" A quoi servent les émotions ? "

 

A quoi servent les émotions ?

CAFE PHILO 12 MAI  2023 MAISON DU MALPAS                                                              Daniel Mercier

De quoi parle-t-on ?

Les émotions se caractérisent par la brièveté de l’épisode, un contrôle volontaire minimal, des sensations corporelles spécifiques. Il y a  4 à 6 émotions élémentaires de base (selon les auteurs). Pour Paul Ekmar se sont les suivantes : la peur, la colère,la tristesse, la joie, le dégoût, le mépris. De fait, un grand nombre d’autres émotions (qui sont (ou non ?) des compositions à partir celles-ci), peut-être à la manière des couleurs. On constate des nuances ou différences selon les sociétés mais on reconnaît généralement qu’il y a de grandes « familles » d’émotions communes.

Emotions et sentiments : le sentiment est un état affectif plus durable. Pour certains, le sentiment relèverait d’une certaine forme d’élaboration mentale par rapport à l’émotion, plus « réflexe ». Aimer, Haïr, Etre jaloux, détester…etc. Le sentiment renvoie à une sensibilité particulière plus ou moins manifeste relative à une question ou une situation. L’émotion serait une manifestation corporelle, le sentiment un état psycho-affectif mentalement plus élaboré. En réalité, sans doute très difficile de distinguer rigoureusement émotions et sentiments, l’état de ce dont on parle étant tout entier et d’emblée psychocorporel.

Emotions, passions, affects : Les « passions », au sens classique de ce terme, sont proches des émotions et des sentiments. Spinoza utilise beaucoup le terme d’affect, qui est une « affection » du corps accompagnée de son idée (ce qui fera dire à Henri Atlan qu’il y a une quasi-équivalence entre l’affect et le sentiment). Si à l’âge classique, le terme de « passion » désignait grosso modo les affects, il en va autrement aujourd’hui : la passion désigne un sentiment très intense, comme dans le cas de la passion amoureuse ou de la jalousie. Kant a ainsi soutenu dans L’Anthropologie d’un point de vue pragmatique (1798/1994, 110) que l’émotion serait comme « une ivresse qu’on dissipe en dormant », tandis que la passion serait comme un « délire couvant une représentation qui s’implante toujours plus profondément ».Il y a dans la passion quelque chose d’addictif et de focalisé sur une personne (ou une activité), avec l’idée d’une forme d’emprise sur celui qui en est « victime ».

Nous pouvons à partir de ces quelques remarques proposer une définition :

DEFINITION : les émotions doivent être comprises comme des états épisodiques, analogues à des réactions automatiques, qui se caractérisent par un certain ressenti corporel. Les émotions, comme nous l’avons vu, ont également des objets : elles portent sur des contenus que nous nous représentons. On peut ainsi s’effrayer du chien que l’on aperçoit, s’attrister d’un souvenir qui nous revient en mémoire, ou se réjouir en songeant à l’arrivée de nos cousins. En ce sens, les émotions sont des états mentaux conscients, qui impliquent une évaluation positive ou négative de ces objets

Les émotions perturbent-elles le fonctionnement de la raison ou sont-elles des alliés indispensables de celle-ci ?

Il est facile de constater que les réponses à cette question sont très contrastées : tantôt les émotions sont considérées comme les principales ennemies de l’idéal philosophique antique de la maîtrise de soi, qui est le but poursuivi par un bon exercice de la raison ; je suis par exemple  envahi par une colère qui annihile l’usage de ma raison… Tantôt au contraire, l’accent est mis sur les émotions comme instruments d’évaluation privilégiés de la valeur des êtres ou des choses qui m’entourent. La peur porte sur un objet considéré comme dangereux.  La tristesse sur un objet considéré comme perdu, la colère sur un objet considéré comme offensant, la joie sur un objet considéré comme réjouissant…  Toutes nos évaluations reposeraient en fin de compte sur un vécu émotionnel ; les émotions ne sont-elles pas en effet le thermomètre de nos évaluations fortes et de nos évaluations faibles ?Comme nous l’avons montré dans un précédent café philo[1], une des hypothèses concernant les fondements de la morale est celle de la philosophie dite « sentimentaliste »[2] pour laquelle la morale reposerait sur le sentiment. Mais une  des objections principales faites à cette conception de la morale ne peut que retenir notre attention : les émotions ne sont pas toujours bonne conseillères ! La présence des émotions ne garantit pas de la justesse de l’évaluation. Elles peuvent être disproportionnées (je peux avoir très peur devant un caniche), inadaptées (le stress m’empêche de parler), irrationnelles (une colère sans objet réel), décalées (une colère qui n’est pas dirigée vers ce qui l’a réellement provoqué)…

