" Masculin, féminin, pluriel : troubles dans le genre"

 

Samedi 14 décembre 2019 à 17h45 

au Chapiteau-RestO Scène de Bayssan. (sous le nouveau chapiteau d'Hérault Culture)

 

Le Sujet

"Masculin, féminin, pluriel : troubles dans le genre"

Présentation du sujet :  

 
 
 
 
 

Les « genders studies » accompagnant les combats pour l’égalité des sexes d’une part, et l’émergence de nouvelles identités sexuelles – transgenres, intersexuels, non binaires, intersexuels…etc. -  d’autre part, ont considérablement changé la donne : s’il est vrai que le genre est le fruit d’une construction historique et culturelle, « d’une culture hétérosexuelle dominante », nous voilà en face de nouvelles questions : Qu’est-ce qu’un homme ? Une femme ? Doit-on séparer radicalement le sexe biologique du genre, et considérer que la différence des sexes ne doit rien à la nature ? Doit-on penser que désormais chacun peut, libéré de toute contrainte biologique ou sociale, inventer son propre genre ? La référence normative au masculin et au féminin est-elle devenue caduque ? 

 
   

 

 

  

Ecrit philo

 

« Masculin, féminin, pluriel : troubles dans le genre »

La question du genre interroge le sens de ce que c’est d’être un homme ou une femme, mais aussi la façon dont la binarité du genre est bousculée à travers le développement de nouvelles figures plurielles comme le « transgenre » ou « transsexuel » (être dans un corps de femme et se reconnaître plutôt dans celui de l’homme, ou vice-versa), le travesti ou  « drag queen » terme utilisé pour le spectacle), mais aussi ceux ou celles qui refusent la binarité du genre et se déclarent non binaires (on parlera de personne androgyne quand elle a une identité de genre ni tout à fait masculin, ni tout à fait féminin ; de personne « fluide de genre » quand elle oscille entre plusieurs genres ; de personne « agender » (terme intraduisible, parfois utilisé pour désigner celui qui se revendique sans genre). Parmi eux, nombre d’intersexuels, dont le profil biologique (chromosomique et anatomique) recouvre une multitude de combinaisons possibles entre mâle et femelle), et qui refusent souvent à postériori (quand ils sont adultes) l’opération De réassignation sexuelle (opération chirurgicale et/ou traitement hormonal) à laquelle ils sont la plupart du temps soumis quand ils sont enfants, et revendiquent d’être « non binaires »…

Les termes masculin et féminin introduisent le genre –être un homme, une femme -, et doivent être soigneusement distingués de « mâle » et « femelle » qui désignent le sexe biologique. En ce sens, le genre se distingue du sexe. Nous aborderons ce soir la question du genre sous deux angles très complémentaires : 1) La question du genre masculin et féminin : qu’est-ce qu’un homme ? Une femme ? La femme est-elle un homme comme les autres (formule humoristique qui cache mal sa connotation machiste) ? Le débat qui traverse le féminisme entre Sylviane Agacinski, Simone de Beauvoir et Judith Butler, philosophe emblématique des théories du genre), doit nous éclairer sur ce sujet. 2) Dans un deuxième temps, il s’agit d’interroger le « pluriel », et de proposer un modèle interprétatif des différentes figures de l’identité sexuée, c’est-à-dire une grille de lecture qui nous aide à comprendre le processus par lequel ces différentes figures existent et se forment. Comprendre aussi la diversité avec laquelle chacun d’entre nous, sans exception, « habite » son identité d’homme ou de femme.

PREMIERE PARTIE / LA QUESTION DU GENRE MASCULIN ET FEMININ

Deux définitions du genre proposées, l’une générique et plutôt descriptive, l’autre induisant une hypothèse explicative plus « lourde »

1) « Hommes et femmes ne se présentent en quelque sorte jamais nus : ils sont socialement situés et solidaires de significations et d’attributs que les sociologues ont appelés « genres » (Sylviane Agacinski, Politique des sexes)

La seconde tirée du colloque interdisciplinaire sur « Le genre comme catégorie d’analyse » (Université Paris 7, 2002) : « La notion de genre désigne la construction historique, culturelle, sociale du sexe, qui l’investit de sens dans un système à deux termes où l’un (le masculin) ne peut s’envisager sans l’autre (le féminin). Système dissymétrique et inégal, les hommes ayant longtemps été dans les rapports sociaux en position de domination incontestée et l’homme ayant servi de référence unique pour penser l’universel humain. »

Quelle égalité des sexes ?

