Philosopher pour être plus sage ? - Mars 2011

La présentation du sujet

« Philosopher pour être plus sage ? »

 

Question dont la réponse est dans un premier temps évidente puisqu’étymologiquement  « Philos » signifie « ami », et « Sophia » sagesse, la philosophie se présentant en effet dès l’antiquité comme la recherche d’un idéal de sagesse à laquelle elle ne peut totalement accéder, mais sur le chemin de laquelle elle peut progresser. Et le regain de la philosophie depuis les années 90, malgré sa mort annoncée avec le développement et l’autonomisation des sciences de l’homme, semble aller de pair avec  une résurgence des questions existentielles sur le « comment vivre », qui semblaient pourtant être passées au second plan dans les grands systèmes conceptuels de la philosophie moderne. Certains pensent que la philosophie retrouve enfin sa vocation véritable : « médecine de l’âme », ses « consolations » et « autres remèdes » font le succès de publications de plus en plus nombreuses ; elle devrait désormais se concentrer sur le style ou la manière de vivre, proposer, comme le dit le philosophe Pierre Hadot, des « exercices spirituels », et bannir le discours exclusivement théorique. Pour d’autres, il ne s’agit là que d’une « sous-philosophie », alors que le projet antique initial faisait au contraire de la sagesse une « super-philosophie »…. Il est vrai qu’il est difficile de distinguer certains propos sur l’art de vivre, de toutes ces pensées « molles » et sans profondeur qui parcourent la « littérature » du bonheur aujourd’hui… Et symptomatique aussi que l’idée d’une véritable sagesse contemplative, certes moins fréquente que celle relative à un banal art de vivre, soit associée à la sagesse des moines tibétains ou des prêtres taoïstes, comme si l’authentique sagesse avait désertée notre vieil occident… Voilà donc l’enjeu de la discussion posé : quel est le projet inaugural de la philosophie ? Quelles sont au juste les rapports qu’entretient la philosophie avec la sagesse ? Est-ce la même chose de parler de vie  plus sage, et de vie plus « philosophique » ? L’opposition entre discours théorique et proposition de vie est-elle justifiée ? Enfin, n’y a-t-il pas une forme de sagesse populaire et familière, que nous connaissons tous, mais que la philosophie occidentale n’a pas cherché à penser, contrairement à la pensée chinoise : nous voulons parler de « la disponibilité », la grande qualité du sage chinois (« Un sage est sans idée »), que Montaigne a su merveilleusement traduire dans ses « Essais » par la formule « vivre à propos »…

Daniel Mercier, animateur du Café Philo Sophia

L'écrit philosophique

« Philosopher pour être plus sage ? »

 

1-      Arrière-pensées et arrière-plan de la question.

 

Cette question est à la fois très « inactuelle » (c’était déjà la « grande » question philosophique des philosophes de l’Antiquité), et très actuelle. Pourquoi actuelle ?

Sous son aspect « naïf », elle cache beaucoup de sous-entendus… Car sinon, pourquoi poser une question dont la réponse apparaît « aller de soi » si l’on remonte à l’étymologie du terme « philo-sophia » ? Pour tenter de donner des éléments de réponse, il est peut-être nécessaire de faire un peu d’histoire… Après un temps de crise présentée par certains comme mortelle, la philosophie connaît un regain assez « spectaculaire » depuis les années 90. Celle-ci veut désormais sortir des enceintes jugées trop fermées des Universités pour devenir populaire (le développement des cafés philo en témoigne, mais aussi toute les publications philosophiques adressées à un public beaucoup plus large que les traditionnels travaux de « spécialistes », et corrélativement, il semble que la question de la sagesse, associée à une « médecine de l’âme » (titre d’un n° de Philosophie Magazine), devienne centrale, même si ce retour à la tradition philosophique gréco-romaine n’est pas exempt d’amalgames : chacun y va de ses conseils et préconisations sur l’art de bien vivre, quelque soit la source de ces derniers : psychothérapie, médecine parallèle, gourous orientaux, religions, développement personnel, courant des ressources humaines, psychologies, psychanalyse, et aussi bien sûr philosophie. Il est parfois difficile, comme on dit, de « séparer le bon grain de l’ivraie ».Quelques commentaires sur cette mutation : à la fin des années 60, la philosophie est écartelée entre les classiques et des approches qui relèvent au moins autant des sciences de l’homme que de la philosophie : le structuralisme (C. Levi-Strauss), la psychanalyse et le « retour à Freud » (Lacan), le marxisme dans sa dimension épistémologique (Althusser),  Michel Foucault …etc. La doxa intellectuelle (il y en a une aussi !) pronostique la fin probable de la philosophie. La première édition de l’Encyclopédie Universalis parle dans l’article consacré à la Philosophie de « perte de crédit », de « perte d’identité », « la philosophie est menacée, parce que la notion, le concept même de philosophie est malade », même si elle reconnaît que « malgré toutes les alarmes, il est peut-être imprudent, prématuré d’annoncer la fin de la philosophie… ». Quoiqu’il en soit, et même si le diagnostic s’avère plus que discutable, on ne peut que reconnaître l’abolition de la fonction hégémonique de la philosophie, qui serait alors peut être responsable de la réapparition de la sagesse, pendant longtemps « refoulée » dans les grands systèmes conceptuels.  Il est sans doute tentant également de mettre en relation ce phénomène avec le regain d’intérêt manifesté aujourd’hui pour toutes les questions autour du bonheur, du « mieux-vivre », de l’accomplissement de soi…etc. Ce n’est pas le lieu d’examiner cette question à fond. Mais il est vrai que dans un monde où l’on se méfie de plus en plus des utopies et où l’on est privé de grandes espérances collectives, où il revient à l’individu de se « sauver » (pensons au « souci  de soi » qui selon Foucault rejoint l’idéal humaniste antique, même si l’on peut en discuter), où la « douleur d’exister » est plus difficilement supportée, comme d’ailleurs la finitude et ses signes (de vieillissement …), où l’injonction au bonheur est par ailleurs continuelle (cf. Pascal Bruckner, « L’euphorie du bonheur ») un monde aussi dont l’avenir s’obscurcit au point où nous ne savons plus s’il faut parler de décadence ou de transition,  il n’est pas si étonnant que « l’individu hyper-contemporain » réactive la question de la recherche de sagesse. Sur le plan de la philosophie, tout se passerait un peu comme si (cela ne veut pas dire qu’il en est ainsi…) la sagesse était alors devenue son seul objet légitime, une fois dépossédée par les sciences humaines de ce qui faisait auparavant sa grandeur, l’invention des grands systèmes conceptuels se proposant de penser la totalité du réel. Les uns se réjouissent d’abandonner cette conception aride et vieillotte d’une philosophie de spécialistes qui serait coupé du réel et de l’action, propriété exclusive d’universitaires qui en font métier ; les autres, reprochent de vouloir promouvoir une « sous-philosophie » ; pour les premiers, citons M. Onfray : dans un récent article paru dans le Monde pour rendre hommage au grand philosophe P. Hadot (qui a précisément traité du sujet qui nous occupe ce soir, et sur lequel nous allons revenir), il oppose frontalement une philosophie universitaire  qui est affaire de colloques et de spécialistes, aux discours abstraits et souvent absconds (« les néologismes et autres glossolalies »), dont la sophistique est « brillante mais spécieuse », à la philosophie véritable qui serait avant tout une proposition de mode de vie : d’un côté les discours qui tournent à vide, de l’autre la vie ; les mots et les choses n’auraient jamais cessé de s’opposer. Le débat a le mérite d’être posé… Pour les seconds au contraire, ce retour d’une  philosophie essentiellement pratique serait le signe d’une pensée édulcorée, d’une pensée « plate », « molle », « résiduelle », comme « la cendre froide qui recouvre la braise ». Il est vrai aussi que la signification du terme « sagesse » n’a cessé de s’affadir au cours du temps, comme Descartes en faisait déjà état, comme le remarque aussi au début du siècle le Vocabulaire de Philosophie Lalande, illustrant cet affaiblissement par l’utilisation de ce terme à propos des « enfants sages », le sens courant étant associé à la modération et à la prudence. Il est significatif aussi qu’aujourd’hui l’idée d’une sagesse contemplative, certes moins fréquente que celle relative à un banal art de vivre, soit associée à la sagesse des moines tibétains ou des prêtres taoïstes, comme si l’authentique sagesse avait désertée notre vieil occident… La sagesse, initialement conçue comme l’aboutissement ultime de la philosophie, se verrait « traitée à l’envers en sous-philosophie » (François Jullien). Voilà donc l’enjeu de la discussion posé : quel est le projet inaugural de la philosophie ? Quelles sont au juste les rapports qu’entretient la philosophie avec la sagesse ?