Pour résumer : il est indéniable que les émotions sont souvent un obstacle dans l’usage que nous faisons de la raison. Mais par ailleurs, il est indéniable aussi que nos représentations, nos croyances et leur valence respective (c’est-à-dire leur charge en émotions ou en affects) pèsent de façon importantesur nos évaluations et donc sur la conduite de nos vies[3]

Evoquons maintenant les différentes théories des émotions du côté de la psychologie, des théories cognitives ou neuroscientifiques : la question n’est plus ici philosophique mais concerne la réalité du fonctionnement « organistique »… Plutôt qu’une approche normative ou éthique, seule « la façon dont cela se passe » sera ici prise en considération…

Les théories sur les émotions : rapide tour d’horizon

Darwin est un des premiers à s’intéresser particulièrement aux émotions (animales et humaines)[4]. Il pense qu’elles servent globalement à l’adaptation par rapport à l’environnement.« Les mouvements expressifs de la face et du corps » permettent des formes de communication extrêmement rapides et par là-même représentent un avantage adaptatif. L’universalité des émotions à travers les cultures chez l’homme et chez les animaux laisse supposer que les émotions sont des processus adaptatifs, favorisant la survie de l’individu et de l’espèce

Une question va rapidement s’imposer : est-ce les réactions physiques qui provoquent dans un second temps des réactions émotionnelles (William James : je commence par fuir devant la venue d’un ours, et j’ai peur ensuite) ? Ou bien l’expérience physique et psychologique de l’émotion se produit-elle spontanément (Canon/Bard) ? C’est sans doute l’option la plus probable (à rapprocher du parallélisme du corps et de l’esprit chez Spinoza). Mais surtout la dimension cognitive de l’expérience émotionnelle a été soulignée : la pensée succède immédiatement à la situation pour l’interpréter (contrairement à une première opinion superficielle), et mène donc à l’expérience simultanée de la réaction physiologiste et de l’émotion. Ici encore, on voit bien comment ce comportement humain, comme d’ailleurs tous les autres, met en jeu une unité qui intègre la pensée et l’émotion. Il est intéressant également de constater que l’on peut inverser l’ordre des choses et générer volontairement des émotions en dessinant volontairement sur notre visage certaines de leurs expressions (par exemple le froncement des sourcils ou un sourire).

Les neurosciences ont singulièrement fait avancer l’énigmatique question des rapports entre le corps et l’esprit : Antonio Damasio est habituellement cité pour ces travaux remarquables retranscrits dans deux livres célèbres (« L’erreur de Descartes », et « Spinoza avait raison »). Il nous montrecomment les affects sont intimement associés à la vie mentale et sociale d’un individu. Sa pensée elle-même est inséparable d’affects qui vont lui donner sa direction et ses perspectives d’action. De nombreuses observations effectués sur des personnes victimes d’accidents cérébraux ont montré que certains patients dont les centres nerveux émotionnels ont été détruits avaient pu garder un QI très élevé, mais qu’en revanche, ils étaient devenus des handicapés sociaux : ils n’ont jamais pu mener une existence sociale normale et ne parvenaient pas à faire preuve d’initiatives concernant l’orientation de leur vie. Tout état cognitif est normalement associé à un état émotionnel, ce qui bien sûr ne préjuge ni de son intensité, ni de son orientation… Le fonctionnement neurobiologique de notre organisme montre donc le caractère indispensable des émotions ou des sentiments dans les processus cognitifs. Il faut se rappeler ici qu’en dehors des émotions de base, le spectre des émotions est très étendu (on peut ici penser à l’analogie des couleurs : seules quatre couleurs élémentaires mais une infinité de variations et de combinaisons à partir d’elles). La palette des émotions est très vaste et subtile, elle concerne les états de relative sérénité aussi bien que de violentes décharges de colère, de jubilation comme d’agacement, de rire comme de sérieux… les émotions colorent que nous le voulions ou non l’ensemble des situations de la vie, parfois en demi-teintes, d’autres fois de façon plus vive.

