Sphère publique, sphère privée : brouillage des repères 

 

CAFE PHILO SOPHIA

MEDIATHEQUE DE MARAUSSAN 10 JANVIER 2015

Présentation du sujet

Le privé, c’est d’abord l’intime, mais aussi le groupe d’amis, la famille, ce qui se passe dans la maison, l’espace où je peux me retirer à l’abri du regard de la société. Le public correspond lui à deux réalités, l’une plus étendue que l’autre : c’est d’abord les « affaires publiques », domaine privilégié de l’Etat et de ses institutions (comme l’école), qui s’occupe du « monde commun » à tous, mais c’est auss

 

i tout ce qui concerne « la vie publique », tout ce qui paraît en public et peut être vu et entendu de tous : rue, place, café, sortie de cinéma, plage, transport en commun ...etc. Peut-être que l’Agora grecque pourrait réunir ses deux sens du public... En réalité, l’espace privé est une invention relativement récente, puisqu’il s’installe vraiment au XIXème siècle. Il est une caractéristique de la Modernité. Que se passe-t-il donc aujourd’hui ?  Avec la radicalisation de cette dernière, il semble que la quête d’individualisation s’étend à toutes les sphères de la vie publique : par exemple, l’exhibition des relations intimes dans les médias, ou la façon dont orientations sexuelles, appartenances ethniques, régionales, croyances religieuses revendiquent leur reconnaissance sur la place publique.... Mais aussi que nous avons de plus en plus de mal à avoir « le sens du public ». Publicisation du privé, privatisation du public, comment s’y reconnaître ? Comment peut-on comprendre ce mouvement actuel, et qu’en penser ? Ce brouillage des repères entre privé et public est-il une bonne chose ? Comporte-t-il des risques ? Lesquels ? Telles sont quelques unes des questions que nous pourrons nous poser lors de cette séance à la médiathèque de Maraussan. Venez nombreux !

 

Ecrit philo

 

 

« Espace privé, espace public : brouillage des repères ? »

(La question porte à la fois sur la construction des frontières et sur leur confusion récente)

 

Quatre étapes dans la réflexion :

 

  1. De quoi parle-t-on ? Définition de la sphère privée et de la sphère publique. Le sens commun et la définition juridique ne se recouvrent pas... D’autre termes doivent aussi être examinés : le civil, le social, l’intimité...
  2.  Nous voyons très mal ce qui nous est le plus familier... D’où l’intérêt de porter un regard historique sur la manière dont ces deux sphères ne sont pas séparées au départ et se différencient progressivement à partir du Moyen Age. La sphère privée est une invention de la modernité... Jusqu’à la période contemporaine où les repères se brouillent et les frontières deviennent poreuses
  3. Identifier quelques dimensions de ce brouillage aujourd’hui
  4. Comment en est-on arrivé là ? Essai d’analyse à partir de Marcel Gauchet
  5. En guise de conclusion, quelques remarques sur les conséquences d’un tel brouillage...

 

I - Essai de définition/différenciation des deux espaces

 

Le privé : est d’abord ce qui n’est pas public. C’est-à-dire tout ce qui relève du fonctionnement personnel qui n’est pas susceptible d’être exposé au regard de tous. Il englobe l’intime, ce qui appartient au « jardin secret » de chacun, et qu’il partage avec celui ou ceux qu’il a choisi. Mais il excède de beaucoup l’intime. Il concerne aussi l’espace du foyer et du groupe d’amis, mais se distingue de la vie en commun (comme par exemple à l’école). Le privé du code civil (définition juridique) relève de la maison, de la famille (c’était déjà la conception du privé à l’époque de la Grèce ou de la Rome antique), et s’oppose à l’Etat, aux institutions. Les problèmes de sexualité, de santé personnelle, d’argent, sont strictement confinés à l’espace privé, et en principe exclus dans l’espace public. Enfin, selon l’historien du corps, Vigarello, le privé est défini comme « l’espace de retrait du moi », une bulle protectrice qui me protège du regard de la société... En ce sens, il se rapproche de ...

L’intime : cf. plus haut. Mes pensées secrètes, ma nudité, au sens propre comme au sens figuré. Qui dit intimité dit aussi possibilité d’exhibition (pas d’exhibition sans la valeur de l’intime...), et dévoilement de celle-ci dans le champ médiatique, ce qui devient de plus en plus fréquent...

