La dépression, un mal contemporain ?

 

CAFE PHILO SOPHIA SORTIE OUEST

SAMEDI 13 FEVRIER 2016 à 15H45 

PRESENTATION

 

La représentation théâtrale qui avait motivé le choix de ce sujet a malheureusement été annulée (Rendez-vous Gare de l’Est). Mais peu importe, la question n’en reste pas moins préoccupante : est-il vrai que nous avons assisté à une véritable « épidémie » de dépression à l’échelle mondiale durant ces dernières décennies ? Certes l’usage de ce terme semble recouvrir une acception plus large où toute sorte de « mal-être » paraît concerné, ceci en lien avec la découverte de nouvelles molécules  et de la consommation de masse des antidépresseurs... Comment devons-nous penser aujourd’hui la dépression ? Est-il justifié de la considérer comme « un mal contemporain » ? En quel sens ? 

 

 

 

ECRIT PHILO

 

CAFE PHILO SOPHIA SORTIE OUEST

SAMEDI 13 FEVRIER 15H45

 

La dépression, un mal contemporain ?

 

Introduction
1- Mondialisation de la dépression. Problème du diagnostic et de la définition de la dépression
2- Le nouveau visage de la dépression. Rapide état de la question. En quoi pouvons-nous parler d’un « nouveau visage » de la dépression à l’époque contemporaine ?

Le grand débat : névrose ou dépression ?

Guérison d’une maladie ou modification des comportements ?

3- En quoi la dépression (telle que nous nous la représentons aujourd’hui) peut nous aider à mieux comprendre la modification de nos subjectivités ? A mieux dessiner le visage du nouvel individu ?

L’arrière plan de l’individualisme

La norme sociale qui règle les comportements aujourd’hui ne relève plus vraiment de règles extérieures contraignantes, n’est plus vraiment celle de la discipline et de l’obéissance

Les nouvelles modalités de contrôle social (dans l’entreprise)

Le culte de la performance

L'individu conquérant est en même temps un fardeau pour lui-même

Une culpabilité d’insuffisance...

L’addiction envers de la dépression

Une réponse en termes de dopage...

L’inhibition comme concept central de la dépression

Le développement d’une « psychologie de masse »

Le déclin de la névrose

4- Identité personnelle contemporaine et demande de reconnaissance
CONCLUSION

 

Annexe : extrait du DSM IV

 
Introduction

Une des sources principales de la réflexion sur un tel sujet est sans conteste le travail du sociologue et philosophe Ehrenberg. Le culte de la performance (1991), L'individu incertain (1995), La fatigue d'être soi(1998), en sont les trois livres principaux. Le dernier nous intéresse tout particulièrement : derrière ce titre évocateur « La fatigue d’être soi », un sous titre explicite : « dépression et société »... Les récentes analyses de Marcel Gauchet[1], qui vont dans la même direction, peuvent nous aider à prolonger ce travail, qui date déjà presque de 20 ans. Mais les références à ces deux auteurs ne seront pas exclusives, et nous continuerons de « labourer le terrain » de la réflexion dans leur prolongement... Nous ne parlerons pas de la pièce « Gare de l’Est », mise en scène d’entretiens avec une personne maniaco-dépressive, puisque le spectacle a été annulé. Notons à ce sujet que la psychose maniaco-dépressive est une forme très particulière de ce que l’on nomme d’un terme désormais très générique sinon très flou « dépression ». Le terme de « troubles bipolaires », préféré aujourd’hui à celui de maniaco-dépressif, relève lui-même d’une classification plus générale et englobante que le précédent. Cette incise nous fait entrer déjà dans le vif du sujet : si la dépression est une vieille maladie, dont toute la littérature et les témoignages historiques font mention depuis très longtemps, et qui se confondrait à l’origine avec sa forme extrême qui est l’ancienne mélancolie, la dépression semble recouvrir aujourd’hui des formes très diverses, jusqu’à s’élargir à différentes manifestations de « mal-être » ou de malaise, en même temps qu’elle est devenue un phénomène mondial d’une ampleur considérable (toutes les études épidémiologiques le montrent). Fatigue, inhibition, insomnie, anxiété, indécision : la plupart des difficultés rencontrées dans la vie quotidienne sont aujourd'hui vite assimilées à de la dépression. Ce changement s’inscrit dans une mutation anthropologique qui affecte notre être-ensemble et nos modes de vie. Mutation par ailleurs inséparable des progrès pharmacologiques et de la découverte de nouvelles molécules, les psychotropes et tout particulièrement les antidépresseurs. La prise de médicaments en ce qui concerne la dépression ou ses formes plus ou moins dérivées a en effet augmentée exponentiellement de puis les années 60.  C’est cette évolution qu’il s’agirait d’analyser : les troubles dépressifs pourraient en quelque sorte jouer le rôle d’analyseur d’une profonde mutation de l’identité contemporaine. En quoi la dépression peut-être cet « analyseur » ? (c’est en effet l’hypothèse implicite derrière la question de ce soir)

Auparavant, il est utile de faire une observation d’ordre épistémologique : comme toute maladie mais peut-être plus que certaines autres, la dépression est de nature sociale.  « Elle est toujours une pièce dans un tableau, un élément d'un puzzle ; déterminée par le cadre social, civilisationnel, dans lequel elle se déploie[2]. Il ne s’agit pas pour autant ici de faire du sociologisme (réduction de tout phénomène à une cause sociale, comme le fit, de façon certes très éclairante, Emile Durkheim à propos du suicide), ni du psychologisme (réduction du phénomène à une mono-causalité psychologique), ni du biologisme (tout ramener au cerveau et aux neurones, dans le style de Jean-Pierre Changeux pour qui " l'identité entre états mentaux et états physiologiques et physico-chimiques du cerveau s'impose en toute légitimité). Loin de nous ces réductionnismes de type scientiste ! Non, ce que nous voulons dire est nettement différent : il existe des maladies parce qu'il existe des sociétés......... Plutôt que la cause, la société est la condition et le cadre de la maladie. »[3]. En nous demandant si la dépression est un « mal contemporain », nous pourrions en effet sembler négliger qu’une maladie, même mentale, relève d’une approche spécifique, disons psychobiologique pour ne pas trancher sur l’étiologie ultime de la maladie, qui va mobiliser des savoirs psychologiques, psychiatriques, neurobiologiques, et qui n’est pas réductible à une explication sociologisante. Au contraire, une approche philosophique, dont la marque de fabrique est le « tout » du phénomène, se doit de s’alimenter de tous les acquis scientifiques dans ce domaine (même si souvent ils sont, contrairement à ceux des sciences dures, l’objet d’âpres débats...)[4].

1- Mondialisation de la dépression. Problème du diagnostic et de la définition de la dépression

Le constat est clair : beaucoup ont fait référence à la notion d’épidémie mondiale pour rendre compte de l’augmentation de cette maladie ; alors qu’au début du XXème siècle on estimait à 1% le nombre de malades dépressifs, il y aurait aujourd’hui plus d’une personne sur cinq susceptible de faire une dépression au cours de son existence (350 millions de personnes). L’épidémiologie nous apprend qu’elle est surtout relative aux profondes mutations qui ont affectées l’ensemble de la vie sociale après la seconde guerre mondiale. Une étude de l’Association américaine de médecine publiée en 1989 sur la population mondiale montre clairement des corrélations entre la dépression et des changements comme l’urbanisation, la mobilité géographique et les ruptures affectives qu’elle implique, l’anomie sociale, les changements dans la famille, la fragilisation des rôles sexuels traditionnels, etc.

Dans un colloque en 2010 intitulé « Tristesse et Dépression » on s’interrogeait aussi sur les outils de diagnostic utilisés pour faire les statistiques : le DSM III, et surtout IV et V, en incluant dans la dépression la tristesse intense vécue à l’occasion de facteurs environnementaux, ont sensiblement contribué à ce que les statistiques de la dépression augmentent considérablement. Nous pourrions en dire autant de l’anxiété : le changement des seuils d’inclusion dans la maladie conduit à une certaine « psychiatrisation » de cette dernière. Ces nouveaux outils de statistiques (DSM) ont certes permis grâce à leur forme standardisée et purement descriptive de pouvoir identifier de façon relativement objective un phénomène désormais relativement uniformisé à l’échelle mondiale.

