est si forte qu’on en fait une philosophie à laquelle on a donné un nom : le solutionnisme !

Alors que nous semblons aujourd’hui connaître un coup d’arrêt dans notre projet moderne de  transformation du monde selon les idéaux des Lumières et les constructions rationnelles de notre raison, monde nouveau qui aurait progressivement engendré aussi un « homme nouveau », ne s’agit-il pas maintenant de se tourner vers nous-mêmes et de vouloir changer directement et matériellement (et non plus par les médiations symboliques des transformations sociales et culturelles), c’est-à-dire techno-biologiquement, notre nature ? Après la nature hors de nous, c’est la nature en nous qui devient de plus en plus  l’objet de toutes nos attentions : non plus au sens d’une formation de notre esprit et/ou d’une plus grande « sagesse », mais d’une intervention technique d’amélioration au cœur de notre substance.

7- La chance est-elle préférable au choix ? Habermas ou Luc Ferry ?

Nous avons pu constater à plusieurs reprises que le débat revenait souvent sur la question de savoir si nous devons considérer, à la différence de la « loterie sociale » au sujet de laquelle nous nous accordons généralement à reconnaître qu’elle doit être l’objet de corrections susceptibles de réduire ses effets sur le plan des inégalités, si la « loterie naturelle » telle qu’elle existe avec la génétique, devait ou non être considérée comme une donnée irréfragable ne devant en aucune façon être l’objet d’une intervention technique. Habermas distingue radicalement à ce sujet une intervention sur la situation sociale de l’individu et celle qui concerne sa propre nature : prenons l’exemple de la situation sociale et culturelle d’un enfant ; celle-ci est en quelque sorte imposée par les parents, à travers le milieu familial, leur culture, leur langue, leurs principes éthiques...etc. C’est-à-dire à travers ce qui est transmis culturellement. Le changement éducatif peut légitimement s’orienter vers une redistribution plus équitable de ces données culturelles et sociales de départ... Rien de commun avec l’imposition de transformations concernant leur nature à l’occasion de manipulations génétiques... Bizarrement Luc Ferry semble refuser une telle distinction : sa conception idéaliste et sartrienne de l’humain – aucune détermination quelle qu’elle soit, sociale ou génétique, ne peut venir empêcher ou entraver sa liberté – le conduit à ne pas faire de différence entre ces deux types de transformations. Une « situation » peut toujours être dépassée, que celle-ci soit historique ou naturelle. Ne sommes nous pas en présence ici, au contraire, des limites que nous cherchions à identifier (jusqu’où l’homme peut-il se transformer ?) ? Peut-on mettre sur le même plan l’éducation et l’amélioration génétique ou de type « cyborg » ? Comment peut-on confondre une transmission d’origine symbolique et une modification de son patrimoine naturel ? Ferry tend à considérer que l’héritage culturel et l’héritage génétique constitue une seule et même chose... Mais alors que le premier a toujours été l’affaire  d’un projet et d’une action humaine (c’est ce qu’on appelle la transmission au plan collectif), et qu’il entre toujours dans un rapport dynamique avec la personne où celle-ci n’est pas seulement un récepteur passif mais aussi un « auteur »[14], le second est l’effet d’une loterie, et n’est pas choisi. Cette croyance affichée par Ferry concernant cette supposée capacité à s’arracher de toute détermination (au nom d’un libre arbitre inconditionné), même biologique, ne le conduit-il pas à son tour à participer à cette forme d’hybris de la Raison, présent dans le mouvement trans-humaniste, qui ne peut penser aucune limite à sa maîtrise ?  Ferry, s’inspirant du titre du livre de Buchanan « From chance to choice », pose la question « en quoi la chance serait préférable au choix ?» et répond par la négative : aucune objection éthique ne semble devoir ici tracer une limite entre une intervention sur l’histoire ou la société et une intervention sur notre propre nature. Pourtant les arguments d’un  Axel Khan ou d’un Sandel nous apparaissent décisives : la grande loterie de l’évolution en ce qui concerne l’humanité, responsable d’un être à chaque fois original et singulier, doit être préservée. L’hominisation elle-même nous semble inséparable d’un tel rapport à la contingence et au hasard. Le petit d’homme se forme et se constitue à partir de ce donné primitif non susceptible d’être l’objet d’une quelconque maîtrise, serait-ce celle de ses parents : imaginons un enfant qui se vit comme étant littéralement le produit de ce que ses parents ont décidé qu’il serait : la couleur des yeux, le caractère, la taille, le sexe, les talents etc. Nul doute qu’une telle situation compromet gravement les conditions de subjectivation d’un tel individu.

En conclusion...

