"Comprendre le populisme"

 
 

Samedi 11 janvier 2020 à 17h45 

à la Médiathèque de Maraussan

 

Le Sujet

"Comprendre le populisme"

Présentation du sujet :  

 

 La liste des mouvements qui peuvent être définis comme « populistes » dans le   monde, et qui sont en position de force sur l’échiquier politique, est de plus en plus   impressionnante… Trump, Erdogan, Salvini, Le Pen en sont quelques-unes des   figures emblématiques... Cependant, nous avons tendance aujourd’hui à mettre le   mot populisme à toutes les sauces, et il est important de bien le définir et l’analyser,   ne serait-ce que pour éviter de le confondre  avec toutes les formes d’action politique   dans lesquelles les voies du peuple se font entendre. L’usage abusif de ce terme vise   souvent en effet à discréditer tout discours qui bouscule l’ordre établi, et à stigmatiser   les masses populaires. Nous avons raison de nous inquiéter devant la montée en   puissance des populismes en Europe et dans de nombreux autres pays, mais il est   nécessaire, comme le dit Pierre Rosanvallon, d’avoir  « l’intelligence de son   inquiétude », c’est-à-dire de mieux comprendre en quoi le populisme est le fruit   politique des dysfonctionnements de la démocratie. De la même façon qu’il était   urgent pour la démocratie, au lendemain de la seconde guerre, de penser le   totalitarisme, il est urgent aujourd’hui pour elle de penser le populisme…  

 

 

Ecrit philo

 « Comprendre le populisme »Daniel Mercier, le 5/01/2020

Il se trouve qu’un livre de Pierre Rosanvallon vient de paraître, « Le siècle du populisme », qui reprend et finalise la réflexion déjà ancienne de cet auteur sur le sujet. Celle-ci est une source d’inspiration du présent texte, ainsi qu’un livre récent écrit par une équipe d’économistes (dont Daniel Cohen) et de politologues : « Les origines du populisme ». Nous souhaitons, dans la lignée notamment de ces deux réflexions,  apporter à notre tour une modeste contribution à l’élaboration d’une théorie politique du populisme  qui manque encore à beaucoup d’analyses de ce phénomène contemporain.

INTRO

Nous avons probablement raison de manifester notre inquiétude devant la montée des populismes en Europe et dans beaucoup de pays dans le monde, mais il faut aussi avoir « l’intelligence de son inquiétude »(Pierre Rosanvallon).Certes la liste est longue des mouvements populistes qui montent en puissance notamment en Europe : Jobbik en Hongrie, Rassemblement National en France, la Ligue du Nord en Italie, UDC en Suisse, Parti du Peuple au Danemark, du Progrès en Norvège, de la Liberté (celui de Geert Wilders) aux Pays-Bas, « Vrais Finlandais » de Timo Soini, Vlaams Belang en Belgique…etc. Le fait peut-être le plus inquiétant est que les partis populistes ont conquis des positions électorales extrêmement puissantes dans les pays qui étaient des symboles de la social-démocratie et des bastions de la démocratie tout court, à savoir les pays scandinaves. Face à ce phénomène, il faut se garder de ne pas utiliser ce qualificatif comme signe d’un rejet hautain du peuple, et en tirer la conclusion « que nous devons nous en remettre à ceux qui nous gouvernent et que toute contestation de leur légitimité et de leur intégrité est la porte ouverte aux totalitarismes » (Jacques Rancière). Nous devons nous garder également de faire la confusion entre le populismeet toutes les formes d’action politique dans lesquelles les voies du peuple se font entendre (manifestations, grèves sauvages, désobéissance civile, voire émeutes ou insurrections). Pour éviter cela, nous devons l’analyser politiquement comme une des conséquences du dysfonctionnementinterne de la démocratie, et non comme une sorte de parasite qui viendrait perturber celle-ci de l’extérieur…