Ils ont été la cible de critiques virulentes de la part de certains cliniciens (notamment dans le milieu psychanalytique), car d’une part on leur reprochait de s’éloigner de la compréhension clinique et étiologique de la maladie pour ne se préoccuper que de la description des troubles qu’ils s’efforcent de classer dans des nomenclatures regroupant des troubles statistiquement corrélés (ce qui est vrai), et d’autre part de relever d’une vision américaine et ethnocentriste de la psychiatrie. Concernant ce dernier point, il s’avère qu’une classification de l’OMS relativement utilisée en Europe, et qui propose aujourd’hui sa 11ème version, est très proche de la classification du DSM V... En réalité, la majorité des psychanalystes et cliniciens aujourd’hui s’accordent à dire que c’est l’utilisation qu’on en fait qui fait toute la différence, et que le débat que le DSM a suscité reposait sur un malentendu qui consiste à confondre l’instrument avec l’usage qu’on en fait (il n’est pas fait en effet pour analyser l’étiologie d’un symptôme, mais pour permettre de s’entendre et pouvoir communiquer en commun sur ce dont on parle). 

Un autre débat celui-ci plus intéressant met l’accent sur la question de savoir si la progression de la dépression, et de l’augmentation très importante de la consommation de médicaments qui l’accompagne, sont celles du mot ou de la maladie elle-même (des maux). Il est relativement reconnu que l’apparition de nouvelles molécules sur le marché dont les effets s’appliquent à un large spectre de symptômes a contribué à faire reculer le seuil  d’inclusion dans la maladie de symptômes n’y figurant pas au départ, et donc à « médicaliser » un certains nombre d’entre eux. Mais il serait réducteur d’en rendre responsables la nouvelle classification et/ou les nouvelles molécules et les stratégies marketing des laboratoires pharmaceutiques, dont l’influence ne doit pas pour autant être négligée. Car c’est bien plus fondamentalement d’un  changement de représentation sociale concernant la signification de la dépression dont il s’agit. Les nouvelles nomenclatures comme les nouvelles molécules sur le marché (elles-mêmes étant le produit ou la création du complexe technico-scientifique) sont avant tout l’expression d’une mutation anthropologique qui affecte nos façons de vivre et de penser. Hippocrate dit en son temps « C’est en définitive le traitement qui révèle la nature de la maladie » ; nous dirions plutôt que nous sommes confronté à un phénomène social global qui s’apparente à la question de la poule et de l’œuf : la question de savoir si c’est la réalité de la maladie et de sa progression qui détermine la manière dont nous nous la représentons et dont nous la traitons, ou si au contraire c’est la manière dont nous nous la représentons à travers les nomenclatures psychiatriques et dont nous sommes capables de la prendre en charge qui déterminent ce qu’est la maladie et son champ d’application est une mauvaise question, ou plutôt une bonne question mal posée. Seule la pensée de la complexité chère à Edgar Morin, avec son concept de récursion, peut nous sortir de cette impasse : le principe de récursion signifie que la boucle d’interaction n’est plus seulement régulatrice mais récursive : les produits deviennent nécessaires à la production de ce qui les produits.[5] Ce même schéma peut aisément se transférer à l’offre et à la demande de soins : si l’offre d’un « effet antidépressif » efficace sur le marché entraîne une extension considérable de son application, l’existence d’une demande nouvelle de la part d’un public désireux de bénéficier de telles modifications de l’humeur et du bien-être que promet une telle offre, ne doit pas davantage être sous-estimée.   

A partir de l’invention des antidépresseurs et des anxiolytiques la scène médicale et sociale de la dépression s’élargit considérablement. Les médecins vont pouvoir répondre aux plaintes de leurs patients... Mais le vocable de dépressions correspond à des pathologies hétérogènes. D’innombrables classifications de la dépression ont été proposées depuis un siècle : lorsque l’on consulte la littérature psychiatrique et médicale, apparaît la grande difficulté à définir la dépression comme entité spécifique. Les classifications du DSM font plus ou moins référence aujourd’hui. Une dizaine de groupes de troubles sont répertoriés sous le terme de dépression[6], mais le « trouble dépressif majeur » est repéré lorsqu’au moins 5 critères sont présents pendant au moins 15 jours parmi une liste de 9 critères[7]. Nous sommes de plus en plus tentés de dire, et beaucoup de psychiatres le reconnaissent, comme Alfred Binet l’avait fait pour l’intelligence[8], que « la dépression c’est ce que guérit les antidépresseurs » (chacun voit ici la circularité du raisonnement...). Mais avec une restriction de taille, c’est qu’il est très difficile de dire s’il s’agit d’une « guérison » : les antidépresseurs guérissent-ils vraiment ? Ou bien  permettent-ils de supprimer le symptôme et d’améliorer la qualité de vie (aussi longtemps que le médicament est administré). Nous ne savons pas ce que nous traitons, mais nous savons le traiter, dit une revue psychiatrique (L’encéphale) en 1996. Mais comment savoir si nous savons traiter la dépression, si nous ne savons pas ce que nous traitons, ce que c’est la dépression ? Des études montrent le caractère récurrent des dépressions pour les ¾ des cas (pas de guérison mais plutôt des rémissions), et aussi un facteur de dépendance aux psychotropes qui paraît bien réel.

 

Par ailleurs, non seulement la dépression est un peu une nébuleuse, mais la médication par antidépresseurs   dépasse largement le territoire nosographique des troubles dépressifs, car ils agissent sur de nombreux troubles névrotiques, comme par exemple l’anxiété ou l’angoisse (en effet, l’anxiété et l’angoisse ne sont pas spécifiques à la dépression...). Cette banalisation de la prescription fait dire à certains psychiatres  que la médication par antidépresseurs est anti-névrotique, et qu’elle modifie sensiblement les traits de personnalité dans le sens indiqué, c’est-à-dire en particulier dans le sens d’une vie plus agréable, moins souffrante (souvenons-nous de l’apparition spectaculaire du Prozac comme « pilule du bonheur », depuis remplacé régulièrement par de nouvelles molécules).   Cette observation correspond tout à fait, en ce qui me concerne, à ce que j’ai constaté chez des proches sous traitement...

Cependant, il est tout de même utile pour terminer cet état de la question, et pour ne pas occulter complètement la réalité d’une « maladie dépression » que nous ne devons pas confondre avec « la déprime », ce sentiment de mal être et d’inconfort psychologique (et même si les frontières sont désormais problématiques), d’identifier les symptômes qui sont reconnus comme les plus caractéristiques : profonde tristesse, auto-dévalorisation permanente, conviction d’une état incurable et idées morbides.

2- En quoi pouvons-nous parler d’un « nouveau visage » de la dépression à l’époque contemporaine ?

Le grand débat : névrose ou dépression ?

Ce qui vient d’être dit pose par ailleurs la question redoutable de savoir si la dépression est « névrotique » (relève de la névrose) ou pas... Il faut rappeler que tous les psychothérapeutes ou psychanalystes semblent d’accord pour constater l’évolution des profils de ceux qui viennent consulter : ils sont de plus en plus confrontés aux problèmes des personnalités dépressives, et plus généralement  des pathologies que l’on a fini par classer dans « les états-limites », pour les distinguer à la fois des structures névrotiques et des structures psychotiques. On parle aussi de plus en plus de « pathologies narcissiques », au sens où, d’un point de vue freudien, elles semblent prisonnières d’un « idéal du moi », ou si l’on veut d’une image tellement idéale de soi qu’elle rend impuissant et se traduit par un surinvestissement du moi qui rend toute frustration très difficile à supporter[9]. Le sentiment d’infériorité serait lié à l’idéal du Moi comme le sentiment de culpabilité serait lié au Surmoi (qui incarne plutôt l’interdiction). La question de savoir si la dépression relève de cette catégorie ou reste une structure névrotique est toujours discutée : les psychanalystes ne sont généralement pas d’accord sur cette distinction ; certains pensent qu’elle relève d’une structure névrotique de type hystérique (Lucien Israel) ; mais pour Daniel Widlöcher, nous découvrons simplement, avec l’élargissement des cures psychanalytiques, des patients qui se trouve dans une sorte de no mans’land de la nosologie classique, à savoir des patients qui viennent de plus en plus consulter pour des difficultés de vie, et dont les symptômes ne recouvrent pas ceux d’une affection mentale précise. Mais à coup sûr les patients souffrant d’une façon ou d’une autre de « dépression » sont les plus nombreux. Comme nous l’avons noté, la demande médicamenteuse ou psychothérapeutique déborde largement les maladies mentales dites « classiques », et sont une demande « d’aide à vivre mieux » ou plus heureux.... Tous les rapports reconnaissent que pour « certaines formes de mal-être », qui ne conduiraient pas forcément à la dépression, on a recours à des actes de soins. La psychiatrie publique est de plus en plus mobilisée par des personnes souffrantes, mais non malades psychiquement.

