Une réflexion au sujet du COVID 19

 

 je vous transmets une pensée  sur cet événement qui nous touche tous et qui porte le nom diabolique de "COVID 19".

 

Prenons la mesure de l’évènement au présent plutôt que de faire des plans sur la comète…

Le coronavirus est ce que les philosophes appellent « un évènement », qui dans notre histoire contemporaine marquée par une très forte discontinuité des temps –c’est-à-dire la difficulté de mettre en lien passé, présent et futur, et comprendre le présent à partir du passé, et le futur à partir du présent – renforce encore plus sensiblement cette rupture ou désarticulation des temps. L’évènement, en tant qu’il introduit un élément nouveau et imprévu dans le monde qui n’est pas réductible à ses causes antérieures supposées (quand on en sait quelque chose…), bouleverse la donne au présent, tout en accentuant encore davantage l’incertitude de l’avenir. Pourtant depuis le début de cette crise engendrée par la propagation du virus, un flot de discours déferledu côté des intellectuels pour « colmater la brèche ».  Il faudrait tout de suite tirer les enseignements de cette crise et anticiper sur « le monde d’après », formule qui a fait florès… Les collapsologues y voient une confirmation de leur théorie, mais aussi les détracteurs de la mondialisation libérale, ou encore les contempteurs de la faiblesse des démocraties libérales…  Certains se veulent réalistes et s’intéressent aux immenses problèmes économiques et sociaux qui seront la conséquence de la pandémie  dans le « monde réel », d’autres veulent voir dans cette pandémie les prémisses d’une autre monde plus conforme à leurs vœux… On pronostique le leadership mondial du modèle chinois… Il y a également ceux qui font des rapprochements avec des périodes passées : seconde guerre mondiale, grippe espagnole, peste noire…etc. 

Malgré la diversité des écrits, un point commun les réunit tous : comme le dit bien Harmut Rosa, c’est notre intolérance face à la non maîtrise. Car « le Sars-CoV-2 signale vraiment le retour de l’indisponibilité totale du monde sous la forme d’un monstre : nous ne l’avons pas exploré scientifiquement, nous ne pouvons pas le gérer médicalement, car nous n’avons ni vaccin ni remède. Nous ne pouvons pas le contrôler politiquement. Il a des effets économiques massifs et imprévisibles. En tant qu’individus, nous ne pouvons ni le voir ni l’entendre, nous ne pouvons ni le toucher ni le sentir. Il peut se cacher dans l’air, au coin de la rue, et nous ne pouvons pas le percevoir. C’est ce que sont les monstres des films d’horreur. ».

Et en effet, face à ce qui incarne cette « indisponibilité du monde », nous sommes programmés, en tant que modernes, à agir et à penser selon le credo de la Modernité, c’est-à-dire d’abord tenter coûte que coûte de retrouver la main « techniquement » (médicalement et en termes de santé publique)sur le virus. « Le besoin d’augmenter le contrôle, la domination et l’horizon de disponibilité » (Harmut Rosa). Mais aussi de retrouver le « mode roue de hamster » (expression de ce même Rosa) de deux façons différentes :

→ Premièrement, nos activités se sont certes arrêtées pour la plupart, et du temps libre est advenu et s’est allongé sensiblement…  Mais ne sommes-nous pas, pour beaucoup d’entre nous, parvenus à combler rapidement le vide ainsi créé et à retrouver une certain rythme d’activités nouvelles, notamment à l’aide d’Internet et des réseaux sociaux, du téléphone et du flot de vidéos déversées sur nos smartphones, mais aussi des séries télé et des pratiques de straiming (Netflix par exemple) ?Cependant, cet arrêt brutal des listes de tâches à effectuer peut nous permettre aussi de sortir de nos routines standards en faveur de certaines « relations de résonance » avec un ami, un proche oublié, un morceau de musique, un livre, une photographie etc.

→ Le second point nous intéresse davantage ici : il me semble que le mode « roue de hamster » peut résider également dans la façon dont nous pensons l’évènement : prenons sa mesure dans toute sa singularité, et évitons trop vite de combler le vide qu’il génère en faisant du colmatage, c’est-à-dire en plaquant sur lui des pensées pré-mâchées. Comme le disait Marc-Aurèle, commençons par « circonscrire le moment présent »… En utilisant une formule chère à Hannah Arendt, il ne faut pas vouloir colmater « la brèche du temps »… Qu’est-ce à dire ? Un évènement est précisément quelque chose que l’on ne parvient pas à intégrer dans un processus finalisé et régi par des causes. Il éclaire le passé mais ne peut en être déduit (on peut le comprendre, mais il ne se réduit pas à des causalités antécédentes). Chaque évènement produit un paysage nouveau « d’actions, de passions, de potentialités neuves »C’est au moment où il advient que commence l’histoire. L’évènement fait crise au sens où il met à bas nos catégories de pensée. Mais cette « brèche dans le temps » associé à l’évènement est propice à la pensée et à l’action : avec lui peut commencer quelque chose de nouveau permettant de lutter contre l’entropie qui  voueà la mort, ou tout du moins à « l’enlisement dans la gangue du monde ». Si nous y répondons par des schémas tous faits de pensée, une telle attitude non seulement « rend la crise plus aïgue mais encore elle nous fait passer à côté de cette expérience de la réalité et de cette occasion de réfléchir qu’elle nous fournit » (Hannah Arendt, Crise dans la culture, 1961).

Face aux déchaînements deréflexions qui ne prennent pas toujours le temps de s’installer dans cette « brèche du temps », sans doute en partie par peur du vide et de l’absence de maîtrise, prenons davantage le temps d’accueillir l’évènement dans toutes ses dimensions. Entrons, comme pourrait le dire Harmut Rosa également pour la pensée, dans une véritable relation de résonance avec lui. Comme nous le disions en nous appuyant sur la réflexion de Hannah Arendt, nous sommes sans doute au début d’un processus historique avec cet évènement, mais toutes prédictions ou prévisions du « monde d’après » nous paraissent hors de portée et  pour cette raison vaines et quelque peu présomptueuses… Il faut bien reconnaître que certains de nos intellectuels cédent à leur manière devant cette propension irrépressible, bien contemporaine et qui excède largement leur petit cercle, à devoir s’exprimer à tout prix quand l’évènement est là. Je veux bien accorder que « cela fait du bien »  et concoure à l’équilibre de chacun en ces temps difficiles ! Mais plus profondément, ne s’agit-il pas de refermer autant que possible le gouffre ouvert par cette brèche du temps, dans un réflexe culturel maintenant bien (trop) consolidé du contrôle face à « l’indisponibilité du monde » ? Chacun d’entre nous peut prendre le temps de mieux comprendre ce qui se passe dans ce « présent vivant » particulier, aussi bien individuellement que collectivement. Je signale à ce sujet que le dernier n° de Philo Magazine apporte une contribution intéressante dans ce sens, puisqu’il s’agit surtout de témoignages d’expériences qui nous ramènent aux enseignements existentiels de cette crise, en particulier à une profonde prise de conscience de notre interdépendance. Son titre est significatif : « A la hauteur de l’évènement »…

 

                                                                                                               Daniel Mercier, le 15/05/2020