 

2- Le philosophe ami de la sagesse

 

Les deux dimensions de la sagesse : « sophia » et phronésis »

Est-ce que philosopher peut nous aider à être plus sage ? C’est en tout cas le projet même de la philosophie, si l’on s’en tient à son étymologie et à ses racines : le terme est composé des mots « ami » (philos) et « sagesse » (sophia). Mais « sophia » signifie aussi savoir. Il est significatif de voir pour notre question que ces deux significations sont présentes dans « sophia ». Bien sûr un savoir qui n’est pas nécessairement scientifique ou théorique, mais aussi pratique. En réalité, la sagesse en grec recouvrent les deux mots  « sophia » et « phronésis » : la « sophia » concernerait plutôt ce que Cicéron appelle « la science des choses divines et humaines », alors que la phronésis se définirait comme « la science de ce qui est à vouloir et de ce qui est à éviter » ». C’est peut-être Aristote qui distingue le plus clairement la « phronésis » de la « sophia », la connaissance des choses d’ordre théorique, et la connaissance des choses d’ordre pratique, « car la possession de la première, comme le montre aux yeux de tous la chute de Thalès dans un puits, n’entraîne nullement la seconde » (Dictionnaire d’éthique et de philosophie morale, T2). La pensée du premier ordre doit conduire à l’action, sous peine d’être mutilée. L’apanage des dieux

Entendue ainsi, la sagesse ne peut être qu’un simple art de vivre, elle est, comme le dit Platon, l’apanage des dieux. Eux-seuls ont « l’entière connaissance de la vérité de toutes choses. » La philosophie, en tant qu’amour de la sagesse, doit nous y préparer. La philosophie est à la fois connaissance et idéal de vie. Ainsi elle est tension vers quelque chose que l’on ne possède pas, la sagesse étant en quelque sorte une « super-philosophie » jamais totalement accessible. Dans les philosophies grecques ou latines, ne pouvons-nous pas parler de modulations différentes dans les rapports entre connaissance et sagesse pratique, certaines faisant davantage porter l’accent sur l’une que sur l’autre. Platon peut-être sur la connaissance (ne dit-il pas dans la République : « Désir de connaître et amour du savoir, ou philosophie, c’est bien une même chose ? ») ? Epicure sur le savoir vivre (pas dans le sens affadi où on l’emploi aujourd’hui…) : « La philosophie est une activité, qui, par des discours ou des raisonnements, nous procure la vie heureuse » ») ? Mais l’articulation est toujours posée explicitement, et jugée inséparable : de la même manière qu’une connaissance théorique ou contemplative ne peut suffir pour mieux vivre, une pratique ne peut-être séparable du savoir qui la fonde.

L’exigence de vérité

Epicure, comme d’autres, parle de vie heureuse, ce qui pose la question des relations entre sagesse et bonheur ; sans entrer complètement dans cette discussion, nous retiendrons ce qu’en dit A. Comte Sponville dans « Présentations de la philosophie, chap. sur la sagesse) : « la sagesse, c’est le bonheur dans la vérité ». Nous laisserons entière la question du bonheur pour dire quelques mots sur l’exigence de vérité. L’ennemi de la philosophie est en effet l’erreur et l’illusion ; de ce point de vue, le savoir vivre ou le comment vivre ne peut pas faire bon ménage avec elles. Cela implique aussi que le chemin vers la sagesse soit celui d’une grande probité et lucidité intellectuelle. La philosophie est une école du doute pour débusquer les préjugés, présupposés, partis pris implicites, impensés. Autrement dit, le but de « savoir vivre » - pour ne pas aborder la question des divergences de « modèles », traduisons « savoir vivre » comme « une vie plus libre, plus lucide, plus heureuse » -  ne va pas sans celui de « savoir penser ». Pour exemplifier ces relations de proximité entre la connaissance et la conduite de vie, entre la philosophie et la sagesse, prenons l’exemple de la philosophie stoïcienne telle que la présente Sénèque :