Guérison d’une maladie ou modification des comportements ?

S’il est vrai que la dépression au sens large semble regrouper aujourd’hui un ensemble de difficultés personnelles concernant tous les aspects douloureux de la vie, la question se pose de savoir si la médication doit être limitée au traitement de la maladie stricto-sensu, ou si elle peut s’étendre à la modification des comportements, en particulier dans le sens d’une vie plus agréable[10] ? En réalité, il s’agit moins « de guérir de quelque chose que d’être accompagné et modifié plus ou moins constamment » sur le plan pharmacologique comme sur le plan thérapeutique.

 Les usages des antidépresseurs couvrent un spectre de « symptômes » qui ne sont plus spécifiques à la « dépression classique ». Les nouvelles molécules sont ainsi  de véritables « aspirines de l’esprit »... Avec l’extension de ces usages, les manuels de psychiatrie et toute la littérature psychiatrique reconnaissent qu’il est « de plus en plus délicat de distinguer le trouble de l’humeur relatif à un épisode dépressif, le symptôme névrotique exprimant classiquement les conflits inconscients d’une personne, un tempérament résultant des hasards de la génétique familiale, ou tout bonnement les traumatismes sociaux liés aux modes de vie contemporains... »

Il faut ajouter à ce rapide « état de la question » que  les dépressions sont associées la plupart du temps à d’autres maladies non psychiatriques : il y aurait en moyenne trois fois plus de troubles digestifs, génito-urinaires et cardiovasculaires, deux fois plus de cancers, de maladies endocriniennes et ostéo-articulaires, chez un dépressif que chez une personne dite « normale ». Elles sont aussi souvent associées à d’autres problèmes psychopathologiques : alcoolisme, toxicomanie, violences, suicides. Il faut ajouter que les coûts sociaux de la dépression (consultations, traitements, mais aussi arrêts de travail) sont très importants.

En conclusion, le vocable de dépression semble de plus en plus se trouver au carrefour d’un grand nombre de pathologies plus ou moins bien repérées, et regrouper également des souffrances psychiques qui ne sont pas des maladies avérées. Elle est le qualificatif qui ramasse l’ensemble, d’où l’expression de « maladie-carrefour » présente dans les travaux de Ehrenberg.

3- En quoi la dépression (telle que nous nous la représentons aujourd’hui) peut nous aider à mieux comprendre la modification de nos subjectivités ? A mieux dessiner le visage du nouvel individu ?

L’arrière plan de l’individualisme

Le monde contemporain est souvent décrit comme un monde complexe, incertain, dont la lisibilité ne va pas de soi, marqué par la crise de l’avenir. Mais ce monde sans projet bien avéré est aussi celui qui consacre  la valeur absolue de l’individu : le dernier livre de Attali en offre une version caricaturale[11]. « Prenez le pouvoir sur votre vie ! Débrouillez-vous » (et pour le reste, advienne que pourra !) ! Telle est l’injonction permanente. Personne d’autre que vous peut quelque chose sur ce que vous êtes ; prenez votre destin en main, et devenez ce que vous souhaitez devenir !  Le salut est exclusivement du côté des choix et de la responsabilité individuels. L’autonomie personnelle est désormais l’alpha et l’oméga de nos vies. Pour certains (Marcel Gauchet), La puissance individuelle est d’autant plus sacralisée que l’impuissance collective semble s’imposer...  N’ayant plus rien à attendre de la vie collective, cette démocratie du privé semble se renforcer de plus en plus : faisons de la vie individuelle un rempart, une citadelle, et n’attendons notre salut que de nous-mêmes... A une société qui ne se « projette » plus, en absence de projet, correspond une injonction toujours plus insistante au projet personnel[12], même si les personnes concernées sont présentement dans des situations qui rendent très difficile cette projection dans l’avenir... Il faut entendre l’individualisme, non pas essentiellement au sens de repli sur la sphère privée, mais à celui d’un individu auteur de sa vie et du sens qu’il convient de lui donner, source de toute valeur ; au nom de la référence à une culture de l’authenticité, que Gauchet nomme « culture de la nature », qui privilégie soi-même et son expérience, et prétend prendre ses distances avec tout code social, et d’une manière générale avec toute forme de précédence ou d’antériorité collective[13]. Cette réalisation personnelle concerne aussi bien la recherche d’un emploi que la famille, l’école, les choix religieux ou l’orientation sexuelle ; bref tous les domaines de la vie personnelle et sociale. Une conséquence logique de cet individualisme contemporain –nous l’avons analysé quand nous avons abordé la question du brouillage de frontières entre public et privé-  est la privatisation de la vie publique et la publicisation de la vie privée.

La norme sociale qui règle les comportements aujourd’hui ne relève plus vraiment de règles extérieures contraignantes, n’est plus vraiment celle de la discipline et de l’obéissance. En revanche, dans un monde instable et incertain, il est de plus en plus demandé à l’individu contemporain de s’adapter rapidement aux changements, d’être flexible, rapide dans ces capacités de réaction. Chacun doit assumer la tâche de tout choisir et de tout décider, dans un contexte où l’accélération sociale de nos vies est une réalité de plus en plus prégnante : la nécessité de courir toujours plus vite pour ne pas tomber et s’exclure socialement[14] (cf. texte » Pourquoi courons-nous si vite ? »). L’émancipation d’un individu qui doit partir à la conquête de son identité personnelle (s’auto-construire) est inséparable d’une réussite sociale qui passe par l’initiative individuelle. Mais ce changement n’est plus lié à l’horizon d’un progrès qui devait se poursuivre indéfiniment. Au contraire, il est souvent associé à la peur de ne pas s’en sortir, plutôt qu’à la promesse d’ascension sociale. Nous changeons mais nous n’avons pas l’impression de progresser... Alors qu’il n’a jamais été aussi libre de ses choix, l’individu bute sur un monde qui lui paraît de plus en plus extérieur et indépendant de sa volonté, forçant en quelque sorte ces derniers. Nous finissons par nous sentir impuissants pour relever les défis incessants qui nous sont lancés.

Les nouvelles modalités de contrôle social caractérisant notre société qui se sont substituées aux formes d’autorité plus traditionnelles apparaissent clairement dans les nouvelles techniques de management dans les entreprises : les anciens modèles disciplinaires font place a de nouvelles formes d’exercice du pouvoir visant à inculquer l’esprit d’entreprise et l’autonomisation : management participatif, groupes d’expression, cercles de qualité, autant de dispositifs qui visent à ce que l’esprit de responsabilité, la capacité à former des projets, la flexibilité, la motivation, tendent à remplacer l’obéissance mécanique. La crise économique impose par ailleurs des conditions de travail qui rendent souvent impossibles l’atteinte des objectifs fixés, favorisant chez le travailleur un état de stress permanent, mais aussi de découragement et de culpabilité devant la tâche non réalisée dans le temps imparti... L’ensemble de ces facteurs, dans un climat d’insécurité professionnelle et d’érosion des emplois, peuvent expliquer la vague de dépressions et de suicides au travail dans nos sociétés. Ils sont responsables aussi du sentiment de dévalorisation et de l’anxiété qui touchent la majorité des travailleurs. La valeur que la personne s’accorde à elle-même est fragilisée. L’entreprise dans ce contexte est l’antichambre des dépressions, que l’on préfère aujourd’hui appeler « burn out », et qui sont de plus en plus l’objet d’études attentives du côté des sciences sociales (lire en particulier les travaux de Christophe Dejour, psychanalyste et spécialiste de psychologie du travail). Il faudrait parler aussi de l’exacerbation des impératifs de réussite individuelle scolaire à l’école, et du mécanisme idéologique de l’intériorisation de l’échec, qui conduit chaque enfant en difficulté à se considérer comme responsable de ce qui lui arrive.

Le culte de la performance

Nous percevons bien à travers ce qui a déjà été dit que le culte de la performance soutient activement une telle dynamique. Quelques signes essentiels de son importance sociale : excellence sociale désormais dévolue aux champions sportifs ; image valorisante de l’entrepreneur qui réussit ; la consommation de plus en plus vécue comme vecteur de réalisation personnelle Dans un monde qui promeut l’égalité des êtres comme une valeur centrale, chacun peut idéalement entrer en compétition à armes égales... De fait, nulle égalité réelle dans la compétition : "Nous sommes en principe égaux et en pratique hiérarchisés en fonction de principes non égalitaires parce que nous vivons dans une société stratifiée : les positions inaccessibles sont d'autant plus nombreuses que l'on descend dans la hiérarchie sociale"(Ehrenberg). De ce point de vue, la valeur heuristique du sport consiste à proposer une image qui résout cette tension entre l’égalité de principe et les inégalités de fait, sans rien toucher des structures sociales : en théorie l’homme le plus ordinaire peut atteindre des performances sportives élevées, indépendamment de sa place dans la hiérarchie sociale...