Le public : nous pouvons distinguer deux grandes acceptions. 1) dans la Grèce antique, le public est lié à l’action et à la parole de tous ceux qui conduisait la politique de la Cité, citoyens égaux mais singuliers, à la fois séparés et unis dans un espace collectif (l’Agora), et chargés de s’occuper du « monde commun ». Il est strictement opposé au « privé », limité aux besoins de la maisonnée, et réservé aux femmes et aux esclaves (dans la cité, le privé est donc très dévalorisé par rapport au public, domaine où l’homme peut véritablement réaliser son excellence). En ce sens, le sens du public est précisément le lieu du « commun ». Identifié souvent à l’Etat et aux « affaires publiques ». Il dépasse les groupes d’intérêts de la société civile (cf. civil plus loin), et assure l’unité du corps politique à travers la poursuite de l’intérêt général. Il implique une mise entre parenthèse de la vie privée. 2) Il y a un sens plus large de la sphère publique (Richard Sennett) : la vie publique concerne tous les lieux où nous sommes en représentation (c’est-à-dire exposés au regard d’autres plus ou moins anonymes ou en tout cas non choisis) : rues, cafés, sorties de cinéma, relations professionnelles...etc. Public signifie d’abord que tout ce qui paraît en public peut être vu et entendu de tous (Arendt) Cette vie publique a connue son apogée au XIXème siècle, mais s’est beaucoup repliée sur la famille et la vie intime après la seconde guerre (d’après Sennet)[1]. Mais ce second sens du public nous introduit à un autre terme, celui de « civil »...

Le « civil » : en réalité, entre le privé au sens limitatif, et le public au sens strict (l’Etat et ses institutions), se développe un domaine que Arendt avait identifié comme « le social », développement exponentiel relié à la société de consommation qui, selon elle, a tendance à prendre toute la place et à menacer le public ; nous pouvons aussi parler à son sujet de la « société civile » : entre la maison et l’Assemblée Nationale, il y a les clubs, les associations, les cafés, les églises, les syndicats, les entreprises ...etc. C’est en réalité une forme de privé, mais distincte du privé individuel ou familial. Mais l’on peut également, comme nous l’avons dit à propos de la « vie publique » le ranger du côté du public, à condition de le distinguer strictement du public comme espace du politique et du monde commun.

Mais il y a peut-être aussi une troisième conception de l’espace public, assez proche de l’Agora grecque, que Kant développe dans « Qu’est-ce que Les Lumières ? » : l’espace public apparaît donc précisément comme le lieu de débats infinis où pourront être jugés collectivement les idées des individus, mais aussi la scène d’où pourra être jugé et contrôlé le pouvoir politique. Le public acquiert ainsi une nouvelle fonction : celle d’instance critique auquel doit s’exposer le pouvoir. Cette instance critique constitue par conséquent la médiatrice entre la société civile, qui désigne l’ensemble des individus faisant un usage privé de la raison, et l’Etat. Ce que Habermas appelle la culture de la délibération en place publique est dans le prolongement de cette conception kantienne. Elle ne semble pas exister vraiment en ce qui concerne les affaires publiques, ou en tout cas captée et instrumentalisée par les mass médias[2]. Mais d’une manière plus globale et non directement reliée au pouvoir, des lieux existent où nous pouvons - comme avec le café philo -  exprimer publiquement ses opinions et les confronter librement aux autres opinions, créant par là-même un espace public ouvert à tous.

Selon les propos des uns ou des autres, on assiste ainsi à des glissements de sens sur ces notions. Cela n’est pas un problème à condition que les précédentes distinctions soient faites et que nous sachions de quoi nous parlons. Pour résumer, nous pouvons présenter ainsi les différentes « strates « que nous avons dégagées :

  • L’intime
  • Le privé personnel et familial. La « maison ».
  • Le public au sens de ce qui apparaît à la vue et à l’oreille de tous, au sens où nous sommes en « représentation » (Kennet). Ce sens peut rejoindre les notions de « social » (Arendt) ou de « société civile » : clubs, associations, cafés, églises, syndicats, entreprises ...etc. C’est en réalité une forme de privé, mais distincte du privé individuel ou familial
  • Le public comme espace de délibération collective sur un monde posé comme « commun »
  • Le public comme sphère de l’Etat et de ses institutions. Le public des « affaires publiques »

 

II – Histoire de la « bulle »...

 

C’est vraiment au XIXème siècle que s’installe « le Mur de la vie privée »... se poursuivant jusqu’à l’apparition des nouveaux moyens de communication  qui accompagne une remise en question de plus en plus forte de cette séparation entre public et privé. Mais revenons un instant à cette histoire en commençant dès le début ; Essayons tout d’abord d’énumérer des évènements charnière dans cette histoire de la vie privée : C’est seulement à la fin du Moyen Age que les toilettes sont installées en retrait dans les châteaux : ce sont des latrines de deux ou trois chaises percées côte à côte. Le roi reçoit aussi sur sa chaise. Jusqu’au XVIème siècle, pas de différenciation d’espaces privés dans les châteaux. Tout se déroule dans la salle d’apparat. Cette différenciation a lieu au XVIIème : lire, jouer avec les enfants, se détendre, recevoir des proches... se fait dans des salles particulières. Elle tarde à se faire dans les milieux paysan et ouvrier, et ne sera terminée qu’au XXème siècle. Autre signe important de la naissance du privé : la salle de bain et la baignoire. Le bain a été longtemps public et collectif ; ce n’est qu’au XIXème siècle que l’on commence à louer une baignoire à domicile dans la pièce principale du logement. A la fin du siècle, les vraies salles de bain apparaissent... le « sanctuaire » des cabinets de toilettes des femmes de la « haute société » sont aussi une manifestation claire de cette bulle d’intimité donnée au corps. Il faut retenir que la séparation public/privé s’est faite assez récemment (dans l’histoire !) et qu’elle est l’invention de la modernité. Norbert Elias, un historien des moeurs occidentaux, écrit que « moucher, faire l’amour, déféquer », ont  longtemps étaient accomplis en public, et refluent progressivement dans la sphère privée : la « pudeur » est un processus de longue durée, qui est pour lui une marque de civilisation. Elle est associée à un profond mouvement d’individualisation (se vivre comme individu) et d’intériorisation des normes, c’est-à-dire que les individus vont s’autocensurer et adopter progressivement des règles de civilité, dont le cloisonnement public/privé fait partie : l’homme médiéval exprime violemment ses émotions, ses désirs, et la satisfaction de ses besoins les plus matériels, sans souci du regard d’autrui. Il faut attendre la Renaissance pour que cela change, avec la noblesse de Cour.