Passons rapidement sur les trois sources historiques du populisme : le mouvement populiste russe dede 1840 à 1880 (Narodniki) dont la révolution russe de 1917 sera l’un des échos ; le People’s Party dans les années 1880 aux USA,qui avait créé une situation quasi insurrectionnelle en exigeant la nationalisation des banques, des chemins de fer et autres ressources naturelles : et enfin le mouvement boulangiste en France à la même période qui prétend réaliser une union transcendant le clivage droite-gauche contre les effets de la crise économique, la guerre perdue, et les élites du moment…

Intéressons-nous aux facteurs socio-économiques, politiques, culturels, de son développement : La cause principale est sans aucun doute la détérioration des conditions d’existence des classes moyennes et populaires. La colère et le ressentiment contre l’Etat et tous les partis traditionnels qui se sont avérés incapables de protéger celles-ci de l’insécurité économique, du creusement des inégalités, et plus globalement des dérèglements du capitalisme contemporain. Cette très forte défiance des citoyens pour leurs institutions, et le vote antisystème qui en découle, droite populiste et gauche radicale confondues, est la conséquence d’une crise économique et politique. La Mondialisation et le rôle de laChine dans ce processus ont joué un rôle considérable dans l’essor de ces forces antisystème, et la crise financière de 2008 et ses conséquences sur la hausse du chômage, ont contribué également à augmenter le vote populiste. La crise politique accompagne bien entendu cette crise économique, les sondages montrant que les pourcentages des citoyens considérant que la démocratie fonctionne mal voire très mal sont spectaculaires en particulier en Europe de l’Est et du Sud. C’est en particulier l’impuissance qu’elle révèle, son incapacité à répondre aux principaux enjeux auxquels nos sociétés sont confrontées (enjeux écologiques, sociaux, économiques) qui nourrissent la défiance et le soupçon généralisés.

La crise culturelle est également un facteur déterminant : dans cette « société des individus » qui remplace l’ancienne société structurée par la lutte des classes, dans laquelle disparaissent progressivement les encadrements collectifs, et  où l’individu est abandonné à lui-même au milieu des désordres du monde, la polarisation droite-gauche est concurrencée par une nouvelle polarisation (en tout cas en France) : Macron contre Le Pen. Cette dernière reconstruit un véritable vote de classe, avec un avantage déterminant aux élections de 2017 donné à Le Pen par les ouvriers (lire à ce sujet « Les origines du populisme »).

Qu’est-ce que le peuple ?

Contrairement à l’idée reçue, rien de plus difficile de dire ce qu’il est vraiment, et ceux qui prétendent parler en son nom sont souvent des mystificateurs… En nous inspirant des travaux de Pierre Rosanvallon mais aussi de Gérard Bras, montrons les différentes figures qu’il peut prendre : 1) La figure du peuple « électoral », celle de la majorité qui est de nature arithmétique et abstraite : une voix = une voix, elles sont interchangeables. 2) Le peuple « social » (plebs en latin) : considéré comme la partie inférieure de la société assujettie aux élites avant la révolution, comme masse ignorante et irrationnelle, il va désormais se construire dans des luttes communes et des conflits à travers ses revendications. 3) Le peule « sociologique » défini par ses origines, sa tradition, sa langue, sa culture, sa religion, mais aussi son histoire, sa structuration sociale, …etc. Ce sens débouchera éventuellement sur l’idée de Nation (entendue en ce sens-là de « l’ethnos » grec). 4) « Le peuple-principe » (Rosanvallon) qui joue un rôle essentiel : celui-ci apparaît comme intimement relié à la tradition démocratique et républicaine, au sens où il est associé à l’idée démocratique de souveraineté du peuple. C’est le sens de « populus » en latin : l’ensemble des citoyens, ceux qui ont voix au chapitre dans la délibération publique. Nous voyons bien que ce sens 4 doit être rapproché du sens 1, à partir du moment où l’élection représente le moyen d’opérationnaliser ou de rendre effective la souveraineté, le peuple perdant sa forme et devenant positivement nombre, simple unités de compte, c’est-à-dire individus purement équivalents sous le régime de la Loi. C’est précisément ce passage ou cette conversion du peuple à sa souveraineté par le biais de la représentation qui est problématique en démocratie. Marcel Gauchet parle à ce sujet de l’évidence trompeuse de l’idée de souveraineté du peuple… Car en réalité cette façon de figurer ou représenter le peuple consiste à constituer un peuple fictif en lieu et place du peuple réel. Quelles sont les bonnes procédures et les bonnes institutions pour faire parler le peuple ? Voilà un problème permanent pour la démocratie, prise entre une idéalisation liée à des définitions abstraites, et des conditions de mise en forme soumises à manipulations, détournement, confiscation, minimisation, bref de nature conflictuelle. L’enjeu est d’ordre à la fois intellectuel, politique et social. 5) Enfin une conception mystique du peuple telle que peuvent en faire usage des figures comme l’historien Michelet ou le Général De Gaulle : cette conception est en quelque sorte une synthèse dans le sens d’un dépassement de 3) et de 4). L’idée de peuple transcende alors toute empirie et se rapproche de l’esprit de l’ethnos grec, mais dans le sens d’une identité quasi mystique… 6) Enfin, signalons un dernier sens, qui les hante tous, le grand nombre, le « plethos » grec, que l’on retrouve dans le terme de multitude.

