Le recours moral à la dignité est-il toujours valide ? - Juin 2011

La présentation du sujet

 « Le recours moral à la dignité est-il toujours valide ? »

 

« La notion de dignité humaine est aujourd’hui régulièrement invoquée lorsqu’il s’agit de défendre les droits de l’homme, et plus globalement refuser tout ce qui pourrait ressembler à une atteinte portée à la personne humaine. Au-delà de l’ utilisation « morale » courante de ce recours qu’il est difficile de critiquer – il est légitime de rappeler que tout individu a droit au respect quelque soit sa condition, en recourant à ce terme - , la notion de dignité est assez systématiquement présentée comme le principe philosophique cardinal qui doit guider tous les débats, en particulier concernant les principales questions contemporaines de bioéthique : par exemple le commerce de son corps (prostitution, gestion pour autrui), l’euthanasie, l’assistance sexuelle aux handicapés, mais aussi les spéculations relatives à d’éventuelles futures interventions biotechniques modifiant notre « nature » …etc. Est-ce tout à fait légitime ? A l’épreuve de ces débats, on constate que cette notion de dignité, d’inspiration kantienne, s’avère souvent trop vague, confuse, voire contradictoire lorsque chacun des points de vue adverses utilise ce même recours dans leur argumentation … Quelles sont donc les limites d’une telle notion ? En a-t-on vraiment besoin ? Pourquoi faire ? »

Daniel Mercier

L'écrit philosophique

« Le recours moral à la dignité est-il toujours valide ? »

 

  •  « Discours sur la dignité humaine », 1486,  Pic de la Mirandole
  • « La dignité humaine », Paris, PUF, 2005, Thomas De Koninck et Gilbert Larochelle
  • « Dignité et diversité des hommes », Vrin, 2009,  Gilbert Hottois
  • Les Fondements de la Métaphysiques des Mœurs, Kant
  • « Kant », Luc Ferry, première partie, chap 2, Livre de poche, 2006
  • Dictionnaire d’éthique et de philosophie morale, PUF, 1996, Monique Canto-Sperber (articles : « dignité », « relativisme moral », « conséquentialisme »)
  • « Sortir Kant de nos têtes », Ruwen Ogien, in « La morale en questions, Revue socialiste », 2010
  • « La vie, la mort, l’Etat. Le débat bioéthique », Ruwen Ogien, Grasset, 2009
  • « L’individualisme est un humanisme », François de Singly, Aube, 2009
  • « All Animals are equal », article de Peter Singer, et « La Libération animale », Grasset, 1993
  • «Montaigne cynique?», André Comte-Sponville, Revue internationale de philosophie, 1992, p. 234-279 ;  repris sous le titre «Montaigne cynique? (Valeur et vérité dans les Essais)» dans Valeur et vérité, Études cyniques, Paris : P.U.F., coll. «Perspectives critiques», 1994.
  • « Raison et morale chez Montaigne : Marcel Conche face à André Comte-Sponville », Sébastien Charles, Horizons philosophiques, vol. 9, n° 1, 1998, p. 17-31.

 

La notion de dignité humaine est aujourd’hui régulièrement invoquée lorsqu’il s’agit de défendre les droits de l’homme, et plus globalement refuser tout ce qui pourrait ressembler à une atteinte portée à la personne humaine. Au-delà de l’ utilisation « morale » courante de ce recours qu’il est difficile de critiquer – il est légitime de rappeler que tout individu a droit au respect quelque soit sa condition, en recourant à ce terme - , la notion de dignité est assez systématiquement présentée comme le principe philosophique cardinal qui doit guider tous les débats, en particulier concernant les principales questions contemporaines de bioéthique : par exemple le commerce de son corps (prostitution, gestation pour autrui), l’euthanasie, la recherche sur les embryons, l’assistance sexuelle aux handicapés, mais aussi les spéculations relatives à d’éventuelles futures interventions bio-techniques modifiant notre « nature » …etc. Quel est le sens de cette référence à la notion de dignité humaine ? D’inspiration surtout kantienne, en quoi consiste-t-elle précisément ? Lorsqu’on parcoure les débats bioéthiques qui réunissent les représentants des principaux pays démocratiques, on constate que l’utilisation qui est faite de cette notion s’avère souvent vague, confuse, voire contradictoire lorsque chacun des points de vue adverses utilise ce même recours dans leur  argumentation … Quelles sont donc ses limites ? En a-t-on vraiment besoin ? Pourquoi faire ? 