Les émotions et la raison

La philosophie a longtemps stigmatisé« les passions » parce qu’elles empêchaient l’exercice de la raison. Les émotions nous submergent et nous empêchent de contrôler notre vie dans le sens souhaité. Les affects contrarient l’exercice de la raison. Elles biaisent systématiquement nos jugements d’une part, et d’autre part nous empêchent d’accéder au bonheur (mais comment peut-on être heureux et sans émotion ?). C’était en particulier la position des stoïciens, pour qui le seul chemin qui vaille, qui était celui de la sagesse et de la vertu, impliquait une forme d’insensibilité aux évènements affligeants. Nous voyons bien en quoi une telle attitude est à son tour irrationnelle : comment nier en effet cette capacité que nous avons en tant qu’humain à être affecté, pour le meilleur et pour le pire ? Nous ne sommes pas cette « forteresse intérieure » dont parlent les stoïciens… Pour reprendre la pensée de Spinoza, plutôt que de vouloir que les hommes fussent conformes à une forme d’idéal imaginaire, il est indispensable de les comprendre tels qu’ils sont, partie de la nature au sein de la nature. Notre affectivité donne signification à notre vie, en nous reliant aux êtres et aux objets qui nous entourent. Une raison chimiquement pure, comparable par un certain côté à la raison froide et calculatrice de l’intelligence artificielle, n’est pas humaine. En ce sens, le dualisme cartésien est en difficulté pour rendre compte de la nature de l’être humain : d’un côté les animaux-machines et leur fonctionnement régi par des lois purement mécaniques, de l’autre une pensée désincarnée et consciente d’elle-même. Comme le dit Merleau-Ponty, d’une part « le corps comme une somme de parties sans intérieur », et d’autre part « l’âme comme un être tout présent à lui-même sans distance… On existe comme chose ou on existe comme conscience. ». Mais rendons justice à Descartes : il se rendbien compte que cette hypothèse de deux substances séparées (la pensée et l’étendue) est incapable d’expliquer les phénomènes humains dans leur concrétude : perceptions, sensations, imagination, volitions, émotions etc. Il imagine alors un lieu dans le cerveau où la jonction entre les deux substances se fait : la glande pinéale. Thèse rétrospectivement radicalement fausse mais qui témoigne que Descartes avait pris conscience du problème…

Les sentiments moraux

Nous nous sommes demandé récemment si la morale était affaire de sentiments[5]. Nous avons plutôt montré la force d’une raison pratique (une raison « raisonnable » et pas seulement rationnelle) qui garantissait l’universalité du jugement moral. Mais d’une part, il ne s’agit pas d’une raison seulement « calculante » – Hume a raison de dire à ce sujet que la raison peut expliquer mais qu’elle n’a aucun pouvoir pour juger moralement ou motiver à agir : « Il n’est pas contraire à la raison de préférer la destruction du monde entier à une égratignure de mon doigt » (Hume, 1739/1991, II, III, Section III, 272). - ; et surtout, d’autre part, et quelle que soit notre position sur le rationalisme moral (pour ou contre), les émotions sociales ou morales sont les compagnes obligées de ces jugements (sans pour autant en être nécessairement à l’origine). Nul ne peut contester que nos principales qualités morales, comme la noblesse, l’équité, la générosité, soulèvent nos propres émotions et nous motivent à agir. C’est aussi notre perméabilité aux émotions des autres (notamment par les processus d’empathie ou de sympathie) qui nous permet de participer affectivement à ce que vivent et ressentent mes semblables, spécialement ceux avec qui je suis en relation. L’affect est toujours d’une façon ou d’une autre associé à nos vies, et notre sensibilité aux êtres et aux choses qui nous entourent, y compris notre sensibilité à la beauté (émotion esthétique), est inséparable de cette capacité à être affecté.

Comment vivre ses émotions ? La réponse spinoziste

Le présupposé de méfiance et de défiance  initiale de la philosophie classique vis-à-vis des émotions ou des passions, et l’opposition radicale entre raison et émotions n’est plus de rigueur : nous voyons bien  qu’une association ou collaboration obligées entre l’une et les autres est la seule perspective pertinente : une raison froide et simplement calculatrice, purifiée de toute émotion, non seulement n’est pas vraiment humaine, mais s’avère fort peu souhaitable. La question maintenant est plutôt de savoir quelle forme d’association et de collaboration peut donner tout son sens aux émotions dans nos vies. Certes, nous constatons bien que le seul déversement non régulé d’émotions vient biaiser ou empêcher le juste jugement… A quelles conditions les émotions sont donc positives et servent l’usage de la raison ? Comment maîtriser les émotions inadéquates (dans la situation) ou excessives (par leur intensité) ? En un mot, nous devons nous intéresser à la plus ou moins grande fonctionnalité des émotions, étant entendu que leur caractère nécessaire semble maintenant reconnu comme une réalité incontournable de notre organisme neurobiologique.