Nous ne pouvons pas ne pas rapprocher cette question du genre de celle très actuelle de l’égalité des sexes, puisque l’existence de ces deux genres recouvre « un système dissymétrique et inégal en faveur des hommes ». Mais qu’entend-on au juste par égalité ? Que serait un monde où l’égalité des sexes règnerait ? Cette question est d’autant plus importante que sa réponse n’est pas si évidente qu’on pourrait le croire. Nous serons tous d’accord en principe sur l’égalité des droits, par exemple la libre disposition de son corps, les droits égaux au sein de la famille, le droit égal à l’éducation, dans la vie professionnelle, dans la vie politique, concernant les rémunérations... Mais aussi dans la vie domestique, la sexualité…etc. En l’occurrence, il s’agit là de refuser une prétendue « infériorité naturelle » qui justifierait au nom d’une « nature féminine », sa subordination à l’homme. Mais nous pouvons aussi être tenté, en refusant toute référence à une présumée différence de sexe, de considérer que, précisément il n’y a pas de différence, et poser une similitude ou une identité commune entre les sexes, en refusant catégoriquement toute « différence ontologique », l’affirmation de celle-ci n’étant que le prétexte et l’alibi d’une construction sociale et historique dominée par les hommes. « On ne naît pas femme, on le devient », comme le dit Simone de Beauvoir. Nous pouvons entendre à ce propos une petite musique aujourd’hui qui nous encouragerait à penser une similitude intégrale. Il ne s’agit au fond que d’une logique des droits poussée jusqu’au bout, d’une illimitation des droits. Une anecdote servira à illustrer mon propos : samedi matin dernier, dans un groupe de gym, suite à une plaisanterie classique sur l’éventualité de « l’homme enceinte » (je n’ai pas retenu les détails), ma proche voisine, qui est par ailleurs une bonne copine, a défendue crânement devant moi l’idée d’une égalité aussi sur ce plan : « Pourquoi pas dit-elle, çà serait super ! ». J’ai failli m’étrangler, ne pouvant sur le champ expliquer en quoi je trouvais « terrible » cette perspective… Quel que soit le caractère improbable d’une telle option –même si le transhumanisme peut réserver des surprises sur le sujet, bien que l’utérus artificiel soit peut-être l’option la plus probable. Nous pouvons observer que même dans ce cas, l’égalité effectivement conquise serait tout de même également problématique -, cet exemple me paraît très significatif de cette idée d’une égalité en quelque sorte arithmétique A = A.

La différence des sexes comme construction sociale et historique

Une idée semble d’imposer pour les « gendres studies » la distinction des genres prend faussement l’allure de quelque chose de naturel, alors qu’elle est le fruit d’une construction sociale et historique. Faut-il donc rejeter l’idée d’une différence ontologique (qui concerne l’être même de l’homme et de la femme) au nom d’une construction historique et sociale qui serait en réalité conventionnelle ? C’est la thèse généralement défendue. C’est cette construction qui définit un genre au sens traditionnel, et nous perpétuons un genre en « faisant » l’homme ou la femme, en jouant, mimant (le rôle de l’imitation est ici essentiel), presque à notre insu, unpersonnage fait d’apparences et de normes sociales plus ou moins souples, plus ou moins contraignantes, que nous n’avons pas inventées, et dans lesquelles nous nous insérons.Toute caractéristique différentielle, qu’elle soit cognitive, psychologique, sociale, comportementale, relève de rôles sociaux obéissant à des normes qui sont elles-mêmes relatives à « la structure hétérosexuelle dominante » (attirance des garçons pour les filles et vice-versa). Il faut s’arrêter sur ce dernier point qui dynamite les concepts d’homme et de femme : Les gender studies ne se contentent pas du refus de la primauté du sexe biologique, mais refusent également de considérer comme primaire la norme hétérosexuelle elle-même (le désir pour le sexe opposé).Il n’y a pas selon ces théories de « prédisposition hétéro-primaire ».Contrairement à la conception classique pour laquelle la différence sexuelle mâle/femelle est la cause de la norme hétérosexuelle (désir pour le sexe opposé), c’est l’inverse qui serait vrai : c’est la norme hétérosexuelle (la prescription de l’hétérosexualité) qui produit la différence ou dualité sexuelle telle qu’elle est communément admise. C’est la loi qui institue et « naturalise » l’hétérosexualité. Autrement dit, les différences sexuelles sont instrumentalisées afin de « naturaliser » les genres. En réalité, il est indispensable pour ces théories de séparer radicalement le sexe qui est biologique et le genre qui est entièrement social. L’enjeu est simple : pouvoir sortir du jeu de rôle imposé et créer progressivement des rôles qui nous conviennent mieux individuellement et qui viennent « troubler » les  stéréotypes jusqu’à brouiller définitivement la partition binaire traditionnelle homme/femme. Les sexes biologiques doivent être mis à l’écart en tant qu’ils sont le dernier rempart de la justification des inégalités de la nature et de la norme hétérosexuelle. Cela au profit d’une libre construction « genrée », mais qui peut être plurielle indéfiniment (nous y reviendrons), c’est-à-dire correspondre à une forme « sur-mesure » ajustée à l’individualité de chacun. Quand les détracteurs de « la théorie du genre » insinuent sournoisement que leurs principales représentantes sont lesbiennes et sont proches du mouvement « Queer[1] », ils ont globalement raison quelle que soit la perfidie de leurs intentions (bien réelle), mais ceci est on ne peut plus cohérent : qui mieux qu’elles peuvent parler du caractère trop contraignant et normatif des catégories du genre ? Par ailleurs, elles ne souhaitent plus définir le genre à partir du sexe (biologique), mais de la variété des sexualités. Ce « glissement » de la notion de sexe à celle d’orientation sexuelle est tout sauf anodin, et nous verrons qu’il risque de mettre de la confusion dans le débat… Ce qui fait dire très logiquement à Monique Wittig, auteur français qui est une des fondatrices du mouvement aux Etats-Unis, « je ne suis pas femme, je suis lesbienne » : elle déconstruit ainsi la catégorie de « femme» en refusant de prendre à son compte les critères habituels de la féminité, la division masculin/féminin étant solidaire d’une matrice dominante hétérosexuelle. Elle affirme ainsi le caractère accessoire de la sexuation pour définir le genre. Et déconstruit aussi du même coup le « féminisme » (plus de féminisme sans femme...).