Notre tradition de pensée est solidaire en effet  d’une entreprise visant à un travail de fondation de la morale et/ou de l’éthique, pour dépasser le pluralisme des croyances et établir la nécessité d’un accord universel minimal autour d’un principe commun à toute l’humanité. Le principe de la dignité humaine est ainsi au cœur de cette entreprise. Comment fonder en effet cette « exigence plus vieille que toute formulation philosophique » qui tient à ce que « quelque chose est dû à l'être humain du seul fait qu'il est humain » (Ricoeur) ?

 

Quelles filiations pour la notion kantienne de « dignité humaine » ?

 

C’est avec Kant que ce principe  conquiert ses véritables lettres de noblesse (Les Fondements de la Métaphysiques des Mœurs) ; avant d’examiner plus en détail la teneur de cette notion selon Kant, explorons rapidement ses sources. Les Grecs bien sûr, pour qui l’intelligence était la principale raison justifiant ce « privilège » accordé à l’âme humaine (Platon, Aristote) ; Le christianisme, pour qui Dieu a donné la raison à l’homme, et le créé à sa propre image. C’est cette ressemblance qui lui donne toute sa valeur et fonde sa dignité : « la noblesse de l'être humain lui vient de ce qu'il est intelligent et au principe de ses actes, c'est-à-dire libre, en quoi il est à l'image de Dieu » (Saint Thomas d’Aquin). Pic de la Mirandole reprend cette idée à la Renaissance, la dignité humaine résidant dans l’indéfinition même de la nature de l’homme et sa « plasticité », celui-ci ayant la responsabilité de se définir lui-même au cours de l’histoire (cf. plus loin). Cette question de la liberté, qui était déjà chez les stoïciens le fondement principal de la dignité et qui nous faisait « l’égal des dieux », prend ici aussi une place importante aux côtés de la raison. C’est par amour des humains que Dieu en fait des créatures rationnelles, et c’est en tant que telles qu’il s’agit de leur accorder une valeur supérieure et de les aimer. Nous sommes tous égaux en ce sens : Dieu accorde à chaque être humain une valeur primordiale indépendamment de son mérite personnel et de sa position sociale. C’est cette idée que Kant va s’efforcer de fonder en dehors de la théologie. Pour lui, c’est la foi religieuse qui doit se fonder sur la connaissance morale, et non l’inverse. Enfin, il faut souligner l’origine « sociologique » du terme de dignité : un comportement « digne » dans la société traditionnelle, est celui exigé par un code moral et des règles protocolaires conformes au statut supérieur de l’individu concerné. Cette reconnaissance sociale dans le cadre d’une société hiérarchisée va s’étendre avec la pensée des Lumières à une reconnaissance universelle des êtres humains en tant que semblables. Kant sera donc le plus illustre des penseurs de la dignité en ce sens…

 

 La conception kantienne de la dignité

 

Le point de départ est celui-là : ce qu’il y a de bon dans la nature humaine, c’est la capacité rationnelle que nous avons de nous imposer à nous-mêmes une contrainte morale ; lorsque nous avons atteint l’âge de la maturité (et l’éducation consiste en quelque sorte à inculquer ces contraintes tant que la personne n’est pas encore capable de se les imposer elle-même), nous avons cette disposition à reconnaître l’autorité de la loi morale ; Ce qu’il appelle « les commandements de la raison pratique » ne sont pas imposés par une source étrangère, mais comme émanant de nous-mêmes : c’est précisément en cela que consiste l’autonomie de la volonté législatrice, contrairement à l’hétéronomie (qui fait référence à des mobiles d’action dépendant d’intérêts ou de penchants personnels auxquels ma volonté se soumettrait). Nous pouvons faire ici un parallèle avec la volonté générale de JJ. Rousseau sur le plan politique : cette volonté vise le bien commun sur le plan moral, et non celui d’intérêts particuliers. Il peut bien sûr y avoir conflit interne entre volonté particulière et volonté législatrice invariable, et mauvaise action intentionnellement commise : celle-ci sera cause de remords, d’insatisfaction, dans la mesure où elle trahit un manquement au véritable respect que l’on doit à soi-même. En ce sens les notions de dignité humaine et de respect de soi sont étroitement interdépendantes.

