"L’accélération de nos vies. Quel(s) remède(s) ?"

 

Samedi 12 octobre 2019 à 17h45 à la Maison du Malpas

Le Sujet

"L'accélération de nos vies. Quel(s) remède(s) ?"

 

 
 

Présentation du Sujet

Nos vies s’accélèrent, les communications numériques annulent l’espace et compressent le temps, les changements se succèdent à grande vitesse… Mais savons-nous où nous allons ? Le progrès est-il au bout du chemin ? Ou bien, comme le dit le grand philosophe de l’accélération, Harmut Rosa, courons-nous de plus en plus vite sans jamais aller nulle part ? Ne faut-il pas commencer par comprendre comment nous sommes devenus aussi tributaires de cette course frénétique ? Pourquoi aussi elle apparaît incompatible aujourd’hui avec « une bonne vie » ? Comment faire pour prendre le temps de nous poser et nouer de véritables relations de résonance au monde ? Nous essaierons de « mettre nos pas dans les pas » de ce même philosophe qui, après avoir travaillé sur l’« Accélération » (titre de son premier ouvrage), s’est attaché à présenter un nouveau concept, celui de « Résonance » (tire du second et dernier ouvrage), comme remède à l’accélération. 
 

 

 

 

 

Ecrit philo

L’accélération de nos vies ? Quel(s) remède(s) ?

INTRODUCTION

La temporalité de l’homme de la modernité tardive a changé. De plus, ce rapport au temps est également différent de ce que nous pourrions appeler le temps de la modernité de progrès, celle-ci étant ordonnée par un temps prométhéen orienté vers une fin intangible de progrès et d’avenir meilleur. Car le temps d’aujourd’hui n’est plus vécu comme un cours se dirigeant vers un but déterminé, mais comme un flux instantané coulant vers une issue incertaine. L’accélération de nos vies et souvent confonduavec l’accélération du temps, ce qui est évidemment une erreur grossière, puisque le temps en physique est ce qui permet de mesurer la vitesse, lui-même devant par conséquent demeurer fixe !  Parler de la vitesse du temps est donc un non-sens. Une seconde sera toujours une seconde, rien de plus, rien de moins, sur le cadran de l’horloge, quels que soient nos emplois du temps. En réalité, quand nous utilisons cette image de « l’homme débordé » comme emblématique de ce que certains appellent maintenant « la modernité tardive », nous faisons référence àl’accélération de ce que nous pourrions appeler les phénomènes temporels, c’est-à-dire les contenus (et non le contenant) du processus temporel : c’est le rythme des évènements qui s’accroît, et non « la vitesse du temps ». Il s’agit en réalité davantage de la temporalité (notre rapport au temps) au sens anthropologique que du temps lui-même.

Nous poserons pour commencer que l’accélération se mesure par l’accélération du nombre d’actions par unité de temps : plus on va vite, plus on fait de choses dans le même temps. Vient alors une question qui va nous occuper : si les techniques modernes nous permettent de faire beaucoup plus vite les choses, pourquoi alors nous manquerions de temps ? Ne devrions-nous pas en gagner au contraire ? Cela ne libère-t-il pas du temps disponible ? Nous allons revenir sur ce paradoxe…

PREMIERE PARTIE : L’ACCELERATION DE NOS VIES
L’accélération de nos vies, c’est-à-dire ?

« Dépêche-toi ! », c’est l’injonction que nous nous murmurons face aux tâches multiples qui nous attendent dès le réveil, et je ne suis pas sûr qu’elle soit étrangère aux  retraités que nous sommes ici en majorité. Harmut Rosa, le philosophe et sociologue qui est reconnu dans le monde entier pour son essai Accélération (2005) sera ici notre référence. Il distingue en particulier trois lectures possibles de cet âge de l’accélération, qui sont rigoureusement complémentaires et interdépendantes :accélération tout d’abord technique des vitesses de transport et de communication qui compresse en quelque sorte l’espace et le temps : nous ne ferons pas l’historique de ce processus, disons simplement qu’il commence vraiment avec la machine à vapeur, et qu’il se poursuit dans un second temps avec le développement d’Internet, qui coïncide avec la chute du communisme et la mondialisation néolibérale. A partir de ce moment-là, la machine s’emballe, et la virtualisation et la numérisation des processus jusque-là matériels ontpour effet « une accélération de la production, de la circulation et de la consommation, la vitesse devenant l’arme principale de la guerre économique mondiale. Accélération sociale ensuite des changements de vie : il s’agit de désigner le fait que « le présent durable » à tendance à disparaître et devenir instable. Concrètement, nous assistons à l’usure et l’obsolescence rapide des métiers, des technologies, des objets courants, mais aussi des mariages, des familles, des programmes politiques, des savoir-faire … Aujourd’hui, le changement de monde est intra-générationnel : le monde change plusieurs fois au sein d’une même génération alors qu’il n’y a pas si longtemps, trois générations successives vivaient grosso modo le même… Paraît-il qu’aux USA, un américain aujourd’hui détenteur d’un diplôme d’enseignement supérieur changera 11 fois de métier au cours de son existence…Troisième dimension de cette accélération : l’accélération existentielle du rythme de vie, c’est-à-dire l’augmentation du nombre de choses à faire par unité de temps. Nous avons le sentiment de courir toujours plus vite, sans jamais pouvoir réaliser le programme que nous nous étions fixé. Essayons de mieux décrypter la nature de telles accélérations…

Le paradoxe de l’accélération de nos vies

Plus on gagne de temps, moins ou en a…

Nous avons vu que les progrès technologiques avaient considérablement contracté le temps et l’espace, et que nous ne cessons de « gagner du temps », en accélérant le flux de l’argent, le rythme de la production, l’échange des informations, le transit des marchandises et le déplacement des personnes. Cette accélération est palpable aussi bien socialement ou économiquement, qu’individuellement. Mais alors pourquoi avons-nous l’impression d’avoir de moins en  moins de temps ? Plus nous allons vite, plus nous sommes débordés, pourquoi ? On pourrait penser en effet que plus on gagne du temps, et plus nous avons de temps disponible… Or, c’est l’inverse qui est vrai : plus on gagne de temps, moins on en a ! Pourquoi ? Parce que derrière l’accélération des techniques (qui devraient nous faire économiser du temps), il y a une demande de vitesse qui vient d’ailleurs, et qui relève d’une logique sociale et existentielle : l’accélération des techniques correspond à une accélération plus grande encore de nos rythmes de vie. Par exemple, ma communication est devenue beaucoup plus rapide et puissante avec le courrier électronique, mais un tel progrès s’accompagne d’une augmentation considérable de ces communications, et je passe beaucoup plus de temps à gérer ses communications qu’il y a deux ou trois décennies. En réalité, nous sommes pris dans une « logique de montée en flèche » : nous consommons de plus en plus de biens et d’informations en même temps que le nombre d’options et de possibilités offertes s’est accru exponentiellement. Nous allons toujours plus vite avec l’impression que c’est très insuffisant pour pouvoir valablement profiter de ces options.  D’où le sentiment de « manquer de temps ».

Courir de plus en plus vite, sans jamais aller nulle part

Un deuxième aspect de ce paradoxe concernant l’accélération de nos vies est que nous ne savons pas vraiment pourquoi ou vers quoi nous courons : comme cela a déjà été indiqué, il fût un temps où se présentait clairement à nous un objectif d’amélioration de notre sort collectif et/ou individuel, alors que nous courons aujourd’hui « pour conserver le statuquo, pour rester au même endroit » (). C’est précisément cette thèse que développe l’ouvrage du philosophe Hartmut Rosa.Alors que le déroulement de la vie matérielle, économique, culturelle, est toujours plus rapide, que nous avons conquis l’instantanéité de l’échange des informations et acquis la possibilité de se déplacer à des vitesses jusqu’alors infranchissables, on a l’impression que plus rien ne bouge[1] ! Qu’on fait du surplace. Nous gagnons sans cesse du temps sur le temps (flux de l’argent, rythme de la production, transit des marchandises, déplacement des personnes), non pas pour construire une société meilleure, mais pour parer aux crises, pour « s’adapter au monde d’aujourd’hui », comme disent si bien nos politiques, pour éviter le pire. L’actuelle crise européenne nous en donne une démonstration remarquable. « Pour la première fois depuis 250 ans, les hommes du monde occidental d’aujourd’hui n’attendent plus une vie meilleure pour leurs enfants, mais craignent au contraire que leur situation ne soit plus difficile. Si nous voulons éviter que les choses se dégradent pour eux, il nous faut chaque année courir toujours plus vite, accroître nos efforts, innover toujours davantage », explique Hartmut Rosa. Nous comprenons alors le sentiment d’urgence dans lequel nous nous sentons prisonniers : la vie apparaît comme un « océan d’urgences », et nous avons toujours le sentiment de n’avoir pas fait tout ce que nous avions à faire, avec le sentiment corrélatif de culpabilité qui l’accompagne. Coupables de ne pas aller assez vite, de n’avoir pas été au bout de la liste des choses à faire. Car si nous arrêtons de courir – après le travail, nos courriels, nos rendez-vous, nos obligations, après le temps qui file…. nous tombons. Dans le chômage, la pauvreté, la désocialisation…