Concernant tous les aspects de la vie, ce culte de la performance ne peut que s’appliquer finalement au bonheur, qui les résume, comme l’a bien montré Pascal Bruckner[15] : il fait en effet référence à « cette assignation à l’euphorie qui rejette dans l’opprobe ou le malaise ceux qui n’y souscrivent pas ». Il y a en effet dans ces injonctions répétées à être heureux et à « devenir soi-même » une sorte de chemin de croix qui oblige à vouloir être heureux et qui rend nécessairement très malheureux, ne serait-ce qu’en culpabilisant celui qui ne réussit pas à y parvenir. D’une manière plus générale, à partir du moment où nous sommes censés être tous égaux ( !), nous sommes tous chargés de la lourde tâche de réussir notre vie... Dans un tel contexte, tout manquement ou déficit risque d’être jugé. Prenons l’exemple du corps contemporain, qui est l’objet d’un véritable culte aujourd’hui : les injonctions à le cultiver sont permanentes. Il doit être un corps élancé, bronzé, sportif, esthétique, et en parfaite santé.

La beauté, la forme, le plaisir sont à la portée de tous si l’on veut bien en payer le prix ; c’est en quelque sorte le versant démocratique : nul n’est plus condamné à ses défauts physiques, la nature n’est plus une fatalité. Mais attention au versant punitif : ne vous tenez jamais pour quitte, vous pouvez faire mieux, « le moindre relâchement vous précipitera dans l’univers des ramollis, des avachis, des frigides »[16] . Vous êtes désormais « responsables de votre vieillissement, de votre laideur, de votre manque à jouir ». Ce n’est pas ici le moment de s’interroger sur la signification de cette nouvelle « transcendance » du corps, en lieu et place des anciennes[17],  mais de juger à partir de cet exemple comment le malaise et la culpabilité peut naître d’un sentiment d’insuffisance. Ce sentiment d’insuffisance, dans le cadre d’une société qui place au plus haut l’autonomie, l’initiative individuelle et la performance, va devenir avec Ehrenberg le cœur vivant de la dépression contemporaine.

L'individu conquérant est en même temps un fardeau pour lui-même

Nous arrivons maintenant à ce qui constitue l’apport essentiel de cette histoire de la dépression telle que la conduit Ehrenberg : dans un monde qui fait peser sur mes épaules une responsabilité considérable, qui m’enjoint « de décider et d'agir en permanence dans sa vie privée comme professionnelle », l'individu conquérant est en même temps un fardeau pour lui-même. Ayant le sentiment d’être entièrement responsable de son devenir, il est sans cesse confronté à des initiatives, des choix, des décisions qui ne relèvent que de lui-même et qui engagent sa vie. Il ne s’agit plus de conquérir sa liberté, qui paraît aujourd’hui acquise, mais de se demander ce que je vais faire maintenant de cette liberté qui m’est accordée... Comment devenir soi et agir ? Une telle question peut devenir facilement angoissante... Alain Ehrenberg cite Wittgenstein : "Tout est devenu si compliqué que, pour s'y retrouver, il faut un esprit exceptionnel. Car il ne suffit plus de bien jouer le jeu (comme c’était le cas auparavant); la question suivante revient sans cesse : est-ce que tel jeu est jouable maintenant et quel est le bon jeu ?". Il est compréhensible qu’un tel contexte culturel puisse encourager ce qu’Ehrenberg appelle justement un « syndrome d’insuffisance », qui n’est peut-être que l’envers d’une tendance encouragée à une forme de mégalomanie sociale. Ce qui était, il y a encore peu, exprimé « dans le langage social ou politique de la revendication, de la lutte, de l'inégalité", l’est souvent aujourd’hui dans le langage psychologique, et souvent celui de la dépression. Ce nouveau poids qui pèse sur l’individu est sans aucun doute la cause d’une plus grande vulnérabilité.

Une culpabilité d’insuffisance...

Nous avons vu comment la nouvelle norme sociale jouait sur la culpabilisation de celui qui ne serait pas apte à relever le défi de la compétition et de l’innovation (valeur également dominante aujourd’hui). La culpabilité ne signifie plus comme dans la précédente configuration (ce que Gauchet appelle « la personnalité moderne ») un conflit intrapsychique entre désirs d’un côté, contraintes sociales et morales de l’autre –ce qui d’un point de vue freudien, caractériserait la névrose -, mais traduit ce sentiment d’insuffisance face à un désir défaillant ou un déficit d’énergie. C’est le « poids du possible » et non plus le conflit qui explique les tendances dépressives. A la place de la conformité à la discipline et à la morale, c’est de souplesse psychique dont il s’agit, de flexibilité, de maîtrise de soi, de rapidité de réaction, pour s’adapter à un monde qui a perdu sa permanence, instable et incertain.

L’addiction envers de la dépression

Les tensions sociales ainsi créées peuvent se traduire dans la pathologie de deux façons complémentaires : l’implosion ou l’effondrement dépressif (inhibition de l’action), d’une part. L’explosion dans l’impulsion et la recherche de sensations d’autre part ; la compulsion addictive (drogues, alcool, pharmacologie, jeux vidéos) peut être comprise de ce point de vue comme le négatif de la dépression. L’une et l’autre sont de fait fréquemment réunies. Pour se soulager du poids excessif qui pèse sur ses épaules et si possible faciliter son action, la consommation de produits tels que l’alcool ou les drogues de toute sorte (y compris médicamenteuses) s’est rapidement développée (c’est la thèse de Ehrenberg sans « L’individu incertain »). "À l'implosion dépressive répond l'explosion addictive, au manque de sensation du déprimé répond la recherche de sensations du drogué". Dépression et addiction seraient donc des pathologies de la responsabilité. L’addiction apparaît comme l’autre face du vide dépressif. L’alcoolisme ou les toxicomanies (aux médicaments comme aux stupéfiants) sont des moyens de combler ce vide et peuvent être considérés comme des formes d’automédication de la dépression. Tous les psychiatres,  psychanalystes ou psychologues reconnaissent que les comportements addictifs sont liés d’une manière ou  d’une autre à la dépression.

Une réponse en termes de dopage...

Certaines publicités d’antidépresseurs stimulants vont d’ailleurs « surfer » sur cette logique inhibition/désinhibition pour vanter « le goût d’agir et la liberté d’entreprendre », ou les mérites du dopage dans une société de compétition exacerbée, plutôt que de faire référence à la pathologie à guérir... Le plus important finalement est sur le plan chimique une maîtrise de ses capacités cognitives et émotionnelles, et sur le plan psychologique la confiance en soi, l’énergie, la rapidité et la souplesse d’adaptation.... On comprend mieux le succès des pilules qui permettent certains résultats dans ces domaines, et proposent de permettre de mieux  assumer les difficultés de l’existence sans en payer le coût psychique (comme par exemple dans le cas de longues psychothérapies). Nous savons cependant que nous sommes loin encore aujourd’hui d’une maîtrise de l’esprit humain par l’action pharmacologique. Il faut écarter « la croyance insensée.... que tel comprimé redresserait l’âme, véhiculerait le goût de vivre, susciterait la jubilation soudaine. » (François Dagognet, la Raison et les remèdes).

L’inhibition comme concept central de la dépression

Les antidépresseurs sont avant tout des « désinhibiteurs » : ils restaurent le pouvoir de l’action et améliore l’humeur dans la foulée quand elle est déréglée. L’inhibition est en effet le concept central de la dépression, que l’on peut décliner en termes d’apathie ou d’ « asthénie » (grande fatigue chronique, voire  épuisement), de neurasthénie (retour d’un terme plus ancien). Mais cette inhibition est souvent associée à l’impulsivité, c’est-à-dire l’incapacité d’attendre, d’accepter les contraintes, l’instabilité, l’irritabilité.

On voit bien comment l’inhibition à l’avantage de se retrouver dans une multitude de syndromes, et comment aussi par conséquent les antidépresseurs qui sont des désinhibiteurs ont la capacité d’intervenir sur un large spectre de difficultés psychiques (elle est notamment aussi une caractéristique de la névrose). 