► Nous pourrions dire comme Luc Ferry que plutôt que de tout autoriser ou tout interdire, il est nécessaire de commencer à penser les limites du trans-humanisme, comme nous avons commencé de le faire. Nous pourrions aussi ajouter que la première des conditions requises pour une telle entreprise de délimitation, c’est de ne plus être dépassés comme nous le sommes, semble-t-il, par la toute puissance d’un système technico-économique qui s’emballe frénétiquement, sans freins et sans limites... Nous sommes confrontés aujourd’hui à une automaticité qui semble aveugle et nous conduire aux impasses de l’artificialisation complète d’un monde humain totalement découplé de la nature... En même temps, nous sentons bien que nous ne devons pas « jeter le bébé avec l’eau du bain », et qu’il sera difficile, et sans doute non souhaitable, de renoncer à de nombreuses avancées technologiques, notamment sur le plan bio-médical : qui pourra par exemple s’opposer aux manipulations irréversibles du génome humain si elles permettent d’éradiquer dans l’œuf la maladie d’Alzheimer, la mucoviscidose ou tel ou tel cancer ? Luc Ferry a encore raison d’avancer que la réponse à notre question doit se poser en termes de re-possession démocratique et de régulation : ni pessimisme radical de la supposée « horreur économique et libérale », ni optimisme béat du « solutionnisme » technophile, mais une régulation démocratique capable d’affronter les questions les une après les autres au fur et à mesure qu’elles se posent concrètement, sans principe à priori  concernant une prétendue nature humaine... Mais en revanche, Luc Ferry ne nous aide pas à penser ces fameuses limites en ne pointant pas le passage lourd de risques entre les techniques de changement symbolique et celles affectant la matière même de notre substance... Il ne semble pas non plus porter un regard critique sur cette forme d’eschatologie (théorie du salut) dont la caractéristique essentielle est une confiance aveugle en la technique pour remédier aux malheurs du monde, et la croyance en un homme radicalement nouveau

► L’éducation, destinée à « élever l’homme en l’enfant » - ce qui peut justifier pour certains l’utilisation du terme d’élevage de l’homme par l’homme -,  a été jusqu’à présent réalisée par des moyens symboliques, c’est-à-dire par la technique du langage, particulièrement en lien avec l’essence humaine en tant que « parlêtre » (Lacan), être de langage parce qu’être de culture. Le point de clivage sans doute essentiel qui est en train de se produire concerne l’entrée en scène de techniques de transformation de l’homme qui ne sont plus symboliques, qui ne s’appliquent plus à la formation de soi, mais qui sont des techniques techno-biologiques jugées plus performantes que les moyens symboliques traditionnels. Cette perspective est ouvertement revendiquée par les philosophes post-humanistes (Nick Bostrom en particulier) (« Defense of Posthuman Dignity »), et ne s’embarrasse généralement pas de la distinction entre visée thérapeutique (réparation) et visée améliorative.

►« Inquiétante étrangeté… »

Heidegger pense que les hommes doivent respecter un 11ème commandement, un commandement ontologique, celui de regarder l’éclair que donne le monde… Qu’ils apprennent à ce craindre eux-mêmes comme des « étrangers inquiétants » ; l’humanisme, dit Sloterdijk, en se définissant par ces deux « trivialités » que sont l’animal et la raison (allusion à la définition de l’homme d’Aristote comme animal raisonnable), « croit qu’il a acquis une vue d’ensemble et qu’il se trouve chez lui à la maison »… C’est en réalité une illusion coupable : l’humanisme est sans doute encore (pour combien de temps ?) « la religion de  l’homme occidental mondialisé », mais cela risque d’être au prix de l’absence d’une véritable interrogation sur lui-même : les éclairs de Hiroshima et Nagazaki sont la révélation de cette inquiétante étrangeté, en tant que les hommes sont devenus les « êtres du feu nucléaire », le feu d’un sombre ProméthéeMais « ces champignons qui sont sortis du noyau de l’humano-centrisme » (Sloterdijk)  me font irrésistiblement penser à ces «humains améliorés » par la génétique ou la cybernétique, désormais à même de pouvoir s’adapter grâce à leurs nouveaux pouvoirs à un environnement de plus en plus dégradé… Le même sentiment « d’inquiétante étrangeté » me saisit alors… comme si la nouvelle barbarie pouvait se loger à cet endroit… Dores et déjà nous pouvons « sentir » (regardons en face et soyons attentifs à ce que nous ressentons …) que l’étranger inquiétant s’approche de nous à travers les techniques de la technologie génétique, les transplantations d’organes, les innombrables techniques prothétiques… L’univers inquiétant des artistes qui s’approprient ces mutations dans leur performance (comme par exemple le body art) en atteste. Nous devons apprendre à nous craindre nous-mêmes. Certains peuvent penser que cette réaction de peur est « classique » face au changement et à l’innovation… mais nous ne pouvons pas ne pas faire la différence entre l’étonnement peut-être dubitatif qui a accompagné la plupart des découvertes technologiques de notre histoire récente, et ce sentiment d’effroi qui peut nous saisir si nous acceptons  de séjourner un instant dans ce possible futur…