Courir de plus en plus vite, sans jamais aller nulle part,ce pourrait être aussi la devise sarcastique du monde du travail : Le temps est évidemment de l’argent dans le cadre d’une société capitaliste : gagner du temps pour les employeurs revient à améliorer leurs bénéfices en accélérant la production et la circulation des biens.  Les licenciements sont le plus souvent justifiés non par la diminution du travail à faire, mais par un gain de productivité, ceux qui restent étant davantage surchargés de travail (travail identique avec moins de travailleurs). Mais ce n’est pas seulement parce que les gens ont davantage de choses à faire, des tâches plus lourdes dans le même temps, qu’ils tombent malades ou en dépression (ou parfois même se suicident…). C’est le sentiment de courir toujours de plus en plus vite sans jamais aller nulle part. Un être humain peut encaisser de grands efforts quand ceux-ci ont des chances de le conduire à un objectif important pour lui, ou sont plus généralement « payé de retour » d’une façon ou d’une autre. C’est même le fondement d’une théorie de la motivation. Mais il s’agit ici de courir de plus en plus vite pour faire du surplace, sans beaucoup d’espoir de reconnaissance ni d’amélioration de carrière. Courir juste pour ne pas tomber du monde du travail, ne pas se retrouver du côté des exclus, n’est sans doute pas une motivation très mobilisatrice... Il est également reconnu que les nouvelles conditions de travail imposées dans les grands secteurs d’activité rendent souvent impossible l’atteinte des objectifs fixés, laissant le travailleur dans un état de stress permanent, mais aussi de découragement et de culpabilité devant la tâche non terminée dans le temps imparti…. Tous ces facteurs accumulés peuvent expliquer la vague dans nos sociétés contemporaines de dépressions et de suicides au travail. Pour terminer, il faudrait évoquer aussi bien sûr l’insécurité professionnelle et la flexibilité produites par l’érosion des emplois stables, l’augmentation des emplois à court terme, et les nouvelles législations du travail ainsi que toutes les nouvelles stratégies d’organisation, mais aussi les multiples formes de classement, d’évaluation, de notation, qui se succèdent frénétiquement dans l’entreprise, et sont destinées à gagner du temps et de l’argent.

Pour clore provisoirement sur ces paradoxes, citons simplement quelques métaphores destinées à mieux saisir par l’image leur nature. La première est celle du cycliste qui est obligé de pédaler pour rester debout ; peu importe la destination, il faut pédaler pour ne pas tomber. La deuxième est celle de quelqu’un montant une pente qui s’écroule, et qui fait par conséquent du surplace (version post-moderne du mythe de Sisyphe ??). La troisième, souvent utilisée par Hartmut Rosa, est celle du tapis roulant : imaginer quelqu'un qui court sur un tapis roulant (allant dans la direction contraire) pour ne pas reculer et tomber. Enfin la dernière métaphore que je voulais évoquer est la suivante : la société contemporaine serait « un bolide dont la portée des phares diminue en proportion de l’accélération. »(Louis Servan Shreiber). Plus çà va vite et moins on voit loin… Comment ne pas vouloir descendre d’un tel engin ?

L’univers mental de l’homme débordé

Cette compression du temps et de l’espace nous mettent en situation de tension stressante entre d’une part tout ce qui est désormais offert, et d’autre part le temps (limité ; il est fixe…) que nous avons pour en jouir. Je peux voyager dans tous les coins du monde, télécharger un nombre impressionnant de musiques, livres ou films... Cette rapidité et cette proximité sont assez extraordinaires, mais en même temps, quels que soient mes choix, ils vont impliquer une nécessaire accélération qui va affecter la manière même dont je peux jouir du voyage projeté ou de l’objet consommé. Lorsque je survole en avion une grande ville pour atterrir ensuite et être souvent transporté dans un camp de vacances, où l’on me proposera des visites guidées, la connaissance du pays concerné est tout de même très appauvrie… Pensons à tous ceux qui disent avoir « fait » cet été la Thaïlande en une semaine … Que connaissent-ils de la Thaïlande ? Quoi qu’on fasse en effet, il faudra toujours beaucoup de temps pour rencontrer les habitants d’un pays, ou encore lire un roman ou savourer un air aimé… Bref, il faudrait ainsi faire très vite un maximum de choses : la gym, le régime, lire un livre, écouter une musique, mais aussi s’occuper du nouveau contrat d’assurance, inscrire son enfant dans une nouvelle activité de loisirs, lire sa boîte mail qui s’est dangereusement remplie, changer d’opérateur téléphonique suite aux nouveaux avantages proposées par une marque concurrente, ouvrir mon courrier de plus en plus abondant…etc. Cette tension et cette accélération du rythme de vie génère beaucoup de stress et de frustration, car nous avons le sentiment de ne jamais arriver au bout des choses à faire, compte-tenu de tout ce qui nous est offert.

Le fait d’avoir de plus en plus de choses à faire raccourcit forcément chaque épisode. Pris par la vitesse et le sentiment d’urgence, nous sentons bien qu’il faudrait prendre le temps de réorganiser tout cela… mais prendre ces heures maintenant, et surtout décider de ralentir, c’est rendre le risque de ne plus pouvoir être concurrentiel dans cette course, de ne plus être à la hauteur. Cette dimension de la concurrence entre chacun est peut-être d’ailleurs –Hartmut Rosa le pense – au cœur même de cette machine à accélération (nous y reviendrons, car nous ne pouvons comprendre un tel processus indépendamment des contraintes structurelles et culturelles de la société dans laquelle il s’exprime, qui est celle de la modernité tardive).  La plupart des épisodes de nos journées se raccourcissent : au travail (nous y reviendrons), mais aussi la durée des repas, du déjeuner, des moments de pause, du temps passé en famille, jusqu’au sommeil ou la promenade à pied (pour ceux qui en ont le temps !). Une nouvelle expression apparaît pour rendre compte d’une tendance à faire plusieurs choses en même temps, le « multitasking ». Cela peut aller d’activités plutôt « drolatiques » (comme par exemple se laver les dents sous la douche, à des activités sérieuses : Françoise Dastur, philosophe de la phénoménologie du temps, interviewée téléphoniquement par Philo Mag, dit : « A l’instant même : je suis en Ardèche, où je vis, mais je dois envoyer un programme de cours aux Etats-Unis, je suis en même temps en communication avec mes amis indiens, et je vous téléphone ! ». Nous sommes souvent dans l’angoisse des horaires, de ne « plus pouvoir suivre », mais aussi que notre vie nous échappe, que nous ne la voyons pas passer…

L’océan d’urgence dans lequel nous avons l’impression de nous trouver commande souvent des relations tendues qui nous empêchent d’entrer vraiment dans une relation fluide et accueillante quelle que soit la pratique sociale concernée. Mais surtout nous nous laissons gagner par cette dictature de l’urgence qui nous fait donner la priorité à des activités jugées non essentielles, pour lesquelles nous avons des évaluations fortes (c’est-à-dire que nous jugeons importantes). Pris dans le flux de l’urgence au quotidien, nous reportons sans cesse ce qui pourtant nous tient à cœur. Combien de fois entendons-nous dire les regrets de ne pas encore avoir pu faire telle ou telle activité parce que les impératifs « des choses à faire » s’était imposé à nous ?