En conclusion, on voit qu’il n’y a pas de peuple éternel et « essentialisé », en tant qu’identité secrète qu’il s’agirait de reconnaître, mais un peuple qui se construit à travers l’action politique et la représentation, un peuple pluriel aussi, en particulier à travers les différentes figures qu’il peut revêtir. Même si en démocratie le peuple-principe, et la question de sa souveraineté qui lui est intimement associée, revêt une importance particulière.

Qu’est-ce que le populisme ?

Le populisme est avant tout la volonté de reprendre le contrôle d’une souveraineté considérée comme confisquée par les tendances oligarchiques du fonctionnement représentatif, et passe donc par conséquent par une remise en cause de l’ordre institué. Eric Fassin (« Populisme. Le grand ressentiment ») nous propose une définition « à minima » : le populisme désignerait le style de communication et de gouvernement propre à ces leaders politiques – Trump, Erdogan, Le Pen -, « qui cherchent à unifier, totaliser, incarner le peuple en l’opposant aux élites censées le déposséder de sa souveraineté ».Depuis certaines expériences en Amérique latine et celles de Syrisa en Grèce ou Podemos en Espagne, on parle aussi de populisme de gauche, la différence de taille étant que ce dernier met l’accent sur le caractère démocratique et plébéien du peuple, alors que le populisme de droite pense l’unité du peuple par l’élimination de ses éléments impurs ou étrangers (les oligarchies, les immigrés principalement). L’identité est définie ici négativement par élimination et stigmatisation de ceux qui ne sont pas censés en faire partie ; Le populisme « organise des communautés de répulsion » en s’appuyant sur la colère des gens, et prospère sur cette colère. Nous pouvons maintenant compléter cette première définition en s’appuyant sur le travail plus précis et rigoureux de Pierre Rosanvallon ; le populisme prétend répondre aux insuffisances de la démocratie par une triple simplification, alors que selon cet auteur c’est de complexification dont la démocratie a besoin pour s’améliorer (multiplications des formes de contrôle populaire sur les dirigeants, nouvelles procédures interactives, redéfinition du contrat social: c’est en complétant et en perfectionnant la démocratie représentative que l’on ferait reculer selon lui la menace populiste). Quelle est donc cette triple simplification propre au populisme ? 1) Une simplification politique et sociologique : le peuple est une masse unie. On l’obtient par soustraction des groupes cosmopolites et des élites. Il représente ainsi la partie saine et unifiée de la société « qui fait bloc » une fois cette soustraction opérée. Une simplification procédurale et institutionnelle :le système représentatif étant considéré comme structurellement corrompu, ou bien intrinsèquement serviteur de l’élite économique, et les corps intermédiaires  non démocratiques et indifférents aux souffrances du peuple (la Justice par exemple), la seule forme réelle de démocratie est l’appel direct au peuple, soit le référendum. La troisième simplification – et elle n’est pas la moindre –, est une simplification dans la conception du lien social (ou de ce qui fait le commun) : nous l’avons déjà évoqué, la cohésion d’une société ne se mesure pas à la qualité de ses rapport sociaux, mais par son identité, comprise comme homogénéité obtenue par stigmatisation de ceux qu’ils faut rejeter (tous les régimes populistes mettent au centre de leurs préoccupations le problème de l’immigration).  Nous pouvons remarquer au passage un point commun qui réunit populisme et totalitarisme : la représentation corrompue, stérile et formelle, doit laisser la place à une forme d’egocratie, en la personne du Fürher ou du premier secrétaire du Parti pour ce qui concerne le totalitarisme : La société, c’est moi ! ». En attendant, pour le parti bolchevick, le dépérissement final et progressif de la démocratie et du politique avec l’avènement de la société sans classes… Ce dépérissement étant à l’évidence radicalement antinomique avec le pouvoir sans partage du Parti.