Mais jusqu’au XIXème siècle, la quasi-totalité de l’espace reste public. C’est la famille qui, en se séparant du reste de la société, des voisins, de la parenté, du monde du travail, et en se resserrant autour du père, de la mère, et des enfants, signe ce que certains ont appelé « la première individualisation » (Ulrich Beck, cité par François de Singly, in « La naissance de l’individu individualisé », ou « Vivre ensemble. L’individualisme dans la vie commune »). Jusqu’à cette première séparation de la famille, la quasi-totalité de l’espace est public, la sphère privée n’a pas d’existence propre. Dans ce premier temps, vie privée personnelle et vie privée familiale se confondent et sont conciliables. L’idéal familial est celui de la fusion (« faire tout ensemble »). L’individualisation touche essentiellement les hommes qui ont une vie autonome, différente de celle qu’ils ont chez eux[3]. Cependant, les femmes cherchent (avec un certain succès) à « territorialiser » les hommes dans la famille (Olivier Schwartz), c’est-à-dire à faire en sorte que leurs territoires personnels ne soient plus à l’extérieur mais à l’intérieur de la maison (ou au jardin).  A la fin du siècle, les premières chambres conjugales et chambres d’enfants apparaissent. Chacun à sa place dans la maison : la femme dans sa cuisine, l’homme dans son jardin ou son bureau. Il faut attendre les années 60 pour qu’une « seconde individualisation » se produise : les femmes revendiquent leur indépendance, la maîtrise de leur corps. Et rapidement pour tous les acteurs de la vie familiale, va s’affirmer l’existence d’une intimité personnelle en plus de l’intimité familiale : nous voulons avoir « du temps à soi », en dehors du conjoint. L’individu s’émancipe de plus en plus de ses groupes d’appartenance (et pas seulement la famille). En couple, « la vie commune » est compatible avec une différenciation entre « nous » et « soi ». Chacun peut ainsi avoir « son territoire personnel ». Cette seconde individualisation, cette fois-ci portée par les femmes, modifie profondément le processus de territorialisation. La vie privée s’est donc dédoublée (« le privé du privé ») en vie privée familiale et en vie privée personnelle. Le travail, avec la généralisation du salariat, est devenu public, mais en revanche, on y importe certaines façons d’être de l’espace privé : personnalisation des rapports, convivialité, coin-café...etc.

 

III- Et qu’en est-il maintenant ?

 

Certains disent (Richard Sennet : « La tyrannie de l’intimité »), qu’il y a une irruption de l’identité personnelle hors des murs du privé. En tout cas,  nous sommes face à une quête d’individualisation qui s’étend à toutes les sphères de la vie publique, qui trouble la logique de séparation entre les deux sphères en créant du continu. Citons quelques manifestations concrètes d’un tel phénomène :

 

  • L’individu d’aujourd’hui veut pouvoir être lui-même, exprimer son « soi » personnel dans tous les domaines, au-delà du rôle social qu’il doit jouer (élève, professionnel, père, mère, enseignant, mais aussi malade à l’hôpital, détenu en prison, ou encore maire, député, Président de la République...). Il y aurait ainsi un « dédoublement entre le soi et le rôle », une volonté d’être toujours « au plus près de soi », y compris dans la sphère publique. Au risque peut-être que le rôle que l’on doit jouer ou la « mission » qui est la nôtre en pâtissent. Ainsi les relations de rôles cherchent en permanence un équilibre entre le besoin de relations personnelles où notre « moi » est reconnu, et la nécessité de relations symboliquement médiatisées par la fonction institutionnelle qui est en jeu (l’exemple de la relation profs/élèves peut en fournir une illustration).