►Nous terminerons par la belle allégorie de la rencontre d’Ulysse et Calypso (l’Odyssée) : Ulysse rencontre Calypso sur son île et connaît un amour idyllique. Puis vient le moment où il faut choisir : d’un côté la certitude de ne pas mourir ni vieillir, de connaître sans interruption le bonheur et le plaisir, dans un climat de sérénité permanente, sans fatigue et sans deuil. Un bonheur en somme assez paradisiaque ou proche du Bien suprême platonicien… De l’autre côté, retrouver sa femme Pénélope et sa demeure, et en même temps reprendre la route, avec tous les aléas et les épreuves de la vie… Ulysse finit par choisir (le choix n’a pas été simple) la deuxième option. Les pensées post-humanistes renouvellent en quelque sorte ce pouvoir de se faire post-humain, nous projetant vers une forme de perfection… La deuxième option au contraire est celle de rester ce que nous sommes, en essayant de devenir meilleurs et de surmonter nos faiblesses. Autrement dit tenter d’actualiser ce qu’il peut y avoir de meilleur dans notre « nature », sans jamais quitter des yeux cet inquiétant étranger qui l’habite… Mais qu’est-ce qui va apprivoiser l’être humain si l’éducation humaniste échoue ?

 

                                                                                                    Daniel Mercier, le 4/11/2012

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 



[1] La post-humanité n’aurait plus grand-chose d’humain, car elle ne serait plus enracinée dans le vivant, la logique des nouvelles technologies de l’intelligence artificielle étant celle de la dématérialisation (plus de support biologique à la conscience, à l’intelligence ou aux émotions)

[2] « La fin de l’Homme. Les conséquences de la révolution biotechnique »

[3] « The case against Perfection.... »

[4] Lire « la révolution transhumaniste, 2016

[5] Les techniques de contraception et l’avortement ont déjà considérablement changé les conditions d’entrée dans la vie de l’enfant : « l’enfant du désir » (expression de Marcel Gauchet, qui fait référence à l’enfant choisi par ses (son) parents, pour lesquels « le hasard et la nécessité » sont devenus synonymes d’horreur) n’est plus le fruit des nécessités de la vie, mais s’inscrit dès le départ dans un projet parental : son rapport à la contingence radicale  de son existence n’est plus le même ; or un sujet s’était construit jusqu’à présent à partir de cette contingence : « exister, c’est ne pas avoir choisi d’exister ». Ces changements des conditions de la naissance  affectent profondément la manière dont je me construis comme sujet… Mais le clonage entraîne une transformation beaucoup plus importante : avec lui, je ne suis pas seulement celui qui a été voulu par ses parents, mais je suis littéralement ce que mes parents ont décidé que je sois : la couleur des yeux, le caractère, la taille, le sexe, les talents …etc. Nul doute que cela bouleverse radicalement les conditions de subjectivation.

[6] Récemment une émission de « Ce soir ou jamais » s’est entièrement développée sur ce thème...

[7] Philosophe trans-humaniste anglais

[8] Lire à ce sujet le philosophe belge Gilbert Hottois

[9] Philosophe suédois contemporain, d’orientation trans-humaniste.

[10] « « Dieu a dit à Adam : “ Pour les autres, leur nature définie est tenue en bride par des lois que nous avons prescrites : toi, aucune restriction ne te bride, c’est ton propre jugement, auquel je t’ai confié, qui te permettra de définir ta nature. (…) Si nous ne t’avons fait ni céleste ni terrestre, ni mortel ni immortel, c’est afin que, doté pour ainsi dire du pouvoir de te modeler et de te façonner (plastes et fictor) toi-même, tu te donnes la forme qui aurait eu ta préférence.  (…) A l’homme naissant, le Père a donné des semences de toutes sortes et les germes de toute espèce de vie. (…) Qui n’admirerait notre caméléon ? ”(…) L’homme n’a en propre aucune image innée. ». « Discours sur la dignité humaine »,1486. La dignité tient donc au fait que l’homme a été créé sans “ archétype ”, qu’il est « l’oeuvre d’une image indistincte ”.

[11] « Il est impossible de superposer chez l’homme une première couche de comportements que l’on appellerait « naturels » et un monde culturel ou spirituel fabriqué. Tout est fabriqué et tout est naturel chez l’homme, comme on voudra dire, en ce sens qu’il n’est pas un mot, pas une conduite qui ne doive quelque chose à l’être simplement biologique, et qui en même temps ne se dérobe à la simplicité de la vie animale, par une sorte d’échappement et par un génie de l’équivoque qui pourrait servir à définir l’homme. », « Phénoménologie de la Perception »

 

[12] Nick Bostrom en particulier, in « Defense of Posthuman Dignity »

[13] Pour Heidegger, la spécificité humaine est d’être « formateur de monde ». En ce sens, la radicalisation d’une     telle orientation centrée sur le développement exponentielle des techniques conduirait à un changement de culture et d’idée de l’homme.

[14] Lire à ce sujet sur le blog de l’association Philo Sophia « Qu’est-ce qu’un héritage culturel »,intervention juillet 2015 au Festival Méditerranée (médiathèque du Grand Narbonne)