Dans un entretien avec Michaël Fessel (Philo Mag septembre 2019), l’actrice Virginie Efira explique : son personnage de Victoria (du même film éponyme), plutôt que de se murer contre les émotions qui l’assaillent, absorbe toutes les émotions des autres qui l’entourent et se trouve au bord du burn-out… Mais, dit l’actrice,  elle fait confiance en ses émotions, comme si celles-ci pouvaient indiquer le vrai. Elle a sans doute raison de faire une certaine confiance dans ses ressentis : la présence par exemple d’une joie intérieure à la suite de choix que nous faisons est le signe que le choix que l’on prend est le bon, dit Virginie Efira. Elle reprend finalement, avec son langage, ce que disait Spinoza : « C’est toujours l’affect qui ouvre la voie à la raison ». Etonnant ? Non, mais en même temps cette recherche d’une affectivité joyeuse doit être accompagnée par des idées adéquates concernant les causes et la formation de ces affects. La puissance de comprendre est partie prenante des affects joyeux. Mais à cette condition, les affects joyeux orientent notre esprit et notre corps vers ce qui leur conviennent au plus haut degré.  Il ne s’agit surtout pas d’éradiquer de façon forcée les affects, mais au contraire de les transformer en affects actifs : augmenter ma puissance d’agir grâce à une plus grande puissance de comprendre qui va m’aider à m’orienter vers les êtres et les situations  qui me conviennent. « Nous devenons nous-mêmes causes de nos propres affects et maîtres de nos perceptions adéquates » (Gilles Deleuze, « Spinoza une philosophie pratique ». La vérité ne suffit pas pour vaincre un affect triste, si elle n’est pas à son tour investie d’une force contraire  au moins égale. Les lois du désir sont ainsi déterminantes.    Henri Atlan donne sur ce point un exemple trivial, celui de s’arrêter de fumer. La raison seule ne représente pas, en tant que telle, une force réelle. Il s’avère en effet que tous les arguments rationnels, relatifs à la santé, pourtant imparables du point de vue de la raison sont incapables d’entraîner une décision de changement durable. Seul l’appel à d’autres forces affectives, contraires et plus puissantes que celles qui sont associées à l’action de fumer, peuvent le provoquer. C’est finalement en tant qu’affects que la connaissance du bien et du mal  peur contrarier un autre affect. Tout ce qui précède montre comment nous pouvons nous libérer des affects sous le régime de la servitude passionnelle :  C’est à partir de notre puissance de comprendre que nous sommes plus ou moins actifs, c’est-à-dire que nous comprenons ce qui est « bon » pour nous et que nous agissons en connaissance de cause. Ainsi nous résistons mieux à la détermination par des causes extérieures à nous. Il n’y a plus dans ce modèledissociation entre passions et raisons, mais au contraire une intégration des unes et des autres. On voit que l’émancipation de la servitude passionnelle ne passe pas par une mise à l’écart ou un retrait plus ou moins ascétique, mais au contraire par une ouverture et des connexions multiples aux réseaux corporels et affectifs auxquels nous appartenons en tant qu’individus. L’actualisation de la puissance en acte ne peut se concevoir sans la force du désir et des affects. Il est indéniable également que cette « capacité à être affecté », malgré son orientation de plus en plus maîtrisée vers ce qui est bon pour moi, ne peut évacuer comme par magie les affects tristes : les cause extérieures et indépendantes de moi ne cessent de m’impacter, l’homme n’étant pas un empire dans l’empire de la nature. 

L’analyse spinoziste montre l’enracinement de tous les processus mentaux, y compris la connaissance rationnelle, dans le désir de vivre et d’agir ; c’est-à-dire dans l’élan de ce que Spinoza appelle le conatus. Retenons quelque chose de fondamental par rapport à notre question : raison et désir (inséparable d’une augmentation de la puissance d’agir) ne constituent pas les deux termes d’une alternative, mais sont tous deux les expressions d’un même effort pour persévérer dans son être, de l’âme et du corps réunis, se déployant simultanément sous formes d’idées adéquates ou inadéquates et sous forme d’affects passifs ou actifs.