On assiste depuis quelques décennies à une rebiologisation du psychique. Les anciens « nerfs malades » sont devenus aujourd’hui des « déséquilibres neurochimiques ». Cette tendance est inséparable de la primeur du modèle déficitaire (c’est-à-dire l’idée que c’est « une maladie de l’insuffisance », de l’incapacité à se mobiliser de la façon attendue) : la dépression devient une maladie comme les autres dont la personne est victime, et non inconsciemment contributive (modèle conflictuel de la névrose). A partir de la fin des années 70, la personnalité contemporaine semble de moins en moins attachée à l’élucidation de ses symptômes (dans une perspective d’une meilleure connaissance de soi et de la restauration d’une forme de liberté), au profit d’une négociation avec les symptômes visant l’efficacité comportementale.

Le développement d’une « psychologie de masse »

Il faut comprendre que lorsque les règles hiérarchiques et d’obéissance aux rôles prescrits font progressivement place au souci de l’épanouissement de chacun (cf. café philo sur la famille), quand les règles d’obéissance à des canons moraux ou religieux reculent, un espace public médiatique s’ouvre pour le langage de l’intériorité de chacun et son expression, façonnant ainsi une « psychologie de masse » (la notion même « d’intériorité » est produite par une construction collective) ; il s’agit grâce à cet espace public de donner forme et sens aux problèmes de la vie privée, et ainsi de les déculpabiliser et de leur donner une nouvelle légitimité sociale. La relation fonctionnelle avec soi, l’estime de soi, qui va de paire avec une réponse à la question « Qui suis-je », sont présentées comme les outils nécessaires pour pouvoir répondre à la question désormais omniprésente « Que faire ? », incontournable dans ce nouveau contexte de la souveraineté d’un individu qui doit « choisir sa vie ». L’industrie des services relationnels liés à ces outils autour de l’estime de soi vont connaître un développement exponentiel. Tous les mouvements du développement personnel et du potentiel humain qui fleurissent durant cette période, et ont généré nombre de « nouvelles thérapies », qu’Ehrenberg nomme les « évangiles de la relation », doivent être interprétés dans cette perspective. Celles-ci sont tendanciellement la traduction clinique d’une nouvelle normativité (avec des différences selon les thérapies), qui lâche ses liens avec la culpabilité inhérente au conflit intrapsychique et la discipline, et au contraire accentue l’incitation à la désinhibition et à la démultiplication de ses propres possibilités. Dans ce contexte, la dépression est bien davantage liée à un déficit de l’estime de soi, soudé au narcissisme, qu’à un conflit lié à la culpabilité.

Le déclin de la névrose

La psychanalyse renvoie à une expérience du monde qui mettait le conflit au centre de la condition humaine et lui donnait son sens. L’homme conflictuel est dépendant encore d’un dehors supérieur à lui (Marcel Gauchet préciserait sans doute que la « personnalité moderne » - qui n’est pas la personnalité contemporaine – exprime un monde qui n’est pas encore sorti des anciennes transcendances), soumis à une loi et à une hiérarchie fortes. L’avènement d’une société où nous sommes ultimement sortis de ces transcendances qui structuraient toujours l’univers moderne se traduit en particulier par le déclin de la névrose. Le névrosé, dit toujours Ehrenberg, « est celui qui souffre d’une très grosse surcharge d’interdits, son Surmoi est trop sévère, et ce qui est une condition de la civilisation (la répression des pulsions...) bascule dans un raté de la personne ». Selon lui, « L’insuffisance est à la personnalité contemporaine ce que le conflit était à celle de la première moitié du XXème siècle », et cette transformation expliquerait le déclin de la névrose au profit de la dépression. Ce point est capital pour Ehrenberg : la distinction entre la névrose comme conséquence d’un conflit interne où l’on est coupable (y compris quand les symptômes dépressifs dominent), et la dépression qui serait davantage ressentie comme un défaut dont on a honte. La personnalité dépressive serait dans une maladie de l’insuffisance, alors que la personnalité névrotique serait dans une maladie de la loi et par conséquent du conflit. Il semble donc plutôt pencher en faveur de l’hypothèse d’un « changement de structure psychique » concernant la personnalité dépressive par rapport à la structure névrotique, tout en ne confondant pas symptômes et structure, certaines personnes névrosées pouvant très bien développer des symptômes dépressifs également... Nous ne trancherons bien entendu pas un tel débat nosologique ; il faut toujours garder présent à l’esprit le caractère relatif de telles grilles de lecture, sachant que la réalité des troubles que l’on cherche à nommer (c’est-à-dire à rattacher à un tableau clinique et/ou à une structure psychique) pour mieux les expliquer, ne rentre jamais tout à fait dans ces catégories idéales.

En conclusion :

Si du côté du versant normatif de la société s’affirme une certaine « libération psychique », responsable de cette primeur accordée à l’initiative individuelle, de l’autre côté, celui du versant pathologique, l’insécurité identitaire et la difficulté à initier l’action (inhibition) expriment logiquement une nouvelle version de la dépression. La maladie de l’insuffisance, de la fatigue chronique d’être soi, du sentiment d’impuissance, a tendance à remplacer la maladie du conflit et de l’angoisse. La maladie de la responsabilité qui se traduit par l’impossibilité d’agir tend à se substituer à la maladie de la culpabilité.    

4- Identité personnelle contemporaine et demande de reconnaissance

Nous citerons ici Marcel Gauchet : « La caractéristique fondamentale de la personnalité contemporaine serait l’effacement de cette structuration par l’appartenance. L’individu contemporain aurait en propre d’être le premier individu à vivre en ignorant qu’il vit en société. Le premier individu à pouvoir se permettre, de par l’évolution même de la société, d’ignorer qu’il est en société. Il ne l’ignore pas, bien évidemment, au sens superficiel où il ne s’en rendrait pas compte. Il l’ignore en ceci qu’il n’est pas organisé au plus profond de son être par la précédence du social et par l’englobement au sein d’une collectivité avec ce que cela a voulu dire, millénairement durant, de sentiment de l’obligation et de sens de la dette. L’individu contemporain, ce serait l’individu déconnecté symboliquement et cognitivement du point de vue du tout, l’individu pour lequel il n’y a plus de sens à se placer au point de vue de l’ensemble »

L’identité personnelle ne passe plus par un dehors qui la structure, elle est le fruit des choix de vie de chacun et de la manière dont chacun s’approprie subjectivement telle ou telle appartenance (de tout ordre). Je « suis-moi-même » en affirmant subjectivement mes différentes appartenances, affirmation qui passe par une demande de reconnaissance aux yeux des autres. Chacun doit désormais se construire de l’intérieur à travers ses initiatives personnelles et la façon dont il va cheminer parmi un ensemble de possibles. L’image de soi prend dans ce nouveau contexte anthropologique une importance considérable : il y a une dialectique subtile entre l’idée positive de soi et le regard porté sur soi qui créé les conditions du soutien identitaire. Cette dialectique passe aussi par l’image du corps aujourd’hui. Cette forme de narcissisme identitaire trahit paradoxalement –dans ce règne de l’individu – une fragilité dont la dépendance au regard de l’autre en est le trait principal. On comprend dès lors comment ce que nous pourrions appeler « le déficit d’image » (usage détourné d’une expression usuelle du marketing), ou encore « l’invisibilité sociale » peuvent être générateurs de comportements dépressifs. A l’inverse, la valeur « célébrité » prend une place considérable... En l’absence de normes et de valeurs sociales incorporées qui me portent et sont responsables d’une certaine forme de « solidité interne »[18], l’individu contemporain est plus qu’un autre exposé au sentiment de vide en l’absence du regard des autres. Quand la référence n’est plus une norme extérieure, une loi impersonnelle, ou qu’elle compte beaucoup moins qu’auparavant, autrui (l’individu autrui) est le seule moyen de se faire valider dans ce que l’on est ou ce que l’on fait. Cette quête peut, dans certains cas, devenir insatiable, et cette dépendance vis-à-vis d’autrui, pathologique.