Cette thèse est consistante, et semble de plus rendre compte d’une évolution culturelle qui a lieu sous nos yeux… Mais dans quelle mesure cette grille de lecture est-elle juste ? Peut-on soutenir jusqu’au bout l’idée d’une « libre création de soi » en dehors de toute norme ou contrainte - culturelle ou naturelle, peu importe ici - ?

Un individu autoréférentiel ?

Tout d’abord, une telle abstraction des normes de genre nous interrogent : avons-nous la possibilité de nous recréer librement à chaque instant en dehors de tout ce qui nous précède, d’un monde qui est déjà là, celui-là même où nous possédons un sexe et un corps déterminé, où notre naissance n’a pas été choisie par nous, dans lequel nous sommes traversés par une culture et des normes socioculturelles qui nous préexistent, une langue dans laquelle nous pensons, bref un ordre social et symbolique qui nous fait ce que nous sommes ? Ne sommes-nous pas alors dans l’illusion d’une logique hyper-individualiste qui veut ignorer notre appartenance au collectif humain dans lequel nous sommes insérés ? Selon cette logique, aucune précédence ou antériorité – ne serait-ce celle du sexe – devrait prévaloir sur l’auto-définition de ce que l’on est, l’autoproduction de soi. Ce qui a fait dire à certains que la théorie du genre « voulait prendre la place du créateur ». Mais ce faisant, ne sont-ce pas les conditions mêmes de l’individuation qui s’en trouvent affectées ? Cependant, les théories du genre nous disent quelque chose d’essentiel : les différences de genre ne sont pas inscrites « dans le marbre de la nature ». Mais quelles relations ces différences de genre entretiennent-elles avec les différences sexuelles naturelles ? Faut-il neutraliser ou effacer coûte que coûte ces différences, ou bien affirmer leur primauté en tant qu’elles sont le terrain sur lequel les constructions de genre prennent forme ? Comment pouvons-nous alors éviter à la fois l’illusion d’une naturalisation de ces différences et en même temps l’illusion de l’autoproduction d’un sujet, indépendamment des normes sociales qui l’ont fait comme il est, dans une forme de désappartenance radicale ? Deux options possibles : l’occultation des différences ou au contraire la reconnaissance de la division sexuelle comme constitutive de l’humanité même.

La neutralisation ou l’occultation des différences (une différence naturelle vécue comme un fardeau et qu’il s’agit d’effacer…)

Il est temps ici de mentionner la réflexion de Simone de Beauvoir[2] qui semble se développer dans cette direction : la nature féminine semble bien être perçue par elle comme existante dans la mesure même où elle la perçoit comme un fardeau : en particulier la fécondité féminine, perçue comme un obstacle dont la femme doit s’émanciper pour recouvrir sa liberté (comme les hommes). Le conditionnement social par la structure patriarcale s’appuie sur cette nature pour perpétuer sa domination. C’est la référence à l’universalisme abstrait de l’humain qui doit permettre de dépasser le danger d’essentialisation des différences sexuelles.  Il s’agit de s’arracher des contraintes naturelles pour rejoindre une identité commune à tous les êtres humains (pour les existentialistes, la liberté est dans cette capacité d’arrachement…)... Un « genre humain » qui subsumerait ou dépasserait les genres sexués, comme l’universel le ferait par rapport au particulier ou au contingent.