 

  • « Nous apprenons à vivre ensemble séparément » (François de Singly, le titre d’un de ses ouvrages est : « L’individualisme dans la vie commune »).). C’est un autre aspect de ce processus continu de l’individualisation. Nous acceptons de moins en moins d’être victime d’une vie commune trop contraignante, et de sacrifier notre épanouissement et notre liberté personnels. La diminution du nombre de mariages, la croissance de l’union libre et de la cohabitation doivent être interprétées comme une réponse de la vie de couple face à ces nouvelles exigences.
  • La manière dont le divertissement, qui était collectif il n’y a si longtemps, s’est individualisé et privatisé, va dans le même sens. L’espace public du spectacle s’est privatisé : théâtre, cinéma, concerts.... Aujourd’hui, cela existe toujours mais ils sont de moins en moins des lieux de sociabilité, et on a assisté à une individualisation et privatisation de ce dernier : entrée du piano dans les maisons, phonographe, puis électrophone (qui remplace le « jude-box »), puis... MP3, téléphone mobile... Celui-ci est individuel et remplace le fixe. Télévision dans la pièce principale, mais aussi dans d’autres pièces... Ecran d’ordinateur individuel (portable), smartphones, tablettes... Il faudrait parler aussi de la radio qui a été d’abord familiale (se trouvait dans la pièce centrale), puis est devenue portative (transistor). Ainsi l’espace public du spectacle se privatise ; d’abord rituel familial (privatisation « domestique »), le divertissement et même l’information sont devenus l’affaire du seul individu, avec la multiplication corrélative des canaux de diffusion (combien de chaînes d’information en France ?), et le développement d’Internet. Ainsi, on apprend « à vivre ensemble séparément. » Le téléphone portable nous relie tout en nous permettant d’être autonome et de faire individuellement ce que l’on veut. Nous pouvons être ensemble à la maison, et les enfants dans leurs chambres, occupés sur des jeux vidéo qui nous sont totalement étrangers.  

 

  • L’exhibition des relations intimes dans les médias : les confessions du petit écran. Un philosophe contemporain (Habermas) considérait que la sphère publique était le lieu où les citoyens étaient gouvernés par la raison alors que leurs sentiments pouvaient s’exprimer dans la sphère privée. Une telle séparation est de plus en plus remise en question aujourd’hui, les individus refusant ce clivage. Le strict partage entre public et privé est devenu intenable, Les émissions qui mettent en scène la vie personnelle dans l’espace public en sont l’illustration : des individus acceptent de se montrer dans leur nudité devant des millions d’autres à la télévision... Orientations sexuelles, appartenances ethniques, régionales, croyances religieuses, ou tout autre appartenance, revendiquent leur reconnaissance publique.

Les « reality shows » : l’Amour en danger, Mea Culpa, témoin n° 1...

Les « talkshows » : Cà se discute, Bas les masques, C’est mon choix, Y a que la vérité qui compte, Vis ma vie, Sexualité si on parlait

La « téléréalité » (real-tv) : Loft story, Secret Story, Koh Lanta, l’Ile de la tentation ...etc.

Malgré leurs différences, un point commun : laisser pénétrer le regard du spectateur dans des territoires jusque là considérés comme personnels, non publicisables. Des personnes se dévoilent et font de l’introspection en public.

Concernant les deux premiers « genres », le témoin est une figure emblématique de la néo-télévision : il n’est pas là pour transmettre un savoir, défendre une idée, débattre, mais pour faire part d’une expérience et dévoiler son expérience personnelle. Mais le message est censé déborder le seul moi et interpeller les représentations collectives. Ces émissions ont plusieurs fonctions : l’aveu en public peut faciliter grâce à une certaine mise à distance la levée des inhibitions, et être reçu plus facilement par leurs destinataires premiers (exemple du « coming out » de l’homosexualité) ; le témoignage cathartique : il consiste à se délivrer du poids et de la culpabilité par la parole en public. Effet de soulagement, de libération. D’autant plus opérant que le témoignage rencontre ceux qui partagent le même trouble, le même malaise, ce qui introduit la troisième fonction, la parole identitaire, qui est sans doute la plus importante : les individus viennent présenter le choix qu’ils ont opéré, des options de leur existence (conception de la sexualité, éducation des enfants, orientation sexuelle, lutte contre la maladie, mode d’organisation familiale, choix de vie avec le conjoint... etc.). Souvent des groupes associatifs ou autres se retrouvent derrière ces récits personnels. Exemple le récit du buveur renvoie aux « Alcooliques anonymes »...,  le « coming out » au groupe des « homos » qui subissent des discriminations, le témoignage du séropositif fait écho aux défaillances de la société par rapport à l’épidémie du sida...etc. Il y a derrière ces témoignages quelque chose de l’ordre de la demande de reconnaissance identitaire, aussi bien individuelle que groupale. Les entités privés individuelles comme collectives veulent être représentées et publiquement reconnues par la société toute entière. Jusqu’à présents les frontières variaient historiquement mais elles étaient codifiées par la société ; aujourd’hui, aucun domaine d’intimité n’est protégé de l’exposition médiatique (et donc publique). Il y a un tel recouvrement des frontières public/privé qu’aucune question privée n’est à l’abri d’une indiscrétion médiatique. Cette exposition possible de chacun n’épargne surtout pas les hommes politiques et ceux du show business.