La reconnaissance allait de soi lorsque la personne se vivait comme « insérée » dans un tissu communautaire codifiant les relations, les places, les appartenances, les rôles, et où « le lien préexistait aux éléments liés ». Le système holiste permettait ainsi de faciliter la reconnaissance de ses membres : le lien social traditionnel, y compris dans ses dimensions hiérarchique et ségrégative, donnait une place reconnue à chacun, sans qu’il ait besoin de se mobiliser personnellement pour y parvenir. Une reconnaissance automatiquement assurée. Cette forme de reconnaissance est beaucoup plus problématique aujourd’hui, la société faisant peser sur la tête de chaque individu la responsabilité de chaque épisode de sa vie. La société devient tendanciellement une société de marché, c’est-à-dire une société dont non seulement l’économie obéit aux lois de ce marché, mais aussi l’ensemble des relations sociales (au sens de libres accords entre individus). Cela ne signifie pas pour autant que le mode « holiste » d’intégration et les formes traditionnelles d’autorité soient les seules qui soient efficientes : l’interdépendance sociale et économique de nos sociétés complexes n’a jamais été aussi élaborée (l’exemple de la Sécurité Sociale est significatif à ce sujet) ; mais les individus se vivent comme des entités autonomes et détachées de l’ensemble. Même si c’est en réalité une illusion, l’expérience subjective de cette illusion, notamment ses aspects existentiels, est on ne peut plus réelle. Ce n’est pas un hasard si le sentiment de solitude, voire d’abandon, semblent davantage présents dans la société contemporaine.

5- Conclusion

 « La dépression est le garde-fou de l’homme sans guide » dit Ehrenberg, comme le signal d’alerte lancée face au déploiement sans limite des appels au projet, à la motivation, à la communication, qui dominent notre culture. La dépression est très significativement le négatif de ces normes : pathologie du temps (défaut de projet et incapacité d’en faire) ; pathologie de la motivation (manque d’énergie, mouvement au ralenti) ; pathologie de la communication (avec lui-même et avec les autres).

Je voudrais ici proposer à la fois un résumé de ce qui précède et apporter en guise de prolongement de la pensée sur le sujet quelques éléments de réflexion provisoire, qui sont en quelque sorte une synthèse personnelle à partir de la lecture croisée de Ehrenberg et de Gauchet.

Dans la réflexion d’Ehrenberg, la dépression, « maladie-carrefour », sert de plaque tournante pour dessiner cette modification de la subjectivité des modernes... C’est « la face sombre de l’intimité contemporaine ». Elle représente la pathologie de « l’individu souverain » (titre d’un autre livre) dont la responsabilité est d’autant plus exorbitante qu’ « il s’est affranchi de la loi des pères et des anciens systèmes d’obéissance ou de conformité à des règles extérieures ». La dépression et l’addiction sont l’endroit et l’envers de « l’individu souverain » qui croit être l’auteur de sa vie, alors qu’il en reste le sujet au double sens de ce terme (auteur mais aussi assujetti). La dimension symbolique de l’existence collective, qui est la dimension spécifiquement humaine de l’être ensemble, « ni complètement construite, ni complètement donnée, ni complètement culturelle, ni complètement naturelle »[19], est ce qui donne son sens ultime à l’expérience humaine. Autrefois explicitement incarnée par le religieux qui avait en charge de donner sens au destin inexorable de chacun, cette dimension semble s’être effacée au profit d’une raison démocratique qui fonde l’existence collective sur la libre coexistence des individus, l’auto-construction de leur monde, qui repose sur une rationalité juridique, technique, économique responsable pratiquement de la construction de notre monde humain. Le fondement sacral de la société est remplacé par « l’explicitation prosaïque de la teneur des liens sociaux sous l’angle juridique (le contrat), monétaire (échange marchand) technique (moyens de coexistence et de communication) »[20]. Mais il y a toujours un « reste », et cette rationalité fonctionnelle a une face sombre ou cachée : elle croit savoir ce qu’elle fait (plus que jamais dans l’Histoire), et elle laisse de côté aussi bien les conditions de possibilités sur lesquelles elle repose (le politique), que  la résultante globale de cette action qui lui échappe : alors que sans doute pour la première fois les conditions sont réunies pour que les hommes deviennent véritablement autonomes, ils se heurtent à une dynamique aveugle dont les dysfonctionnements sont considérables, qui réduit la politique a son insignifiance, et dont l’issue, si rien ne l’arrête, mène dans le mur. Une telle société, qui promeut pourtant une connaissance sans précédent[21], est ignorante d’elle-même et de sa dimension symbolique principale, qui est en vérité la visée d’un « technocosme humain » découplé de la nature, c’est à-dire l’artificialisation et l’extériorisation d’un ordre humain par rapport à la nature[22]

C’est une histoire de la « désymbolisation » des rapports sociaux qu’il s’agirait peut-être d’élaborer, si l’on en croit quelqu’un comme Marcel Gauchet... Mais ce terme ne signifie évidemment pas que le symbolique ait disparu : il est seulement devenu implicite et soustrait à l’expérience subjective des acteurs. Son caractère antérieur, extérieur, et irréductible propre à toute « aventure humaine » ne peut être contesté. C’est précisément de cela dont nous parle le dépressif : à l’âge du « tout est possible », il nous dit qu’il y a toujours de l’immaîtrisable et de l’irréductible. Autrement dit, quelque soit nos capacités à faire reculer nos limites, il y a toujours un point nodal qui nous ramène à la dimension irréductible des limites du monde humain : nous connaissons en effet, d’une certaine façon, un moment de libération psychique qui n’a cessé de s’affirmer avec l’avènement de la Modernité, mais l’insécurité identitaire et l’impuissance à agir, qui sont les deux dimensions qui réunissent, au delà de leur hétérogénéité, l’ensemble de ceux qui sont regroupés sous le vocable de la dépression, nous rappellent que cette aventure a sa contrepartie et ses propres limites.

Une de ses limites et de ses fragilités nouvelles propres à l’individu contemporain concerne les effets de la dissociation de soi avec soi-même, que Marcel Gauchet analyse dans son dernier séminaire. De quoi s’agit-il ? Nous avons déjà évoqué l’importance montante accordée à « l’intériorité » à l’époque de l’individualisme démocratique. Celle-ci se traduit par une individualité scindée en deux : d’un côté atome de droit et équivalence impersonnelle de tous les êtres (je suis « n’importe qui ») ; de l’autre, irréductible singularité de chacun. L’individualisme juridique est inséparable de l’individu psychologique, mais les deux ne font pas forcément bon ménage. Avec l’édification de leur être de droit, s’exacerbe en même temps chez les individus leur intériorité intime, et  leur attente souvent déçue d’être reconnue pour ce qu’ils sont, en dehors de leurs relations interpersonnelles, dans la sphère publique. Cette passion inédite de la reconnaissance comme passion démocratique contribue grandement à brouiller la frontière entre public et privé : quand par exemple au cours des années 60, dans le contexte d’un discours révolutionnaire encore très présent, il s’agissait de réprimer le psychique privé, qualifié à cette époque « d’intériorité petite-bourgeoise », au profit du politique, il s’agit au contraire aujourd’hui de faire passer le psy au premier plan aux dépens du public juridique (alors qu’il n’est qu’une construction de ce  dernier).

Par ailleurs, l’ancienne société fait peser la responsabilité du lien de société sur les acteurs qui doivent à cause de cela s’en tenir aux rôles sociaux qui leur sont prescrits. Avec l’extériorisation du lien de société par rapport à ces acteurs, - l’individu contemporain se vit comme une entité indépendante déconnectée du collectif) -, il (l’individu) gagne bien entendu en sentiment de liberté, mais il devient par là-même indifférent à l’existence collective, d’où l’exacerbation du malaise du à l’absence d’une reconnaissance pourtant si importante pour lui... (cf. point 4). L’exemple de la manière dont la mort n’est plus accompagnée par le collectif est révélateur : même lorsque nous ne sommes pas seuls pour affronter un tel évènement - c’est-à-dire en présence de proches, amis ou famille -, la mort de l’un des siens n’intéresse plus vraiment l’existence collective, et celle-ci peut continuer tranquillement sans y porter attention. C’est cela la solitude du mourant dans la société moderne, accompagnée ou non, mort à l’hôpital ou non (mais il est vrai aussi que 75% des morts le sont à l’hôpital...) : la communauté ne s’intéresse plus à lui, le deuil ne concernant désormais (et contrairement à la société traditionnelle) que les proches.[23]  Il est difficile pour cette identité privée qui continue d’avoir besoin d’appartenance de trouver place dans cette société qui l’a pourtant créée, sinon par la célébrité (d’où la valeur exponentiellement montante qu’on lui accorde aujourd’hui). Nous avons essayé de montrer quels étaient les ressorts de cette exacerbation du désir de reconnaissance.  Du point de vue de l’équation psychique des personnes, Marcel Gauchet résume cela en faisant la proposition suivante, remarquable synthèse de ce nous cherchons à montrer : l’articulation de l’individuel et du collectif selon le type de société transmet le message suivant ; dans la société d’aujourd’hui :