Mais comme le dit Sylviane Agacinsky, reprenant les propos même de Simone de Beauvoir, souhaitons-nous  « effacer les différences, uniformiser les modes de vie des hommes et des femmes », et même « égaliser leur condition au sens de supprimer toute dissymétrie dans les comportements » ? La différence sexuelle n’est-elle pas constitutive de l’humanité elle-même ? Cette perception dévalorisée de la « nature féminine » associée  à la fécondité et à la procréation biologique –Simone de Beauvoir parle de « la honte du corps féminin » – ne peut-elle pas se retourner en pouvoir féminin de donner la vie, et gagner à ce titre une valeur différentielle ? C’est en tout cas le point de vue de Sylviane Agacinsky sur lequel nous allons revenir. Pour résumer, faut-il effacer les différences, ou au contraire les valoriser ?

Mais une autre conséquence de la position de Simone de Beauvoir apparaît également problématique : l’idée d’un individu abstrait et sexuellement indéterminé ne fait-il pas in fine le jeu du statu-quo ? Autrement dit, ne conduit-elle pas à identifier l’humain à un des termes de la différence qu’elle prétend ignorer, à savoir au modèle masculin du citoyen de sexe mâle (comme dans la Déclaration des Droits de l’Homme) ? Lorsqu’on veut ignorer le « deux », ne risque-t-on pas d’affirmer « l’un des deux » ? « La méconnaissance du « deux » conduit à affirmer « l’un des deux »[3] Le personnage même de Simone de Beauvoir est symptomatique de cette adoption de modèles virils masculins. A chaque fois que nous voulons, sous couvert d’universalisme, réduire les différences – pensons à certaines conceptions favorables à l’assimilation ethnique et culturelle au nom de la République -, ne risque-t-on pas de privilégier les seuls normes culturelles de la communauté hégémonique ?

Enfin, cet individu abstrait à la sexualité indéterminée ne rend plus vraiment compte de ce que nous sommes concrètement en tant qu’êtres empiriques, bien vivants et situés dans la culture et l’histoire, et surtout des rapports entre ces hommes et ces femmes concrets, dans de tels contextes sociaux et historiques.

« L’irréductibilité ontologique » de la différence sexuelle

Une alternative à la théorie qui vise à penser le genre indépendamment du sexe(c’est le cas des « genders studies) réside alors dans la pensée d’une différence des sexes qui articule nature et culture. C’est en quelque sorte le projet de Sylviane Agacinski[4]. L’indépendance postulée entre le sexe et le genre relève d’une opposition simpliste entre nature et culture. Comment donc articuler la question du genre à celle du sexe biologique, sans pour autant essentialiser les différences entre les hommes et les femmes ?

En posant « l’irréductibilité ontologique » de la différence sexuelle, qui ne doit en aucun cas signifier une hiérarchie des sexes. Une authentique pensée de la mixité doit prévaloir sur la pensée de la différence comme manque qui a prévalu pendant très longtemps : on part de l’un, l’homme, et on en dérive le deux, la femme[5]. Or ni l’homme ni la femme ne sont le tout de l’humain, l’humanité est deux. L’homme est divisé et aucun de ces deux termes n’est le dérivé de l’autre. Parler de différence irréductible, c’est reconnaître cette dissymétrie, cet écart ou cette altérité, absolus.

Non pas tant des différences de traits ou de morphologie particuliers, ni même concernant l’anatomie des organes génitaux (pénis ou vagin), mais une différence bien plus fondamentale car elle est « structurale » : elle tient à la génération et au principe même de la procréation. De ce point de vue, il n’y a pas qu’une construction culturelle arbitraire qui serait imposée du dehors aux individus, mais la binarité des sexes, la dualité sexuelle, sont inséparables de l’expérience de l’engendrement : il faut deux individus différenciés sexuellement pour la génération (la procréation). C’est une donnée élémentaire et incontournable de l’existence humaine, même si la PMA brouille un peu cette évidence.

Il y a également pour cette raison une relation de continuité avec l’enfantement chez la femme qui devient une relation de discontinuité chez l’homme : « Le père à un rapport distant de spectateur devant un processus qui lui reste extérieur » (Sylviane Agacinski).Contrairement à la théorie « Queer », le désir d’enfantement est pensé comme archaïque, et non pas produit socialement à des fins reproductives. 

La fécondité et la procréation, « loin d’enfermer le comportement maternel dans on ne sait quelle immanence, peut constituer un modèle universel d’ouverture au souci et à l’altérité en général » ou encore : « lorsque la maternité se réalise (ce n’est en effet qu’une « possibilité » ou une « puissance », beaucoup de raisons légitimes peuvent empêcher cette réalisation), on reconnaît dans cette maternité assumée une « passion » singulière, comparable à aucune autre. …. d’où les femmes tirent…une grande partie de leur force. ». La liberté n’est plus conquise ici sur la nature (comme le pense Simone de Beauvoir et tout le mouvement de l’existentialisme), mais au contraire de façon spinoziste, c’est-à-dire dans la conscience de la nécessité et son assomption.