L’exemple de Sénèque : Le « souverain bien » est la vertu dans sa pureté, lorsqu’elle n’est pas contaminée par la recherche de plaisirs qui nous rend complètement dépendant de « la fortune », c'est-à-dire du concours des circonstances. La vertu nous permettra d’atteindre une hauteur qui nous protègera de la douleur, de l’espérance ou de la crainte, de manière à pouvoir vivre sans trouble ce qu’il n’est pas de toute façon dans notre pouvoir d’éviter, au lieu de gémir ou de nous plaindre. C’est dans ce pouvoir d’obéissance à Dieu (aux lois de la Nature) que réside notre liberté. Nous sommes, par cet acte de liberté, mais aussi de courage, de frugalité, et de tempérance, en quelque sorte l’égal des dieux (« De la vie heureuse », Librio 2005, et Lettre LXXIII, extraits des grands philosophes, 1938, Librairie Delagrave). Mais quels sont les rapports entre sagesse et philosophie (Lettres à Lucilius, traduction de Brehier, coll Grands Textes philosophiques) ? La philosophie est le goût de la recherche de la sagesse, qui est « la connaissance des choses divines et humaines ». La différence entre les deux est la même qu’entre « ce que l’on recherche et ce qui recherche », comme la différence entre l’argent et l’avarice. La sagesse est l’effet et la récompense de la philosophie. Mais cependant, il n’est pas facile de les distinguer car contrairement à ce qui se passe entre un tireur et sa cible (séparation nette entre les deux), il n’y a pas de vertu (finalité) sans philosophie (moyen), mais il n’y a pas non plus de philosophie sans vertu. Autrement dit, l’instrument pour conduire à la vertu est la vertu elle-même. On voit ici non seulement l’articulation mais aussi l’intrication entre philosophie et sagesse, les relations d’implication  réciproque qu’elles entretiennent.

IL faut réinsister également sur le fait que la philosophe n’est pas le sage, celui-ci étant un idéal transcendant toute tentative humaine.

En conclusion de ce point, et au-delà de l’idéal stoïcien, c’est bien la question « comment vivre ? » qui apparaît comme la question centrale, question que l’on peut ajouter  et renvoyer aux quatre principales questions de la philosophie de  Kant : Que puis-je connaître (question de la connaissance et de ses conditions de possibilité) ? Que dois-je faire (question du devoir) ? Qu’est-ce que l’homme (question anthropologique) ? Que m’est-il permis d’espérer (question du bonheur et du salut) ?

 

Doit-on considérer à partir de là que, contrairement au projet inaugural de cette tradition philosophique gréco latine, le discours philosophique risque de manquer sa cible et s’éloigner de plus en plus de cet idéal ? Notamment à partir des grands systèmes conceptuels nés par la suite (XVII ème ?) qui aurait dévalué cette idée de sagesse au profit d’une pensée uniquement savante et théorique, mouvement accentué par la création et l’essor des universités qui auraient en quelque sorte « professionnalisé » la philosophie, en oubliant qu’avant d’être une discipline, elle est avant tout une dimension constitutive de l’existence. C’est en tout cas la thèse de P. Hadot qui souhaite montrer comment c’est avant tout comme « manière de vivre » et non comme pur savoir théorique que la philosophie de l’antiquité a tracé sa route. Arrêtons-nous un moment sur sa pensée (« Qu’est-ce que la philosophie antique ? » (Folio, Essais, 95), et « La philosophie comme manière de vivre (entretiens) » (Livre de poche, 2001).

 

3- La philosophie comme manière de vivre

 

« Beaucoup de mes contemporains considèrent que la philosophie est un discours, plus exactement un discours sur un discours, un point c’est tout. Personnellement, j’ai une autre conception. »

La philosophie comme « exercices spirituels »

Comme nous venons de le dire P. Hadot priorise fortement la philosophie en tant qu’ « exercices spirituels » destinés à s’approprier un « style de vie » proprement philosophique, c'est-à-dire capable de transformer la façon de vivre et de voir les choses. Contrairement aux traités systématiques qui paraissent au XVIIe et XVIIIe siècle, qui proposent la construction de beaux édifices conceptuels qui deviennent des fins en eux-mêmes, la philosophie des anciens est sur le mode de l’oralité et se propose de répondre aux questions concrètes qui se posent concernant la vie ordinaire, la plupart du temps sous la forme du dialogue avec les disciples, dans les différentes écoles de philosophie. Lorsqu’il y a exposé, il s’agit moins d’une théorie systématique que d’une méthode pour s’orienter dans la pensée et dans la vie,  apprendre au disciple à vivre une vie spirituelle ; non pas informer sur une façon de penser, mais  former (Victor Goldschmidt), en répétant et revenant sur ce qui est dit de façon à permettre à l’interlocuteur de s’approprier le savoir. Il est instructif d’observer que nous sommes en présence d’une modèle initiatique de transmission comparable aux écoles bouddhistes ou taoïstes, ou même classiquement religieuses (il ne faut pas oublier à ce sujet que P. Hadot a été ordonné prêtre dans sa jeunesse). Les exercices spirituels ne s’ajoutent pas au discours philosophique, ils sont sa chair même : la philosophie, c’est l’exercice effectif, concret, vécu de ses différentes parties qui sont par exemple, pour le stoïcisme, la logique, la morale, et  la physique (en fait l’étude du cosmos) : critiquer les représentations, les images qui viennent du monde, ne pas se précipiter pour dire que telle chose qui arrive est un mal ou un bien (voilà un exercice qui serait précieux aujourd’hui !), vivre concrètement l’éthique dans la vie avec les autres hommes, voir les choses « d’en haut », du point de vue du cosmos et de la nature, et non de manière anthropomorphique, prendre conscience que l’on est une partie du tout (conscience cosmique »), contempler l’univers dans sa splendeur, y compris ses choses les plus humbles, percevoir les choses comme étranges…etc. Suivant en cela Merleau Ponty pour qui la philosophie consiste avant tout à « rapprendre à voir le monde »,  « du monde en tant que monde », qui surgit alors devant nos yeux pour la première fois,  Bergson qui pense qu’elle doit permettre de substituer à une perception utilitaire une perception désintéressée du monde en tant que monde, qui surgit alors devant nos yeux pour la première fois, la philosophie est pour P. Hadot aussi une affaire de changement de regard. Les « exercices spirituels » porteront avant tout sur cette perception.