Les contraintes structurelles de la « stabilisation dynamique » (propre à la Modernité) et leurs conséquences

Nous ne pouvons pas ne pas relier l’accélération de nos vies au type de société dans laquelle nous vivons. Une lecture purement psychologique du phénomène de l’accélération est insuffisante.  Les relations au monde que nous entretenons, au-delà de leurs variations individuelles, sont le corrélat, la condition et le résultat de formations sociales historiquement données, et leur sont donc dépendantes. Le présupposé occidental et prométhéen selon lequel « le salut est dans le temps » est probablement très fortement enraciné dans nos mentalités. Le temps a été pensé avec l’avènement de la Modernité comme le vecteur d’un processus collectif et continu de transformations et d’améliorations globales du sort de l’humanité grâce à l’action des sciences et des techniques, à l’activité économique et au progrès de l’éducation, le tout dans le cadre d’une démocratie qui affirme l’égale liberté de tous. D’autres cultures n’ont pas emprunté pareil chemin… Nous ne pouvons que constater une certaine forme d’emballement de notre machine économique, comme si la viabilité de ce modèle productiviste ne pouvait reposer que sur un mode de vie centré sur une consommation toujours plus importante. De récents travaux d’économistes parlent à ce sujet de « dépendance systémique à la croissance et à la productivité ». C’est la voie que va suivre et approfondir Harmut Rosa : Les sociétés modernes, contrairement aux sociétés traditionnelles, ne trouvent leur équilibre que dynamiquement, par la croissance, l’accélération ou l’innovation. Autrement dit une société est dite moderne (au sens de la modernité tardive) lorsqu’elle est systématiquement tributaire –pour pouvoir se maintenir et durer – de l’accélération, de la croissance et de la densification de l’innovation. Un processus de dynamisation qui se définit comme une augmentation quantitative par unité de temps (ce qui est la définition même de l’accélération). Le problème générateur de crises apparaît aussitôt : dans la perspective des crises écologiques qui se profilent à l’horizon du XXIème siècle, la contrainte de croissance matérielle des sociétés apparaît comme un élément hautement problématique… La force de ces contraintes est telle que nous allons dans le mur malgré toutes les prises de conscience écologiques : consommation, exploitation et dévastation partielle de la planète, autant de preuves d’une escalade qui ne parvient pas à ralentir… Pour exemple, la consommation de pétrole brut continue d’augmenter chaque année (les performances d’accroissement mobilisent avant tout une énergie physique qui est encore largement une énergie-carbone).

Mais ces contraintes génèrent également une difficulté difficilement surmontable : cette triade d’impératifs (croissance-accélération-innovation) entraîne non seulement une hausse continue des vitesses, mais une spirale de surenchère : d’année après année, il faut se montrer plus rapides, efficaces, innovants, bref nous devrons toujours être meilleurs pour maintenir notre  place dans le monde. Année après année, la performance requise devient toujours plus difficile et exigeante. C’est une escalade aveugle – et cela peut se décliner au niveau collectif comme de celui de chaque individu – où les efforts ne sont jamais prometteurs de soulagement, mais au contraire d’une aggravation encore supplémentaire du problème à venir, ce qui ne peut qu’entraîner des inquiétudes et de l’angoisse dans de tels contextes compétitifs. Les conséquences de ces contraintes structurelles sont multiples et affectent la vie sociale de différentes manières. Elles ont tout d’abord un impact sur le terrain politique du fonctionnement démocratique : leur non-respect entraîne aussitôt des risques de pertes d’emploi, de faillites d’entreprises, de hausse des dépenses sociales, qui peuvent à leur tour conduire à des crises de la dette et du budget…etc. Mais elles transmettent aux individus un message sans ambiguïté : « Agis de telle façon que tu puisses étendre ton accès au monde », tel serait l’impératif catégorique de la modernité tardive (prendre l’avion quand nous le voulons, aller où bon nous semble, acheter ce que nous voulons, nous faire construire une belle maison…etc.), qui passe nécessairement par une attitude d’instrumentalisation et de mise à disposition du monde.Cette course à l’accroissement se fait bien entendu dans un contexte de concurrence toujours plus élevée, et se traduit notamment chez les individus par une lutte permanente pour l’accumulation de ressources[2]. L’état de ses ressources devient un véritable impératif catégorique, d’autant plus que la logique d’accroissement contraint les individus à aller toujours plus vite pour conserver leur place dans le monde. A défaut, l’état de leurs ressources régresse. Toutes sortes de stratégies sont mises en place pour étendre ses capacités et compétences personnelles. La vie humaine apparaît susceptible d’être sans cesse optimisée et quantifiée. Captation des énergies en direction de l’acquisition d’un potentiel de ressourcestoujours plus important. Subrepticement et progressivement, ce qui devait être des conditions de la vie bonne (le potentiel de ressources), est perçu comme une fin en lui-même.

Les ressorts existentiels de l’accélération : contributions et contradictions

L’accélération de nos vies est tributaire, comme on vient de le montrer, d’une formation sociale déterminée, mais nous devons nous garder d’être naïfs au point de penser que nous sommes seulement les victimes passives d’un tel processus. Comme bien souvent dans les faits sociaux, les acteurs ont une part contributive non négligeable dans l’apparition et la durabilité de ces derniers. Comme pourraient-ils persister sans la force de l’énergie motivationnelle des acteurs ?

S’il est vrai que le trait structurel et le projet culturel fondamental de la modernité est de mettre le monde à notre portée en étendant de plus en plus notre accès à lui, nul doute que les individus de cette société soient partie prenante (du moins en partie) d’une telle vision du monde. Leur désir concernant « l’extension de leur accès au monde » est bien présent, une telle société ne pouvant évidemment pas se soutenir sans la participation et la motivation de ses membres, qui ont incorporés au moins partiellement ces logiques de concurrence et d’optimisation. Mais nous verrons plus loin qu’une telle orientation finit par générer des crises et contradictions qui érodent profondément la confiance en ses perspectives. Mais si nous sommes toujours stressés et pressés par le temps, si nous voulons toujours faire davantage de choses, c’est peut-être non seulement par obéissance à la logique de la compétition et de la croissance indéfinie, mais aussi plus fondamentalement parce que nous vivons dans une société séculière qui a fait de cette vie-ci « l’espace ultime d’accomplissement de soi »[3]. « L’accélération sert d’équivalent fonctionnel à l’éternité » dit Hermut Rosa[4]. Autrement dit, nous trouvons dans la multiplication des tâches et des expériences le signe que notre existence est bien remplie, synonyme de « vie intense ». Non plus promesse d’éternité, mais d’intensité : « La société moderne ne promet plus aux individus une autre vie, la gloire de l’au-delà, mais seulement ce que nous sommes déjà –plus et mieux (…). Nous incarnons depuis quelques siècles un certain type d’humanité : des hommes formés à la recherche d’intensification »[5]. Il faut démultiplier les possibles. Notre désir d’éternité aurait en quelque sorte muté en recherche un peu obsessionnelle d’intensité à travers la multiplicité des expériences avant de mourir… Dans une période d’incertitude éthique, notre monde du devoir serait réglé par un régime normatif de nature temporelle : « l’océan d’exigences » auquel nous nous sentons quotidiennement confrontés serait aussi notre création  propre, sorte d’auto-injonctions que nous adresserions à nous-mêmes. D’où la culpabilité précédemment évoquée devant la liste des choses à faire… Le temps serait ainsi fait pour agir, et l’accélération toujours plus grande serait synonyme de plus grande vitalité aussi.

