Qu’est-ce que l’étranger ? 

Juillet 2011 Café Philo de Narbonne

La présentation du sujet

« L’ETRANGETE DE L’ETRANGER : QUEL RAPPORT A L’ETRANGER ? »

Présentation « septi philo » Narbonne juillet 2011

 

Le royaume du « tous pareils », celui où l’étranger n’existe pas, là où il n’y a plus de frontières, où chacun se sent chez lui partout où il se trouve, est au mieux le fruit de l’angélisme, au pire le rêve d’un totalitarisme… Ne faut-il pas en effet des limites et des écarts pour différencier le même et l’autre, et ainsi pouvoir s’identifier par rapport à ce qui n’est pas nous ? Mais comment alors penser ce rapport avec l’étranger ? Comment dépasser l’alternative  entre la nostalgie d’une unité humaine fantasmée, et les barricades d’un regard fermé et stigmatisant ? Cet atelier propose de partir à la découverte de la manière dont nous pensons et vivons notre rapport à cet étranger qui vient mettre en question notre primauté… Sans oublier qu’il est aussi « cette inquiétante étrangeté » dont parle Freud, celle qui vient hanter de l’intérieur  notre propre moi. Enfin la philosophie ne doit-elle pas être considérée elle-même comme « un étranger de l’intérieur » ?

 

 

L'écrit philosophique

Qu’est-ce que l’étranger ?

Le rapport à l’étranger – Septiphilo 11 juillet 2011-06-30

 

« Si çà vous gêne d’être français, je ne vous retiens pas, vous pouvez partir… » Sarkozy

 

Explicitation phénoménologique : l’étrangeté de l’étranger …

 

Faire partie ou non de « la maison »…

L’étranger tient son étrangeté – nous pouvons ici reprendre le titre de la préface d’Albert Jacquart du livre : « Des monstres aux mythes », « l’insupportable étrangeté de l’Autre » - au fait qu’il  ne m’est pas proche, familier, qu’il ne fait pas partie de la maison… bref, ce qui est étrange dans l’étranger, c’est qu’il n’est pas moi.

L’étranger, ainsi défini négativement, se fond dans la catégorie indifférenciante de tous les autres étrangers de son groupe ; nous ne voyons plus les individus mais tous les « étrangers » sont, de ce point de vue, semblables. Combien de fois par exemple avons-nous entendu dire que les traits du visage d’un noir ou d’un asiatique sont indiscernables de ceux d’un autre noir ?

Il n’est pas « moi » en quel sens ?

Sans doute pas au sens du « connais-toi toi-même » de Socrate ; le « soi » dont il est question ici n’est pas celui du représentant de l’humaine condition ; il s’agit d’une part du « soi » de l’individualité de chacun : en ce sens, l’étranger est l’autre en tant que tel, celui qui m’oppose son altérité, sa différence irréductible, c’est-à-dire au fond qui oppose son unicité à ma propre unicité. C’est en ce sens par exemple que Lévinas parle du visage de l’étranger. D’autre part, le « soi » dont il est question renvoie le plus souvent à un « nous », celui d’une identité collective à laquelle j’appartiens.  L’étranger est l’envers de l’appartenance.

Regarder l’Autre avec les yeux du Même (altérité et identité)

Le rapport à l’étranger est donc d’abord un rapport d’exclusion logique, au sens de ce qui n’est pas moi, le non moi. Le vécu d’altérité, caractéristique de ce rapport est donc directement lié à la question de l’identité : il se comprend à partir d’un processus d’identification sur le plan individuel comme sur le plan collectif : renvoie donc à un « système de références et de normes » à partir duquel je regarde l’autre. C’est précisément le principe –sans doute universel – de l’ethnocentrisme (qui au départ n’a rien de commun avec un quelconque jugement moral…) selon lequel nous regardons l’Autre avec les yeux du Même. Ce principe est bien entendu réversible ou réciproque, comme l’a montré Claude Levi Strauss : l’impérialiste n’a pas le monopole du regard ethnocentriste. Nombreuses sont les sociétés dites « archaïques » qui se nomment « les humains » dans leur langue … Levi Strauss, dans Race et Histoire : l’humanité cesse aux frontières de la tribu, réservant des noms négatifs aux autres tribus (« mauvais », « méchants, « œufs de pou »…). A ce titre, nous sommes toujours l’étranger de nos étrangers …