Le fantôme du peuple « Un »…

Je ferais volontiers l’hypothèse que l’idée du populisme s’appuie secrètement sur une croyance tenace : une vérité décisive gît au cœur du peuple, dans ses « tréfonds », et les « vrais » dirigeants sont ceux qui sont capables de l’en extraire et d’agir en son nom. Nous retrouvons là la vieille idée marxiste de « la vérité » de la lutte des classes,la classe ouvrière étant historiquement celle qui doit conduire l’humanité à son émancipation ou sa libération. Mais peut-être aussi l’idée rousseauiste de la Volonté générale qui est censée réunir le peuple entier derrière son panache, et au-delà des intérêts particuliers… Avec Rousseau, nous sommes en présence, comme l’a bien analysé Marcel Gauchet, d’un sujet politique qui réalise l’union des hommes, non plus autour de la puissance divine comme les sociétés traditionnelles, mais autour de cette Volonté générale d’ordre supérieur. Cette idée somme toute religieuse est discutée par Marcel Gauchet: en réalité, l’histoire de la démocratie nous l’a appris, les opinions et les intérêts sont irrémédiablement divisés, et les grandes tendances idéologiques reflètent cette division : conservatisme (l’ordre) – libéralisme (la liberté) – socialisme (le changement social). Il faut nous libérer de cet « assujettissement à plus haut que soi » : l’intérêt général doit certes continuer à nous servir de lanterne, mais une nouvelle forme du « gouvernement de soi » doit être d’essence relationnelle, au sens d’une mise en relation des options antagonistes, et ouvrir sur un processus sans cesse à reprendre, sans résultat garanti, à la recherche de compromis dont la réussite dépendra de la qualité de la médiation accomplie. « La démocratie est en train de découvrir que face à des vérités également légitimes, elle a avant tout une fonction médiatrice et de compromis » (Marcel Gauchet)