La connaissance à la fois la plus globale et la plus spécifique - connaissance adéquate (second genre de connaissance) des rapports de composition ou de décomposition entre toutes les parties (autrement dit compréhension des causes) - de la nécessité absolue de ce qui est, entraîne nécessairement un changement correspondant de la manière dont nous aimons et désirons. Par conséquent, nos émotions sont en quelque sorte à la fois les véhicules et les témoins de ces orientations existentielles.  Elles ne nous « servent pas » automatiquement, et peuvent même nous desservir (par rapport au bien pour nous) ; Mais il dépend en  partie de nous  de rechercher activement, grâce à l’usage de notre raison et en suivant la voie ouverte par nos affects joyeux, les situations et les choix qui nous conviennent le mieux dans le sens d’une augmentation de puissance. 

L’intelligence émotionnelle.

Il faut évoquer rapidement les nombreuses applications en psychologie de cette façon d’intégrer le rôle des émotions dans notre pensée et la conduite de nos vies. Le concept d’intelligence émotionnelle notamment est un tardif rejeton, il me semble, d’une telle perspective. C’est Daniel Goleman[6] qui a popularisé cette notion en psychologie, dans le monde du travail et du développement personnel ; il affirme le rôle central des émotions dans l’intelligence, ou plutôt que les « compétences émotionnelles » sont une dimension de l’intelligence.  Cette notion de compétence donne lieu à de nombreuses recherches : la reconnaissance des émotions ; la compréhension des émotions, de leurs causes et de leurs conséquences ; la capacité à ressentir des émotions appropriées aux situations (en qualité et en intensité) ; la reconnaissance des émotions d’autrui et l’empathie ; la connaissance de ses propres émotions et leur régulation ; la gestion des émotions d’autrui. Il existe également des programmes d’entraînement dont l’objectif est de développer les compétences émotionnelles des enfants ou des adultes…

L’agencement collectif des émotions, une dimension déterminante du champ politique et social

Spinoza ouvre son Traité Politique en dénonçant ceux qui s’emportent contre les affects de la multitude, et qui rêvent d’une vie politique réglée par les seuls préceptes de la raison. Plutôt que de pleurer ou détester les actions des hommes, il faut en avoir une connaissance vraie, c’est-à-dire les traiter comme des réalités largement conditionnées par les affections, et donc d’identifier les rapports de causalité  dans le cadre d’une véritable économie des affects. Un courant important des sciences sociales[7]suit les pas de Spinoza : plutôt que de s’en tenir à l’hypothèse de « l’individualisme méthodologique » et du primat de l’acteur rationnel pour analyser la vie sociale, ils préfèrent s’interroger sur la motion des corps ; pour savoir ce qui fait courir les individus, mieux vaut s’intéresser aux agencements d’affects, et à ce qui décident les « conatus »[8]. La référence à Spinoza est souvent associée chez ces auteurs aux travaux de Gabriel Tarde[9] : cet auteur utilise un imaginaire ondulatoire pour faire comprendre comment c’est par « rayonnements » et « vagues imitatives » que les germes d’idées ou d’actions se propagent dans la société ; comme nous l’avons déjà dit, les émotions sont souvent contagieuses et les réseaux sociaux, qui n’existaient pas à l’époque de G. Tarde, sont des outils puissants de propagation parfois exponentielle. Mais nous ne sommes pas des victimes passives de cette contagion, bien au contraire nous participons activement à ce mouvement que nous partageons. Il y aurait ainsi suivant ce sociologue de tels phénomènesde résonnances interindividuelles où les gens sont au diapason sur un sujet à un moment donné. Mouvement selon lequel « l’un désire ce que l’autre désire, ou repousse ce que l’autre repousse ; l’un affirme ce que l’autre affirme, ou nie ce que l’autre nie »[10]. Spinoza décrit les dynamiques affectives dans des termes voisins : il parle volontiers « des fluctuation de l’âme » pareilles « au vagues de la mer agitées par des vents contraires »… Et surtout, il met l’imitation au coeur de cette dynamique ondulatoire[11].

