Sommes-nous condamnés à faire comme les autres ? Mai 2011

La présentation du sujet

« Sommes-nous condamnés à faire comme les autres ? »

 

Cette phrase peut nous apparaître provocatrice et nous irriter quelque peu, puisqu’elle présuppose au minimum un constat de fait : nous serions en effet « victimes » de comportements grégaires et/ou conformistes… Mais ne nous laissons pas trop vite emporter par nos affects : comme le dit Spinoza, plutôt que de déplorer ou de dénoncer, il est préférable de prendre le temps de comprendre la véritable nature des choses. La phrase de Rousseau au début de son « Discours sur l’origine de l’inégalité » à de quoi nous mettre « la puce à l’oreille » : « Chacun commença à regarder les autres et à vouloir être regardé soi-même »… Si la société naissante « commence » ainsi, quoi d’étonnant alors que les processus imitatifs puissent marquer de leur empreinte la vie en société ? Un premier coup d’œil sur la nôtre semble le confirmer : comparaison sociale permanente, envie incessante de ce que les autres ont et qui me font défaut, contagions des opinions et des idéologies … aussi bien nos idées que nos comportements ou nos actions sont souvent  d’ordre « imitatif ». Notre susceptibilité d’individu revendiquant une certaine forme de souveraineté et d’autonomie en souffre : la conformité est pour elle synonyme d’asservissement et de conformisme. Mais avons-nous réellement le choix ?   

 

Daniel Mercier

L'écrit philosophique

« Sommes-nous condamnés à faire comme les autres ? »

 

Au delà de la formulation et de l’affect négatif qui lui est associé, le présupposé évident de pareille question concerne le constat de la similitude de nos comportements et de nos actions avec celles de l’ensemble de nos « congénères ». Adhérant pleinement à la conviction de Spinoza selon laquelle lorsque nous voulons vraiment connaître en vérité les choses, c'est-à-dire les comprendre dans leur nature, il faut que nous nous gardions de rire d’elles, de les déplorer, ou de les détester, nous prendrons plutôt le parti de comprendre de quoi il s’agit au juste dans cette question, plutôt que de vouloir y répondre directement. C’est ainsi sans doute que la virulence de l’affect implicitement sous-entendu dans celle-ci, s’apaisera en laissant  progressivement la place à une meilleure intelligence de cette réalité…

 

Premier « coup d’œil »…

Pour commencer et en quelques mots, à quel constat peut renvoyer cette idée que « l’on fait comme les autres » ? A l’échelle sociale, nous pouvons en effet rapidement observer la prégnance des codes sociaux, des cultures, des manières de penser au sein d’une collectivité déterminée. Les phénomènes d’imitation et de contagion sont nombreux et multiformes : courants d’opinions, modes diverses, habitudes de vie. Mais aussi de multiples processus de différenciation et d’opposition qui s’opère en son sein entre un grand nombre de groupes plus petits revendiquant à leur tour une telle conformité. Différenciation opérant également à l’extérieur vis à vis de groupes différents du premier… S’il est vrai que nous vivons aujourd’hui à l’âge des affirmations identitaires, nous pouvons considérer que de  telles appartenances collectives (plurielles) désignent ainsi, pour chacune d’entre elles, le partage d’un certain nombre de traits en commun…

 

Stratégies de reconnaissance et de distinction ?

L’angle d’attaque philosophique que nous privilégierons est suggéré par ces trois petits extraits d’auteurs importants, Rousseau, Hume, et Marx :

« Chacun commença à regarder les autres et à vouloir être regardé soi-même, et l’estime publique eut un prix. (…) Et ce fut là le premier pas vers l’inégalité, et vers le vice en même temps : de ces premières préférences naquirent d’un côté la vanité et le mépris, de l’autre la honte et l’envie. » (Discours sur l’origine des inégalités parmi les hommes).

Si dans cette société naissante proche de l’état de nature (fiction méthodologique), chacun commence à regarder les autres et à se regarder soi-même, il n’est pas difficile de prédire que les processus imitatifs vont marqués de leur empreinte la vie en société…

 « Ce n’est pas une grande disproportion entre les autres et soi qui produit l’envie, mais au contraire une proximité » (Traité de la nature humaine, 1739). 

La comparaison avec les autres, l’envie, sont d’autant plus développées que les autres sont proches (à entendre dans tous les sens, proximité physique, de richesses, culturelle …etc.).  Marx va revenir sur cette idée :

 « Une maison peut être grande ou petite, tant que les maisons environnantes sont petites elles aussi, elle satisfait à tout ce que l’on exige socialement d’une maison. Mais s’il s’élève à côté de la petite maison un palais, voilà que la petite maison se ravale au rang de la chaumière. (…) Et au cours de la civilisation, elle peut s’agrandir tant qu’elle veut, si le palais voisin grandit aussi vite ou même dans de plus grandes proportions, celui qui habite la maison relativement petite se sentira de plus en plus mal à l’aise, mécontent, à l’étroit entre ses quatre murs  ».

De très nombreux exemples, qui viennent alimenter les travaux des sciences sociales, peuvent illustrer le mécanisme ici décrit de  comparaison sociale et de concurrence, proportionné à la plus ou moins grande proximité de l’ « autre », et dans lequel les processus imitatifs sont très présents  (en même temps que ceux de distinction…)

 

  • Des petits pavillons individuels naissent dans un quartier, symbolisant un certain idéal de réussite pour des familles de milieu populaire : une chambre par enfant, un jardinet, un garage… Quelques temps après de nouvelles maisons plus spacieuses sont bâties non loin de là. Plus spacieuses, cuisine intégrée, plus grand jardin. Du coup, le quartier où sont implantées les premières maisons devient moins attractif, d’autant que de nouveaux venus des HLM voisins, en majorité des familles d’immigrés viennent s’installer (eux aussi aspirent à devenir propriétaires et améliorer leur condition). Le quartier connaît un déclassement… C’est ainsi que des quartiers connaissent une ghettoïsation ou au contraire un « embourgeoisement » dans de nombreuses villes (à Paris depuis quelques années, le quartier longeant le canal Saint-Martin connaît un tel « embourgeoisement »)
  • Chaque année, 40000 coureurs au marathon de Paris ; l’enjeu n’est pas de gagner, mais chacun a un défi personnel à relever, faire une performance honorable par rapport à son « groupe de référence » (ceux avec lesquels, compagnons d’entraînement ou non, il peut se mesurer par rapport à son âge, son niveau d’entraînement, son poids, son sexe)
  • Un salarié peut plus ou moins se satisfaire d’une augmentation de 100 euros. Mais si son collègue a bénéficié de 200 euros, la satisfaction ne sera pas du tout la même. Pourtant cela ne change rien à ses propres revenus. Combien gagne mon beau-frère ? Mon collègue de bureau ? Là encore « faire comme les autres », mais aussi éventuellement « mieux que les autres » a tout son sens.
  • La question des statuts dans l’entreprise ou un milieu de travail identifié, comme par exemple les enseignants à l’ Université, est également l’occasion de « luttes de classement » (en particulier analysées par P. Bourdieu) donnant lieu à des aspirations mais aussi  des rivalités, des jalousies et parfois des haines farouches. Nous pouvons d’ailleurs constaté qu’ici comme dans les autres exemples, conformité et recherche de distinction vont de pair (nous y reviendrons).
  • Nous pourrions multiplier les exemples dans le domaine de la consommation : la consommation alimentaire, vestimentaire, les loisirs …etc. sont profondément influencés par le souci, de se faire remarquer, de se démarquer de son groupe, c’est-à-dire aussi de s’approcher d’un « modèle » envié. D’où les phénomènes de consommation « ostentatoire » visant à me faire reconnaître dans tel ou tel groupe, qui touchent aussi bien les élites que les milieux populaires (le « bling-bling » du pauvre).