Des « attitudes philosophiques » propres à chaque école

Chaque école philosophique se caractérise par des comportements et des traits particuliers. Pour exemplifier cet impact pratique sur la vie personnelle de ces principaux courants, nous pouvons dresser avec P. Hadot le portrait-robot de ces différents « types » : Les Cyniques, illustrés habituellement par Diogène dans son tonneau, refusent les conventions, revendiquent un retour à un état de non-civilisation, sont impudiques (image connue de la masturbation en public), vivent de très peu et mendient. L’attitude philosophique des platoniciens peut se résumer en trois points : le souci d’exercer une influence politique (dirigée selon les normes de l’idéal platonicien) ; la volonté de discuter, dans la tradition socratique ; l’intellectualisme (même si cette thèse est discutée, en particulier par Sylvie Quenal, ici présente !) : « l’essentiel du platonisme, dit P. Hadot, c’est le mouvement de séparation de l’âme et du corps, le détachement du corps ». A la fin de l’antiquité, les néo-platoniciens pensent que la vie est avant tout une vie de pensée, la vie selon l’esprit ; à travers cet exemple d’ailleurs, nous pouvons déjà interroger, interrogation  qui sera reprise dans la discussion de la partie suivante, la pertinence d’une telle opposition tranchée entre discours théorique et vie philosophique…. L’attitude philosophique des épicuriens se caractérise par l’ascèse des désirs (contrairement à l’image courante, mais nous avons déjà eu l’occasion de le préciser…), puisque seuls les désirs naturels et nécessaires ont « droit de cité » (manger, boire, dormir). Ils excluent généralement l’action politique, les affaires de la cité. Ils aiment les repas très sobres entre amis, l’amitié étant une valeur très importante pour eux. Le fil conducteur de cette vie est la recherche de cette jouissance pour eux fondamentale de la simple joie d’exister. La manière de vivre des aristotéliciens est proche de celle du savant ; elle est dite « théorétique » : vie consacrée aux études, contemplation des choses, mais aussi participation à la pensée divine, notamment à travers la contemplation des astres. La physique, comme nous l’avons déjà dit, est un exercice spirituel. L’attitude des sceptiques est plutôt conformiste. Les seules règles de conduite qu’ils admettent, sont les lois et les coutumes de la cité. Ils suspendent leurs jugements sur les choses, et trouvent ainsi la tranquillité de l’âme. Enfin les stoïciens, dont nous avons déjà parlé avec Sénèque, ont des manuels où on leur indique la conduite à tenir dans toutes les circonstances de la vie (certains écrits de l’époque s’en moquent…). On se demande sans cesse quelle est l’attitude conforme à l’idéal philosophique. Les exigences sont ici très fortes : exigences d’une loyauté, d’une transparence, d’un désintéressement absolus. C’est peut-être avec eux que le tiraillement entre un tel idéal ascétique (qui ressemble, dit Hadot, aux prescriptions adressées aux novices religieux quand ils entrent au couvent… Il en parle en connaissance de cause), et la vie quotidienne est le plus problématique. Il y a d’un côté une volonté de se séparer du monde, et de l’autre une adaptation qui se veut réaliste visant à mener la vie quotidienne avec les autres, car c’est nécessaire aussi d’entrer dans ce monde.

Mais qu’est-ce qui rassemble ces manières de vie différentes ? Y a-t-il des points de convergence fondamentaux sur lesquels les uns et les autres se retrouvent ? Nous pouvons en dénombrer trois :

Tout d’abord, l’amour des hommes, le souci d’autrui et le désir de bien agir.

Ensuite, une vision cosmique de l’univers, avec l’idée que le Tout doit être constamment présent à l’esprit.

Enfin, une liberté intérieure qui est l’instrument principal de cette « tranquillité de l’âme » ou « ataraxie » si souvent mentionnée lorsque l’on parle de la sagesse antique.

Réflexion théorique et choix de vie : une causalité réciproque

La philosophie comme « choix de vie » implique pour P. Hadot que celui-ci est premier, et qu’il n’est pas le fruit d’une pure réflexion théorique. Les motivations personnelles de chacun – mais nous pourrions ajouter qu’au-delà des « motivations », il y a plus fondamentalement des manières d’être au monde qui renvoie autant à ce que nous pourrions appeler des « équations » personnelles ou transpersonnelles qu’à des données anthropologiques et historiques – les déterminent. Il y a une causalité réciproque entre réflexion théorique et choix de vie : « La réflexion théorique va dans un certain sens grâce à une orientation fondamentale de la vie intérieure, et cette tendance de la vie intérieure se précise et prend forme grâce à la réflexion théorique ». P. Hadot s’inscrit en effet heureusement parmi ceux qui refusent de séparer le rationnel et l’affectif. D’autres parlerons « d’intuition fondamentale pré-philosophique » (Deleuze) comme constitutive de la philosophie (comme création de concepts ; cf. café philo précédent : qu’est-ce qu’un concept ?). P. Hadot se réfère à une dissertation de bac de 1939 où il fallait commenter la phrase de Bergson suivante : « La philosophie n’est pas une construction de système, mais la résolution, une fois prise, de regarder naïvement en soi et autour de soi ». Il retient avec raison qu’il y a en effet d’abord un choix existentiel, et non une construction théorique. Nous pouvons cependant ajouter que sans « Matière et Mémoire », l’œuvre magistrale de Bergson, ce choix existentiel intime concernant une transformation de la perception (se débarasser de tout le « construit » préalable qui vient recouvrir toute chose au profit d’un retour à la perception la plus « élémentaire ») n’aurait pu connaître aucun développement conceptuel… Il est donc indispensable, mais P. Hadot en est d’accord, de tenir ensemble l’un comme l’autre. La réflexion théorique suppose un certain choix de vie, mais ce choix de vie ne peut progresser et se préciser que grâce à la réflexion théorique.