Les émotions, la politique, l’économie et la consommation…

Vaste sujet aujourd’hui, à l’heure du déferlement sans filtre des émotions de nos contemporains sur  les réseaux sociaux et de l’émergence du phénomène de la post-vérité, précisément décrit dans le Dictionnaire d’Oxford comme « les circonstances dans lesquelles les faits objectifs ont moins d’influence pour former l’opinion publique que l’appel à l’émotion et aux croyances personnelles ». Nous avons constaté comment certains régimes politiques utilisaient sans vergogne ces « vérités alternatives » : Trump, Borsonaro, Erdogan…etc.  Autrement dit, les faits objectifs ont moins d’importance que leurs appréciations subjectives, en particulier que les émotions qu’ils suscitent. Un philosophe comme Sloterdijk, qui analyse la scène politique en termes « d’arène médiatique », insiste aujourd’hui sur les dimensions « scopique » et « affectuelle » de notre démocratie d’opinions. Sous les feux de la rampe, les personnels politiques se muent en acteurs tentant de jouer « leur meilleur rôle », et privilégient l’image et l’émotion suscitée. Mais on aurait tort de se contenter de s’en désoler et de le déplorer. Nous devons analyser ces situations grâce à l’intelligence que nous pouvons avoir des ressorts émotionnels de la politique, et ne pas faire comme si nous pouvions les comprendre exclusivement à partir de l’hypothèse de l’être humain comme acteur rationnel. Nous devons interroger les corps et se préoccuper par conséquent des agencements d’affects. Ce qui décide à agir dans un sens ou un autre, ce sont les affects, aussi bien individuellement que collectivement. Nous avions essayé de le faire lors d’un précédent sujet sur le populisme, et aussi lorsque nous avons traité du ressentiment : cette émotion à terme négative peut finir par gangréner le terrain politique : c’est par exemple dans l’électorat du Rassemblement national que l’on trouve un nombre très élevé d’électeurs dont le « degré de confiance interpersonnelle » (envers son entourage au sens large, comme envers les membres de sa famille) est très bas, témoignant d’une relation très dégradée ou blessée avec autrui[12]. Celle-ci est caractéristique de ce que nous avons appelé « l’homme ressentimiste », dont il faut d’ailleurs aussi rendre compte pat des facteurs économiques, politiques et sociaux[13]. Toujours est-il que la dimension ressentimentale (parmi d’autres sans doute) du vote populiste ne fait guère de doute[14].

Pour être complètement convaincu du rôle joué par les émotions dans la vie politique, il suffit de lire le livre de la sociologue Mona Ozouf, au titre évocateur : « Les émotions contre la démocratie ». De quoi s’agit-il ? Elle nous montre comment depuis quelques décennies et quels que soient les gouvernants, la politique israélienne, qu’elle qualifie de populiste, a pu se maintenir et même se renforcer grâce à l’instrumentalisation par le pouvoir de quatre émotions : la peur, le dégoût (avec l’opposition classique de la pureté et de l’impureté), le ressentiment, et l’amour de la patrie. Elle consacre un chapitre entier à chacune pour montrer leurs effets spécifiques. Ces émotions « engendrent ou appellent des formes directes ou indirectes de violence, d’ostracisme, de censure ou d’agression physique ; elles annulent la légitimité même des positions différentes des leurs ; elles sont promptes à percevoir les rivaux politiques comme des traîtres ; elles font appel à un noyau imaginaire de grandeur et d’authenticité de la nation que les gens sont appelés à vénérer et à aimer inconditionnellement ; elles sont souvent alimentées par des récits de victimisation et de danger imminent »[15]. Bien sûr, l’assimilation de la politique au modèle du débat rationnel est un idéal désirable, mais  Spinoza nous invite à considérer que les idées n’existent pas indépendamment des affections qui leur sont associées. Il ne faut jamais oublier non plus qu’un affect ne peut être diminué ni ôté sinon par un affect contraire plus fort que l’affect à détruire… Au fond, la prise en compte des vagues successives d’opinions fluctuantes (ou non) est déterminante pour comprendre les fluctuations de la vie politique. Les hommes sont passionnés avant d’être rationnels, et là encore la recherche d’affects positifs (fraternité, confiance partagée, joie…) doit ouvrir la voie à la raison pour lutter contre les affects asservissants, et nous armer d’affects émancipateurs.

Il va de soi que dans cette perspective l’hypothèse chère à l’économie classique de « l’homo economicus » (l’agent rationnel qui préside à la décision) doit être fortement pondérée également par le rôle que joue les émotions. Là encore les affects peuvent être positifs et même rationnels (ou raisonnables ?) lorsqu’ils nous incitent à prendre des décisions qui sont bénéfiques pour la collectivité ou conformes à nos objectifs de long terme[16] (Frank [1988], Elster [1999]).Il s’agit d’associer la raison à nos affects en vue d’une meilleure « gestion » de ceux-ci… Nous n’aborderons pas davantage le sujet, et laissons la place aux nouveaux économistes qui s’efforcent de faire entrer la dimension des émotions des émotions dans leurs analyses.