 

Il serait  naïf à ce sujet de penser que les biens de consommations ne visent qu’à satisfaire des « besoins » supposés bien définis et « naturels » ; « La comparaison sociale » en jeu dans ces « stratégies de distinction », et le caractère éminemment relatif de la satisfaction ou de l’insatisfaction dans ce domaine montre le contraire :  la nature symbolique de l’acte de consommation, qui remet en question la supposée libre décision de l’acteur « froid » et rationnel (« homo oeconomicus ») posée comme un postulat par l’économie politique classique, relève de phénomènes affectifs complexes qui se nomment rivalité, concurrence, imitation, désir d’approbation, de reconnaissance, de « distinction » (Bourdieu)… Adam Smith déjà disait : « Nous n’espérons d’autres avantages que d’être remarqués et considérés, rien que d’être regardés avec attention, avec sympathie et approbation. », pointant ici cette soif de reconnaissance qui serait si caractéristique de notre « nature »…

 

L’idéologie de « l’individu indépendant » à l’épreuve des conditionnements sociaux

D’une manière plus générale,  le jeu social dans lequel nous sommes impliqués en tant qu’être de culture ne doit pas être sous-estimé, même si l’idéologie de l’individu de l’ère démocratique nous inclinerait à nous penser comme indépendant, « empire dans l’empire de la société ». En réalité, aujourd’hui comme hier ou avant-hier, nous ne pouvons nous abstraire du « moule » dont nous avons hérité en venant au monde, c'est-à-dire d’un monde organisé et culturé qui nous précède , qui nous a fait comme nous sommes, qui nous procure le langage, nous investit de son héritage, nous infuse la culture et les idéaux qui nous guident. Il y aura toujours, que nous le voulions ou non, une précédence du collectif sur l’individuel ; il est de ce fait nécessaire que nous soyons en quelque sorte « comme les autres », au sens d’un « fond commun » qui nous rassemble, d’une conformité à des normes et des valeurs communes de référence (même si elles doivent  être l’objet d’un examen critique).

Aujourd’hui, l’ère de la démocratie a donné naissance à une société où les individus seraient bien plus libres et autonomes que leurs aînés ; Les anciennes formes traditionnelles d’autorité, les anciennes contraintes et  normes collectives assignant des places et des rôles à chacun, sont en voie d’extinction ou ont complètement disparu. Nous revendiquons, dans le contexte de ce mouvement d’individualisation une forme d’autonomie individuelle où chacun pourrait penser, vivre, se comporter selon ses choix et indépendamment d’autrui ; il est d’ailleurs significatif d’observer à ce sujet comment dans les années 70, la référence au concept d’imitation, notamment dans la réflexion sur la formation et l’éducation, avait très mauvaise presse : l’importance de l’imitation dans l’apprentissage était déniée, une telle approche tombant sous les coups d’une « modélisation » qui ne pouvait se faire qu’au dépens de l’autonomie et de la liberté présumée de l’individu. Pourtant, même si de moins en moins de normes extérieures à nous semblent nous contraindre, nos pensées ou nos comportements sont-ils plus indépendants ? La « culture de l’individu » nous prédispose certes à être très critique sur la question de la conformité (« faire comme les autres »), mais sommes-nous pour autant moins « conformistes » ? Marcel Gauchet parle à ce sujet de « dépendants à prétention d’indépendance », soulignant par là l’illusion qui consiste à se croire capable de se soustraire aux influences extérieures, alors que fondamentalement l’individu lui-même est une création « social-historique » de cette « société des individus ».

Les exemples précédents montrent déjà comment nos comportements relèvent de normes sociales auxquelles nul ne nous contraint mais qui s’imposent à nous : dans notre société qui entend promouvoir les valeurs d’égalité, où les places ne sont pas assignées à l’avance (ce qui ne signifie pas qu’une forme de reproduction sociale n’opère pas…), la quête de reconnaissance mène à une course aux statuts, aux titres, aux diplômes, à la consommation de biens qui sont aussi des « biens de distinction ». Nos vies sont également  sous la domination croissante de ces « grands attracteurs » que sont la télévision, Internet, les supermarchés, les loisirs, terme utilisé par le sociologue F. Cochoy (La captation des publics. C’est pour mieux te séduire, mon client… PUF du Mirail, 2004), pour désigner ce qu’il appelle des dispositifs de séduction et de captation des publics, que l’on peut considérer en effet comme de nouvelles formes de domination sociale, adaptées à notre nouvelle société des individus. Les idéologies aussi expriment ces mouvements collectifs qui rassemblent ou opposent, et sont en eux-mêmes des facteurs de conformité (et d’opposition corrélative…) : par exemple, ne voit-on pas de plus en plus de jeunes femmes se couvrir la tête d’un voile ? Ne voit-on pas également d’autres jeunes femmes se soumettre à un régime drastique pour se conformer à un modèle (« « Taille 38, le voile des femmes occidentales », ironisait déjà en 2001 une sociologue, Fatema Mernissi « Le harem et l’occident », Albin Michel) ? Nous pourrions aussi citer le discours du « nouveau management » qui tend à mettre en avant les valeurs d’autonomie, de responsabilité, et d’épanouissement personnels dans l’entreprise, au dépens du poids de la hiérarchie. Le phénomène du « politiquement correct » est également intéressant de ce point de vue ; nous pouvons le définir avec Finkielkraut comme une manière de ne pas vouloir voir ce qui dérange ; comme toutes les idéologies, le « politiquement correct » dépend à la fois de la complexion affective de chacun et de ce que nous pourrions appeler la « téléologie régnante » dans une société donnée (le fait d’en rendre compte comme le fruit d’une « rencontre » de cette sorte, permet d’éviter des approches trop dichotomiques ou manichéennes du phénomène. Nous y reviendrons …). Quelques formes sous-lesquelles il apparaît : «  non, la majorité des petits délinquants ne sont pas noirs ou arabes (et si c’est vrai, il est très inconvenant de le dire, on risque même un procès)… La proposition de dépénalisation des drogues douces est un scandale parce qu’elle contrevient à l’esprit républicain (sic !)… Le voile est un affront fait à La Femme… La crise du capitalisme est de la responsabilité de financiers sans scrupules, il faut « moraliser » le capitalisme … Toute réalité qui renvoie à l’origine ethnique n’existe pas, pas plus dans l’équipe de France que partout ailleurs ; « circulez, il n’y a rien à voir ! ». De ce fait, pourquoi des statistiques pour un phénomène qui n’existe pas ? Il en va de même pour le sexe, les différences sont par nature suspectes, en particulier la différence « masculine »… » etc. Il est intéressant de remarquer au passage que le politiquement correct n’est ni de droite ni de gauche…