 

  • La « pipolisation » : le people est souverain. Le vol de l’intimité d’autrui devient un marché (paparazzi). Mais il serait trop facile et surtout erroné de faire de ceux qui sont ainsi exposé des victimes ! De nombreux politiques et artistes utilisent cette exposition de leur vie privée pour soigner leur image. Aujourd’hui, la personnalisation de la vie publique est telle que nous jugeons de plus en plus les politiques sur leur personne. Mais est-ce normal que le Président de la République fasse une conférence sur ses peines de cœur (cf. Sarkozi après sa rupture avec sa première femme)? Ou affiche sa nouvelle relation avec Carla Bruni à Disneyland ? Doit-on voir sur les chaînes de télévision ses vacances privées en Egypte ? Ou encore est-il normal qu’il dise « casse-toi pauvre con » à quelqu'un qui l’interpelle ? Il y a là confusion permanente entre la personne et la fonction, le domaine public et le domaine privé, qui contribue à réduire la distance nécessaire qui s’impose à ceux qui incarnent la souveraineté collective, et donc porte atteinte à l’efficacité symbolique de cette dernière (ce qui explique en partie le discrédit de la sphère politique).... Mais il ne suffit pas de déplorer cette perte de la « majesté » de la fonction politique héritée de l’Ancien Régime, encore faut-il essayer de la comprendre... Cette forme de privatisation de la vie publique à de nombreuses incidences au quotidien sur la difficulté à accepter la règle commune, à distinguer la personne de la fonction qu’elle exerce, à se décentrer de ses intérêts immédiats pour se placer du point de vue de l’ensemble, à adopter des normes qui nous précèdent (comme par exemple les normes de politesse). Nous y reviendrons.

 

  • Le Net et les réseaux sociaux : ce qui précède ne doit pas nous faire oublier que tout un chacun, muni d’une caméra sur son mobile, ou bricolant sur Internet et les réseaux sociaux, peut en faire autant avec son entourage (qui peut ne pas être consentant !) ou avec lui-même. Désormais en effet, c’est chacun d’entre nous qui pouvons exposer sa vie privée (et son intimité) au public, à travers les blogs, vidéos, réseaux sociaux (Face Book, My Space, You Tube...). L’exposition de ma vie privée est peut-être critiquable (quelles limites se donner ?), mais elle n’appartient qu’à moi et j’en suis seul juge. Mais que se passe-t-il lorsque c’est la vie privée d’autrui que je mets en scène sans son autorisation ? Il s’agit là d’un véritable viol de l’intimité d’autrui, et les conséquences de celui-ci peuvent être dramatiques, comme par exemple la maladie ou pire le suicide.[4] Certaines pratiques pourtant de cette nature tendent à se développer, comme si la vie privée de quiconque pouvait être désormais livrée en pâture ; nous retrouvons là le thème de « Big Brother » (personnage de fiction du roman 1984 de George Orwell. L'expression « Big Brother » est utilisée pour qualifier toutes les institutions ou pratiques portant atteinte aux libertés fondamentales et à la vie privée des populations ou des individus). Cette atteinte à la vie privée est maintenant considérée comme « normale » et « incontournable » par l’immense majorité des journalistes et politologues en ce qui concerne le personnel politique... Les pratiques médiatiques quotidiennes scrutent les personnalités politiques dans leurs activités et ne manquent pas de traquer également des moments où ils sont censés être « off » caméra (Le « Petit Journal » de Canal+ en fait une marque de fabrique) ? La fameuse image du Président de la République casqué sur son scooter en bas de l’appartement de son amante est à ce sujet très symbolique.

 

  • La difficulté de plus en plus fréquente de distinguer public et privé dans ses pratiques sociales : l’individu contemporain a souvent des difficultés pour se décentrer de ses préoccupations et intérêts immédiats et se placer du point de vue de l’ensemble (le collectif). Adhérence à soi qui rend plus difficile « le sens du public ». L’articulation entre l’instance individuelle et l’instance collective devient problématique ; par exemple difficulté pour accepter les règles communes, se comporter comme « un individu parmi d’autres » ou mieux « avec les autres ». Les familles elles-mêmes se sont transformées en groupements privées qui acceptent mal la logique institutionnelle et collective de l’école par exemple, en revendiquant une plus grande reconnaissance de la singularité de leurs rejetons et de leurs droits individuels. 

 

  • L’autofiction : là encore ce nouveau genre littéraire, caractéristique de notre époque, consiste à se mettre en scène dans son intimité parfois la plus secrète (cf. par exemple le roman de Catherine Angeot sur l’inceste). Mais à la différence de l’autobiographie, l’écrivain (ou d’autres formes d’art) a la possibilité de jouer avec son propre personnage en y introduisant la dose de fiction souhaitée, comme par exemple lui faire vivre des évènements qu’il n’a jamais vécus.

 

IV- Comment en est-on arrivé là ?

 

Cet envahissement du public par la sphère privée a-t-il un sens historique et/ou anthropologique ? Pour Marcel Gauchet, c’est l’aboutissement d’une radicalisation de la démocratie...