Nous pressentons bien, à partir d’une telle position, que les nouvelles technologies de la PMA, à partir du moment où elles ne se limitent pas à des visées réparatrices (pour les couples stériles), mais on tendance à se substituer progressivement aux anciennes normes de procréation, impactent violemment ce principe d’engendrement. D’où les positions récentes de Sylviane Agacinsky contre la normalisation de ces techniques et leur mise en œuvre pour toutes ; la PMA pour toutes (créant une inégalité envers les couples d’hommes, ceux-ci seraient fondés à demander la légalisation de la GPA ?) repose implicitement, selon elle, sur la neutralisation de la différence sexuelle.

La culture comme art de cultiver la différence

Comment trancher alors sur la question du genre comme construit culturel et historique ? Qulle articulation au juste entre sexe et genre ?

Cette théorie a un mérite qu’il ne s’agit plus de remettre en cause : l’affirmation de la différence originaire sexuelle ne peut pas conduire à justifier les inégalités entre les sexes, qui sont effectivement produites socialement.

C’est la grande anthropologue et féministe Françoise Héritier[6] qui nous livre une réponse déterminante : chaque culture « fait des phrases » avec « cet alphabet symbolique » qu’est la différence originaire des sexes (qu’elle repère elle aussi à partir du pouvoir de reproduction), et produit ainsi sa propre version du couple masculin/féminin. Les valeurs et contenus donnés à cette différence sont donc culturellement variables, mais toujours et partout (c'est-à-dire dans toutes les sociétés androcentriques) la valeur du sexe masculin est supérieure. Autrement dit cette différence est à la fois naturelle, artificielle et politique.

Comme le dit si bien Agacinski, La différence des sexes est certes « jouée », « représentée », symbolisée (par exemple par le rouge à lèvres ou les talons hauts…) de façon diverse selon les cultures, mais cela signifie-t-il qu’elle n’est rien, qu’elle ne doit rien à la nature (il est difficile de contredire la nature : on ne pourra jamais empêcher une pierre lancée de retomber…) ? La « queer théorie », mais d’autres avant elle, montre bien qu’il y a une représentation sociale du genre, y compris au sens théâtral de ce terme : pratiques corporelles, apparences, vêtements, styles érotiques, autant de façons, pour chacun, de jouer un rôle conforme aux normes de genre, même si ces actes réitérés donnent l’impression « d’un genre naturel d’être ». On sait aussi comment, pendant longtemps, ces styles en fonction du genre ont été contraignants (le travestissement d’une femme en homme a été longtemps violemment réprimé en dehors des fêtes où l’inversion était autorisée). Ce lien entre le sexe et ses différents signifiants ou emblèmes est variable dans l’histoire et dans l’espace culturel.

Et surtout, il est remarquable de voir que ces codes culturels témoignent partout et toujours d’une différenciation culturelle des sexes, y compris dans les sociétés où la hiérarchie homme/femme s’est beaucoup affaiblie[7], ce qui interroge fortement l’explication selon laquelle ces genres seraient purement culturels, totalement déconnectés du sexe et du corps lui-même, et seulement reliés à une norme hétérosexuelle des corps artificielle .

Mais d’un autre côté, il est vrai que l’on peut jouer ce que l’on veut indépendamment de son corps, preuve en est ce que fait un « drag queen » (un homme qui adopte un genre féminin). La métaphore du théâtre est ici importante car elle insiste sur ce que Butler nomme « la structure imitative du genre », où il s’agit effectivement d’imiter en utilisant les mêmes codes et les mêmes conventions[8]. Ce « jeu » avec les attributs féminins et remarquablement montré dans le personnage de « Régina » joué par Romain Duris dans « Ma nouvelle Amie » de Ozon. De la même manière la jeune fille biélorusse de « En travaux »[9], Svetlana, ouvrière dans le bâtiment, joue avec les codes du genre (arborant tour à tour les traits d’une masculinité virile et ceux d’une streap-teaseuse).

Cette façon de penser l’articulation entre nature et culture en matière de différence sexuelle, si l’on suit les indications de Françoise Héritier, éclaire singulièrement notre interrogation : s’il est vrai que « les sociétés cultivent les différences sexuelles comme on cultive les plantes et les fleurs », ces manifestations de la différence de sexe sont des « formations » à la fois naturelles et culturelles.

Il faut noter à ce sujet que ces différents signifiants et emblèmes sont moins contraignants dans une société des individus qui privilégie les droits et la liberté de chacun, et que d’autre part l’on peut jouer avec, indépendamment de son corps, ce que fait par exemple un drag queen lorsqu’il se travestit et adopte un genre féminin.