« Tu es toi –même, tant que tu veux, dans ton coin privé, c’est ton droit irréfragable, mais tu n’es rien aux yeux de cette société, elle peut se passer de toi ». Dans l’ancienne société : « « Tu es ta société, tu n’es rien par toi-même en dehors d’elle. Tu n’as à être que ce qu’elle te demande d’être ». Un tel changement de message adressé à chacun ne peut qu’avoir des répercussions importantes sur leur « être-au monde »... Il faudrait bien sûr ici avec MG explorer plus en détail ses différents « âges de la personnalité »[24]. Que pouvons-nous en retenir concernant la signification de l’augmentation spectaculaire des dépressions dans le monde contemporain ? Nous pourrions formuler à titre d’hypothèse que l’ancienne économie psychique structurée autour d’une Surmoi persécuteur, du conflit et de la culpabilité, « porteur en soi de sa société et pouvant parler en son nom », correspondait sans doute à des personnalités névrosées dont la « solitude morale » n’a pas grand chose de commun avec la fragilité identitaire et le besoin d’être toujours connecté avec les autres de la personnalité contemporaine. C’est davantage « le narcissisme craintif et dépressif » qui semble la caractériser, et nous sommes proches de l’homme déficitaire et impulsif de Ehrenberg. L’individu de la tradition qui porte en lui la société et peut parler en son nom, est d’une certaine manière autosuffisant et témoigne d’une certaine force. En revanche, il est entièrement prisonnier des liens et des rôles qui font ce qu’il est. La personnalité contemporaine est de ce point de vue beaucoup plus vulnérable et habitée par un sentiment d’impuissance, tiraillés sans cesse entre son monde intime et le besoin d’hyper-socialisation privée (à défaut d’une reconnaissance par le collectif). Cette fragilité constitutive est en grande partie liée au sentiment de ne compter pour rien au regard du mécanisme collectif ; c’est en effet le revers de la médaille d’une société des individus où le lien d’appartenance n’est pas vécu comme tel  par ses membres ; comment retravailler cette articulation entre l’individuel et le collectif ? Entre le privé et le public ? Il faut comprendre que l’un et l’autre sont pourtant comme les deux faces d’une même médaille : l’un ne peut exister sans l’autre. « Il y a du privé concret parce qu’il y a du public abstrait », dit MG. Un début de réponse à notre question réside probablement dans un changement de style dans les rapports sociaux où par exemple les individus privés sauront trouver un équilibre entre intimité et compréhension des règles de l’institution, mais aussi où le public abstrait saura intégrer dans son fonctionnement l’existence et l’importance de ce privé concret. Cela concerne tous les aspects de la vie en société.

                                                                                      Daniel Mercier, le 08/02/2016

ANNEXE

 

Extrait du Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux (DSM-IV) 

(Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders)

Le Trouble dépressif majeur est caractérisé par un ou plusieurs Épisodes dépressifs majeurs (c.-à-d. une humeur dépressive ou une perte d'intérêt pendant au moins deux semaines associée à au moins quatre autres symptômes de dépression). Le Trouble dysthymique est caractérisé par une humeur dépressive présente la majeure partie du temps pendant au moins deux ans, associée à des symptômes dépressifs qui ne remplissent pas les critères d'un Épisode dépressif majeur. Le Trouble dépressif non spécifié a été introduit afin de pouvoir coder des troubles de caractère dépressif qui ne répondent pas aux critères de Trouble dépressif majeur( Trouble dysthymique , Trouble de l'adaptation avec humeur dépressive ou Trouble de l'adaptation avec humeur mixte anxieuse et dépressive, ou des symptômes dépressifs pour lesquels l'information est inappropriée ou contradictoire. Le Trouble bipolaire I est caractérisé par un ou plusieurs Épisodes maniaques ou mixtes habituellement accompagnés d'Épisodes dépressifs majeurs. Le Trouble bipolaire II est caractérisé par un ou plusieurs Épisodes dépressifs majeurs accompagnés par au moins un Épisode hypomaniaque.

Troubles de l'humeur Le Trouble cyclothymique est caractérisé par de nombreuses périodes d'hypomanie ne répondant pas aux critères d'un Épisode maniaque et de nombreuses périodes dépressives ne remplissant pas les critères d'un Épisode dépressif majeur pendant une période d'au moins deux ans. Le Trouble bipolaire non spécifié a été introduit afin de pouvoir coder des troubles avec caractéristiques bipolaires qui ne répondent aux critères d'aucun Trouble bipolaire spécifique déjà défini dans cette section (ou des symptômes bipolaires pour lesquels l'information est inappropriée ou contradictoire). Le Trouble de l'humeur dû à une affection médicale générale est caractérisé par une perturbation thymique marquée persistante évaluée comme étant la conséquence physiologique directe d'une affection médicale générale. Le Trouble de l'humeur induit par une substance est caractérisé par une modification marquée et persistante de l'humeur jugée comme étant la conséquence physiologique directe d'une substance donnant lieu à abus, d'un médicament, d'un autre traitement somatique de l'état dépressif ou de l'exposition à un toxique. Le Trouble de l'humeur non spécifié a été introduit afin de pouvoir coder des troubles comportant des symptômes thymiques qui ne répondent à aucun des troubles de l'humeur spécifiques et pour lesquels il est difficile de choisir entre Trouble dépressif non spécifié et Trouble bipolaire non spécifié (p. ex., crise d'agitation).

Critères d'un Épisode dépressif majeur

A. Au moins cinq des symptômes suivants doivent avoir été présents pendant une même période d'une durée de deux semaines et avoir représenté un changement par rapport au fonctionnement antérieur ; au moins un des symptômes est soit (1) une humeur dépressive, soit (2) une perte d'intérêt ou de plaisir. N. -B. : Ne pas inclure des symptômes qui sont manifestement imputables à une affection médicale générale, à des idées délirantes ou à des hallucinations non congruentes à l'humeur. (1) Humeur dépressive présente pratiquement toute la journée, presque tous les jours, signalée par le sujet (p. ex., se sent triste ou vide) ou observée par les autres (p. ex., pleure). N. -B. : Éventuellement irritabilité chez l'enfant et l'adolescent. (2) Diminution marquée de l'intérêt ou du plaisir pour toutes ou presque toutes les activités pratiquement toute la journée, presque tous les jours (signalée par le sujet ou observée par les autres). (3) Perte ou gain de poids significatif en l'absence de régime (p. ex., modification du poids corporel en un mois excédant 5 %), ou diminution ou augmentation de l'appétit presque tous les jours. N.-B. : Chez l'enfant, prendre en compte l'absence de l'augmentation de poids attendue. (4) Insomnie ou hypersomnie presque tous les jours. (5) Agitation ou ralentissement psychomoteur presque tous les jours (constaté par les autres, non limité à un sentiment subjectif de fébrilité ou de ralentissement intérieur). (6) Fatigue ou perte d'énergie presque tous les jours. (7) Sentiment de dévalorisation ou de culpabilité excessive ou inappropriée (qui peut être délirante) presque tous les jours (pas seulement se faire grief ou se sentir coupable d'être malade). (8) Diminution de l'aptitude à penser ou à se concentrer ou indécision presque tous les jours (signalée par le sujet ou observée par les autres). (9) Pensées de mort récurrentes (pas seulement une peur de mourir), idées suicidaires récurrentes sans plan précis ou tentative de suicide ou plan précis pour se suicider.

Troubles de l'humeur

B. Les symptômes ne répondent pas aux critères (cf. l'Épisode mixte p. 421).

C. Les symptômes induisent une souffrance cliniquement significative ou une altération du fonctionnement social, professionnel ou dans d’autres domaines importants.

D. Les symptômes ne sont pas imputables aux effets physiologiques directs d'une substance (p. ex., une substance donnant lieu à abus, un médicament) ou d'une affection médicale générale (p. ex., hypothyroïdie).

E. Les symptômes ne sont pas mieux expliqués par un Deuil, c.-à-d. après la mort d'un être cher, les symptômes persistent pendant plus de deux mois ou s'accompagnent d'une altération marquée du fonctionnement, de préoccupations morbides de dévalorisation, d'idées suicidaires, de symptômes psychotiques ou d'un ralentissement psychomoteur.

 

 

 



[1] A la différence de Ehrenberg, il n’aborde pas directement le phénomène de la dépression.

[2] Il est d’ailleurs très significatif à ce sujet de voir comment chaque culture s’approprie différemment la problématique de la dépression (Japon, Chine, Afrique, Inde...etc.)