Avant de rendre compte de cette analyse, faisons un petit retour à la façon dont communément nous avons tendance à vivre notre rapport au collectif aujourd’hui : ne pensons-nous pas qu’il n’y a rien d’autres que des individus ? « Le narcissisme contemporain voudrait penser l’individu  comme une entité autonome qui se détache de toute appartenance et veut ignorer la société dans laquelle il vit ». En effet une des caractéristiques principales de l’individu démocratique est de se vivre comme autosuffisant et quasiment indépendant de la société dans laquelle il vit, ce qui est bien sûr illusoire, car nous ne pouvons vivre ensemble comme individus que dans un monde commun. La société des individus est définie ainsi dans « La démocratie contre elle-même » : « Une société des individus est une société spécifiquement travaillée par la difficulté à se représenter pratiquement comme société, c'est-à-dire comme tout susceptible de s’imposer à ses parties… Elle devient de plus en plus invisible… Sa dimension holiste n’a pas disparue : elle fonctionne de façon  latente et cachée. ». Nous pouvons ici évoquer une manifestation pratique (parmi de nombreuses autres) de cette méconnaissance, empruntée au domaine de la civilité :

La chose publique ne peut pas disparaître, même si nous faisons souvent comme si elle n’existait pas... Lorsque par exemple certains ne parviennent pas à se comporter comme un « individu parmi d’autres, ou mieux comme « un individu avec les autres », en prenant en compte l’intérêt collectif du groupe dont nous faisons partie, en étant capable de prendre de la distance avec ses désirs ou intérêts immédiats, au bénéfice de ce qui doit nous réunir, n’est-ce pas la manifestation d’un individu qui a oublié que ce qu’il était et ce qu’il allait devenir étaient tributaire de la société dans laquelle il se trouvait ... Par exemple, la difficulté que nous avons parfois à respecter des règles de coexistence avec autrui (ce que l’on appelle civilité ou politesse) ne témoigne-t-elle pas de cette centration excessive sur soi, d’une sorte « d’adhérence à soi » qui nous empêche de tenir compte de ce qui malgré tout existe avant moi, et nous fait tenir ensemble, c’est-à-dire de pouvoir adopter le point de vue du collectif... Car ces règles communes ne nous appartiennent pas mais nous devons les appliquer si nous voulons continuer de vivre ensemble. C’est bien là aussi que se loge « la chose publique »... La prééminence du privé sur le public se traduit souvent par cette difficulté d’accepter le caractère impersonnel de règles qui sont pourtant l’essence du social (du collectif), au profit de la mise en avant des « réquisits » (revendications) et des droits de ce nouvel individu. Et cette difficulté est sans doute un des facteurs importants sur lesquels butent désormais les tentatives de socialisation dans la famille et à l’école. La question qui se pose ici très concrètement est bien celle de la manière dont nous sommes capables de régler cet équilibre ou cette articulation entre l’individuel et le collectif (car il ne peut s’agir non plus de ne pas tenir compte de cette évolution sociale grâce à laquelle je suis un individu qui a le droit de faire reconnaître sa personnalité, ses désirs et ses droits). Il s’agirait ni plus ni moins de retrouver « le sens du public ».

Mais cette question particulière n’est pas étrangère à la crise plus générale du politique, qui se traduit par un désinvestissement de la chose publique, comme d’ailleurs de l’école ou d’autres institutions. Sans doute pour plusieurs raisons, en particulier la mondialisation et l’affaiblissement considérable des espaces nationaux. Mais aussi à cause de ce dont nous parlons : nous pensons que seul comptent les individus et leurs intérêts particuliers, et nous déprécions et discréditons beaucoup la sphère publique (et aussi  toutes les instances collectives) à qui nous reconnaissons de moins en moins son rôle d’instance indépendante et souveraine. Elle serait au mieux chargée de relayer les demandes particulières qui émanent de la sphère privée. La sphère publique est ainsi toujours soupçonnée de ne pas prendre suffisamment en compte les personnes particulières. Que reprochent aussi les familles à l’école ? La même chose ! Comment en est-on arrivé là ? La radicalisation de la modernité, qui se traduit par le dépérissement définitif (depuis quatre décennies) des anciennes formes religieuses de domination, est l’aboutissement d’un long processus durant lequel l’ancien corps politique gouverné par le principe d’hétéronomie – pouvoir prééminent qui structure par en haut l’unité collective – continue d’exister dans des formes de compromis entre pouvoir de domination et pouvoir de représentation. Autrement dit, les formes religieuses de domination continue de hanter la vie sociale. D’où la persistance d’un pouvoir distant et extérieur qui maintient l’idée d’une souveraineté du public et de son indépendance par rapport à la société civile. Aujourd’hui, ses anciennes formes de compromis ont fini de s’effondrer. La séparation de la société civile et du pouvoir politique est consommée : ce dernier apparaît de plus en plus comme second et dérivé de la première, au service de la multiplicité des intérêts privés, qu’ils soient individuels ou de groupe. Nous assistons ainsi à une dissolution ou une privatisation de la sphère publique, et ses représentants ne jouissent plus de la considération attachée à la fonction. Ce qui est mise en cause, c’est l’idée que le collectif peut jouir d’une existence indépendante des êtres qui le composent. C’est cette existence indépendante qui permet de lui donner une expression institutionnelle, publique, distincte de l’expression privée des individus (c’est en particulier ce qui fait le cœur de l’idée d’Etat Républicain). Au contraire, dans l’esprit du néolibéralisme actuel, il n’existe que des individus réels et leurs intérêts particuliers, et la sphère publique n’est plus que l’instrument des demandes émanées de la sphère privée. La démocratie se trouve ainsi affectée d’une contradiction interne qui la rend impuissante, et que l’on peut formuler ainsi : l’absolutisation des droits de l’individu se retourne contre l’exercice collectif de ces droits. Jusqu’à présent, c’était la conversion de la liberté de chacun en pouvoir de tous, où encore la conversion de ces droits individuels en volonté générale, qui permettaient l’exercice démocratique (l’autogouvernement de soi sur le plan collectif). Cette équation fondatrice est remise en question : le pouvoir de tous serait une entrave à la liberté de chacun ; ce sont en quelque sorte les composantes internes de la démocratie qui s’en trouvent désarticulées.