 La question de l’éclectisme

Contre une sorte d’embrigadement qui consisterait à se conduire quoiqu’il arrive en stoïcien » ou en « épicurien » (c’est un peu l’impression que l’on a aujourd’hui quand on prend connaissance de tels fonctionnements, et qui pourrait nous faire assimiler ces écoles à des sectes, si nous ne savions pas à quel péché d’anachronisme nous nous livrerions en prononçant un tel jugement !), certains comme Cicéron revendique une forme d’éclectisme : nous sommes libres, indépendants, nous vivons au jour le jour, décidant en fonction des circonstances et des cas particuliers. Cet éclectisme, peut-être vécu comme une sorte de « tâche » dans le vœu de cohérence qui est celui de toute la philosophie occidentale, est cependant fort intéressant, et nous introduit à une forme de sagesse qui n’a jamais été vraiment pensée dans notre tradition, mais qui au contraire est développée dans toute la pensée chinoise : une sagesse qui s’organise autour de la notion amorale de « disponibilité ». Elle sera l’objet de la dernière partie, mais disons simplement ici, pour illustrer l’affirmation d’éclectisme de Cicéron, que Montaigne dans ses « Essais », et cela lui a été souvent reproché, est tour à tour sceptique, épicurien, stoïcien, platonicien … Nous reviendrons sue cette question avec l’analyse que nous propose François Jullien sur la notion de disponibilité.

Mais il nous faut discuter maintenant de manière critique l’opposition entre discours philosophique et vie philosophique…

 

Une vie plus sage ou une vie plus philosophique ?

 

Penser sa vie, vivre sa pensée

P. Hadot a lui-même précisé le caractère relatif de cette dernière opposition entre le dire et l’action, la théorie et la pratique, et reconnu son caractère simpliste ; si le discours philosophique n’est pas à lui seul la philosophie, cela ne veut pas dire que le discours n’est pas philosophique ; pour pouvoir pratiquer la philosophie, le discours est indispensable, ne serait-ce que le discours intérieur pour agir sur soi-même. L’action, c’est aussi bien sûr l’action intérieure pour se mettre dans certaines dispositions, et pas seulement l’action extérieure. Il y aurait donc deux pôles distincts dans la philosophie, comme dans une ellipse, qu’il ne s’agit donc pas d’opposer puisqu’ils sont étroitement complémentaires, dans un rapport de « causalité réciproque », comme cela a déjà été dit. Pour dire cela philosophiquement, il y a une formule très juste : « Penser sa vie ; vivre sa pensée », dont je crois que A. Comte-Sponville est l’auteur. Cependant P. Hadot ne semble pas toujours tirer toutes les conséquences de cela. Par exemple quand il se réfère à sa copie de bac de mars 92 parue dans le Monde de l’Education : « Qu’est-ce qui finalement est le plus utile à l’homme en tant qu’homme ? Est-ce de discourir sur le langage ou sur l’être et le non-être ? N’est-ce pas plutôt d’apprendre à vivre une vie plus humaine ? », ne réintroduit-il pas le clivage qu’il semblait refuser ? C’est la raison pour laquelle il peut être utile de procéder à l’examen critique d’une telle position (même si elle ne résume pas à elle seule sa pensée, qui semble ambivalente et tiraillée sur cette question…).

Bornons-nous tout d’abord à donner quelques exemples qui permettent de relativiser ce point de vue, sinon de l’invalider : la philosophie d’Aristote qui met l’accent sur le travail de l’esprit et la contemplation (qu’il appelle lui-même « théorétique »), n’est pas purement « théorique », au contraire, puisque P. Hadot reconnaît lui-même qu’elle peut apporter du bonheur à celui qui le pratique ; Descartes fait pratiquer à son lecteur la méditation métaphysique : n’est-ce pas un exercice spirituel par excellence (P. Hadot le reconnaît), et pourtant quoi de plus « théorique » que les Méditations métaphysiques ? Pour ne pas multiplier ces exemples indéfiniment, nous terminerons avec Spinoza : le monument de l’Ethique, dont la finalité ultime est un projet  de libération, qui inclut une certaine manière de vivre, d’exister et d’agir, est un modèle de pensée spéculative où la question ontologique (celle de l’être et du non-être) est première et condition de possibilité d’une éthique. C’est le désir de sagesse (au sens antique de ce terme) qui va être responsable de ce remarquable exercice de pensée. Là encore une profonde unité entre le discours théorique et la vie meilleure désirée. C’est la raison pour laquelle, fort justement, Deleuze intitule son livre sur Spinoza « une philosophie pratique ».

La connaissance est aussi une manière de vivre…

Il y a derrière la critique des systèmes conceptuels trop abstraits l’idée qu’ils priorisent  une attitude spéculative et/ou contemplative qui ne déboucherait pas sur une conduite de vie « engagée » donnant sa priorité à l’action. Mais peut-être que précisément la forme de retrait induite par cette attitude, lié à l’importance du temps passé à la réflexion ou à la connaissance, constitue une réponse pertinente à la question du choix de vie ; elle est aussi une réponse existentielle parmi d’autres. D’autre part sur la question relative au « faire », qui serait opposé à une attitude plutôt « oisive » ou « passive », il faut garder en mémoire la remarquable réponse de Montaigne à celui qui dit : « je n’ai rien fait de la journée » : « Comment vous n’avez rien fait, mais n’avez-vous pas vécu ! N’est-ce pas la plus illustre de nos occupations ? ». C’est en effet souvent une forme d’activisme  qui peut empêcher de savourer ce « pur sentiment d’exister » dont parlent les épicuriens. C’est la vie elle-même qui a une valeur infinie, malgré (ou peut-être à cause de) son caractère contingent.

La philosophie comme choix de vie ?

Quand P. Hadot affirme sa conception de « la philosophie comme choix de vie », il est très intéressant d’entendre cette formule de deux façons complémentaires mais bien distinctes : la philosophie doit proposer des orientations existentielles et pratiques : un art de vivre. Mais le choix de la philosophie tient lieu également de choix existentiel ou d’art de vivre. Elle est en elle-même génératrice de changements. Lorsque nous parlons de « vie philosophique », cela signifie avant tout que le seul fait de s’engager véritablement dans l’activité philosophique, même si celle-ci ne propose pas directement des principes ou préceptes pour une vie heureuse, produit des effets pratiques sur la manière de vivre. Socrate disait un peu brutalement qu’une vie humaine non examinée ne méritait pas d’être vécue. Schopenhauer, disait à peu près la même chose, au sombre humour près qui le caractérise : « La vie est une si triste affaire que j’ai décidé de la passer en réfléchissant ». Pour revenir à Socrate, et pour nuancer fortement le point de vue de P. Hadot, n’y a-t-il pas, dans cette tradition philosophique, comme l’affirme Monique Canto-Sperber (article paru dans le Hors Série du Nouvel Obs consacré à la Sagesse avril-mai 2002), « une domination absolue de la pensée sur la vie », ou encore « un primat absolu reconnu à l’activité intellectuelle » ?