 

Parmi les causes de conformité sociale, il ne faut pas oublier également ce que nous ont appris les psychosociologues ou psychologues sociaux : la pression de conformité inhérente à l’existence des groupes, et notamment la soumission à l’autorité ; deux expériences célèbres ont mis en relief ces phénomènes ; elles seront très sommairement résumées :

-       La pression de conformité dans les groupes : Asch monte une expérimentation au cours de laquelle le cobaye (le seul qui n’est pas informé de la manipulation), associé à un groupe de 10 personnes (qui, elles, vont faire ce qu’on leur demande), doit dire si le segment projeté devant lui est le plus long (ou pas) parmi les trois segments projetés sur une autre image. Il va se rallier rapidement à la réponse fausse de l’ensemble du groupe (préparée à l’avance), malgré le caractère évident de la bonne réponse. Beaucoup de facteurs vont moduler ce résultat (effectif, rang du cobaye, attractivité du groupe, normativité de ce dernier, etc.), mais il n’est pas possible ici d’entrer dans ces détails. Il s’agit simplement de retenir l’essentiel : « la pression de conformité » du groupe. Qu’il s’agisse d’un suivisme de complaisance ou d’une adhésion, quel est l’enjeu ici ? En négatif, c’est la peur du rejet, de la marginalisation ; en positif, le besoin d’intégration. Mais aussi les besoins d’approbation et de certitude, qui concourent tous deux au besoin de sécurité. En dehors de situations extrêmes telles que celle qui est l’objet de cette expérience, on vérifie systématiquement l’importance de cette tendance au ralliement à la majorité et à la recherche de consensus dans les groupes, qu’il s’agisse des normes du groupe (façons de faire, valeurs communes…) ou des opinions qui y sont exprimées. Cette tendance, qui peut s’affirmer aussi bien dans une forme d’opposition du groupe (par exemple contre une tâche ou le leader institutionnel responsable), que d’un point de vue positif, est responsable de ce que l’on appelle la « cohésion » du groupe. Le leader d’un groupe doit savoir utiliser cette « pression de conformité » en faveur de la cohésion ; cependant, une recherche trop systématique de consensus, une volonté trop grande d’être en accord, débouche fréquemment sur des unanimités de façade appauvrissantes, où chaque membre n’a plus l’occasion d’être lui-même et d’apporter sa contribution propre sans craindre les désaccords. Les discussions se vident alors progressivement de leurs richesses, les points de vue sont superficiellement examinés, et les décisions prises peu suivies d’effets (les spécialistes appellent ce phénomène « l’effet Janis »). Un groupe « suffisamment bon » (expression empruntée à Winnicott), est  au contraire un groupe qui facilite l’expression des désaccords et solutions originales, où chacun peut « être lui-même » tout en étant accueilli dans sa singularité, dans un climat coopératif et non compétitif…

-       Un phénomène « d’hypnose collective »…Cette pensée ou ces attitudes moutonnières sont accentuées dans les grands rassemblements ou les foules, quelque soit l’objet de ces regroupements. Gustave le Bon à la fin du XIXème siècle (« Psychologie des foules », 1895), Freud au début du XXème siècle (« Psychologie des masses et analyse du moi », 1921), ont analysé ces phénomènes : le premier montre l’influence considérable du groupe sur l’individu, qui va jusqu’à annihiler sa volonté propre, provoquer une « perte de contrôle qui renvoie à un véritable pouvoir hypnotique de la foule. Le second reprend cette analyse et insiste davantage sur le phénomène d’identification réciproque entre tous les individus, dont la libido ou l’amour est tourné vers un objet (par exemple le chef) qui prend la place de l’idéal du moi. Un tel amour est bien sûr à la base de toute communauté, qu’il s’agisse de l’Armée, de l’Eglise, ou encore de telle ou telle communauté culturelle, sportive, scientifique …etc.

-       La soumission à l’autorité : l’autre phénomène remarquable en termes de suivisme ou de conformisme est  celui de soumission volontaire à l’autorité dégagé par le psychologue américain Milgram en 1961. Cette célèbre expérience, qui a donné lieu à de nombreuses rééditions, dont la toute dernière à la télévision (je crois que l’émission s’appelait « Mort en direct » ?), ne sera pas ici relatée dans le détail, mais elle est suffisamment connue. Elle montre notamment, grâce à un dispositif très ingénieux, que n’importe quel « quidam » peut, sous les directives d’une autorité légitime, se mettre à martyriser un individu qu’il n’avait jamais vu auparavant. Plus des deux-tiers des personnes cobayes (un millier à chaque expérimentation) administrent à ceux qui sont censés faire le test (et qui sont de « fausses » victimes) des décharges électriques de 450 volts, réputées être très dangereuses. Plus que la personnalité du cobaye, ce qui est en jeu est le contexte d’engrenage ainsi créé, grâce notamment au truchement d’une autorité jugée crédible et qui endosse la responsabilité ultime des conséquences de l’acte. Cette expérience a éclairé d’un nouveau jour un certain nombre d’ évènements tristement célèbres de la dernière guerre mondiale : par exemple le comportement de tous ceux qui, avec Eichmann, ont été très impliqués dans la déportation des juifs, tout en expliquant comme lui qu’ils n’avaient rien contre eux et qu’ils se sont contentés d’exécuter les ordres… Pensons aussi à la rafle du Vel d’Hiv, où nos gendarmes ont tranquillement participé à l’arrestation et la déportation de plus de 13000 juifs parisiens et de 4000 enfants. Il ne suffit pas de s’en émouvoir ou de trouver cela « monstrueux »… mais il s’agit de comprendre la réalité d’un fonctionnement et de mécanismes psychologiques dont la force est telle qu’ils peuvent conduire la majorité d’entre nous à commettre des actions contraires à notre idée du bien… Seule la connaissance de l’enchaînement des causes de tels phénomènes – et non la simple offuscation indignée – peut nous aider à nous prémunir contre cette « banalité du mal » (Hannah Arendt). Il suffit de garder les yeux ouverts pour se rendre compte que beaucoup de phénomènes qui peuplent notre quotidien, que nous soyons impliqués ou non, relèvent de la même dynamique, même s’ils sont infiniment moins graves…