 

V– En conclusion....

En vrac, quelques remarques :

 

Comme nous l’avons observé, nous ne vivons pas aujourd’hui la disparition du public au profit du privé, mais plutôt un double mouvement de publicisation du privé et de privatisation du public, qui ne joue d’ailleurs pas sur le même sens attribué au « public »... Deux phénomènes massifs et distincts l’un de l’autre émergent de cette première exploration. Le premier est la tendance à la publicisation (au sens de la publicité) du privé. L’exposition sur la place publique de choses jusque là personnelles. Le second est la tendance à la privatisation du public (cette fois-ci au sens de ce qui relève de la sphère publique) qui renvoie à une forme de confusion entre les deux.

 

Concernant le premier aspect :

 

  • Une société entièrement transparente, qui ne reconnaîtrait donc plus la valeur de l’intimité, et où nous serions tous exposés les uns aux autres serait probablement un enfer. C’est la société du « Big Brother » de Orwell, mais sans nécessairement un pouvoir autoritaire pour tirer les ficelles, puisque nous serions tous à la fois protagonistes et victimes. D’ailleurs, nous continuons à être profondément attachés à cette intimité... Si ce n’était pas le cas, alors pourquoi vivrions-nous sa transgression comme une sorte de viol ? Mais il est vrai que nous recomposons la distinction privé / public, la distinction étant désormais variable et soumise à la décision de chacun (l’individualisme est la règle). La frontière entre les deux n’obéissant plus à des normes communes et partagées. La tyrannie de la transparence impacte également la sphère publique de l’Etat, achevant de ternir son « aura » (s’il en était encore besoin !), et cela sous deux aspects : d’une part, sans cesse soupçonné de mensonges et de pratiques illicites, il s’agit pour le personnel politique de rendre des comptes en permanence. D’autre part, ne faisant plus de distinction entre personnes publiques et personnes privées, nous serions en droit de connaître tous les faits et gestes de celles-là et de les juger... non plus sur leurs actes politiques, mais sur leur vie privée. L’arène médiatique devient ainsi un gigantesque théâtre cathartique où, sous les feux de la rampe, devant une opinion publique omniprésente et voyeuse, les acteurs politiques sont en « représentation », en particulier dans le sens « scopique » de ce terme, reflétant comme dans un miroir les avanies de la vie de « monsieur Tout le Monde », gigantesque « téléréalité »...

 

Concernant le second aspect :

 

  • L’invention de la sphère privée, qui va de pair avec l’invention de l’individu et de ses droits inaliénables tel qu’on les connaît dans nos démocraties, est un grand progrès. Mais en revanche, le repli sur cette vie privée jusqu’à en oublier les affaires de la Cité au profit de ses propres affaires est dangereuse. Les risques de désinvestissement civique peuvent même conduire, y compris en démocratie, à un « despotisme sournois » (cf. Tocqueville, mais aussi Hannah Arendt). Ceci dit, Benjamin Constant avait probablement raison de défendre le système représentatif comme étant la meilleure manière pour la nation de se décharger sur quelques individus de ce qu’elle ne peut et ne veut pas faire elle-même. Car en effet la défense démocratique de la jouissance des intérêts privés de chaque individu est le bien le plus précieux de la modernité démocratique. Mais cela ne doit pas signifier pour autant de démissionner des « affaires ». Le danger de la liberté moderne étant en effet de renoncer à notre droit de partage du pouvoir politique, trop occupé par la poursuite de nos intérêts particuliers. 
  • Elle a surtout l’inconvénient de rendre difficile l’accès subjectif (nous en tant qu’individus) au point de vue de l’ensemble (du collectif), c’est-à-dire l’accès au « sens du public ». La personnalisation excessive des problèmes  sociaux et existentiels à travers le prisme des témoignages, de la contagion des émotions qu’ils suscitent à l’écran, ou celle de même nature concernant les questions politiques à travers le spectacle de l’arène médiatique, qui se repaît d’anecdotes « croustillantes », est-elle de nature à nous aider dans nos choix ? N’aurions-nous pas besoin aussi  du recul et de la distance que pourraient nous apporter davantage de connaissances « objectives », et l’exercice d’une pensée qui ne serait plus entièrement pilotée par l’émotion du moment ? Comment retrouver « le sens du public » ? Comment concilier « être-soi » et « être en société » ? Peut-être un des défis importants pour l’avenir de nos sociétés...