Nous sommes toujours l’étranger de quelqu'un…

Par ailleurs, la tentation du Même peut se diffracter à l’infini : nous sommes toujours aussi l’étranger de quelqu'un, la proximité avec l’autre n’est jamais une garantie contre l’étrangeté : les gens de la même ethnie, de la même communauté, de la même croyance, se découvrent entre eux de mystérieuses différences…

La signification de « l’étranger » dépend entièrement de la place que l’on occupe dans la situation…

Ce que signifie « étranger » pour l’autochtone (celui qui est « chez lui », qui « reçoit »), et pour l’autre (celui qui n’est pas chez lui mais chez d’autres) est bien sûr très différent : pour le premier, l’étranger est celui qui ne partage pas avec lui son modèle culturel propre, ses manières habituelles de pensées et de vie ; pour le second, être « étranger » signifie la confrontation avec un modèle de vie et un environnement qui, bien loin de pouvoir constituer un asile et une protection comme en tiennent lieu les siens propres, sont vécus comme problématiques, sujets d’investigation permanents, situations difficiles à débrouiller, faute d’avoir les « clés » adéquates. L’étrangeté est aussi de ce côté-là, car l’étranger vit la situation comme un labyrinthe dans lequel il a du mal à s’orienter. Quiconque « est allé à l’étranger » sait de quoi nous parlons… Il est en quelque sorte marginalisé, à la frontière entre deux modèles différents de vie, sans savoir vraiment auxquels des deux il appartient. L’étranger est ainsi un « homme marginal », un « hybride culturel » (Schütz Alfred, « l’étranger »)

 

« L’étranger de l’intérieur »

Si l’étranger est le « non-moi », il peut aussi, paradoxalement, être à l’intérieur de moi : comme Freud l’a montré dans un texte intitulé « L’inquiétante étrangeté », ce sentiment que l’on expérimente parfois dans notre vie quotidienne, serait la manifestation de notre inconscient, le signe de quelque chose qui a été l’objet d’un refoulement. L’Autre habite aussi en moi-même… Marcelle abordera mieux que moi cette approche psychanalytique. Mais cet « étranger de l’intérieur » déborde le champ psychanalytique du sujet… Les figures de l’étranger sont aussi celles de l’impur, du malade, du possédé ou du fou, de l’enfant, de l’handicapé, du mécréant…etc.  L’étranger vient ici troubler, déranger l’ordre des choses de l’intérieur.  Cette étrangeté singulière venue du dedans, peut être perçue comme une force subversive et positive (au sens où elle n’est pas seulement définie négativement) : si nous pensons un instant au monde grec, c’est la figure de Dionysos qui peut ici lui correspondre : Dans le panthéon grec, il est un dieu à part : c'est un dieu errant, un dieu de nulle part et de partout. À la fois vagabond et sédentaire, il représente la figure de l'autre, de ce qui est différent, déroutant, déconcertant, anomique. L’étranger, c’est aussi celui de l’intérieur, l’altérité qui s’installe au-dedans de la cité ; il incarne le principe du désordre intrinsèque qui vient interpeller les institutions et l’ordre moral. Une pensée comme celle de M. Maffesoli tend précisément à mettre en relief et réhabiliter cette part « démoniaque » ou «dyonisiaque » de l’existence humaine qui puise dans la mémoire immémoriale de note imaginaire, de façon à dépasser un dualisme moral (qui se traduit par une dénégation du mal et de la mort) empêchant la société d’intégrer ce désordre et donc de mieux tenir compte de « l’entièreté de l’humain ». Mais le philosophe lui-même ne peut-il aussi être considéré d’une certaine manière comme un « étranger de l’intérieur » ?