Il nous faut aussi dire quelques mots sur le rôle des émotions dans les phénomènes de consommation. Au-delà de la question de la satisfaction des besoins, qui est très loin d’épuiser le sujet des ressorts sociaux de la consommation, la nature symbolique du phénomène est une évidence : la façon dont je consomme signifie quelque chose de moi-même et relève de mécanjsmessocio-affectifs complexes – rivalité, imitation, concurrence, reconnaissance, distinction etc. Contrairement au credo habituel de l’économie classique sur les décisions de l’agent économique froid et rationnel –homo economicus -,  les actes de consommation mobilisent en permanence un grand nombre d’émotions, et sont sous-tendus par elles, qu’il s’agisse d’émotions dépendantes de ma psyché personnelle ou d’émotions davantage sociales, les deux étant inextricablement associées. Il suffit de penser aujourd’hui aux grandes messes du shopping dans lesquelles, comme le dit Harmut Rosa, il s’agit bien davantage de l’émotion liée à l’acte d’achat que de la jouissance anticipée de l’objet ou de l’activité achetés. Nous sommes bien sûr très dépendants des dispositifs appelés par certains (notamment le sociologue F. Cochoy) de séduction et de captation du public qui jouent également sur un certain nombre d’émotions (séduction, envie, en particulier). Pensons également à tous les facteurs qui exercent une influence sur les modes de vie par l’intermédiaire d’émotions variés, mais qui vont en principe dans le sens d’un besoin normatif de conformité dans un groupe d’appartenance donné : par exemple la taille 38 (avec les émotions correspondantes du plaisir de plaire ou d’être regardé, mais aussi la crainte concomitante de ne pas l’être…), le port du voile (avec l’émotion associée à la fidélité au dogme supposé, mais aussi peut-être à la peur du rejet)…etc.

Pour une éducation des émotions ?

Certain(e)s pensent qu’une démocratie digne de ce nom doit consacrer beaucoup de temps et d’argent à l’éducation d’émotions morales fondées sur le respect mutuel et l’égale protection devant la loi[17]. Il est remarquable de constater que l’individu lui-même est traversé par des forces contraires : la compassion et le respect d’un côté, la peur, l’avidité et l’agressivité de l’autre. Le sentiment d’omnipotence chez l’enfant, associé paradoxalement à une grande vulnérabilité et un sentiment contraire d’impuissance, peut conduire de manière réactionnelle à un besoin tyrannique de complétude pouvant s’exprimer par une dynamique de comportement cruel. Le dégoût serait également une émotion très puissante de l’enfance, associée à l’idée de saleté attachée à notre propre animalité (en particulier les mauvaises odeurs, la crasse) : elle serait rapidement « projetée » sur des êtres à l’extérieur de nous (d’autres enfants ou des groupes subordonnés) par imitation aux adultes qui nous entourent. Toutes les formes de discriminations futures seraient en quelque sorte attachées à ces origines. Nous voyons bien quel est l’enjeu : soit nous privilégions un certain nombre de valeurs associées à ces discriminations (invulnérabilité, maîtrise, machisme, forme de mépris pour ce qui est associé au corps), et nous allons verser dans les « pathologies du dégoût » comme le manichéisme entre pur et impur, entre « nous » et « eux », soit nous reconnaissons notre vulnérabilité et nous privilégions au contraire  d’autres valeurs comme celles de réciprocité et de mutualité. Un tel combat passerait par l’éducation à l’attention vis-à-vis de l’autre, à la capacité de  considérer autrui comme une fin et non seulement comme moyen[18], à voir les autres avec empathie, c’est-à-dire à pouvoir voir le monde avec les yeux d’un autre. Cela supposerait pour se réaliser de lutter « contre les normes dominantes de la virilité »[19]. Quelle que soit la difficulté pour mettre en œuvre un tel programme d’éducation des émotions, Martha Nussbaum pense qu’il en va de la santé de la démocratie. Certaines situations sont pernicieuses au sens où elles favorisent des comportements émotionnels qui s’avèrent être déshumanisants ; il s’agit donc de créer des situations inverses qui vont prendre le contre-pied de celles-ci : renforcer chez l’individu le sentiment de responsabilité individuelle, voir les autres comme des individus distincts et égaux, développer la voix critique. L’école est bien sûr partie prenante (partie même essentielle) d’une tel programme d’éducation émotionnelle… Un inventaire des leçons pour produire « des citoyens dans et pour une démocratie saine » est même proposé, reprenant les dimensions déjà mentionnées précédemment. Quoique nous pensions de la faisabilité d’un tel programme à l’école, nous sommes bien là en présence d’une véritable prise en considération des émotions et de leur importance dans la vie politique et démocratique de la Cité.