Il y a autant de naïveté à vouloir ramener les sexes à la nature seule qu’à dénoncer dans leur différence le simple effet d’une construction historique arbitraire. Les différences sexuelles ne sont certes pas isolables des formes historiques qu’elles prennent, mais ne sont pas réductibles non plus à des constructions sociales arbitraires.

Une autre conséquence importante de cette pensée de la différence et qu’il n’y a pas de « vérité » des sexes, puisque la nature se dérobe toujours, toujours objet d’une reconstruction symbolique, sociale, culturelle et politique. Autrement dit, nous n’avons jamais accès à une version « originale » ou « originaire » de la nature. Il y a par contre une « politique des sexes », c’est à dire une possibilité de « transformer » ou de « faire jouer autrement » la différence sexuelle, de souhaiter des évolutions ou de refuser des pratiques ou des apparences jugées négatives pour l’un ou l’autre sexe. Mais sa tentative d’effacement est vouée à l’échec.

DEUXIEME PARTIE / COMMENT COMPRENDRE LA FORMATION DES MULTIPLES FIGURES DE L’IDENTITE SEXUEE ? ESQUISSE D’UN MODELE INTERPRETATIF

Notre intention est ici de proposer une grille de lecture heuristique permettant de mieux comprendre comment se construit une identité sexuée à partir de ses différentes dimensions constitutives. Il est en effet très important de distinguer conceptuellement ces trois dimensions essentielles qui ont tendance à être confondues par le sens commun : le sexe, la sexualité (orientation sexuelle), le genre. Nous pouvons ainsi dégager ce qui constitue une forme de norme de l’identité sexuelle (cf. schéma suivant). Celle-ci correspond à la combinaison représentée dans ce schéma : par exemple, un sexe biologique femelle est associé à une sexualité hétéro avec le sexe opposé, et correspond donc socialement au genre Femme (avec un certain nombre de traits caractéristiques généralement admis).

Nous voyons bien que ce modèle normatif est sujet à déconstruction ou remaniement, et ce sont finalement les combinaisons possibles à partir de ces trois dimensions qui peuvent rendre compte des figures principales de l’identité sexuée telles qu’elles peuvent se faire jour aujourd’hui :

 

 

                                        Sexe biologique (Mâle, Femelle)

                          

Sexualité (orientation sexuelle hétéro)                        Genre (Homme ou Femme)

 

 

Un sexe mâle n’est plus nécessairement associé à une orientation hétéro vers le sexe femelle et à un genre masculin, mais bien d’autres combinaisons peuvent être envisagées :

 Mâle homo homme/Mâle hétéro homme/Mâle homo femme/ Mâle hétéro femme

Femelle homo femme/Femelle hétéro femme/Femelle homo homme/Femelle hétéro homme

Soit 8 combinaisons différentes au lieu de 2. Mais chacun des trois pôles se trouve lui-même très ébranlé :

Mais chacun des trois pôles se trouve lui-même également très ébranlé :

→ Celui du sexe biologique par l’existence de plus en plus revendiquée de l’intersexualité (ambigüité, indétermination sexuelle), et qui recouvre des combinaisons très variables sur les plans chromosomique et hormonale : masculin sur le plan chromosomique avec des organes génitaux féminin ou l’inverse ; organes génitaux ambigus : sexe hybride, pénis et vagin en même temps, un pénis et des seins, ou encore ni pénis ni vagin. L’intersexualité recouvre un large éventail de conditions anatomiques sexuelles atypiques. Lorsqu’elle est diagnostiquée à la naissance, elle donne souvent lieu à une opération précoce de « réassignation sexuelle », qui est fréquemment contestée à postériori par les intéressés.

→ Celui de l’orientation sexuelle par la bisexualité et le possible refus d’une stabilisation définitive.

→ Celui du genre enfin, avec le refus de deux seuls genres homme et femme, le « transgenre » pouvant signifier également dans ce cas la sortie des cadres et pratiques genrés dominantes. On nomme genre non binaire (parfois on utilise aussi le terme de « queer » ou « gender queer ») ceux qui ne rentrent pas dans la formulation binaire. Il peut inclure tous les termes suivants : une personne androgyne qui a une identité de genre ni tout à fait masculin, ni tout à fait féminin. Une personne « fluide de genre » qui va osciller entre plusieurs genres, se sentant certains jours masculine, d’autres plutôt féminine, ou androgyne… Une personne « agender » (terme anglais, qui n’existe pas en français, s’identifie sans genre)