« Savoir vivre », « vivre mieux » aujourd’hui… c'est-à-dire ?

Qu’en est-il aujourd’hui de l’idéal de sagesse des Anciens ?

Ainsi, « vivre philosophiquement » ne signifie pas d’abord appliquer des préceptes de « bonne vie » ou de vie « meilleure ». Mais constater simplement que notre vie est nécessairement et profondément affectée par l’acte même de philosopher, quelque soit par ailleurs ses projets délibérés de transformation. Nous avons là un dépassement de fait de l’antagonisme supposé entre la connaissance et l’action ou la vie, puisque toute démarche philosophique, même la plus spéculative, rétroagit fortement  sur la vie de celui qui en est l’auteur mais aussi l’acteur.

Mais qu’en est-il de l’idéal de sagesse des philosophies de l’antiquité ? Si elles font de la sagesse la seule propriété de dieux, elles sont en revanche confiantes sur la capacité qu’à l’homme de s’en approcher ou de s’en inspirer. Cette confiance se traduit aussi bien dans l’identification de ce « souverain bien » que sur le chemin qu’il faut suivre pour l’atteindre. Rétrospectivement, cette assurance nous paraît naïve, même si elle suscite de la nostalgie, et ne remet nullement en cause tout ce que ces philosophies nous ont apporté. La crise des fondements de la connaissance et de la pensée que nous avons connu à la fin du XIXe siècle, qui affecte aussi bien les sciences que la philosophie, la morale ou la politique, nous empêche aujourd’hui de penser qu’il est possible de tracer des voies royales susceptibles d’orienter nos vies de manière universelle. Comme le dit E. Morin : « Toutes les avancées de la connaissance nous font avancer vers un inconnu qui défie nos concepts, notre logique, notre intelligence ; celle-ci se trouve du coup condamnée à porter en son cœur une béance irrefermable. ». Ces difficultés et limitations rencontrées dans l’exercice de la pensée, la remise en cause de ses certitudes, l’ont d’ailleurs parfois conduite à se recentrer sur elle-même (ce qui peut expliquer des  frustrations ressenties  par rapport à son éloignement apparent des « affaires humaines ». Qui  explique aussi la rareté (ou la disparition ?) aujourd’hui des grands systèmes philosophiques achevés (ou qui prétendent l’être) de la totalité du monde et de soi dans ce monde, capables de proposer à la fois une ontologie et une éthique (comme par exemple le stoïcisme, le spinozisme, le kantisme, ou encore les grandes et vieilles pensées spirituelles orientales comme le taoïsme ou le bouddhisme).

Penser mieux pour vivre mieux, certes. Mais qu’entend-on par vivre mieux ?

Si l’on entend par là aussi bien la quête du « souverain bien » propre à la vie humaine (comme par exemple la Vertu chez les stoïciens, ou le « Bien » platonicien) que sa version édulcorée du traité de savoir vivre (au sens de style de vie ou d’art de vivre), nous savons aujourd’hui qu’une telle transcendance et qu’un tel talent n’existe pas, et sans doute ne peut exister. Ce qui ne doit pas nous empêcher de réfléchir au sens que nous pouvons donner à notre vie (mais la question du sens ne recouvre pas celle du bien vivre, encore moins celle de la sagesse). Si la lucidité est peut-être le maître-mot d’une vie philosophique, celle-ci est alors confondue avec les efforts répétés non pas pour « vivre mieux » (au sens d’un bonheur recherché), mais pour défaire les adhérences spontanées aux façons habituelles de penser et de se comporter, questionner sans cesse et déconstruire les croyances, les partis pris implicites, les présupposés non pensés…etc. C’est sans doute aussi une manière de prendre soin de son âme et de sa santé, comme l’ont toujours préconisé les penseurs de l’Antiquité, mais en étant plus proche du mythe d’un Socrate « empêcheur de tourner en rond » (et qui va, comme on sait, le payer cher), et bien qu’amoureux de la sagesse, persuadé d’en être privée, que du Sage transcendant sur son piédestal … Cette position inconfortable (il est souvent détesté pour sa pensée subversive qui prend à « rebrousse-poil » ses interlocuteurs), sa vitalité à prendre « à bras le corps » toutes les occurrences de la vie pour les examiner, le feront même aimer de Nietzsche. Au-delà en effet de la critique nietzschéenne du nihilisme  (pensée de la non vie qui caractériserait la philosophie depuis Socrate), la philosophie est sagesse non pas dans sa tentation des « arrières-mondes », mais au contraire dans son goût opposé en faveur de la vie (nous avons perçu auparavant son ambivalence bien décrite par P. Hadot).

La sagesse n’est pas « une autre vie »

La sagesse n’est pas une autre vie, mais fondamentalement, une volonté de confrontation à l’absolu de l’existence et du monde, un « oui » à la vie. Le philosophe prend la résolution de « se frotter » résolument au monde pour en scruter toute l’épaisseur, toutes les chausse-trappes, et d’embrasser par la pensée, au plus qu’il le peut, le Tout de ce monde, en sachant depuis longtemps que ce réel est loin d’être entièrement rationalisable, en accueillant donc aussi des « points aveugles », des incohérences inévitables, des contradictions nécessaires…, mais dans un esprit de probité intellectuelle maximum. La sagesse serait alors sur un plan pratique cette « Amor fati » dont parle Nietzsche après les stoïciens : « Ne rien vouloir d’autre que ce qui est, ni dans le passé, ni dans l’avenir, ni dans les siècles des siècles ; ne pas se contenter de supporter l’inéluctable, encore moins se le dissimuler – tout idéalisme est une manière de se mentir devant la nécessité -, mais l’aimer. ». Aimer ce qui est, sans confusion entre l’être et le devoir être… Cela ne signifie pas une passivité par rapport à ce qui est, une non volonté de changement, car mon action fait elle aussi partie du monde. Mais mon action doit prendre toute la mesure de ce qui est, en particulier par la connaissance. Pour désirer comprendre le monde, dit A. Comte-Sponville, il faut d’abord l’aimer tel qu’il est. C’est parce que le sage aime qu’il est plus heureux, et non l’inverse, ajoute-t-il. Enfin, nous ajouterons qu’il y a dans l’acte de penser et de connaître une joie ou une jouissance (au sens de réjouissance) qui lui est en quelque sorte inhérente. La connaissance véritable ne peut aller sans amour : « mais en philosophie, le plaisir va du même pas que la connaissance : car ce n’est pas après avoir appris que l’on jouit de ce qu’on sait, mais apprendre et jouir vont ensemble » (Epicure)