 

La dialectique du même et de l’autre

Pour conclure provisoirement sur tout ce qui a été dit, il apparaît que nous sommes pris dans des processus imitatifs dont il est difficile de se délivrer. C’est dans un même mouvement que la conformité et la recherche de distinction semble opérer : ne pas faire (ou être ?) comme les autres ? Mais de quels autres parlons-nous ? Ne pas être comme certains autres ne nous conduit-il pas à imiter d’autres « autres » ? Ne sommes-nous pas conduits à nous faire reconnaître précisément aux yeux de ce que nous envions ou admirons, et que nous allons chercher à imiter ? La reconnaissance de ce que nous sommes passe à la fois, comme l’a bien montré Stefan Todorof, par la reconnaissance de distinction ET la reconnaissance de conformité, l’un ne pouvant se réaliser sans l’aide de l’autre. Beaucoup de sociétés archaïques se nomment « les humains », face à « tous les autres ». Dans ce cas « être ou faire comme les autres » signifie aussi « ne pas faire ou être comme les autres », s’en distinguer… Tout dépend de quels autres nous parlons… Une appartenance, quelle quel soit, renvoie toujours à une distinction, par le biais de l’infinie dialectique du même et de l’autre…

 

Conformisme et rapport de domination

Par ailleurs, ce conformisme (sans mettre désormais à ce terme une connotation nécessairement péjorative…) semble souvent associé à une forme d’asservissement plus ou moins direct ou explicite, mais plutôt volontaire, lié à un rapport de domination. Celui-ci peut-être interprété de différentes manières … Si l’on se réfère à un point de vue philosophique qui se revendique d’un certain idéalisme du sujet face à un pouvoir social par essence répressif et aliénant, nous aurons une analyse qui s’apparentera à une théorie de la manipulation ou du complot où l’un subit passivement les nuisances de l’autre : par exemple dans « Critique des Nouvelles servitudes », un collectif d’auteurs, sous la houlette du philosophe Yves Charles Zarka, se regroupait autour d’un même constat : « La figure du maître a changé : ce n’est plus un maître personnel, un tyran, qui tiendrait sous son pouvoir une multitude effrayée, mais un maître anonyme, sans visage et sans nom propre qui, par de nouvelles voies (processus, consensus, production d’idéaux et de croyances, etc.), instaure une domination d’un nouveau genre et de nouvelles servitudes. ». Il y a au moins une chose de vrai dans ce qui est dit : nous sommes aujourd’hui dans des sociétés moins gouvernées par la loi et l’autorité que par la norme et le consentement, nous donnant davantage l’impression d’exercer notre liberté (d’où, peut-être, la hantise « d’être comme les autres » …). En revanche, une telle affirmation semble méconnaître la réalité nécessairement extérieure et coercitive du « social » en tant que tel, et égraine l’éternelle ritournelle de « l’individu-souverain-mais-hélas-voué-à-vivre-en-société-d’où-fatale-aliénation ».

 

L’homme, animal « imitateur » ?

Comment alors rendre compte autrement de la complexité des rapports entre les individus et le social ? Et si l’être humain était fondamentalement un « animal imitateur » ? Et si les phénomènes sociaux décrits, qui témoignent en effet de profonds mouvements imitatifs, s’enracinaient ou s’articulaient sur des dimensions anthropologiques propres à la « nature » ou à l’espèce humaine ? Les travaux évoqués sur les petits groupes peuvent amorcer une telle réflexion. Plutôt que de faire une critique à priori de l’imitation au nom du « devoir être » (ce n’est pas bien de ne pas être original et de faire comme tout le monde), ne devrions-nous pas envisager les mécanismes de l’imitation non seulement comme des attributs fondamentaux de la vie sociale, mais aussi ceux d’une psychologie individuelle et interindividuelle qui en serait le socle et le fondement ? Deux grands courants de pensée suivent cette voie, tout en empruntant à partir de là des chemins différents : d’un côté le philosophe Spinoza et le sociologue Gabriel Tarde (« Les Lois de l’imitation ») qui étonnamment élabore une thèse très voisine de la « psychologie des passions » (« l’Ethique ») presque deux siècles plus tard ; de l’autre, le philosophe et anthropologue contemporain Renée Girard et sa théorie du désir mimétique, développée dans tous ses livres. Nous ne pourrons que présenter très sommairement ces deux orientations, en commençant par la seconde.

 

La mimesis d’appropriation (René Girard)

 

Observer un instant ces enfants dans le bac à sable qui se disputent le même sceau, parmi d’autres jouets ; ou mieux, placer là le même nombre de sceaux identiques correspondant au nombre des enfants : il y a peu de chances pour que la distribution se fasse sans querelles… C’est ce que Girard interprète comme la « mimesis d’appropriation », responsable selon lui d’une violence et d’une rivalité mimétique qui n’a pas cessé depuis l’origine de l’humanité. Le comportement d’imitation est en effet selon lui une donnée fondamentale du comportement animal, mais aussi humain.