 

L’étrangeté de la philosophie

La philosophie et l’art peuvent aussi produire de « l’étranger à soi-même » (formule deleuzienne) vis-à-vis de sa propre langue, et plus généralement de son rapport habituel au monde. De ce point de vue « l’atopos » de Socrate (l’atopique est ce qui est hors (de tout) lieu), son « étrangeté », son caractère « inclassable », en fait une figure de l’étrangeté inhérente au philosophe en tant que « daimon », intermédiaire entre le divin et l’humain. Merleau-Ponty, cité par Pierre Hadot, « parlant de l’étrangeté de la philosophie, disait qu’elle n’est jamais tout à fait de ce monde, et jamais cependant hors monde. » (« Eloge de Sorate », Pierre Hadot). Deleuze, pour sa part, se met du côté de l’idiot comme homme libéré de tout présupposé. Notre vie ne peut y échapper totalement, ne peut empêchée d’être recouverte de poncifs et de clichés qui lissent l’existence, cachent ses singularités, ses souffrances, ses nouveautés incessantes, ses « évènements ». Face à cette volonté consensuelle de conformation, qui nous protège de l’étrangeté, nous fait croire en une éternelle répétition du même (c’est un indéniable facteur de confort), le rôle de la philosophie est de se confronter à l’étrangeté du monde. Celui-là n’est pas là pour nous faire plaisir, la rencontre avec lui est nécessairement une épreuve : comme le dit bien Enthoven (vidéo « Les nouveaux chemins… » consacrée à Deleuze en juin 2011), même si je sais qu’il arrive ce qui arrive, j’ai affaire à quelque chose de radicalement nouveau, d’inattendu, d’imprévisible…

 

L’étranger et les frontières

 

La tentation de l’UN

Nous pourrions peut-être partir d’une utopie : celle du royaume du Même où l’étranger n’existerait pas, nous serions tous citoyens d’un monde sans aucunes frontières… Cette utopie est d’ailleurs dans l’air du temps : ne faudrait-il pas oublier les frontières, à l’ère du « village-planétaire », de la mondialisation, de la « déterritorialisation » ? Mais elle est aussi très « inactuelle », au sens où elle correspondrait à une tentation ontologique aussi vielle que la philosophie, que l’on pourrait appeler « la tentation de l’UN ». Pour S. Agazinski par exemple, cette peur métaphysique de la division, de la séparation, serait à l’origine du refus de la réalité de la différence des sexes au profit de l’Homme dans son abstraction. L’humanité serait ainsi hantée par ce grand rêve de la fusion et de l’uniformité. Le mythe biblique de la Tour de Babel peut être interprété en ce sens : tous les hommes se réunissent et se regroupent pour construire une tour qui doit leur permettre de monter au ciel ; il peut préfigurer en ce sens, comme le pense le psychanalyste Daniel Sibony, un monde totalitaire… heureusement, la dispersion des langues, voulue par Dieu, est une véritable bénédiction, au sens où elle introduit de la diversité dans l’enfermement.

« Se sentir partout chez soi » ?

Si nous revenons à cette idéologie « sans-frontièriste », on peut constater qu’elle s’accompagne dans la réalité d’une multiplication des frontières et des conflits frontaliers depuis 1991 (27000 kms de nouvelles frontières tracées…). En réalité, ce discours rejoint celui de ceux qui prétendent « se sentir partout chez eux », c'est-à-dire le discours impérialiste, celui de la non reconnaissance de l’Autre au profit du Même.