 « Faire joujou avec les concepts… »

Pour terminer cet examen des rapports entre le discours et la vie philosophique à partir des analyses de P. Hadot, il nous faut rendre justice à la principale critique qu’adresse ce dernier à certaines pratiques philosophiques : on ne philosophe pas pour « faire joujou avec les concepts ». « Faire le beau », « se faire valoir » dirait Deleuze. Il y a effectivement un risque de paroles ou de discours philosophiques désincarnés, non « habités », plus facilement peut-être dans le cadre de certains travaux universitaires hyperspécialisés sur des points de doctrine très « pointus », ne permettant pas de retrouver le sens global des véritables enjeux de pensée… On pourrait alors assister à une autonomisation du discours philosophique qui deviendrait sa propre fin, un fonctionnement « à vide » des concepts, sorte d’activité distinctive (au sens de la « distinction » de Bourdieu, c'est-à-dire marque symbolique d’appartenance à l’élite) propres au cercle restreint des « professionnels » de la philosophie. Et puis cette tentation du plaisir de discourir qui ne peut pas ne pas guetter celui qui philosophe … Le risque est en effet réel. Mais arrêtons-nous un instant : ne s’agit-il pas là d’un choix éthique quant à son rapport personnel à la philosophie, et peut-être, d’une façon générale, à la manière dont chacun se débrouille avec sa propre congruence entre son dire et son faire ? La façon dont nous « entrons » dans la philosophie et dont nous la vivons est un problème radicalement différent de celui de la forme que prend telle ou telle réflexion philosophique (P. Hadot pense en effet que « les théories systématiques » sont de nature à susciter de telles attitudes, contrairement aux « méthodes pour s’orienter dans la pensée et dans la vie » correspondant davantage aux formes de la philosophie antique). La vie philosophique est aussi question de choix personnel, de manière indépassable… Il y a peut-être une tendance naturelle à s’en tenir à la parole, plutôt que d’essayer de mettre progressivement en accord nos idées et nos actes. Platon demandait à un vieillard qui prétendait ne pas cesser de suivre les leçons sur la vertu : « Quand vas-tu enfin commencer à vivre vertueusement ? » Encore une fois, cette question est une question d’ordre éthique et personnel, et n’engage pas en tant que telle une responsabilité du discours philosophique.

 

« Sagesse de la philosophie ou philosophie de la sagesse » ? (François Jullien)

« Notre grand et glorieux chef-d’œuvre, c’est de vivre à propos » (Montaigne)

 

Une forme de sagesse « infra-philosophique » qu’il s’agit d’explorer ?

Nous évoquions précédemment l’éclectisme et la manière dont Montaigne avait su combiner, en fonction des circonstances de la vie ou des thèmes abordés dans les Essais des positions variables, étant tour à tour stoïcien, épicurien, sceptique…etc. Cette façon de ne pas prendre position, ou de les faire varier successivement suivant les situations, s’apparente à une forme de sagesse particulièrement valorisée et pensée en Chine, notamment par le Confucianisme et le Taoïsme, est qui a nom « disponibilité ». Référons-nous ici à François Jullien  et rappelons son projet (conférence Universités de tous les savoirs : « sagesse et philosophie », 2002 ? ; « Le sage est sans idée », 1998, Le Seuil) : faire un pas de côté par rapport à la tradition philosophique occidentale et passer par la Chine, pour mieux interroger cette philosophie et son « impensé » ; c'est-à-dire ce qu’elle a du laisser tomber pour développer sa quête si intéressante par ailleurs (il ne s’agit nullement pour lui d’une quelconque entreprise de décrédibilisation de la philosophie européenne). La « disponibilité », l’idée que toute nouveauté doit nous trouver tout entier disponible,  fait partie de ces qualités souvent reconnues dans la vie quotidienne, qui sont souvent énoncées, mais qui constituent ce fonds « a-théorique » qui n’est jamais questionné et pensé. Il y aurait ainsi beaucoup de préceptes d’une sagesse que je qualifierai de « populaire », qui échappe à la prise de la philosophie, dont on use pourtant couramment, mais à laquelle on accorde aucun crédit théorique, aucune issue philosophique. François Jullien suggère que notre philosophie puisse se réapproprier ce savoir qui jusqu’à présent n’a pas été pensée par elle, a été laissé en friche. Plutôt que de renvoyer la question de la sagesse à l’enfance de la philosophie, ou encore de vouloir faire une « sous-philosophie » (c’est à mon sens le cas de nombre de discours philosophiques aujourd’hui qui se  présentent sous la forme de manuels pratiques proposant des « remèdes » et des « consolations »  aux maladies de l’âme, et qui se dissolvent d’eux-mêmes dans l’océan des publications de toutes origines traitant des mêmes sujets…), il faut, dit-il, revenir, avec notre langage, à la sagesse de tous les jours qui a été particulièrement l’objet de la pensée chinoise. Non pas, donc, une sagesse de la philosophie (qui en rabat sur ses exigences), mais une philosophie de la sagesse.