Les variables du sentiment de bien-être et de la confiance en autrui

Après les facteurs objectifs expliquant le populisme –déterminations économiques, sociologique, politique -, nous ne devons pas négliger d’autres facteurs plus subjectifs : c’est sans doute le principal intérêt de ce travail d’enquête menée par cette équipe de chercheurs, « Les origines du populisme. Enquête sur un schisme politique et social », que d’avoir mis en évidence le rôle déterminant du sentiment de bien-être et de la confiance en autrui. Les résultats en France concernant la dernière élection résidentielle sont confirmés partout dans le monde. La première variable joue un rôle déterminant dans les logiques de vote, au-delà de la position sociale.  Ceux qui se disent peu satisfaits dans leur vie ont une probabilité beaucoup plus forte de voter Le Pen, quel que soit leur niveau de revenu. C’est également vrai, mais à un degré moindre, pour les votes Mélenchon. Par contre, ce qui explique le mieux le partage entre ces deux électorats est un autre facteur subjectif : le degré de confiance interpersonnelle des électeurs. Selon les auteurs, cette confiance interpersonnelle, cette capacité à coopérer avec les autres en général, est décisive pour l’existence d’un contrat social et d’une démocratie. L’enquête mentionnée montre donc qu’une relation dégradée ou blessée à autrui (on ne fait confiance à personne, pas même à sa famille) est très fortement corrélée au vote pour la droite populiste. Dans l’élection française de 2017, où l’avantage paradoxal de Macron ne peut se comprendre qu’en prenant en compte les deux quinquennats précédents qui ont fait de la défiance une marque de fabrique du rapport des Français à la politique (Macron a su profiter de cette « prime à l’inconnu »), le rôle des variables du bien-être et surtout de la confiance en autrui a été très important. Concernant le sentiment de bien-être (Etes-vous heureux ces jours-ci ? « Etes-vous satisfait de votre vie en général »…etc.), l’analyse permet de dépasser les limites du simple revenu et du PIB. Quant à la confiance interpersonnelle, elle définit la manière dont une personne s’inscrit dans des rapports à autrui. La question : « D’une manière générale, diriez-vous que l’on peut faire confiance à la plupart des gens ou que l’on est jamais assez prudent quand on a à faire aux autres ? ». Les électeurs de Le Pen ont à la fois les niveaux de confiance et de bien-être les plus bas. Les électeurs de Mélenchon affichent un niveau de bien-être faible, mais une confiance interpersonnelle élevée. Les auteurs pondèrent bien sûr ce résultat avec l’ensemble des variables sociométriques traditionnelles (revenu, classe professionnelle, religion, éducation), mais affirment le rôle décisif, au-delà de ces variables classiques, de ces deux facteurs, et en particulier du second, pour expliquer le vote de la droite populiste. La confiance interpersonnelle est certes ancrée dans la condition sociale des individus, mais elle représente bien davantage : « elle est le réceptacle des frustrations et des réussites accumulées tout au long de la vie, la marque d’un environnement familial, la trace d’une religion ou de la fonction publique, de l’histoire culturelle de la région où l’on a été éduqué. ». Les grandes idéologies religieuses ou marxistes, qui fixaient la conscience de classes de pans entiers de l’électorat, ont laissé la place à des représentations politiques plus individuelles où la subjectivité des individus, de leur rapport à autrui, joue le plus grand rôle. A l’échelle de ces quatre dernières décennies, la rupture majeure est indiscutablement l’effondrement du vote communiste et l’émergence de celui en faveur du Front national. Les classes populaires ont perdu la force politique que leur conférait la société industrielle. Aujourd’hui, à l’heure de la société des individus, elles sont devenues des « classes malheureuses, constitués d’individus isolés, habités par une défiance à l’égard d’autrui qui n’est certes pas neuve, mais qui s’est imposée au fil du temps comme le marqueur du choix politique d’une partie importante d’entre elles ». Ajoutons aussitôt que cette méfiance ou défiance généralisée ne peut se comprendre qu’en le mettant en lien avec tout ce qui a été dit concernant l’évolution de nos sociétés : ces individus « malheureux » sont les grands perdants de la mondialisation et de la société des individus.