Différencier, identifier, séparer …

Fondamentalement, pour qu’il y ait un « autre », il faut qu’il y ait de la différenciation, de la limite, de la rupture. Il faut des frontières (non pas des murs ; cf. le livre de R. Debray « Eloge des frontières », 2010, Gallimard) pour pouvoir partager, échanger d’une part, et d’autre part être soi-même identifié, « chez soi ». L’homme a sans doute besoin d’une demeure à lui, ce qui ne l’empêche pas – au contraire – d’accueillir l’étranger : comme le dit bien R. Debray, pour accueillir, il faut pouvoir ouvrir une porte, être sur le seuil… La délimitation d’un extérieur et d’un intérieur est une dimension fondamentale du vivant, mais aussi de la communauté. Sans ces limites qui identifient et différencient, ce serait le chaos, le « tohu-bohu ». La création du monde même, comme le dit Ovide dans son grand poème, est une activité de séparation, de délimitation, de répartition des places et des parts de chacun, qui permet de sortir du chaos originel où tous les éléments sont mélangés. Un ouvrage récent « Séparation et civilisation » développe cette fonction de séparation propre à la civilisation, que l’on pourrait peut-être rattacher à ce que certains nomment « la fonction symbolique » : par exemple, la civilisation produit la séparation entre la science et la religion, entre le pouvoir exécutif et le pouvoir judiciaire, entre la sphère privée et la sphère publique. Il faut distinguer la bonne de la mauvaise frontière : la bonne frontière, on peut la traverser des deux côtés, faire des aller-retours ; c’est le moyen, pour nous, de reconnaître un autre que nous. Elle atteste qu’aux yeux de chaque partie, l’autre existe ; La mauvaise frontière, c’est le mur, une frontière imperméable, non poreuse, synonyme d’enfermement, d’isolement.

L’épreuve de l’altérité : le rapport à l’étranger et la question de l’insécurité

Pour reprendre l’idée du visage chère à Levinas, ce qui nous saisit en présence du visage de l’étranger, c’est son altérité qui prend à rebours notre inclination « naturelle » à croire à notre propre primauté : primauté du sujet et de sa liberté, primauté de ses propres horizons, primauté du même, de l’identité. En ce sens, la rencontre est toujours âpre, risquée. La crainte, par exemple, de l’afflux d’étrangers renvoie à l’angoisse banale d’être dessaisi de son identité, de sa place … Elle nous confronte à notre propre étrangeté ; Mais paradoxalement, cette peur est d’autant plus forte et susceptible de dégénérer en panique (au mieux en phobie sans passage à l’acte, au pire en haine et destruction) que notre identité est par ailleurs source d’inquiétude, que nous nous sentons nous-mêmes fragiles, que nos repères sont chancelants. Ce n’est pas un hasard, au-delà des stratégies d’instrumentalisation de ce thème par le pouvoir, que la question de l’identité  revienne aujourd’hui dans le débat public de manière récurrente. L’insécurité – psychique notamment – est le lit de l’explosion de l’intolérance. D’une manière générale, nous pourrions peut-être formuler l’hypothèse suivante : plus l’héritage, l’histoire, l’ancrage des individus sont menacés, plus le risque d’explosion contre l’élément étranger est grand. Comme le dit Régis Debray, l’absence de repères clairs d’identification, produit non pas l’interchangeable et l’anonymat, mais au contraire « du régressif, du barricadé, du soupçonneux. De la carapace identitaire. », en réaction à la perte d’ancrage.

 

Dans le camp du « Même » : trois façons de traiter la différence de l’étranger, ou trois variantes du discours ethnocentriste : stigmatiser, absolutiser, occulter (qui sont distingués pour les besoins de l’analyse, mais très imbriqués dans la réalité des pratiques et des perceptions)

 

La stigmatisation de la différence de l’autre (racisme, xénophobie). Il est difficile de ne pas regarder l’autre avec les yeux du même ; le préjugé ethnocentriste, c’est précisément la tendance de tout groupe social à se considérer comme l’humanité entière et à regarder l’Autre avec les yeux du même. La stigmatisation consiste à réduire l’autre à ce trait différentiel, cette différence, et à la qualifier négativement. Le racisme en est une de ses manifestations les plus spectaculaires. Cette stigmatisation porte atteinte au principe d’égalité car il présuppose un rapport supérieur/inférieur, et risque de dénier l’appartenance à une humanité commune. Montaigne montre à quel point il est ridicule de s’instituer soi-même en référence absolue à partir de laquelle apprécier les autres. Et comment il est beaucoup plus profitable de renverser le point de vue et juger de nous à travers ce que nous voyons d’eux : « Au rebours du commun, reçoit plus facilement la différence que la ressemblance en nous ». Autrement dit, il est beaucoup plus formateur d’épouser pour un temps leur propre perspective pour mesurer la relativité de la nôtre. C’est toute l’entreprise ethnologique qui est ici anticipée… La véritable connaissance de soi passe par le détour, sinon de la connaissance de l’autre –jusqu’à quel point est-elle possible ? – du moins d’une authentique tentative de rencontre et de compréhension.