Mais pourtant nous voyons tout autant les revers d’une telle position existentielle : elle génère de la frustration mais aussi de l’angoisse devant cette impression de dispersion, de superpositions de temps désaccordés, d’un « tourbillon » existentiel qui manque de sens, le temps de l’agir et de l’avoir semblant parfois antagonique à celui de l’être, comme une vie qui nous échapperait sans cessePensons à Montaigne qui répond dans Les Essais à celui qui se désole de « n’avoir rien fait de la journée », « mais n’avez-vous donc point vécu ? ».  Le modèle de vie qui paraît sous-jacent à cette accélération incessante se présente comme antagoniste à une véritable présence au monde et à soi-même, à une capacité à « être-là ». Mais une telle logique d’accroissement sans limites, nous l’avons vu, conduit à une impasse majeure d’un point de vue écologique et social, et se trouve vraisemblablement être une des causes essentielles des crises démocratiques, culturelles, sociales, que nous connaissons aujourd’hui.Les contraintes structurelles de l’accélération, de la croissance et de la course à l’innovation, qui semblent faire courir nos sociétés démocratiques dans une escalade infernale du « toujours plus », sont d’autant plus problématiques qu’elles entrent frontalement en contradiction avec les limites naturelles de notre monde et conduit à une aggravation écologique insoutenable de nos conditions de vie future.  Mais elles génèrent également unecrise existentielle: au-delà des inquiétudes et des angoisses, des effets délétères de ces contextes concurrentiels et compétitifs sur les vécus de travail - symptômes du stress, de la dépression, du burn-out, ainsi que troubles de déficit de l’attention et/ou d’hyperactivité (TDHA) -, que l’on peut interpréter  comme une crise d’épuisement produite par le jeu de l’accroissement, il y a une crise psychique plus profonde encore : de telles contraintes engendrent aussi une forme de dissociation de soi avec soi-même. Notre estime de soi dépend beaucoup de notre sentiment d’auto-efficacité personnelle dans des directions qui ont de l’importance pour nous, c’est-à-dire qui sont l’objet d’évaluations fortes. Or nous assistons à une césure de plus en plus fréquente entre des évaluations fortes et des pratiques orientées vers l’accroissement. Nous sommes par exemple convaincus que la préservation de la nature, des forêts, des océans, des glaciers, est d’une importance extrême, mais comment nos pratiques environnementales peuvent-elles être en accord avec ce jugement ? Une récente étude montre que ce sont les membres du parti écologique allemand (Die Grenen)  qui prennent le plus souvent l’avion, alors que ce sont eux aussi qui jugent négativement le fait qu’un nombre toujours plus grand de personnes ait les moyens de voyager en avion. Loin de nous l’idée de les discréditer ou de penser qu’ils sont hypocrites. L’explication est plus subtile : ils sont soucieux de l’environnement, mais dans leur action quotidienne (classes moyennes supérieures), les impératifs structurels d’accroissement prennent une telle importance que les orientations normatives n’entrent plus en ligne de compte. Il s’agit là d’une forme d’immunisation ou d’aliénation… Autre exemple : le fait que les riches deviennent de plus en plus riches et les pauvres de plus en plus pauvresest contraire à tout principe de justice. Personne, pas même les partisans d’une politique néo-libérale, ne tient cette évolution comme souhaitable. Et pourtant partout dans le monde s’observe une désolidarisation progressive et un creusement des inégalités. Nous pourrions multiplier les exemples : la hausse constante des exportations d’armes est contraire à la réalisation de la paix, la hausse du PNB ne devrait-elle pas contribuer à éradiquer la pauvreté ? La productivité du travail être un motif de joie car permettant de réduire le stress ? Etc. En réalité, selon Harmut Rosa, c’est la preuve que l’évolution des structures socio-économiques est devenue depuis longtemps imperméable aux évaluations politiques fortes des sujets. Ce qui explique, entre autres choses, lesprotestations dans la rue et les désaffections électorales. Ce sont là les symptômes « d’une perte politique du monde » (Harmut Rosa). Il y a des impératifs muets agissant dans le dos des acteurs qui font perdre leur fonction de guides d’action à nos évaluations fortes. Cela ne concerne pas seulement notre relation politique au monde, mais nos occupations quotidiennes : combien de fois les activités jugés très importantes par les sujets – passer du temps entre amis, jouer au foot, faire de la musique, avoir une activité bénévole… - passent-elles à la trappe, parce qu’ils sont happés par l’accélération et la consommation ? Combien de fois avons-nous dit que nous allions mettre la pédale douce ou prendre du temps pour telle ou telle chose, et que nous avons été rattrapés par la réalité des faits ?

DEUXIEME PARTIE : QUEL(S) REMEDE(S) A L’ACCELERATION ?
Comment réconcilier le temps de l’être et le temps de l’action ?

Le mouvement slow est généralement invoqué comme manière de résister, et de sortir de la tenaille consistant à devoir choisir entre les options toujours plus nombreuses, et dans un temps qui reste fixe. Il semble assez anecdotique au plan des résultats (slow food, slow éducation, slow sciences…etc.), mais significatif symboliquement d’une intention de penser le temps autrement, et au-delà de renouer avec une vision longue, une patience et une responsabilité perdues. L’urgence permanente nous contraint en effet à une forme d’irresponsabilité par rapport au long terme : nous n’avons plus de temps à perdre (est-ce déjà trop tard ?) pour construire un monde qui intègrerait davantage les problématiques de long terme : dérèglement climatique, démocratie et gouvernance mondiale solidaire et responsable…etc.

« Le temps qu’il faut », « laisser être le temps », « se donner du (le) temps »…

Mais que peut signifier « résister » sur un plan personnel cette fois ? C’est d’abordse donner « le temps qu’il faut » pour faire ce qui est important pour nous, en ne cédant pas à la dictature de l’urgence concernant d’autres activités, jugées moins essentielles… La gestion du temps, certes surdéterminée socialement, n’en reste pas moins une affaire personnelle. Face à la multiplication des activités présentées comme une sorte de norme du temps présent, nous pouvons nous fixer d’autres priorités. Nous pouvons accorder un maximum de présence et de temps à ce que nous jugeons comme essentiel… Mais la présence exclut une succession éclatée d’instants qui donne à notre vie son caractère à la fois débordé et dispersé. Nous devons retrouver une forme de continuité et de cohésion temporelle entre notre passé, notre avenir proche, et notre présent. Des techniques comme la méditation ont précisément cet objectif de « travailler » ces habiletés à la présence continue : l’idée est non pas de s’approprier le temps mais de « le laisser être » (Françoise Dastur). Retrouver en quelque sorte ce que Bergson appelait « le temps fondamental », qui s’exprime dans la durée, dans l’écoulement d’un temps qualitatif, transition ininterrompue, et traduit le dynamisme de la vie même. Pour cela, il est sans doute nécessaire, dans un contexte de flux constant d’informations et de sollicitations, de s’aménager des temps de pause où nous utilisons des « techniques de verrouillage » (Frédéric Gros, « Marcher, une philosophie »)  entre soi et ces flux du monde, et retrouver un rythme qui nous est propre. Troisième forme de résistance donc, consistant à « se donner du temps » à soi. Ne s’agit-il pas, au fond, d’exercices spirituels au sens des grecs ou des romains, destinés à apprendre progressivement un autre rapport au temps ? Le temps peut être comme de l’espace, purement quantitatif et arithmétiquement divisible et morcelable : on peut ainsi le découper rationnellement à sa guise en vue d’une discipline et d’un rendement maximum. Mais le temps est aussi qualitatif, à géométrie variable, sa longueur ou sa brièveté devient alors beaucoup plus relative, c’est le « temps fondamental » de Bergson, qui n’est pas réductible au cadran de l’horloge. 

Une sociologie de la vie bonne : le concept de résonance (Harmut Rosa)

Certes, Harmut Rosa pense que la crise que nous connaissons est produite par l’accélération « qui ne nous laisse pas le temps de nous poser »[6], mais il ne se reconnaît pas non plus dans le mouvement du slow, qu’il considère comme un argumentaire marketing. La vitesse est indirectement responsable du problème, mais nous vivons avant tout une crise des relations – avec les autres, la nature, le monde, soi-même - , et pour répondre à cette question, il élabore le concept de résonance, qui serait en quelque sorte la clé de la vie bonne ou réussie.

Qu’est-ce que la résonance ?

Elle est d’abord une métaphore musicale et sonore qui est proche de la problématique de la relation. Plutôt que de filer la métaphore, intéressons-nous toute de suite à signification rigoureuse qui en fait un véritable concept. Pour HR, la recherche de résonance et la crainte de l’aliénation constitue la source motivationnelle de l’agir humain. Quatre critères doivent être satisfaits : 1) Je dois être affecté par quelque chose d’extérieur. Un paysage, une personne, une musique, un évènement…etc. 2) La résonance s’accompagne d’auto-efficacité : le sujet affecté se sent en mesure de répondre et de réagir. Ce sentiment est très important car la qualité de la relation déployée dépend beaucoup de notre confiance dans notre capacité à relever les défis et à contrôler notre environnement.Une personne éprouvant un sentiment d’efficacité élevé aura davantage confiance en elle, déploiera plus d’énergie pour affronter les difficultés, se fixera des objectifs plus ambitieux. Cela provoque également un cercle de rétroaction positif (auto-renforcement). Autrement dit la résonance n’est pas seulement passive (« pathique ») mais active (intentionnelle). 3) Il y a une transformation suite à cette résonance car elle apporte du neuf. 4) La résonance est indisponible. Ce point est très important. Cela signifie qu’elle n’est pas planifiable, et que l’Autre avec lequel nous résonnons n’est pas réductible à ce que je suis sensé en attendre, et résiste en parlant de sa propre voix. Je peux par exemple aller au concert d’un groupe que j’aime bien en espérant vivre une expérience musicale qui va beaucoup m’émouvoir, mais peut-être que ce jour-là rien ne se passera. Il y a une rencontre transformatrice, assimilatrice (HR distingue radicalement l’assimilation et l’appropriation), mais qui maintient la contradiction en termes d’indisponibilité de l’Autre. L’amitié pourrait servir ici d’exemple : plus qu’une simple fréquentation, elle permet de s’atteindre mutuellement, y compris à travers l’énonciation de choses qui fâchent…

La résonance n’est pas un état émotionnel mais un mode de relation : soient, de façon très abstraite,  deux entités en relation, qui se touchent mutuellement de telle sorte qu’elles apparaissent comme deux entités qui se répondent l’une l’autre, tout en parlant leur propre voix. Ce n’est donc pas un écho.