« Un sage est sans idée »

Entrons  donc dans l’exercice, à partir de cette notion de disponibilité : parmi ce « fonds commun d’expérience » que la philosophie aurait recouvert, il y a cette notion de disponibilité, que Montaigne a remarquablement évoquée : « Notre grand et glorieux chef-d’œuvre, c’est de vivre à propos ». Ce « vivre à propos » est très proche du « sage sans idée » de Confucius : sans idée, parce qu’il ne présuppose rien, il se garde d’avancer toute idée à lui ; il n’y a pas de « il faut » qui détermine sa conduite. Ne s’arrête sur aucune position particulière, donc sans moi également, sans quelque chose qui le particulariserait et le ferait « advenir » d’une manière particulière (pour le taoïsme, l’ « esprit advenu » est celui qu’on laisse prendre une forme particulière). Garde tout ouvert, ne privilégie rien, n’incline d’aucun côté, est impartial… Il incline vers ce qu’exige la situation. « Il n’est rien que je puisse ou que je ne puisse pas » dit-il… Nous retrouvons là en partie la vision grecque du juste milieu, de la voie médiane entre les extrêmes, excès ou défauts symétriques, mais il s’agit là encore d’une voie trop partiale, partielle, et abstraite : seul le moment doit trancher, le sage peut être aussi intransigeant qu’il peut être accommodant. Il ne s’agit pas « de vivre à moitié », ce n’est pas un « milieu » qui est à mi-chemin… mais il s’agit de garder une égale disponibilité à l’un comme à l’autre ; c’est grâce à cette capacité que je peux correspondre à l’ampleur de la réalité. « Tenir le milieu », ce n’est pas une position arrêtée, ce n’est pas « tenir au milieu ». La voie est partout, sinon la réalité est perdue : on ne peut opposer le « c’est cela » au « ce n’est pas cela » ; c’est la co-existence des opposés qui assure la cohérence de la réalité. Faire advenir des préférences équivaut à la perte de la voie. Il faut donc toujours revenir en amont des disjonctions, des séparations, des dissociations. En même temps, renoncer aux disjonctions serait un geste contradictoire (il est remarquable ici que l’on retrouve le principe de contradiction) : renoncer aux disjonctions, c’est encore disjonctif, réfuter que l’on puisse réfuter est contradictoire ; pour se libérer de cette contradiction (principe même de la pensée), on ne s’attachera pas plus au principe de disjonction qu’au principe de non-disjonction, et nous bannirons  le bannissement même. La contradiction s’en va alors d’elle-même, sans dialectisation, dépassement des contradictions… Il faut simplement se laisser arrêter par aucune position, dissoudre la contradiction par désenlisement des positions avancées. Cette aptitude à la disponibilité ne renvoie .pas à l’intériorité subjective, propre à la pensée européenne, mais au corps, ou plutôt dans la langue chinoise, « l’être constitutif » (sur la façon dont le corps est pensé dans la tradition occidentale, cf. ma conférence « Penser le corps »). Il s’agit ici non pas d’une morale, très présente dans la sagesse antique, et incontournable pour toute pensée occidentale de la sagesse, mais d’une hygiène de vie. La respiration a, à ce sujet, une place de choix : « Respiration profonde à partir des talons » ; nous pouvons observer là encore que nous retrouvons ici des conseils banals « de chez nous » (« Respire ! »), mais qui sont restés infra-philosophiques et non pas été pensés. La respiration est encore ce principe d’alternance qui concerne l’un et l’autre et ne s’attache à aucun des deux ; elle est nécessairement « du moment », et c’est grâce à elle que ça communique entre le dedans et le dehors… Il est intéressant à ce sujet de noter, toujours avec F. Jullien, que la philosophie n’a jamais pu ou voulu accrocher un intérêt théorique à la respiration, et que toutes les philosophies européennes sont des philosophies de la perception…  Le changement de paradigme est radical  (cf. à ce sujet aussi « Nourrir sa vie à l’écart du bonheur ») : il ne s’agit plus de s’employer à être sage, à partir de valeurs transcendantes qui sont placées à l’horizon de mon projet, et qui doit induire une action subjective et préméditée tendue vers la réalisation de cet idéal (paradigme de la pensée occidentale), mais d’être ajusté aux processus, « être en phase »,relativement indifférent à la recherche d’un sens qui ne serait pas immanent au procès même en cours : «  A la préoccupation grecque du « telos » et de la finalité, la pensée chinoise oppose ainsi la pensée de ce que j’appellerai « l’être en phase », d’autant plus réussi que son adéquation non seulement n’est pas objet de visée, mais même se laisse oublier … quand on est plus affairé en se soumettant à des buts et que la vie en est désencombrée, c’est la vie qui d’elle-même et suffisamment (se) détermine… »

 

« Vivre à propos… »

Cette valorisation du familier, de ce qui n’est pas assez distant ou distinct pour être un objet de pensée, est remarquablement saisi par Montaigne dans la phrase citée : au sujet superlatif (grand, glorieux chef-d’œuvre) correspond la modestie, la banalité d’un prédicat à peine construit, plat, sans arrête. Il n’utilise même pas le mode injonctif des stoïciens, ne recommande même pas le bien vivre ou une éthique quelconque, ne prône nullement l’hédonisme, ou le stoïcisme, ne revendique aucune école… D’où la difficulté de la philosophie à se saisir de cette formule, qui nous décrit simplement une forme de congruence qui fait la vie. A partir d’un tel exemple, on peut comprendre pourquoi François Jullien suggère comme piste pour une nouvelle orientation philosophique, de se saisir de ce fonds commun d’expériences jusque là recouvert par la pensée occidentale, au profit d’une quête par ailleurs passionnante. Plutôt que de souscrire à cette « sous-philosophie » qui fait genre aujourd’hui, il nous invite à revenir à cet infra-philosophique jusque là oublié en le portant si possible à la lumière du logos, en le traduisant en concepts. Il paraît d’ailleurs suffisamment clair que c’est cette voie que François Jullien explore depuis longtemps

 

En conclusion de notre question : « Philosopher pour être plus sage ? », je souhaite simplement dire quelques mots sur ce que nous sommes en train d’essayer de faire ici (au café philo), ou du moins le sens que nous pouvons donner à cette activité de discussion : nous ne sommes probablement pas inventeurs de concepts, nous ne créons pas de nouveaux systèmes philosophiques, mais nous pouvons peut-être, en nous appuyant  sur la réflexion philosophique et les philosophies existantes, contribuer sinon à la recherche du bonheur (au fur et à mesure de ma réflexion, je sais de moins en moins en quoi il consiste…), du moins à « une vie plus consciente, plus rationnelle ou plus cohérente, plus ouverte sur les autres et sur l’immensité du monde ». Et se faisant, favoriser le développement de certaines attitudes intérieures : nous en avons citées quelques unes, la centration sur l’instant présent, le regard d’en haut, l’étonnement face au monde, mais peut-être aussi ces dispositions rarement pensées dans notre monde occidental, celles que Montaigne résume si bien par cette formule à peine significative : vivre à propos ».

 

Daniel Mercier, le 04/03/2011