 Il n’y a rien ou presque dans le comportement humain qui ne soit appris, et tout apprentissage se ramènerait à l’imitation. Si les hommes cessaient d’imiter, « toutes les formes culturelles s’évanouiraient ». Nous craignons de le reconnaître, car c’est en quelque sorte donner le beau rôle à ce qui nous asservit et nous uniformise. Gabriel Tarde à été le premier sans doute à faire de l’imitation le fait social élémentaire et caractéristique. A la différence d’une conception uniquement « représentative » de l’imitation, l’imitation est avant tout un mimétisme d’appropriation : il ne s’agit pas seulement de façons de se comporter ou de parler, de conduites qui relèveraient du « paraître », mais d’une « imitation acquisitive ». La première peut rendre compte de ce qui serait cause de conformisme et d’esprit grégaire, mais la seconde renvoie à la fois à l’émulation et au dynamisme qui rend possible les progrès de la société humaine, mais aussi et surtout au caractère violent et conflictuel des relations entre les hommes. L’imitation est à la fois une force de cohésion et une force de dissolution (Platon, je crois, l’avait déjà noté). C’est avec son premier livre « Mensonge romantique et vérité romanesque » que Girard va mettre en évidence, à partir de l’analyse de grands personnages de roman chez Cervantès, Stendhal, Proust, ou Dostoïevski, que le désir ne se fixerait pas de façon autonome selon une trajectoire linéaire : sujet - objet, mais par imitation du désir d'un autre selon un schéma triangulaire : sujet - modèle - objet. Cette mimesis est liée à la nature du désir : pour Girard le désir, à la différence des appétits et des besoins dont l’instinct détermine les objets, n’a pas d’objet prédéterminé. Cette liberté fait son humanité. Les désirs humains peuvent varier à l’infini parce qu’ils s’enracinent non dans leurs objets ou en nous-mêmes mais dans un tiers, le modèle ou le médiateur dont nous imitons le désir. Les interdits dans la communauté traditionnelle visent précisément à empêcher ou limiter au maximum les risques de contagion mimétique génératrice de rivalités et de violences : la communauté primitive (René Girard nous propose, à partir de ce principe unique de la mimesis d’appropriation, une théorie complète de la culture humaine et de son origine ; cf. son livre précédent « Les origines de la culture », Desclée de Brouwer, 2005), incapable de se partager pacifiquement les femmes, la nourriture, les armes, les meilleurs emplacements…etc., est nécessairement le théâtre de rivalités de plus en plus grandes qui débouchent sur une escalade de violence réciproque, au cours de laquelle tout principe différenciateur disparaît au profit d’une indifférenciation générale où chacun est le double de l’autre, dans un processus de miroir sans fin. Plus les rivalités mimétiques s'exaspèrent, plus les rivaux tendent à oublier les objets qui en principe la causent (mais rendus infiniment désirables par ‘les autres’), plus ils sont fascinés les uns par les autres. La communauté ne pourra se sortir de cette impasse que par la conversion du tous contre tous en tous contre un, ce que Girard appelle la désignation du bouc émissaire, victime arbitraire qui sera sacrifiée (retour à la Différence, sortie du chaos). Cette crise mimétique résolue par le sacrifice sera désormais régulièrement mise en scène, de façon parfois violente mais toujours réglée, par les cérémonies rituelles (reproduction de la crise et de sa résolution par l’immolation d’une victime animale ou humaine), véritables prémisses des religions, du moins celles qui s’originent dans cette violence fondatrice du sacrifice d’une victime innocente (mais jugée responsable de tout). C’est celle-ci, qui symbolise à la fois la cause de tous les maux, et la cause inespérée du retour à la paix, qui sera l’objet d’un véritable culte, en tant que créature toute puissante, qui peut provoquer à la fois la peste et la paix (seul le christianisme échappe à cette problématique de la violence mimétique ; René Girard s’en explique longuement dans « Des choses cachées depuis la fondation du monde » en analysant les textes de l’Ecriture, mais il n’est pas possible ici de présenter sa thèse : retenons qu’il s’agirait pour la première fois de présenter le point de vue de la victime innocente et non celui de ses persécuteurs ; en réalité, La Bible et les Evangiles présentent déjà la théorie girardienne en tant que vérité scientifique sur la logique sacrificielle et violente de nos sociétés… « cette vérité que les hommes ne veulent pas entendre »). Revenons au fonctionnement du désir mimétique : pour donner lieu à une véritable mimesis d’appropriation, il faut que la distance culturelle, géographique, ou spirituelle entre l’imitateur et le modèle soit négligeable (nous retrouvons là ce que nous avons dit en début de texte : l’envie est proportionnée à la proximité du modèle). L’objet est second par rapport au modèle, qui devient également un rival en tant qu’obstacle à l’appropriation de l’objet (en particulier lorsqu’il s’agit d’un objet non partageable) : cette situation, loin de mettre un terme à l’imitation, la redouble et la rend réciproque : l’imitateur devient aussi le rival et le modèle de son modèle. La présence de l’Autre dans le désir humain est ici fondamental.  Le système du désir mimétique repose en fait de manière étendue comme le désir de « toute chose dont les Autres sont pourvus et qui me fait défaut ».

C’est un désir sans valeur propre reposant uniquement sur ce qu’est l’autre et ce qu’il a, générant envie, jalousie, et haine souvent. Le monde démocratique moderne, en atténuant les interdits et en privilégiant les valeurs d’égalité (si je suis l’égal de mon voisin, pour quoi n’aurais-je pas moi aussi ce qu’il a ?), a libéré la voie à une expression sans limites des désirs et des rivalités mimétiques. La publicité, cet hymne à la possession d'objets, nous donne d'abord à désirer, non pas un produit dans ce qu'il a d'objectif, mais des gens, des Autres qui désirent ce produit ou qui semblent comblés par sa possession (de préférence des gens qui sont sous les projecteurs). JP Dupuy (« Le signe et l’envie ») montre que le capitalisme est fondé non seulement sur l’acquisition d’objets, mais sur l’envie, et que ces objets sont des signes d’envie dans lesquels le rôle du médiateur, ou de l’autre, est toujours présent. Cependant Girard reconnaît, avec JP. Dupuy, que la société de consommation, en multipliant les objets identiques et en les rendant plus faciles à acquérir, atténue la force de la rivalité et des conflits mimétiques (sur ce terrain), en même temps qu’elle devient de plus en plus incapable, malgré son emballement frénétique, de satisfaire nos désirs. Par ailleurs, les gens s’efforcent instinctivement ou même délibérément d’éviter la rivalité mimétique. C’est en quelque sorte une forme d’autorégulation et un art de vivre ensemble, qui est absolument indispensable. Enfin, si l’imitation est inséparable de notre condition, en revanche elle ne prend pas seulement la forme du conflit. René Girard reconnaît à ce propos que d’autres formes d’imitation, notamment dans le domaine des relations autour de biens partageables (éducation, santé, apprentissages, art…), relèvent souvent d’une « bonne réciprocité », même s’il s’est prioritairement intéressé à la « mauvaise ». Sans elle en effet, « pas de transmission culturelle, pas d’éducation, pas de rapports paisibles. ». Nous pouvons appeler cette bonne réciprocité le mimétisme de coopération (mais il reste fondamentalement, selon Girard, un mimétisme d’appropriation, même s’il peut avoir des effets positifs). Dans tous les cas, nous sommes en effet « condamnés » (mais là encore, le terme n’est sans doute pas approprié) «  à faire comme les autres ». Et à chaque fois, toute tentative de distinction ou d’écart innovant par rapport à une norme présumée sera elle-même l’objet d’un processus imitatif qui contribuera à changer la norme… Comme l’affirme Gabriel Tarde, l’imitation est aussi le facteur principal de l’innovation et du progrès des sociétés humaines, pensée sans doute contre-intuitive mais d’une grande profondeur …

 

Imitation et « économie des affects » selon Spinoza et Gabriel Tarde

 

A cette analyse qui fait du désir mimétique le socle et le moteur de notre civilisation, correspond d’autres types d’approche, en particulier celles de Spinoza et de Tarde, dont la convergence sur l’analyse des phénomènes d’imitation est étonnante, l’un esquissant une « micro-économie » des dynamiques affectives (Ethique, III), l’autre, avec Les Lois de l’imitation et la Psychologie économique, en ébauchant la « macro-économie ».