 

L’absolutisation de sa propre différence (différentialisme)

Elle est souvent le symétrique de l’attitude précédente, et concerne la façon dont on se juge soi-même : la mise en avant, qui peut aller jusqu’à une véritable réification ou sacralisation  de ses propres différences, et se traduit souvent par la revendication communautariste ou nationaliste, souvent autre versant de la stigmatisation de l’autre. Elle relève d’une forme de narcissisme qui contribue au repli, à l’isolement et au conflit. Mais elle est souvent liée à un statut de minorité dont l’identité est menacée par une autre communauté hégémonique. Même si la revendication identitaire doit nous rendre méfiant et vigilant par rapport aux dangers signalés, le soutien conditionnel est légitime quand elle est menacée, opprimée. C’est en tout cas la position défendue par Derrida : « la solidarité est souvent nécessaire avec ceux qui luttent contre telles discriminations, pour faire connaître une identité menacée, marginalisée, minorée, pour soutenir telle communauté religieuse soumise à l’oppression… », mais « sans oublier le risque » et « en le réévaluant à chaque instant… ». Comment réagit souvent la communauté hégémonique face aux minorités culturelles ? Plutôt que de stigmatiser les différences (« ce n’est pas politiquement correct » et contraire à l’idéologie des droits de l’homme, devenue dominante dans nos sociétés contemporaines, qui promeuvent l’universalité de l’égalité des droits), elle a tendance à les occulter. C’est le troisième traitement de la différence

 

L’occultation des différences (universalisme) : l’égalité de droit peut ici être convoquée. Comme nous l’avons évoqué concernant la différence des sexes, il y a aussi un discours qui sinon refuse du moins atténue l’importance de la différence au nom de l’égalité (c’est par exemple notre discours républicain traditionnel) : « nous vous reconnaissons comme êtres humains égaux à tout autre, malgré vos différences , et non dans ou avec vos différences ; ce qui nous intéresse, c’est votre participation à l’humanité commune et à la communauté des citoyens, en tant que celle-ci incarne l’universel des droits propres à tout individu ; mais à la condition aussi de ne pas reconnaître la dimension collective de votre communauté, et donc des droits particuliers à celle-ci. »

 

C’est le reproche que fait Claude Levi Strauss à Sartre : pour Sartre, l’autre est un homme non pas dans, mais malgré sa différence. L’Altérité en tant que telle est un obstacle infranchissable à la compréhension ; mais en fait, elle n’est qu’une illusion, apparence trompeuse d’une similitude plus profonde. Mais cela signifie en réalité pour Claude Levi Strauss le ramener à soi. Nous pourrions dire, prolongeant alors cette critique, que Sartre s’inscrit bien dans la filiation de l’idéalisme transcendantal pour lequel le « sujet transcendantal » subsume en quelque sorte toutes les particularités empiriques pour atteindre une forme de sujet universel. Celui-ci est d’ailleurs associé, au titre de sous-bassement, à l’égalité des droits de l’individu-citoyen de la République. Mais toute la question est de savoir si l’on peut se contenter d’invoquer cet universalisme abstrait de l’égalité des droits pour conjurer les discriminations par rapport à l’étranger…

 