Il ne peut y avoir de véritables résonances que lorsque nous agissons en accord avec nos évaluations fortes.C’est-à-dire ? Cette notion est empruntée à Charles Taylor[7], et signifie que nous disposons de cartes représentant des conceptions éthiques essentielles sur lesquelles se fonde un projet ontologique (un projet de l’être). Aucune identité stable, aucune action humaine planifiée sans ce cadre de référence concernant « ce qui importe pour nous ». Elles désignent, comme des courbes de niveau sur une carte d’état-major, les sommets vers lesquels tendre, et les vallées qu’il faut éviter…  C’est un fragment de monde qui me sollicite, qui est important pour moi, mais qui n’émane pas de moi-même. Selon HR, il y a expérience de résonance quand  évaluations fortes et faibles s’accordent momentanément (accord de la carte du jugement et de la carte du désir ; les évaluations faibles concernent les désirs corporels et empiriques).

Elle est à la fois un concept descriptif et un concept normatif : 1) les êtres humains ont besoin de résonance comme ils ont besoin de nourriture ou de reconnaissance.Le devenir-sujet s’accomplit au sein d’un réseau dense de résonance,à partir duquel s’opère l’intégration sociale dans le monde et se développe sa capacité langagière et émotionnelle. A défaut les enfants risquent de développer de graves troubles psychiques 2) C’est le critère de la vie réussie.

Il n’y a pas de résonance positive et de résonance négative : ce qui pourrait être considérée comme le fait d’être touché sous le signe d’une « accord discordant », est qualifié de rapport répulsif et compté parmi les formes d’aliénation.

L’aliénation est le symétrique de la résonance.C’est « une relation sans relations ». Relation au monde dans laquelle le sujet et le monde sont indifférents ou hostiles l’un à l’autre et donc déconnectés. Le monde apparaît comme « non responsif », indifférent et froid…  Il y a aliénation quand il n’y a plus de réel contact entre le sujet et sa famille, son travail, sa vie associative…etc. Le sujet n’est plus affecté et ne fait plus en retour d’expérience d’auto-efficacité. Un concept emprunté à la tradition des philosophes de l’école de Francfort qui s’efforce de décrire et d’analyser les conditions sociales, politiques, économiques et culturelles qui conduisent au silence de la relation au monde, à des relations aliénées. Au-delà de l’école de Francfort[8], une grande tradition sociologique allemande, avec notamment Max Weber et Georges Simmel, s’attachent à montrer comment les processus de rationalisation, de maîtrise technique, de judiciarisation, d’administration planifiée, d’économie monétaire, visant à l’optimisation systématique de la vie quotidienne, risquent de développer une « cage d’acier » froide et impersonnelle, « des relations quantitatives, abstraites et formelles » à la place de « relations qualitatives et parlantes »[9], une forme de « pétrification mécanisée »[10]

La dialectique de la résonance et de l’aliénation : Il n’y a résonance qu’en présence d’un Autre qui demeure étranger et muet.La capacité de résonance et la sensibilité à l’aliénation s’engendrent et se renforcent mutuellement. Il ne peut y avoir résonance sans aliénation. Par ailleurs, une société dans laquelle il n’y aurait que des relations, muettes et instrumentales au monde ne peut pas exister : nous avons besoin du succès de la science, du droit, de l’administration, de la technique, de l’économie, qui instituent des relations volontairement distantes et « refroidies » avec leurs objets, et qui sont d’ailleurs aussi la condition de l’accès à la résonance, car nulle résonnance n’est possible dans un contexte trop déficitaire en ressources. En ce sens, les relations instrumentales sont toujours nécessaires. Mais il s’agit d’inverser l’équilibre entre les deux.

La résonance n’est pas la reconnaissance[11] : la théorie de la résonance englobe un champ beaucoup plus large. Il est réducteur de supposer que l’enjeu de tous nos efforts soient d’être reconnus et non méprisés par autrui. Il s’agit de phénomènes voisins mais non coïncidant. Le lien très fort qui les relie, c’est que la reconnaissance est nécessaire pour développer le sentiment d’efficacité personnelle, qui nous l’avons vu, est à son tour une condition essentielle pour qu’il y ait expérience de résonance. L’absence de reconnaissance conduit à une relation répulsive au monde (ne pas être perçu, être ignoré, méprisé, exposée à l’indifférence sociale). Une expérience particulièrement traumatisante est celle de quelqu’un qui a des attentes de résonance, et qui ne trouve que froideur et indifférence. Il vit alors une aliénation extrême et un vécu de honte.

La notion de « relation au monde »

Le concept de résonance s’enracine dans une approche philosophique que Harmut Rosa connait bien, celle de la phénoménologie et tout particulièrement de la philosophie de Merleau Ponty[12]. Le moi et le monde ne sont pas séparables, je m’adresse au monde et il me répond : la neige est composée de cristaux de glace certes, mais quand j’ouvre mes volets le matin devant un manteau de neige, je fais une expérience d’un autre ordre… Il ne s’agit donc pas d’une réponse scientifique - le monde est sans voix de ce point de vue -, mais d’un autre ordre. Même chose si je me promène en forêt… Et même si l’alimentation bio n’est pas nécessairement meilleure pour la santé (présence de bactéries qui les rendent plus vite avariés), j’aime la terre collée sur la tomate parce qu’elle signifie une connexion avec la nature dont la condition urbaine nous prive HR. Les liens affectifs avec le monde, quelle que soit la nature rationaliste et matérialiste de notre société, sont toujours activement recherchés. En réalité le moi et le monde ne sont pas séparables et la phénoménologie de Merleau Ponty décrit parfaitement bien cette intrication à partir de son concept de « chair du monde » ou « d’entrelacs »[13]  : Je suis entrelacé avec le réel par l’intermédiaire de mon corps qui est à la fois sujet et objet, sentant et senti.Il y a « enchevêtrement » ou « enroulement » du corps et de son environnement. La texture du sujet et du monde est ainsi commune, l’ouverture réciproque, la résonance permanente.

La théorie de la résonance trouve aussi une certaine crédibilité sur le plan scientifique avec la théorie des neurones miroir : un macaque résus cassant des noix active chez un autre individu de la même espèce un processus neurologique en miroir, qui est du même ordre… Quoiqu’il en soit cet éventuel « soubassement » neurologique à la théorie ne peut s’appliquer dans ce cas qu’aux relations interpersonnelles… Mais les recherches sur l’empathie semblent montrer que la capacité de compréhension intellectuelle et émotionnelle d’autrui repose sur des capacités innées de mimétisme (sur le plan neuronal) qui nous font vivre la conduite observée chez autrui comme si c’était notre propre conduite.

Le corps est le médium entre le moi et le monde, mais l’expérience au monde est très rarement directement corporelle, car elle est médiatisée par les pratiques culturelles et le langage. Il faut noter qu’il y a de nombreux modes relationnels de relations au monde : lecture, activités du quotidien (laver sa voiture, faire à manger, prendre une photo…etc.), communication, jeu ou divertissement, amour et activités sexuelles, activités artistiques et culturelles…etc., et qu’aujourd’hui nous retrouvons quasiment chacune d’entre elles sur l’écran. « Il n’est pas exagéré de dire que nous nous acheminons vers une société où le rapport au monde passe tout entier par une médiation symbolique dont l’écran est le support. ». Une conséquence : la réduction extrême de l’expérience physique du monde : pas d’odeur, ni d’effet gravitationnel, ni sensation tactile, ni de perception gustative… Cette réduction à un seul canal de résonance peut être problématique… notamment concernant la résonance immédiatement corporelle.