De nombreux spécialistes des sciences sociales aujourd’hui (sociologues, économistes, anthropologues, politologues) ont aujourd’hui trouvés dans la philosophie de Spinoza une source d’inspiration très féconde (cf. livre récent : Spinoza et les sciences sociales. De la puissance de la multitude à l’économie des affects », Ed Amsterdam) : plutôt que de s’en tenir à l’hypothèse de « l’individualisme méthodologique » et du primat de « l’acteur rationnel » pour analyser la vie sociale, ils préfèrent s’interroger sur la motion des corps : pour comprendre ce qui fait courir les individus, il faudrait ainsi chercher du côté des agencements d’affects. Cette problématique est celle qui est développée dans l’Ethique de Spinoza : selon lui, ce qui décide les « conatus » (puissance d’agir, inhérente à tout individu, qui le pousse à persévérer dans son être. C’est quasiment l’équivalent du Désir) à s’orienter ainsi ou autrement, ce sont les Affects, aussi bien individuellement que collectivement. L’affect correspond aux affections du corps, par lesquelles la puissance d’agir de celui-ci est augmentée ou diminuée, accompagnée de son idée. Yves Citton, dans le livre cité (première partie, chapitre II), examine l’élaboration spinoziste (livre III de L’Ethique), en croisant celle-ci avec les travaux de G. Tarde (« Les lois de l’imitation ») : le résultat est étonnant… Comme cela a été dit, Tarde pense que l’être social est imitateur par essence : « l’imitation est une génération sans nul contact, une fécondation à distance, qui dissémine les germes d’idées et d’action bien plus loin encore que les germes vivants …etc. ». Il utilise un « imaginaire ondulatoire » pour rendre compte de ce phénomène : il parle de « rayonnements », de « vagues imitatives ». Il ne s’agit pas de quelque chose que nous recevrions passivement et qui nous « marquerait », mais d’un « mouvement que nous partageons » et dont nous sommes un participant actif. Le conatus spinoziste devient chez lui « une expansion rayonnante au fond de tout être ». Il y aurait dans l’action sociale un « accord inter-mental » né de cette action, qui signifie que « l’un désire ce que l’autre désire, ou repousse ce que l’autre repousse ; l’un affirme ce que l’autre affirme, ou nie ce que l’autre nie. ». Des expressions modernes comme « se mettre au diapason » ou « être sur la même longueur d’onde » illustre bien ces phénomènes de résonnances interindividuelles. Sans s’attarder sur ce sujet, il est remarquable de voir que Spinoza décrit la dynamique affective en des termes voisins : il parle volontiers « des fluctuation de l’âme » pareilles « au vagues de la mer agitées par des vents contraires »… Et surtout, il met l’imitation au coeur de cette dynamique ondulatoire. Nous allons présenter ici, de façon obligatoirement beaucoup trop sommaire, les règles générales d’une véritable « combinatoire » des affects qui rend compte selon Spinoza de l’imitation. Malgré l’extraordinaire résonnance de cette étude avec celle de Tarde, nous nous bornerons ici à ne présenter que le b.a.-ba de l’économie des affects selon Spinoza (qui va plus loin encore sur ce point que le sociologue dont Les Lois de l’imitation ont fait la gloire).

 

Le langage utilisé par Spinoza est très marqué par le vocabulaire mécaniste de l’époque. C’est autour d’une quinzaine de principes que s’organise cette logique propre aux affects, à partir de trois affects de base, le Désir, la Joie et la tristesse, et leurs dérivés : l’amour et la haine. A partir de là, Spinoza peut retrouver l’ensemble du spectre des affects. Petit rappel au sujet de ces affects « primaires » :

 

Le Désir : « Le Désir est l’essence même de l’homme, en tant qu’elle est conçue comme déterminée à faire quelque chose par une affection quelconque qui est donnée en elle. ». Le désir est mien en tant qu’il relève d’un « effort sans objet », d’un conatus de persévérance dans l’être, mais il est déterminé par autre chose que moi, et s’actualise en fonction des objets sur lesquels il se branche.

La Joie : elle consiste en une augmentation de la puissance d’agir, au passage de l’homme « d’une moindre à une plus grande perfection » (Spinoza)

La tristesse : est exactement l’inverse de la Joie

A partir de ces trois affects va découler un véritable jeu de construction : l’Amour sera une Joie qu’accompagne l’idée d’une cause extérieure (l’être aimé cause de cet amour) ; la Haine sera une tristesse qu’accompagne l’idée d’une cause extérieure … L’indignation sera « une haine envers quelqu'un qui a fait du mal à un autre »… etc. Il faut bien sûr tenir compte du « langage des passions » de l’époque.

 

 

 

1) Première formulation du principe de mimétisme affectif :

« qui imagine ce qu’il aime affecté de joie ou de tristesse sera également affecté de joie et de tristesse ». (proposition 21). Je « vois » de la joie, donc « je sens » de la joie. Ce qui compte ici ce sont les images (qui imagine) et non la réalité. On peut ajouter aussi une clause de proportionnalité : l’un et l’autre affect seront d’autant plus grands qu’ils le seront dans la personne aimée.

 

2) Principe de contagion mimétique : « si nous imaginons que quelqu'un affecte de joie la chose que nous aimons, nous serons affectés d’amour à son égard » (proposition 22). Il s’agit de comprendre le relais entre deux propositions : puisque j’éprouve de l’amour envers ce que j’imagine être la cause de ma joie, j’aimerai aussi ce que j’imagine être la cause de la joie de ce que j’aime : en causant de la joie à ce que j’aime, il m’en cause aussi à moi-même. Un tel relais de contagion affective doit pouvoir être étendu au-delà du nombre de trois, à une quantité indéfinie d’esprits.

 

3) Formulation générale du principe de mimétisme affectif ; celui-ci s’étend désormais au cas où aucun affect particulier ne nous dispose favorablement ou non envers l’objet que nous imaginons : « si nous imaginons qu’une chose semblable à nous et à l’égard de laquelle nous n’éprouvons d’affect d’aucune sorte éprouve quelque affect, nous éprouvons par cela même un affect semblable » (proposition 27). La scolie de cette proposition nous précise que cette forme de mimétisme n’agit que « dans la mesure où nous la (la chose) jugeons semblable à nous. ». Yves Citton nomme cela « une pré-condition d’identification par similitude ». Spinoza illustre ce principe par les réactions les plus « instinctives » comme celui qui fuit par ce qu’il en voit d’autres fuir, ou qui a peur parce que d’autres ont peur, ou encore qui déplace son corps comme s’il s’était lui-même brûlé la main, par le seul fait de voir quelqu'un d’autre s’être brûlé la main.