En conclusion…

Finalement, toute expérience humaine a sa composante émotionnelle. Parmi les nombreuses émotions que nous avons citées précédemment, certaines nous semblent évidemment toxiques, comme par exemple le ressentiment ou le dégoût ; mais nous ne pouvons pas généraliser et classer les émotions selon le critère positif/négatif. Tout dépend en effet de la façon dont elles s’articulent avec les comportements et les actions (sur un plan individuel comme sur un plan collectif). Nous avons constaté par exemple le rôle négatif que pouvait jouer la peur dans le maintien d’une politique populiste en Israël. Mais la peur peut au contraire jouer un rôle éminemment positif : nos sociétés contemporaines ont peut-être trop évacué la peur ou la vulnérabilité, ce qui explique en partie la difficulté dans laquelle elles se trouvent face au danger écologique. Aussi par ce que ce danger n’est pas encore suffisamment « palpable »…. Mais il est urgent d’avoir peur devant l’augmentation des émissions de CO2, des températures…etc. En ce sens la peur doit absolument exister dans le débat public, et Hans Jonas avait raison de parler de « l’heuristique de la peur » face aux grands dangers qui menacent la planète. « L’éco-anxiété n’est pas une maladie, mais au contraire une réponse saine à un monde malade »[20]. Elle devient alors le meilleur guide pour l’action, nous permettant de trouver des solutions aux problèmes… La peur détient alors une valeur de lucidité, selon une heuristique que l’on peut qualifier de rationnelle.

Comme nous l’avons déjà dit, les émotions existent pour le meilleur et pour le pire, et nous nous devons de vivre avec et grâce à elles[21] en tâchant d’en faire le meilleur profit. Elles ont bien sûr une fonction d’évaluation, exprimant la valeur des choses et des êtres qui nous entourent. Mais le thermomètre qui évalue est très subjectif, et ne garantir donc pas le caractère objectif de cette mesure…  En ce sens, il est faux de dire que les émotions sont toujours de « bonnes conseillères ». En revanche, lorsque l’affect n’affaiblit pas ou n’annihile pas la raison, mais au contraire lui  ouvre la voie, il peut montrer le chemin d’une association saine qui conduit à ce qui est bon ou bien pour nous et pour les autres. Les émotions peuvent donc autant nous servir que nous desservir…

 

 


[1] ? Cf. Café philo  « La morale est-elle une affaire de sentiments ? »)

[2] Opposée à celle du rationalisme moral

[3]Définition de la valence : en chimie : nombre de liaisons chimiques qu'un atome ou un ion peut avoir avec les atomes d'autres substances, dans une combinaison. En psychologie :puissance d'attraction (valence positive) ou de répulsion (valence négative) qu'un individu éprouve à l'égard d'un objet ou d'une situation.

[4] « L’expression des émotions chez l’homme et l’animal », 1872

[5] Café philo « La morale est-elle affaire de sentiments ? »

[6] Psychologue américain contemporain

[7] Lire en particulier « Spinoza et les sciences sociales. De la puissance de la multitude à l’économie des affects », ouvrage collectif avec les contributions de Yves Citton, Christian Lazzeri, Frédéric Lordon, Antonio Negri, André Orléan, Aurélie Pfauwadel, Pascal Sévérac et Philippe Zarifian.

[8]Tendance à persévérer dans son être et augmenter sa puissance d’agir.

[9] Sociologue français qui a écrit notamment « Les lois de l’imitation »

[10] Gabriel Tarde, in « Les lois de l’imitation »

[11] Ethique, livre IV

[12] Se reporter à « Pour comprendre le populisme » : «  https://www.cafephilosophia.fr/sujets/comprendre-le-populisme/ »

[13]Ibid

[15] « Les émotions contre la démocratie », Mona Ozouf

[16]Frank [1988], Elster [1999]).

[17] Lire à ce sujet « Les émotions démocratiques » de Martha Nussbaum

[18] Référence ici à un « impératif catégorique » kantien

[19] « Les émotions démocratiques », chapitre 3

[20] Interview Télérama 22 avril 2023 avec Camille Etienne (lire son livre « Pour un soulèvement écologique »)

[21] Car elles sont « la chair et le sang » de nos existences…