La forme de notre relation au monde : le moi et le monde ne sont pas des identités préalables à la relation, mais prennent forme dans le processus relationnel proprement dit…. Le sentiment de soi est toujours le résultat de rencontres et de contacts –ou de résonances – à la fois physiques et psychiques. .Les formes de la relation au monde sont diverses et souvent hybrides dans la réalité empirique, mais on peut les classer selon qu’elles sont résonantes ou muettes (voire hostile), responsives (il y a des réponses, le courant passe) ou instrumentales. Mais aussi selon qu’elles sont orientées du moi ou monde ou l’inverse. Ces formesfondamentales de notre relation au monde précède la cognition, mais est dépendante d’expériences de résonance et de processus relationnels, qui eux-mêmes sont déterminés par des relations économiques, politiques, et techniques relatives à une formation sociale déterminée. Elles sont donc pré-cognitives mais non pré-sociales. On peut distinguer 5 problématiques existentielles de base : la menace (recherche du familier et esquisse des situations nouvelles) – la mise à l’épreuve (elles sont vécues comme des mises à l’épreuve qui permettent de se distinguer ; sens du défi intellectuel)–la stimulation (souvent stimulés par ces situations ; recherche du frisson) – l’expérience de soi (elles sont vécues comme des occasions au renouvellement de l’expérience de soi) – l’adaptation ( adaptation recherchée à des attentes sociales qu’il s’agit de satisfaire).

Résonance horizontale, verticale, et diagonale

Harmut Rosa distingue trois types de résonance. Nous ne pourrons pas ici explorer chacune d’entre elles, ses différents lieux d’expression privilégiés, ses limites dans le contexte de la Modernité tardive et de ses contraintes structurelles. HR y consacre de nombreuses pages dans son ouvrage. Nous nous contenterons ici de les  définir et de donner des indications sommaires sur les dimensions que nous venons d’évoquer.

Les résonances horizontales sont celles qui nous relient aux autres êtres humains, et englobent donc les relations sociales et interpersonnelles. La famille est le havre de résonance par excellence, au sein de laquelle les enfants doivent être aimés et protégés. Pareillement la relation amoureuse, qui est aujourd’hui à la base du mariage ou de la vie commune, est un espace de résonance très privilégié, même s’il peut devenir à l’inverse un étouffement mutuel de résonance... L’amitié est aussi une relation privilégiée, moins soumise que la famille aux impératifs institutionnels et aux charges qui pèsent sur elle. On est amis quand une corde résonante, faite de sympathie et de confiance, vibrent entre nous. Nous voyons généralement nos amis hors des contraintes et des routines du quotidien qui freinent les possibilités de résonance, mais dans des lieux propices (au concert, à la montagne, au café pour discuter…). Etre capables de se toucher et de s’émouvoir signifie aussi que l’amitié n’est pas exempte de contrariété ou de querelles. La démocratie est aussi, par son principe même, un espace de résonance privilégié, puisqu’il s’agit de construire ensemble le commun… Mais cette promesse est rarement tenue : d’abord ce qui devrait être une délibération est trop souvent une guerre entre adversaires, ensuite et surtout parce que les relations entre le peuple et ses élites politiques sont notoirement dégradées. L’absence d’alternative politique bloque par les deux bouts la corde résonance : le monde social apparaît aux individus  sous la forme de rapports pétrifiés qui ne se laisse plus transformer, contredisant la promesse de la démocratie selon laquelle les hommes peuvent librement déterminer eux-mêmes le monde dans lequel ils veulent vivre. Peut-on retrouver (ou trouver ?) cette vision républicaine de l’agir commun et de la transformation collective de la sphère publique ? Ne plus se contenter de cette vison minimale de la politique consistant à être la gestionnaire administrative et juridique d’un monde muet ?

Les résonances verticales impliquent une sorte de transcendance.Il peut s’agir d’un sentiment religieux, mais aussi d’une rencontre avec une grandeur ou une beauté (par exemple un coucher de soleil ou une musique) qui nous fait sortir de nous ; ce peut être bien sûr avec le monde lui-même considéré dans sa totalité. La résonance verticale englobe donc des expériences diverses, de nature esthétique, religieuse, spirituelle… etc. Selon HR, le besoin de résonner de cette façon est antérieur à la foi et à la religion, et en est même à l’origine… Il y a selon HR quatre grands domaines où la résonance verticale peut se manifester : l’expérience religieuse, la nature, l’art et l’histoire. L’expérience religieuse peut en effet se traduire dans les termes d’une rencontre « Je-Tu », que la prière peut par exemple représenter, dans laquelle Dieu nous répond. Elle vise d’emblée une résonance profonde. Invoquer Dieu, « c’est l’appelez en moi-même », et en même temps, c’est moi qui suis en Dieu.Camus a fort bien formulé cette demande existentielle de réponse du côté de l’homme, mais là l’univers ne répond pas et lui oppose son silence… C’est le célèbre sentiment de l’absurde : impossibilité d’assumer le monde et de le faire parler. Mais la modernité a trouvé d’autres voies que la religion, la nature et l’art. En ce qui concerne la nature, l’idée de correspondances secrètes entre notre nature et la nature est très ancienne. L’horoscope en est une survivance, certes très édulcorée. Aujourd’hui ce sont les mouvements écologiques qui portent cette idée que les hommes doivent vivre en résonance avec la nature. La grande séparation entre nature et culture qu’à introduite et développer la Modernité aboutit à un paradoxe remarquable : la culture moderne oscille entre deux rapports à la nature opposé : un rapport institutionnel , celui du monde compétitif de la politique, du droit et de l’économie, qui envisage la nature comme ressource ; l’autre, psycho-émotionnel, qui voit dans la nature une sphère primordiale de résonance dans les moments extra-quotidiens de la vie, sur le mode essentiellement de la réception esthétique et de la contemplation romantique. Selon HR, la relation de résonance, exclusivement « pathique », est amputée de moitié, tant qu’une confrontation responsive et une expérience réelle d’auto-efficacité ne s’affirmera pas. L’auto-efficacité à l’encontre de la nature prend au contraire l’allure d’une approche instrumentale et aliénante : vaincre les montagnes, franchir les mers, traverser les déserts etc. Ce clivage culturel n’a jamais était aussi probant qu’à l’encontre des animaux : d’un côté les animaux de compagnie qui sont une source très intense de résonance familiale, de l’autre côté les animaux d’élevage qui subissent « une réification sans équivalent » dans « des exploitations d’engraissement et d’abattage et dans les laboratoires scientifiques où ils sont lentement torturés à mort… ». L’art, plus que toute autre chose, touche l’homme moderne au plus profond de son âme. Il a eu tendance à se substituer à la religion dans sa capacité de résonance comme exigence collective. Les musées, les salles de concert, les cinémas, sont les nouveaux temples. On y va pour rechercher des moments de rapports privilégiés à nous-mêmes et au monde, et être ainsi touchés, émus, saisis. L’art comme foyer de résonance à plusieurs niveaux : résonance chez l’artiste entre deux voix qui se contredisent : le jeu des forces vitales et la constitution des formes, ou la compétence consciente et la force déchaînée. Du côté de notre expérience esthétique de récepteur, nous faisons l’expérience d’une résonance verticale sous la voix signifiante et indisponible d’un Autre. Lors d’un précédent travail sur la beauté, nous avions mis en relief l’idée qu’lle n’était ni dans le monde, ni même dans les œuvres, mais dans la relation entre un sujet et un objet, qui se répondent l’un l’autre. Enfin nous résonnons devant l’éventail des relations possibles au monde que nous proposent les différentes œuvres. L’expérience esthétique, qui est par définition résonante, implique non seulement une réceptivité, mais aussi une auto-efficacité responsive en retour. La tendance de la Modernité est de reléguer l’expérience esthétique dans des zones conçues comme des oasis extra-quotidiens (musée, théâtre, salle de concert). Enfin, l’histoire, c’est-à-dire la relation que nous entretenons avec le passé qui nous englobe, est également l’objet éventuel de « résonance historique ».