Il est donc possible à partir de là d’élargir considérablement l’éventail  des comportements et des constructions identitaires. Aussi bien la « Queer théorie » qui affirme que notre identité de genre se construit à partir de notre seule orientation et pratique sexuelle, totalement déconnectées du sexe biologique, que la conception classique qui arrime le genre et l’orientation sexuelle à la sexuation, s’avèrent insatisfaisantes au regard d’un tel schéma interprétatif. Il est nécessaire de ne pas réduire à une seule dimension la question du genre (comme le sexe, ou bien l’orientation sexuelle), mais aussi de ne pas considérer chacune de ces dimensions comme indépendantes des deux autres. Il s’agit au contraire de penser les articulations ou combinaisons possibles, qui sont autant d’options réalisables dans ce qui finalement pourrait ressembler à une sorte de jeu de construction (non pas sur le mode du puzzle, mais plutôt sur celui du « Lego »). Le genre n’est certes pas la seule expression d’une appartenance sexuelle ; il jouit d’une « autonomie relative », sans pour autant être déconnecté des deux autres dimensions.

Un jeu social et personnel avec la norme

Il est remarquable de constater comment l’éventail de ces différentes options identitaires rejaillissent ou se réfractent à travers la façon dont sont « incarnés » par chacun les rôles cette fois-ci dominants et « classiques » d’homme ou de femme : la variété de ces incarnations montrent l’importance d’un tel jeu social et personnel dans le rapport que chacun entretient avec le genre. A la différenciation externe correspond également une différenciation interne Autrement dit, même dans le cas le plus fréquent  où nous nous « coulons » dans les normes hétérosexuelles dominantes, les genres de l’homme et de la femme sont individuellement reçus de façon singulière : l’un souhaite en jouer et les incarner avec passion, un autre les rejette, un troisième négocie une « participation » relative, un quatrième les déteste mais s’y conforme, un cinquième refuse de choisir...etc. Tous ces « choix » sont en partie le résultat de dynamiques inconscientes... Il y a en réalité de multiples genres d’homme et de femme, qu’ils soient hétérosexuels comme homosexuels, l’orientation sexuelle n’étant pas ici déterminante. Une femme qui fait de la boxe, qui conduit un chantier, qui pratique le body building va peut-être adopter un style de genre et de corps particuliers... quitte parfois à « déranger » eu égard aux normes dominantes.

Une dépendance systémique à la norme ?

Nous voudrions montrer que la subversion des genres traditionnels n’est pas déliée de totue référence à la binarité, c’est-à-dire à l’altérité sexuelle et aux corps sexués. Tout ce qui précède  semble s’ouvrir sur un élargissement considérable des possibles, ce qui rejoint en partie la « Queer théorie » revendiquant la disparition de la norme hétérosexuelle au profit d’une liberté individuelle radicale d’invention de sa propre « norme »…Est-ce à dire, donc,  que nous n’avons plus besoin de normes de genre, et que chacun s’auto-construit librement, faisant dès lors exploser cette catégorie du genre, et considérant la sexuation comme une variable secondaire ? Nous voyons bien au contraire que ces multiples options possibles ne le sont qu’à partir de la référence première de « l’homme » et de la « femme » ! Prenons l’exemple du transgenre : c’est une personne dont l’identité de genre entre en conflit avec  le sexeassigné à la naissance (masculin, féminin ou intersexué)[]. Par exemple, un homme transgenre se ressent et s'identifie à un homme bien qu'il soit né avec des organes sexuels féminins tandis qu'une femme transgenre se ressent et s'identifie à une femme bien qu'elle soit née avec des organes sexuels masculins. D'autres encore vont se définir comme « genderqueer », ou fluides sur l'échelle du genre, c'est-à-dire hors du schéma binaire « homme ou femme ». La question de l’orientation sexuelle complexifie encore la question de cette identité transgenre puisque ici comme ailleurs le genre n’est pas arrimé à une orientation sexuelle particulière ; les personnes transgenre peuvent s'identifier comme hétérosexuelles, homosexuelles, bisexuelles ou asexuelles. Cet exemple montre deux choses : d’abord que toutes les combinaisons possibles entre sexe, genre, et orientation sexuelle, comme nous l’avons déjà dit, sont susceptibles d’être empiriquement appliquées ; ensuite que la référence incontournable de chacune de ces options passe par la binarité normative masculin/féminin, qu’il s’agisse de l’inverser, de la transgresser, ou de la nier.Que l’on se réjouisse de ce « brouillage » des genres dominants, ou qu’on le déplore, il reste que tous ces « choix » prennent leur sens à partir de la partition initiale fondée sur la dualité sexuelle. Quels que soient ces « genres », les corps sexués continuent d’exister. Le dimorphisme sexuel[10] n’est pas limité aux organes génitaux et, quelle que soit la grande diversité des morphologies individuelles, les corps humains restent difficiles à confondre : buste, hanches, épaules, cou, timbre de la voix...). D’où le sentiment d’étrangeté à la vue de ceux qui ont décidé de s’identifier à un autre sexe que le sien (sentiment par ailleurs dépendant de nos stéréotypes) : mais il n’en traduit pas moins le fait que, malgré l’imitation, un tel « choix » donne lieu à un « genre » différent des deux autres (d’où l’appellation de  « genderqueer »). Les gays ou les lesbiennes (avec toutes les variétés internes à ces pratiques), les transgenres, ou encore les travestis (drag queen ou drag king), compliquent certes les genres et les mettent en abîme, mais en aucun cas cette multiplicité est indépendante de toute dualité. La subversion des genres traditionnels n’est pas déliée de toute référence à la binarité, c’est-à-dire à l’altérité sexuelle et aux corps sexués[11]. Butler voit dans la négation de la bilatéralité sexuelle la possibilité de prolifération des différences ; or celles-ci sont au contraire solidaires de ces limites et de cette altérité originaire. Sylviane Agacinski évoque ici très opportunément une image utilisée par Kant : l’oiseau s’imagine qu’il volerait mieux s’il ne rencontrait pas la résistance de l’air, alors qu’il ne peut voler que grâce à l’air qui le porte. Ici aussi, c’est l’altérité « qui ouvre le jeu », celui de l’alternative, du neutre, de l’addition, du passage.