 Le discours de l’intégration proposé aux minorités n’est-il pas alors un discours assimilationniste, sous couvert des habits de l’universel républicain (nous y reviendrons)? C’est le débat philosophique qui anime les pays anglo-saxons entre les libéraux et les communautariens (un mot qui fait frémir chez nous tant il évoque l’épouvantail maintes fois brandi du communautarisme !). Pour les libéraux, seuls les individus doivent être  reconnus dans l’espace public. Par ex, le philosophe américain Rorty : « Il faut rêver d’un monde où les cultures ne seraient pas les sources principales desquelles les individus tireraient le sentiment de leur propre valeur ». L’argument développé à partir de là est pertinent : on a déjà évoqué le danger de séparatisme, de communautarisme, dans la reconnaissance de l’identité d’un groupe, et comment elle peut privilégier l’identité collective au détriment des individus et de leur « humanité commune ». Mais la non reconnaissance à son tour n’est-elle pas préjudiciable, quand l’identité religieuse ou culturelle sont inséparables aujourd’hui de l’identité personnelle de chacun ? Quelqu'un comme Charles Taylor, philosophe canadien représentant le courant du multiculturalisme, considère qu’il faut reconnaître comme un droit aussi important que les droits individuels auxquels souscrivent les démocraties libérales, l’appartenance à une communauté ethnique, religieuse ou culturelle. Une démocratie équitable doit faire en sorte que le besoin de reconnaissance de chacun s’applique également aux aspects collectifs de l’identité. Par exemple, l’égalité n’est pas respectée si la minorité à laquelle j’appartiens n’a pas la même facilité à apprendre sa langue et son histoire que la majorité culturelle (nous pouvons à ce sujet débattre sur l’exemple de la Corse qui, malgré les résistances répétées au nom de la « République une et indivisible », continue d’approfondir ses spécificités culturelles et langagières ; l’histoire de ces deux dernières décennies est celle d’avancées et de retraits successifs : attribution puis refus de la qualification de peuple corse, processus d’autonomisation dit « processus de Matignon » interrompu avec le départ de Jospin, statut régional spécial proposé mais refusé par référendum, reconnaissance officielle de la langue corse et de son enseignement dans tous les établissements, malgré le refus initial de la France de signer la Charte des Langues Régionales Européennes). Le modèle d’organisation multiculturaliste est assez éloigné du modèle républicain classique…. Notre conception républicaine « à la française » (il serait intéressant à ce propos de montrer qu’elle est beaucoup moins radicale dans sa pratique que dans l’affichage de ses principes…) a tendance à élever la langue, l’histoire nationale  à la hauteur d’un idéal qui incarnerait l’universel des droits de l’homme (égalité, liberté, fraternité). Mais en réalité, et quelque soit l’aspiration légitime à cette ouverture sur l’universel, ceux qui parlent au nom de l’universalisme contre le communautarisme ou le différentialisme (absolutisation des différences), au nom du principe républicain contre le principe démocratique, parle aussi au nom d’une constellation elle-même communautaire : la république française, l’unité indivisible d’un territoire national, bref un ensemble de traits culturels liés à l’histoire d’un Etat-nation. D’où cette remarque à la fois simple et très profonde de Derrida : « Quand une communauté est hégémonique, on ne parle plus de communauté ».

 

En guise de conclusion : vers une pensée de la complexité ?

Peut-être devons-nous avant tout nous prémunir contre ces couples symétriques dont l’opposition des protagonistes ne fait que trahir une profonde identité de comportement, nourrissant ainsi ce contre quoi ils prétendent lutter : souverainisme ou républicanisme contre communautarisme, libéraux contre communautariens, monoculturalisme contre multiculturalisme, phallocentrisme hétérosexuel (une seul libido d’essence masculine) contre communautarismes Gay ou Lesbien, ou encore celui des Femmes… Une profonde méfiance de la différence semble rassembler ces couples de « contraires ».