Les résonances diagonales concernent  les objets inanimés ou les matériaux sur lesquels on agit (le travail). Concernant les premiers,  la pensée rationnelle, celle des Lumières ne peut concevoir avec eux que des interactions instrumentales et causales, contrairement aux pensées animistes ou totémiques analysées par Philippe Descola[14]. Mais si les choses fonctionnent selon les lois de la science, dans un monde muet et immobile, que penser alors des univers enfantin ou artistique ? Les enfants commencent par vivre dans un monde résonant habité par les choses qui les interpellent et les touchent[15]. C’est en ce sens que tant de peintres ont dit que ce sont les choses qui les regardent et non l’inverse. « Entre lui (le peintre) et le visible, les rôles inévitablement s’inversent » (Paul Klee). Et : « Je crois que le peintre doit être transpercé par l’univers et non vouloir le transpercer » (André Marchand). En réalité, et conformément à la philosophie de Merleau-Ponty ou à la vision poétique des romantiques, « les choses qui nous parlent »  jouent dans notre rapport aux lieux et notre ancrage au monde un rôle essentiel, et ce malgré l’approche objective et rationnelle du monde de la modernité. Mais il est vrai que dans le contexte de l’accélération et de l’obsolescence rapide des objets, du changement incessant et accéléré de nos intérieurs, habits, véhicules, médias, les choses nous sont de plus en plus étrangères et nous avons de plus en plus de mal à être « touchées » par elles (sinon, comment pouvoir les jeter aussi souvent ?). Concernant le travail, n’oublions pas que la résonance consiste aussi en retour à toucher, façonner les choses, et de ce point de vue il constitue un terrain privilégié de résonance. A travers lui, le sujet se transforme et la matière traitée également. Ce double mouvement est un exemple « d’assimilation du monde », autre concept souvent utilisé par HR. Il ne s’agit pas d’un simple rapport instrumental et causal, la « matière », quelle qu’elle soit (il peut s’agir autant d’une pâte que d’un texte ou d’un véhicule), « parlant aussi de sa propre voix » et ne se laissant jamais complètement dominée et calculée. … Dans le cas contraire, cette relation cesse d’être résonante et devient pure routine. Le travail salarié constitue une sphère de résonance essentielle, qui n’est pas toujours facile à défendre dans le contexte des impératifs du profit et de l’optimisation maximum. On a vu comment le goût du travail bien fait entrait en contradiction avec les exigences de rentabilité et d’évaluation parfois maniaque, générant des logiques d’épuisement professionnel et de burn-out, particulièrement préoccupantes aujourd’hui. L’école également joue un rôle important en matière de résonancepuisqu’il s’agit d’une confrontation réflexive avec la « matière-monde », par une prise de distance et une assimilation active. La question sera alors de savoir quelles expériences d’auto-efficacité personnelle nous faisons et quels sentiments d’auto-efficacité nous ressentons. L’école est souvent considérée comme un lieu qui se réduit au silence, le monde « froid » des adultes se substituant au monde « habité » de l’enfance… Mais l’enjeu fondamental de l’école est bien là : les enseignants, la matière enseignée, et les élèves, resteront-ils indifférents les uns aux autres, ou bien au contraire, « les premiers parviendront-ils à atteindre les seconds, à faire vibrer la corde de résonance et à amener le monde à chanter » ? Ce triangle peut devenir un triangle de résonance ou un triangle d’aliénation suivant « comment le courant passe » entre ces trois pôles… La matière peut apparaître alors comme un champ de possibilités et de défis importants, ou au contraire totalement indifférente. Le rôle d’inspiration et d’impulsion joué par l’enseignant est essentiel, mais il doit également être un bon récepteur des besoins et des intérêts des élèves. On voit ici comment l’axe de résonance diagonale et soutenu par un axe de résonance horizontal. Enfin, le sport joue un rôle particulièrement important en tant qu’il constitue un oasis face aux contraintes d’accroissement de la société qui réduisent fortement les qualités résonantes dans les autres domaines de la vie. La résonance peut là encore se comprendre en plusieurs sens : résonance pré-réflexive entre tête et corps, pensée et mouvement cez le sportif. Le sport ouvre des canaux de résonance spécifiques et particuliers à chaque discipline dans cette dimension. Ensuite la résonance s’applique aux interactions au sein d’un groupe dans les sports collectifs : résonance qui prend possession des corps individuels, qui semblent s’accorder et « se trouver » sans concertation ni réflexion préalable.  Cette résonance peut bien sûr s’étendre aux spectateurs, quelle que soit la distance qui les sépare (match regardé sur un écran). Ils s’impliquent activement et rejouent les actions pour leur propre compte. Il y a ainsi des moments privilégiés de résonance quand ce phénomène d’attention conjointe au cours d’une rencontre se réalise, quand tout le monde vibre à l’unisson. Une telle  sphère de résonance peut acquérir une importance vitale dans le quotidien des supporters, et même au-delà : les matches de la Ligue des Champions ou ceux de Marseille en Ligue I peuvent être pour certain un ancrage émotionnel hebdomadaire qui confère à leur semaine de travail « une qualité résonante, qui fait chanter leur terne quotidien ». Un mondial de football peut se transformer en une sorte de système global de résonance temporaire qui déborde largement les acteurs et même les spectateurs…

La société de la modernité tardive est à la fois une promesse de résonance et un obstacle à la résonance

Comment comprendre et évaluer la place et l’avenir de la résonance dans nos sociétés de la modernité tardive ? La réponse de Harmut Rosa n’est pas simple et nous souhaitons ici rendre compte de la complexité du sujet et de sa réponse.

Tout d’abord, tous nos idéaux modernes ne sont–ils pas empreints de résonance ? Conception moderne de l’amour, de l’art, expérience moderne de la nature, réalisation de soi dans le travail, éducation fondée sur l’épanouissement, rêve de communauté politique fondée sur l’engagement et la solidarité…etc. ?

Ensuite, quelle que soit les inégalités dans l’accès au monde, l’expérience résonante dépend indéniablement de la combinaison d’un certain capital (en termes de ressources) social, économique, culturel. Pour faire d’une soirée à l’Opéra une expérience culturelle réussie, dit en substance Pierre Bourdieu, de telles ressources sont nécessaires. Autrement dit en ce sens, sans ces stratégies d’extension propre à la modernité tardive, le monde menacerait de se taire véritablement pour le sujet de cette modernité, puisque celui-ci perdrait en quelque sorte les moyens de son assimilation (du monde). En ce sens, l’extension de l’accès au monde est la condition nécessaire pour l’activation des cordes de résonance. Et il est vrai que nous luttons dans l’espace social pour améliorer notre position et notre accès au monde par la valorisation de notre argent, de notre éducation, de notre savoir, de nos capacités, de nos diplômes, de nos titres de propriété, de notre réseau de relations.

Mais d’un autre côté, il semble qu’il y ait un hiatus insurmontable entre une telle logique d’’accroissement et d’optimisation maximum, et le désir de relations résonantes. Le désir de relations résonantes est bien un moteur essentiel du zèle que nous mettons à maximiser nos ressources[16] : « Etends ton accès au monde, et tu pourras trouver  - et faire tien – un nouveau foyer sous forme d’un fragment de monde qui te parle » : telle est la promesse de la modernité d’accroissement. Mais en revanche l’accumulation entretient contradictoirement un mode de relation muette au monde.La qualité de la relation est sans cesse sacrifiée au profit des obligations prescrites par l’impératif catégorique « Agis de telle sorte que tu puisses étendre ton accès au monde » (prendre l’avion quand nous le voulons, aller où bon nous semble, acheter ce que nous voulons, nous faire construire une belle maison…etc.), et donc aussi accumuler des ressources, qui finit toujours par s’inscrire dans une pure logique économique d’accroissement où les contraintes de manque de temps, des normes et obligations en vigueur, d’évaluation, finissent par rendre très difficile les expériences de résonance. Nous voyons par exemple comment aujourd’hui le désir de résonance se fait jour avec l’attente de plus en plus forte de sensibilité et d’attention à l’égard de la vie, des clients, des collègues, des pauvres, ou des animaux... Mais l’encouragement de telles attitudes ne peut résister à ce que nous avons appelé la « colonisation » de la résonance par la stratégie de l’extension de l’accès au monde, sous le règne de l’impératif catégorique déjà cité, qui va de pair avec des attitudes de pure instrumentalisation. La proximité humaine est souvent réclamée dans les hôpitaux, mais comment peut-elle jouer un rôle significatif dans le cadre de la performance institutionnelle omniprésente ? Comment introduiredans une transaction financière, toute espèce d’intérêt porté à autre chose qu’à la valeur chiffrée abstraite (par exemple au sort réservé à telle entreprise) sans risquer de compromettre le succès de l’opération ?D’une façon générale, toutes les institutions dans lesquelles sont dominantes les procédures juridiques, les transactions économiques et financières, l’administration bureaucratique, rendent les relations résonantes difficiles…