Conclusion

Nous pouvons faire l’hypothèse que l’étau des genres s’est desserré depuis quelques décennies. Mais quoiqu’il en soit, un jeu personnel et social subtil  s’est toujours exercé dans le rapport au genre, faisant vivre de nombreuses variations individuelles autour de la norme. L’époque est certes à l’affaiblissement des normes et des institutions au bénéfice de dynamiques individuelles et au nom du droit à la liberté de chacun. Une telle maîtrise personnelle n’est bien sûr que partielle tant les dynamiques inconscientes sont déterminantes. Mais il y a dans la société une part plus grande accordée à cette façon de composer, de négocier, voire de transgresser les normes. Comme le dit Sylviane Agacinski, peut-on dire de ce point de vue que Maryline Monroe et Jean Seberg incarnent le même « genre féminin » ? Mais cela ne signifie pas que nous pouvons nous passer de telles normes structurantes (masculin, féminin) pour pouvoir mener à bien notre propre construction identitaire personnelle. La multiplicité d’identités de genre, revendiquée sans doute légitimement par la Queer théorie, ou encore le brouillage des catégories homme/femme, ne fera pas disparaître l’asymétrie sexuelle qui est liée à la procréation. En ce sens, nous devons nous méfier du rêve (ou cauchemar ?) de neutralisation de toute différence sexuelle (en particulier dans la filiation) conduisant à vouloir supprimer la référence obligée dans le Code Civil à un système de genre binaire et normatif (homme/femme ; père/mère), comme le réclament certains[12]…C’est une chose de critiquer les stéréotypes de la masculinité et de la féminité ; autre chose de les confondre avec la différence ou l’altérité sexuelle.

 


[1]Nous utilisons ici le mot dans un sens très large,terme parapluie regroupant les minorités sexuelles et de genres. Mot anglais qui signifie « étrange », « peu commun », et qui était utilisé comme insulte vis-à-vis des gays ou des transsexuels. Mais nous verrons qu’il a une signification plus spécifique, celle de genre non-binaire.

[2] « Le deuxième sexe »

[3]Idem

[4] « Politique des sexes »

[5] Nous retrouvons une telle logique dans la version chrétienne de la femme qui provient de la côte d’Adam.

[6] « Masculin/féminin. La pensée de la différence »

[7] En ce qui concerne les codes vestimentaires, les exemples sont bien sûr très nombreux, jusqu’aux écharpes ou aux chaussettes. S. Agacinsky parle avec humour des mouchoirs de femmes toujours plus petits que les mouchoirs d’homme... Il est vrai qu’il y a maintenant les « Kleenex » qui dérogeraient à la règle, puisqu’ils sont « unisexe » !

[8]Cette structure imitative n’est-elle pas d’ailleurs intimement liée à l’existence même d’une société, comme pensait le sociologue Gabriel Tarde ? Selon lui, l’être social est imitateur par essence. Ce sociologue utilise un « imaginaire ondulatoire » pour rendre compte de ce phénomène, parlant de « rayonnements », de « vagues imitatives ». Il serait aussi intéressant de croiser la théorie du genre avec la théorie du désir mimétique de René Girard.

[9] représentation théâtrale qui a eu lieu à Sortie Ouest en 2016,

[10]Différence d'aspect du mâle et de la femelle d'une même espèce

[11] Pour l’explicitation plus détaillée de cette idée à partir des différentes sexualités, cf. S. Agacinsky, « Femmes, entre sexe et genre », p106-107-108.

[12]Le théoricien queer Tom Bourcier