 

A partir de ce principe, deux affects « qui ont joué un rôle majeur dans la modernité » (éthique, anthropologique, économique) :

4) Emulation : « le Désir d’une chose engendré en nous de ce que nous imaginons que d’autres êtres semblables à nous en ont le Désir ». Scolie 27. Nous sommes ici en présence de ce que Girard nommera « la structure mimétique du désir ». Au-delà d’une base incompressible de besoins d’origine interne, les désirs humains ne s’expliquent pas dans le rapport réel entre l’individu et l’objet, mais dans son rapport imaginaire aux autres êtres semblables à lui, qui a fixé son attention sur tel objet ; Le désir est fondamentalement « un désir sans objet » prédéterminé. On retrouve ici des comportements qui « balance » entre convergence et rivalité.

5) Commisération : « une tristesse concomitante à l‘idée d’un mal arrivé à un autre que nous imaginons être semblable à nous » Appendice, déf. XVIII. Proche de « la pitié » rousseauiste. Si l’Emulation voue mon élection de tels ou tels biens relative et alléatoire (sur un plan éthique), en revanche la Commisération oriente les comportements des individus vers ce qui minimise les souffrances (que chacun imagine être ressenties par chacun). Mais il est vrai que la « pré-condition de similitude » qui subordonne ce principe à la reconnaissance de celui qui souffre comme un être que j’imagine  semblable à moi (et donc à un rapport imaginaire à l’autre), rend celui-ci fragile : lors de génocides, de manifestations rascistes, ou plus « prosaïquement » d’indifférence à la misère, ce sont peut-être ces identifications à soi qui posent problème…

Les propositions suivantes, toujours des implications du principe de mimétisme affectif, rendent compte du conformisme, du renforcement des affects, et de la recherche de consensus ou d’unanimisme :

6) Principe de conformisme : « nous nous efforcerons aussi de faire tout ce que nous imaginons que les hommes verront avec joie, et nous aurons en aversion de faire ce que nous imaginons que les hommes ont en aversion. ». Proposition 29. Il ne s’agit plus ici de ressentir mais d’agir, de choisir de faire.

 

7) Humanité : « un désir de faire ce qui plaît aux hommes et de ne pas faire ce qui leur déplaît. ». App. Déf. XLIII Acception spécifique d’humanité au sens où l’on parle de quelqu'un qui s’est comporté de façon « humaine », mais aussi humanité au sens d’une référence à ce qui pourrait faire « l’essence » de la nature humaine : le conformisme  serait ainsi le propre de l’homme. Celui-ci apparaît, contrairement au grégarisme animal qui est fondé sur un mimétisme immédiat qui fait tourner un poisson à gauche quand son voisin fait de même, comme relevant de mécanismes complexes : il suppose une médiation par cchacun, autante que j’imagine qu’un autre sujet ressentira comme affect. Il s’agit non d’imiter un comportement extérieur, mais de « plaire », c'est-à-dire d’orienter mon désir sur ce que j’imagine être le désir d’autrui.

 

8) Principe de confirmation : « si nous imaginons que quelqu'un aime, ou désire, ou a en haine quelque chose que nous aimons, désirons, ou avons en haine nous-mêmes, de ce seul fait nous aimerons (désireront ou aurons en haine) cette chose d’une façon plus constante. » Proposition 31. Je peux affirmer mon désir à la condition qu’il se soit affermi en moi par la confirmation reçue des désirs que j’imagine en autrui. La constance et la consistance de mon désir doit s’alimenter de la résonnance qu’il entretient avec les désirs d’autrui (tels que je me les imagine…). Cette proposition est absolument fondamentale pour comprendre la dynamique de la vie sociale, et Tarde y insiste beaucoup : j’ai autant besoin, pour persévérer dans mon être, de cet affermissement me venant d’autrui que d’air, d’eau et de pain, puisque c’est de cette confirmation que je tiens d’être « mien » dans cette persévérance même. Me conformer à autrui pour me confirmer en moi, c’est-à-dire obéir ou imiter selon Tarde, serait un mécanisme fondamental à la fois de la psychologie individuelle et de la vie sociale. Mais cette tendance prend tout son sens lorsqu’on ajoute les inévitables dissensus et divergences à laquelle elle est confrontée ; je vais essayer de faire prévaloir mon désir parmi mes semblables qui ne les partagent pas : le corollaire de cette proposition est donc une tendance expansionniste propre au conatus spinoziste qui prend la forme de ce Citton appelle

 

9) Tendance au prosélytisme unanimiste : « chacun, autant qu’il le peut, fait effort pour que chacun aime ce qu’il aime lui-même et pour que chacun est en haine ce qu’il hait lui-même ;… nous voyons ainsi que chacun cherche par nature à ce que les autres vivent selon sa propre complexion. » Proposition 31, corollaire et scolie

 

Toutes les propositions précédentes entendent démontrer (nous n’avons pas à dessein repris tous les éléments de la démonstration…) la constitution réciproque des affects entre des êtres se reconnaissant comme semblables, dont les principes relèvent tous de diverses formes de mimétisme. Mais celle-ci peuvent apparaître comme effectivement capables de rendre compte de la reproduction du « même », mais plus difficilement de la dynamique du conflit mais aussi de la nouveauté et de l’invention. Spinoza fait partie de ces auteurs, comme Tarde, Bergson ou Deleuze, qui veulent se doter de modèles capables d’expliquer la possibilité d’invention et de nouveauté sans faire appelle à une quelconque transcendance ou « inconditionné » : c’est en faisant  jouer les règles de cette combinatoire purement immanente et dont les principes de bases sont assez simples, que Spinoza parvient à produire une infinité variété d’interactions inédites, à chaque point de rencontre des « ondulations » imitatives, selon la métaphore présentée au début de ce paragraphe.

 

Spinoza va ainsi introduire des sources de déformation imaginaire qui vont rendre possible de nouvelles combinaisons dépendant de circonstances causales singulières, et donc rend compte du caractère nouveau et pratiquement imprévisible de nombre de productions d’affects spécifique à tel ou tel individu.

 

10) Principe d’association par contingence : « si l’esprit a été affecté une fois de deux affects en même temps (c’est là que réside le caractère apparemment fortuit de cette « rencontre »), lorsque plus tard il sera affecté de l’un, il sera aussi affecté de l’autre. ». Proposition 14. Ce principe rend possible des associations d’affects (et d’idées) singulières. Dans pareil cas, la répétition de l’un provoque l’apparition de l’autre (de façon purement imaginaire puisque rien d’autre, dans la situation extérieure, n’appelle sa présence). La conséquence de ce principe est la proposition suivante :

 

11) Principe d’autonomie causale des enchaînements affectifs : « une chose quelconque peut-être par accident cause de joie, de tristesse ou de Désir. ». Proposition 15. 

Nous pouvons ainsi ressentir des affects envers des choses « qui n’en sont pourtant pas la cause efficiente ».