 

  • Un autre aspect de l’inflation de la privatisation concerne une forme d’absolutisation de sa vie privée telle qu’elle parvient de plus en plus difficilement à fabriquer du « commun » avec d’autres, y compris dans les dimensions les plus quotidiennes de sa vie. La propension qui est la nôtre à vivre de plus en plus « ensemble séparément » comme il a été dit est-elle totalement satisfaisante ? Il représente certes une émancipation de l’individu par rapport à ses différentes appartenances, sans pour autant s’en détacher vraiment. En cela il semble bien être le mode de relation privilégié de notre époque. Cependant le temps des activités communes est important pour l’entretien du lien social entre nous, et pour la construction de l’avenir. Pour cela, nous devons aussi nous rencontrer, et pas seulement nous côtoyer en silence...

                                                                                       Daniel Mercier, le 03/01/2015



[1] Type de sociabilité spécifiquement urbain. Correspond à une véritable culture de la vie publique, développée par la bourgeoisie au XIXème siècle. Mais certains aspects encore présents de la vie villageoise peuvent s’y rattacher.

[2] Les individus n’en sont pas les véritables acteurs. En revanche la question mériterait d’être posée en ce qui concerne les nouveaux réseaux sociaux sur Internet. Mais la dimension publique et collective est loin d’être évidente, et nous sommes plutôt confrontés à une grande dispersion et individualisation.

[3] La différenciation des genres et la division du travail entre les sexes sont très importantes à cette époque

[4] Cf. l’excellent film « Despuece de Lucia » (2012) qui est la chronique d’une descente aux enfers subie par une jeune lycéenne (Alejandra) devenue bouc émissaire de ses camarades à partir d’une vidéo privée mise sur Internet par son petit copain. Ce fait provoque un complot contre elle de la part de ses camarades de classe qui lui font subir les pires persécutions, escalade qui va la conduire au suicide.

 

Aperçu de la  discussion

Café philo du samedi 10 janvier 2015

Médiathèque de Maraussan. 18h

                « Espace privé, espace public : brouillage des repères ?»

    Peut-on aujourd’hui parler de brouillage des repères entre espace public et espace privé ?

 

Le café philo était ce samedi invité par la municipalité de Maraussan où de nouveaux participants du village se sont joints aux « habitués » pour découvrir l’intérêt de la discussion philosophique. Débats animés, dont nous donnons un petit aperçu :

 Le privé c’est tout ce qui touche à notre fonctionnement personnel, ce qu’on n’a pas envie d’exposer au regard de tous. C’est la bulle de l’intériorité mais aussi la maisonnée, la famille, les amis…. La sphère publique de l’état est le domaine des institutions qui gèrent la vie commune. Mais il y a un deuxième sens : est public tout ce qui est exposé au regard du public (la rue, les cafés, les théâtres….). La société civile rassemble tout ce qui est intermédiaire entre l’état et l’espace personnel, tout ce qui est social.

Le privé est une création de la modernité. La pudeur arrive progressivement, très liée à l’individualisation. Au fur et à mesure de l’évolution de la famille, chacun veut avoir son espace et son temps à soi. Un exemple de la « privatisation » : le divertissement est de moins en moins public, et connaît depuis des décennies une individualisation croissante : radio, puis transistor, télévision, tablettes, mobiles etc.…

Les technologies accompagnent le mouvement d’individualisation : il peut s’agir de rendre possible la privatisation, le retrait du public vers le privé, comme par exemple avec le tout-à-l’égout, eau courante, télévision...), mais aussi aujourd’hui d’aider à la reconnaissance publique du privé, comme avec  l’outil Internet et les réseaux sociaux. Je cherche aujourd’hui à me protéger du regard des autres et en même temps j’ai besoin des autres pour être reconnu.

C’est ainsi que nous pouvons comprendre l’ exhibition des relations intimes dans les medias. Le people est souverain. Le vol de l’intimité d’autrui est un marché lucratif avec ou sans consentement.

Au fond, la sphère publique n’est que l’ensemble des petites sphères privées qui décident librement de co-exister... Mais chaque « atome » risque en permanence de se délier des autres et revendiquer sa vérité personnelle... Pour Aristote, on est pleinement humain en discutant sur l’Agora du bien commun. Aujourd’hui, ce qui prime c’est plutôt la recherche de son intérêt personnel ... L’individu a de plus en plus besoin d’être lui-même, même dans le public et il refuse l’anonymat. Il y a une revendication de plus en plus forte d’identité et de sa reconnaissance publique. . En revanche, il a de plus en plus de mal à se décentrer de lui-même, difficulté à se mettre du point de vue de l’ensemble et à assumer les règles communes. La primauté des intérêts privés sur « le sens du public » n’est-il pas en lien avec la crise du politique que nous vivons aujourd’hui ?

                                                                                                                                            Notes de Michèle Barbu, le 13/01/2015