 

On ne peut opposer les idéaux d’un universalisme abstrait à l’universalité de fait de la réalité ethnocentriste ; Il est toujours plus agréable de rêver à un monde tel qu’on voudrait qu’il soit plutôt que de reconnaître le monde tel qu’il est… Pourtant la philosophie ne consiste-t-elle pas, comme le dit Spinoza, plutôt que de dénoncer, pleurer, ou se plaindre, de comprendre la véritable nature des choses ? Et  par exemple  commencer par reconnaître que la pluralité humaine est incontournable ainsi que la légitimité de communautés nationales différenciées. Faut-il choisir entre d’une part un « nous » qui écrase le sujet humain au profit d’une identité collective, et d’autre part la référence exclusive au « sujet transcendantal » ou au « tout autre humain » en tant que semblables ? Ou encore au seul « sujet universel » interchangeable de l’idéal républicain ? Alain Touraine, dans son livre « Pouvons-nous vivre ensemble ? » propose une réponse équilibrée : une véritable démocratie doit  permettre de concilier et de combiner la liberté d’un sujet singulier (cette fois-ci considéré dans son épaisseur empirique), la rationalité d’êtres doués de raison qui nous rassemble et fait de nous des semblables, et enfin la spécificité de nos appartenances culturelles (contre toute tentative d’assimilation). L’assimilation culturelle, qui est la conséquence de la mondialisation telle qu’elle s’est développée jusqu’à présent, ne peut qu’alimenter le développement corrélatif de mouvements intégristes et nationalistes radicaux.

 

L’existence de l’Etat-Nation et de ses frontières, le principe de la souveraineté, et plus globalement le principe d’appartenance communautaire, impliquent certes quelque chose de l’ordre de la fermeture, et par conséquent le risque de faire le lit d’une idéologie sécuritaire contre « l’envahisseur » potentiel ; il est cependant essentiel à l’identité et à la sécurité des groupes humains, et par là-même sans doute aussi condition  pour qu’une véritable exigence éthique d’hospitalité puisse voir le jour.

 

Ne faut-il pas aussi commencer par reconnaître que la xénophobie et le racisme ne sont pas que des maladies en quelque sorte « exogènes » ? Sont-ils « naturels et spontanés » par certains aspects ? Sont-ils, comme le suggère non sans hésitation Jean Daniel, une « catégorie de l’esprit » ? Autrement dit, relèvent-ils non seulement d’une pathologie que l’on peut guérir, mais aussi d’une certaine « fragilité constitutionnelle » des groupes humains ? Dans ce cas, la lutte contre eux sera d’autant plus efficace que nous aurons été capables de reconnaître cette fragilité humaine, plutôt que de se contenter systématiquement des pratiques exorcistes du « politiquement correct ». Des questions peuvent alors avoir légitimement surgir : par exemple, quelle dose d’étrangeté est supportable ? C’est la fameuse question du seuil critique … Mais nous savons bien en revanche que celui-ci est très variable à son tour selon son propre niveau de culture, la manière dont nous avons déjà côtoyé ou non des cultures différentes, et sa propre sécurité identitaire… Plus les gens se sentent marginalisés et exclus, plus leur seuil de tolérance est bas. De plus, lorsque l’on ne peut sans prendre ni à Dieu, ni aux institutions du mal que l’on subit, l’étranger devient bouc émissaire, avec une propension appuyée à n’en désigner qu’un seul (chercher le coupable…)… Nous pourrions utiliser une expression populaire  : il s’agit de se refaire une santé en « se payant directement sur la bête », replâtrer une identité défaillante sur le dos du bouc émissaire.

 

Quelques pistes de réflexion pour prolonger la discussion…

  • Etre civilisé ? Ne pas prétendre incarner l’universel, mais l’avoir comme horizon commun. Cela se traduit en particulier par l’égard que l’on est capable de manifester vis-à-vis d’autrui.
  • La raison occidentale génère-t-elle  une pensée de l’exclusion ? l’exclusion pourrait bien être logique avant d’être sociale : la logique des classes et le « principe du tiers exclu » : ou bien … ou bien… D’où l’intérêt d’une pensée de la complexité (Edgar Morin), et l’un de ces principaux principes : le principe dialogique (le contraire d’une vérité, c’est une vérité contraire ; Pascal)
  • La pensée de Lévinas est une pensée de l’altérité et de la différence : reproche à l’ontologie occidentale d’annexer l’Autre au profit du Même. En ce sens l’éthique doit être posée comme première par rapport à l’ontologie, car Autrui lui-même est premier, indépassable.

 

Daniel Mercier, le 07/07/2011