Le populisme comme cynisme : un regard éthique

Cette analyse socio-politique peut être utilement prolongée par la réflexion éthique de Frédéric Worms sur ce qu’il appelle le cynisme contemporain: la critique devient cynique quand elle devient soupçon généralisé, non plus pour défendre la démocratie, mais contre elle. Lorsque le doute systématique s’exerce non plus sur des choses ou des idées, mais sur des gens. Lorsqu’il y a mise en cause des principes de la démocratie et de son cadre même, comme si celui-ci n’était plus le cadre neutre qui permet d’encadrer l’ambivalence des relations humaines ainsi que la possibilité de la critique et de l’accord. Comme nous avons essayé de le montrer à propos des maladies de la démocratie, une de ses principales fonctions et de nous protéger contre les divisions et les violences intérieures au sein du peuple, y compris en limitant  le pouvoir du peuple contre lui-même  lorsqu’il exerce cette violence en son propre nom. L’Etat de droit est précisément ce pouvoir constitutionnel dont le pouvoir dépend. Mais cette paix relative que parvient à obtenir l’exercice de la démocratie ne repose en réalité que sur une condition fondamentale : la confiance. Celle-ci est au cœur des institutions, qui fixent le cadre commun et les règles pour l’expression des opinions contraires et des conflits, mais aussi de la vie humaine :la confiance est d’abord dans nos relations au quotidien, et commence par l’amour de la petite enfance. C’est par la confiance que nous parvenons, durant nos relations dans la vie, à surmonter nos ambivalences et la violence interne potentielles de ces relations, notamment en nous parlant. Elle est le préalable de tout contrat social. En ce sens, on peut appeler populistes ceux qui instille la discorde, la peur et la haine, avec son lot de mensonges, et qui utilisent de façon cynique et démagogique la colère du peuple en véritables pompiers  pyromanes. Avec le cynisme, nous retrouvons la critique de la décadence de la démocratie chez Platon : selon lui, elle glisse toujours vers le despotisme par la démagogie et l’anarchie.

Il faudrait montrer à ce sujet en quoi un certain nombre de dimensions du mouvement des Gilets Jaunes (dynamique de « ras-le-bol », rejet des élites, pas de revendications ciblées, défiance vis-à-vis des institutions, propension à se penser comme « le » peuple, méfiance viscérale pour toute représentation (même la leur) ou délégation, prêtent le flanc à une récupération populiste, même si les causes de ce mouvement apparaissent fort légitimes… D’ailleurs,la proximité de l’électorat des « soutiens indéfectibles » aux Gilets Jaunes(le vote des pro-Gilets Jaunes à la Présidentielle) avec les partis antisystème, il ne souffre aucune contestation : ils sont surtout issus de l’électorat de Mélenchon et de Le Pen, l’avantage revenant à cette dernière (28% Le Pen, 22% Mélenchon, 11% abstention, 9% vote blanc).

En conclusion…

Si nous retenons le triptyque : désignation d’un bouc émissaire – postulat de l’unité du peuple – défiance se reportant massivement sur les institutions -, qui sont bien les ingrédients habituels que nous retrouvons dans la totalité des pays qui vivent d’une façon ou d’une autre l’expérience populiste, nous voyons comment le populisme peut être le nom de tous les dangers. La revendication du peuple contre les institutions démocratiques en est sa marque de fabrique. Pourquoi danger mortel : parce que la défiance des institutions attaque ce qui précisément prend en charge la division et la dissension intime. Celles-ci sont au cœur de la réalité humaine. Au risque de déplaire à un humanisme angélique, cette violence constitue une dimension anthropologique fondamentale. La démocratie est sans aucun doute le remède à cette violence, mais nous voyons bien qu’elle n’est pas non plus immunisée contre elle ! Cette subversion des institutions de l’intérieur est probablement un danger mortel pour elles et donc aussi pour la démocratie.

Enfin, il faut conclure peut-être en disant que la démocratie, c’est aussi la justice sociale, et qu’en ce sens le suffrage universel qui organise le désaccord politique ne peut pas régler tous les problèmes de violence intérieure. Le creusement des inégalités et la « sécession » des riches vis-à-vis du commun (Pierre Rosanvallon) notamment est en ce sens une source potentiellement explosive de violence.