Et pourtant la résonance est recherchée dans les entreprises, les hôpitaux, les universités ou les banques, car elle est également synonyme de performance ! On voit aussi comment les classes moyennes et supérieures cherchent à stimuler au maximum les aptitudes physiques, psychiques, créatives, émotionnelles et sociales de leurs enfants. Ils sont résonants avec eux pour développer au maximum ces qualités qui doivent leur permettre de gagner le combat pour les ressources et trouver leur place dans le monde. Promesse culturelle de résonance et logique structurelle d’accroissement se sont amalgamées. La résonance finit par fonctionner comme un capital…

Mais la logique qui consiste à mettre sans arrêt des stratégies en place pour étendre ses capacités et ses compétences personnelles conduit plus ou moins directement à l’étouffement des relations résonantes. Ce qui devait être au départ de simples conditions à la vie bonne, devient progressivement une fin en soi, captant toutes les énergies en direction de l’acquisition d’un potentiel de ressources toujours plus important. De telles stratégies renforcent l’efficacité personnelle, mais elles sont axées sur la domination et donc sur les relations muettes et réifiées au monde. La stratégie moderne d’efficacité personnelle n’est pas mauvaise en soi, mais elle est trop unilatéralement axée sur « une efficacité muette », guidée par une logique de résultats, de domination, et de mise à disposition, et non sur une efficacité résonante qui améliore la relation au monde et la qualité de vie.La relation de résonance ne peut pas bien coexister avec l’économie de la modernité qui repose sur la transformation du désir de relation en désir d’objet et sur la maximisation des ressources

Voilà une nouvelle dimension de cette distorsion entre quête de résonance et dynamique d’accroissement : la transformation du désir de relation en désir d’objet. Déçu, le désir de résonance cristalliserait en un désir accru d’objet. Le désir de relation se transforme en désir muet d’objet.  Dans le même esprit, « une économie capitaliste ne peut fonctionner que si nous sommes régulièrement déçus par les produits que nous venons d’acheter » (Lian Hudson[17]). Il est assez remarquable de constater qu’aujourd’hui une part considérable et croissante de la libido (si l’on considère en effet que l’achat est sous-tendu par un désir libidinal, ce que la publicité a compris depuis longtemps) semble aujourd’hui porter sur l’achat en tant que tel et non sur la consommation ou l’usage de l’objet acheté ; preuve en est que l’on achète toujours plus de livres, de supports musicaux, de télescopes, de raquettes de tennis et de pianos (ne pourrait-on pas étendre la liste à quasiment tous les objets : bijoux, vêtements…etc. ?), « mais on les lit, les écoute, s’en sert, et en joue de moins en moins. ».Le shopping en lui-même procure de plus en plus de plaisir. Pourquoi ? Harmut Rosa nous propose une réponse originale et de nature sociologique  (peut-être faut-il rappeler à ce sujet, qu’il existe aussi des explications psychologiques singulières à chacun…) : la possession d’un objet représente potentiellement une extension possible de son accès au monde (ma nouvelle planche de surf me permettra d’explorer la mer et les vagues). Mais dans l’absolu, un tel programme de multiplication toujours plus intense des ressources finit par ruiner la possibilité même de donner la parole à ces choses : il nous offre certes une promesse de résonance, mais n’accomplit ni ne garantit aucune assimilation. Si nous ne faisons pas l’expérience d’un contact et d’une auto-efficacité  dans notre usage de cette marchandise, le simple achat est impuissant à permettre la moindre résonance de cet ordre.

CONCLUSION

L’imaginaire culturel de notre société de la modernité tardive est très prégnant : nous avons de la peine à penser un quelconque projet de réforme en dehors de lui : « « L’imagination, la vision et la libido restent concentrés sur la façon de savoir quelle sera la prochaine chose à atteindre et à conquérir ». La théorie de la résonance élaborée par Harmut Rosa propose un changement de paradigme culturel : ce n’est pas l’accès aux choses mais la qualité de la relation au monde qui doit devenir la norme de l’action politique et individuelle. Cette « qualité » ne se décline pas en termes d’accroissement mais dans la capacité  et la possibilité d’établir et de maintenir des axes de résonance. La relation de résonance et le contraire d’une relation instrumentale avec tel ou tel fragment de monde, qui se caractérise par une relation muette ou « froide », voire hostile, au monde. Cette relation de résonance, de son côté,  accroît notre puissance d’agir et, en retour, notre aptitude à nous laisser « prendre », toucher et transformer par le monde (les deux mouvements d’activité et de passivité sont inséparables ici). Il ne s’agit pas de vouloir supprimer toute relation instrumentale au monde, ce qui serait stupide : nous avons besoin du succès de la science, du droit, de l’administration, de la technique, de l’économie, qui instituent des relations volontairement distantes et « refroidies » avec leurs objets, et qui sont d’ailleurs aussi la condition de l’accès à la résonance, car nulle résonnance n’est possible dans un contexte trop déficitaire en ressources (pour l’homme moderne). En ce sens, les relations instrumentales sont toujours nécessaires. Mais il s’agit d’un nouveau paradigme qui inverse l’équilibre entre les deux. Aujourd’hui, l’orientation vers la demande de résonance n’est concédée qu’à l’état d’exception, confinée dans des « oasis », exploitée comme une ressource, ou transformée en désir d’objet. Une vie réussie consiste en une forme de relation au monde qui est, dans sa structure profonde, résonante.Il ne s’agit pas non plus de préconiser une économie « stationnaire » ou de « décroissance », hostile à toute croissance, accélération ou innovation. Mais une « société de post-croissance » qui dépasserait le modèle de la « stabilisation dynamique » au sens où elle n’est plus contrainte à s’accroître afin de maintenir son statu quo institutionnel et assurer sa reproduction matérielle.

                                                                                                                       Daniel Mercier, le 03/10/2019



[1] A rapprocher du concept d’immobilité fulgurante de Virilio

[2] Ressources au sens large : économique, culturelle, physique, psychique, sociale, relationnelle, de santé…etc.

[3] Martin Legros, « Un nouvel Achille est né », Philo Magazine juin 2018

[4] « Accélération »

[5] Tristan Garcia. « La vie intense »

[6] Harmut Rosa, Philosophie Magazine sur la résonance, octobre 2018

[7] Philosophe canadien contemporain

[8] From, Marcuse, Adorno, Habermas, Honneth…etc.

[9] Georges Simmel

[10] Max Weber

[11] C’est Axel Honneth qui développe « la théorie de la lutte pour la reconnaissance », s’appuyant notamment sur la philosophie hegelienne.

[12] « Le visible et l’invisible »

[13] Mon corps voyant sous-tend mon corps visible, et tous les visibles avec lui (mon corps est visible, mais parce qu’il est voyant). Quand ma main droite touche ma main gauche, l’une est touchante et l’autre touchée, mais si à son tour ma main gauche se pose sur la droite, alors elle devient elle-même touchante, et ma main droite touchée. Le corps est à la fois ce qui sent et ce qui peut être senti, sujet et objet du monde. Bien loin d’être un « je » extérieur au réel, il est entrelacé avec lui (notion d’entrelacs). Nous sommes insérés dans un dehors (le corps visible) que nous faisons nous-même apparaître (le corps voyant). Il y a « enchevêtrement » ou « enroulement » du corps et de son environnement. C’est la notion de « chair » qui va rendre compte de cette co-appartenance du sujet et du monde. La texture du sujet et du monde est ainsi commune, l’ouverture réciproque, la résonance permanente : nous (le sujet et le monde) ne cessons de naître l’un à l’autre (« Le visible et l’invisible » et « Phénoménologie de la perception »)

[14] Au-delà de nature et culture

[15] Walter Benjamin

[16]« Etends ton accès au monde, et tu pourras trouver  - et faire tien – un nouveau foyer sous forme d’un fragment de monde qui te parle » : telle est la promesse de la modernité d’accroissement

[17] Psychologue social anglaise contemporaine