12) Principe d’association par ressemblance : « par cela seul que nous imaginons qu’une chose a quelque trait de ressemblance avec un objet affectant habituellement l’esprit de Joie ou de Tristesse, et bien que le trait par lequel cette chose ressemble à cet objet ne soit pas la cause efficiente de ces affects, nous aimerons cependant cet objet ou nous l’aurons en haine. ». Ici, les objets n’ont même plus besoin de m’affecter ensemble, il suffit que j’imagine qu’il y ait entre eux « quelque chose de semblable » qui puisse les réunir, pour que le second m’affecte comme le premier.

13) Principe de déconnexion temporelle : « l’homme est affecté par l’image d’une chose passée ou future du même affect de Joie ou de Tristesse que par l’image d’une chose présente. ». Proposition 18. Les réalités affectives dépendent donc davantage des images des choses qui nous entourent (qui peuvent donc être mémorisées ou anticipées) que de la chronologie réelle des évènements. Cela contribue à les déconnecter encore davantage des objets qui ont été leurs causes efficientes.

14) Principe de référence pour le présent : « à l’égard d’une chose future que nous imaginons devoir être prochainement, nous sommes affectés de façon plus intense que si nous imaginions que son temps d’existence est beaucoup plus éloigné du présent ». Proposition 10, Ethique IV. C’est ce que les économistes appellent également le « principe d’actualisation » ou « le taux d’escompte psychologique », et qui donne lieu à des recherches très en vogue…

15) Principe de fixation du désir : « qui se rappelle une chose où il a pris plaisir une fois, désire la posséder avec les mêmes circonstances que la première fois qu’il a pris plaisir. ». Proposition 36, Ethique III. Les psychanalystes y reconnaîtront peut-être le principe de répétition…

 

Ce nouvel ensemble de principes (de 1à à 15) montre à quel point les circonstances, les rencontres, les temporalités, les modes de composition, relèvent d’une combinatoire très complexe et largement imprévisible, même si elle répond à des conditionnements nécessaires et inéluctables. Nous conclurons donc cette liste par un principe qui résume cet espace de variations ouvert par l’économie des affects :

16) Principe d’erratisme : « des hommes divers peuvent être affectés de diverses manières par un seul et même objet, et un seul et même homme peut être affecté par un seul et même objet de diverses manières en divers temps. »

 

Les mêmes principes qui conduisent à la recherche d’imitation et d’unanimité débouchent également sur une logique de conflits et de rivalités :

« chacun cherche par nature à ce que les autres vivent selon sa propre complexion ; comme tous cherchent à faire de même, se faisant obstacle les uns aux autres, et comme tous veulent être loués et aimés de tous, ils se prennent en haine les uns les autres. » Ainsi la dissension repose-t-elle sur les mêmes causes mimétiques qui produisent le consensus :

« de la même propriété de la nature humaine d’où découle que les hommes sont miséricordieux, découle aussi qu’ils sont envieux et ambitieux ».

Il faudrait passer en revue les différentes formes de conflits qui proviennent de l’entrechoc des affects. Spinoza semble envisager la combinatoire conflictuelle de ces affects à la manière de Tarde, c'est-à-dire comme la collision frontale de grandes vagues imitatives, aussi bien au niveau intra-individuel qu’au niveau interindividuel et social. En réalité, les hommes seraient traversés par des conflits qui les dépassent, aussi bien dans leur « intérieur » qu’à l’extérieur.

 

La réflexion de Tarde va compléter et prolonger celle de Spinoza sur un point essentiel : identifiant explicitement socialité et imitativité, il essaie de comprendre comment on peut sortir de l’imitation au profit de l’opposition et de l’invention à partir des diverses logiques à l’œuvre au sein des comportements imitatifs. Il dégage quatre types d’imitation :

 

·         « l’imitation-coutume. » : « le grand fleuve » de nos habitudes sociales (tradition : langues, institutions, mœurs). Principe de continuité de la culture à travers le temps.

·         « l’imitation-mode » : je suis poussé à imiter ce que font quelques uns de mes contemporains qui s’opposent à la pratique de mes ancêtres. C’est un principe de variations constantes, qui tend à produire des sous-groupes. Elle se nourrit de l’importation de comportements venus du dehors et de l’invention de formes nouvelles. Mais l’invention, chez Tarde, semble être à son tour le résultat de la rencontre de deux ou plusieurs vagues imitatives qui, par l’intermédiaire ou non de luttes, vont générer des formes nouvelles. L’imitation, l’opposition, et l’invention sont « trois termes d’une série circulaire, susceptible de tourner sans fin » (Lois de l’imitation, p301)

 

·         La « contre-imitation » : pousse à faire exactement le contraire du modèle proposé. Réponse négative diamétralement opposée, mais qui n’en reprend pas moins la question posée. C’est là encore une sortie imitative de l’imitation.

 

·         La « non-imitation » : une des formes de résistances les plus radicales que l’on puisse adopter au sein d’un groupe social. C’est comme si on déclare « étrangère » telle ou telle forme de société, manifestant ainsi une sorte d’antipathie. Ce comportement joue un rôle épurateur en accélérant la disparition de modèles obsolètes ou en résistant à de nouveaux modèles jugés néfastes. Il participe d’une volonté d’exemplarité qui érige le non-imitateur en nouveau modèle à imiter (selon le principe de prosélytisme unanimiste de Spinoza présenté précédemment).

 

Toutes ces formes de sortie de l’imitation sont imitatives. Tarde partage avec Spinoza l’idée qu’il n’y a pas de volonté humaine inconditionnée qui présiderait aux changements et aux variations de la vie en société. Comme lui, il développe une pensée de l’immanence qui explique les déterminations de la volonté en tant qu’elle est nécessairement conditionnée. Il importe finalement peu de savoir si les comportements d’imitation sont volontaires ou involontaires, la volonté d’imitation elle-même étant la résultante de contagions imitatives. « La société, c’est l’imitation, et l’imitation, c’est une espèce de somnambulisme. ». Le thème du somnambulisme était déjà celui de Spinoza ; « Nul ne sait ce que peut le corps » prévient-il, et « les hommes se croient libres pour cette seule cause qu’ils sont conscients de leurs actions et ignorants des causes qui les ont déterminées. » à vouloir ce qu’ils veulent (Ethique III, scolie 2). Il compare les « libres choix » de notre conscience éveillée à « ces actions que font les somnambules dans leur sommeil et dont ils s’étonnent eux-mêmes quand ils sont réveillés ». La conséquence immédiate de cet état de somnambulisme, comme le note justement Tarde, est que nous sommes fort mal placés pour reconnaître l’exactitude d’un tel point de vue : le faire serait reconnaître notre aveuglement, ce qui est contradictoire avec le somnambulisme ! Mais interrogeons-nous plutôt, nous suggère-t-il, su « quelque peuple ancien d’une civilisation bien étrangère à la nôtre » : la réalité et la puissance des conditionnements  apparaissent aussitôt pur ce qu’ils sont, alors que « ces gens-là » se pensaient « autonomes » comme nous nous pensons-nous-mêmes…