[3] « Dépression et philosophie », Robert Redeker

[4] Le livre de Ehrenberg est exemplaire de ce point de vue. A titre préventif, insistons sur le fait que notre propos concerne le fait social de la dépression comme révélateur de la société dans laquelle il se produit, et qu’en aucun cas, il ne peut tenir lieu d’un discours clinique sur la compréhension d’une quelconque problématique personnelle et singulière.

 

 

[5] Par exemple la société produit l’individu qui produit la société

[7] idem

[8] « L’intelligence, c’est ce qui me mesure mon test » (il s’agissait de la  première échelle d’intelligence donnant lieu à un QI)

[9] Il n’est pas rare que les personnes qui relèvent du trouble de personnalité narcissique abusent de drogues et/ou d’alcools, et  souffrent de dépression (incluant des pensées suicidaires)... 

[10] Et pourquoi pas alors concevoir le médicament comme une drogue destinée à assurer la tranquillité et la concorde de tous ? C’est un thème privilégié de la science-fiction, associé généralement à celui du pouvoir totalitaire façon « big brother ». 

 

[11] : « Devenir soi ».

[12] Cf. à ce sujet les travaux de Pierre Boutinet

[13] Il faut remarquer à ce sujet que notre époque est intellectuellement marquée par le courant dominant du naturalisme, aussi bien au sein des nouvelles neurosciences, des sciences de l’évolution (paléontologie, éthologie, anthropologie physique...), ou de la philosophie contemporaine (philosophie de l’esprit, théorie animaliste...etc.).

[14] Hartmut Rosa, « L’accélération.une critique sociale du temps »

[15] « L’euphorie Perpétuelle. Essai sur le devoir de bonheur »

[16] Pascal Bruckner, « L’euphorie perpétuelle »

[17] Lire à ce sujet les nombreux travaux de Georges Vigarello, sociologue et historien du corps.

[18] Nous faisons référence ici à la réflexion de Marcel Gauchet, « Essai de psychologie contemporaine », qui propose « trois âges de la personnalité » : traditionnelle, moderne et contemporaine

[19] Marcel Gauchet, séminaire 2015sur la crise de la démocratie

[20] Idem

[21] Idem. Ce n’est pas un hasard si l’on parle, à bon droit, de « société de la connaissance »...

[22]Idem. Telle est une des dimensions symboliques inconscientes de ce monde, d’après Marcel Gauchet. Seule l’autoréflexivité de la société sur elle-même pourra lui permettre de comprendre que ce cadre symbolique dans lequel elle pense et agit n’est qu’une option parmi d’autres possibles...

 

[23] Cela est bien sûr à nuancer selon les lieux. En Corse par exemple, dans les petits villages du centre de l’île, je peux témoigner du fait qu’une mort, annoncée par le tocsin,  est encore en partie un évènement qui concerne la communauté villageoise ; du moins un certain nombre « d’anciens » tiennent à perpétuer ce rituel de deuil, ne serait-ce que le temps de l’enterrement. Il s’agit probablement de la survivance lointaine d’une véritable mobilisation de la communauté entière.

[24] Lire à ce sujet « Essais de psychologie contemporaine I et II », in « La démocratie contre elle-même ».

 
 
 
 
COMPTE RENDU DE LA SEANCE 
          

La dépression est une vieille maladie - on parlait au XIXème siècle de mélancolie - , mais aujourd’hui apparaissent des formes nouvelles de mal être, et les mots clés en sont : fatigue, insomnie, tristesse, difficulté à faire des projets, inhibition de l’action....Ce serait l’indicateur d’une mutation anthropologique de nos sociétés...Nous sommes passés de 1% de la population atteinte de dépression au début du XIXème, à 20% aujourd’hui...

Le mot de dépression va concerner des processus très divers (10 syndromes différents selon le « DSM »), si bien que l’on ne sait plus vraiment de quoi il s’agit...Et les traitements médicamenteux sont pourtant légion... Les symptômes pour lesquelles les personnes viennent consulter correspondent de moins en moins à des affections mentales « classiques »,  et les personnalités dépressives relèvent souvent de pathologies que l’on regroupe sous le terme vague « d’états-limites », sorte de no man’s land entre la névrose et de la psychose... Ces troubles sont souvent associées à d’autres maladies ( cardiovasculaires, cancers, addictions...). Ehrenberg évoque une « maladie carrefour »...

Il serait réducteur de ne penser la dépression que sur un seul plan, qu’il soit psychologique, sociologique, ou neurologique : l’approche philosophique se veut plus globalisante.

L’individualisme contemporain fait peser sur l’individu une responsabilité de plus en plus lourde (être soi, prendre son destin en main, être l’auteur de sa vie...), et les normes sociales ne nous contiennent plus...Il faut être rapide, efficace, flexible, innovant...Dans l’entreprise comme à la ville, c’est le culte de la performance, dont le champion sportif est la figure emblématique, avec en prime le culte du corps, et l’assignation à être heureux...Un individu qui est un conquérant,  mais en même temps, un fardeau pour lui-même...Il ne s’agit plus de conquérir sa liberté, mais de savoir comment l’utiliser...Le poids du possible est très lourd . Les antidépresseurs seront désinhibiteurs face au sentiment d’être déficitaire, de ne plus avoir d’énergie pour agir...et de chercher comment redevenir « efficace »...Le conflit autrefois se situait entre les normes, le Surmoi, et le Moi...On est aujourd’hui plutôt sur le mode de l’insuffisance...et le besoin de reconnaissance est de plus en plus exacerbé...

                                                           Discussion :

-         On se demande quant aux définitions actuelles des symptômes, dont la quantité est exponentielle au fur et à mesure de l’évolution des outils de classement (ainsi, le DSM 5), s’il n’y aurait pas intérêt pour les laboratoires pharmaceutiques  à y associer de plus en plus de médicaments... On évoque le terme de « baudruches » pour qualifier ces nouvelles descriptions de la maladie. On remarque également que ces médicaments (dont les Français usent et abusent plus que les autres) soulagent peut-être les patients, mais ne guérissent pas. En aucun cas, ils n’agissent sur les causes...On déplore la mise à l’écart de l’ancienne nosographie, celle de Freud....

-         On s’accorde à dire néanmoins que la dépression est une maladie grave, avec beaucoup de souffrance intime, conduisant de plus en plus de gens à se jeter sous les trains... Maladie qui conduit à l’égocentrisme, qui fait que les autres ne comptent plus...Et que tout le monde, malade comme entourage, souffre...

-         De nombreux facteurs nous amènent à comprendre pourquoi  la dépression se développe largement aujourd’hui :

Crise du sens de l’existence (est-ce que ça vaut le coup de vivre ?), en même temps que sentiment d’insuffisance personnelle (on n’est pas à la hauteur...), difficulté à se mettre en projet dans un monde désenchanté qui  de plus en plus, nous échappe...Pertes des repères, des valeurs, « mort des religions », du monde spirituel... Il nous semble avoir perdu tout pouvoir sur les choses dans une société qui s’échappe à elle-même...On parle de « dépression économique »de la planète...

Avec un changement de paradigme quant au message que nous livre la société : on est passé du sentiment de représenter la société, d’en être un membre à part entière, au sentiment aujourd’hui qu’on a toute liberté d’être soi-même, mais en n’étant plus rien aux yeux de la société....Avec en prime une injonction permanente au bonheur, face à laquelle on ne peut être qu’en échec...

-         Nos sociétés contemporaines sont génératrices de dépression...Depuis leur plus jeune âge les enfants déjà sont normés, pressés d’être super actifs, dans un monde qui va s’accélérant, et dans lequel il ne fait pas bon être un rêveur...Cette accélération est génératrice d’angoisse...Il ne faut surtout pas « rester au bord du chemin » ...Vivre « sous pression » formate les esprits...Mais peut-on toujours vivre ainsi ? Jusqu’où accepter qu’il y ait des perdants ? Accepter son exclusion ?

-         L’individu dépressif, en panne de désir, n’est-il pas le « lucide » de notre temps (en regard de « l’idiot » en d’autres temps),  à la solitude ontologique extraordinaire, qui viendrait en conclusion d’un monde désenchanté ?

-         Ne peut-on déplorer cette pression forcenée à l’individualisme, venant de toute part ? Allant jusqu’à forger l’illusion que l’on peut être homme tout seul, sans les autres ? Alors justement que nous ne pouvons vivre sans les autres, qu’il ne peut y avoir d’humain sans milieu humain, et que le temps est venu où l’urgence ne serait plus  seulement de devenir soi-même, mais plutôt de devenir- soi- en -relation avec les autres, dans cette indispensable conjugaison du Je et du Nous ?

                                                                              Marie Pantalacci 16/02/16