 

Une valeur inconditionnelle et incomparable

Pour conclure provisoirement sur ce point, l’idée fondamentale est que la dignité humaine présuppose et exige de reconnaître cette capacité humaine de maîtrise morale. C’est en tant qu’agent rationnel et donc moral que cette valeur peut nous être attribuée à tous en droit, même si de fait certains commettent des actions qui les en rendent indignes. Cette valeur est inconditionnelle et incomparable, et s’exprime en particulier dans cette formulation de l’impératif catégorique : « Agis de telle sorte que tu traites l’humanité aussi bien dans ta personne que dans la personne de tout autre, toujours en même temps comme une fin, et jamais simplement comme un moyen. ». Tous les agents rationnels –en tant qu’ils sont doués d’autonomie – possèdent cette même valeur objective (la dignité) et non relative. Cette valeur d’être « une fin en soi », la distingue de ce que Kant appelle le « prix ». En en effet, la dignité de la personne étant indépendante de son statut social, mais aussi de son utilité pour les autres, de sa popularité …etc., autant de facteurs variant selon les circonstances, elle ne peut avoir plus ou moins de dignité qu’une autre, comme on pourrait le dire du prix d’un objet, d’un souvenir, d’un projet… Elle est une valeur incomparable, et ne peut donc être mise à mal ou sacrifiée au nom d’une valeur relative. Elle « n’admet pas d’équivalent », et donc ne peut être échangée ou sacrifiée pour quelque chose qui aurait une dignité égale ou supérieure. Contrairement au prix, elle ne peut être comprise de manière quantitative. Cette valeur est « incommensurable », sans prix, au point même que l’on ne peut pas dire que « deux de ces choses (qui ont une telle valeur) valent deux fois plus qu’une. ».

 

La notion de dignité humaine est étroitement interdépendante avec celle de respect (de soi et des autres) : en tant qu’étant à la fois la source rationnelle d’exigences morales et soumis à ces exigences, j’éprouve du respect pour la loi morale, qui est à la fois un sentiment de reconnaissance et de révérence. Ce respect fondamental exige l’agir par devoir, c'est-à-dire conformément à cette loi, pour mériter cette dignité humaine qui nous caractérise. Tout traitement immoral infligé à autrui –par exemple, moquerie, humiliation, arrogance, diffamation…etc. – est une forme de négation du respect dû aux autres (non reconnaissance d’autrui en tant qu’il est doté de dignité) ; il est également un irrespect vis-à-vis de soi-même en tant qu’il trahit notre sens moral qui est au fondement de notre dignité.

Par ailleurs, tout discours ou comportement portant atteinte à ma propre dignité – par exemple, l’ivrognerie, la voracité, le mensonge, l’avarice, la servilité, la souillure de soi-même par gôut de la luxure… mais aussi le suicide -, exprime symboliquement une forme de non respect de soi.

 

Cette notion doit se distinguer (chez Kant) de celle d’estime de soi, qui est du à un sentiment de réussite ou de satisfaction vis-à-vis de soi-même. Le respect de soi n’exclut pas un tel sentiment, mais ne l’implique pas non plus ; il est un devoir, celui de choisir d’agir, de s’exprimer, de réfléchir en adéquation avec son statut moral et sa dignité humaine. Le respect de soi peut être un motif d’estime de soi, mais non l’inverse. En revanche, chez d’autres philosophes, comme par exemple John Rawls, le respect de soi, avant d’être un devoir individuel, est un bien premier que la société doit affirmer et contribuer à établir. Quelque soit ses désirs par ailleurs, tout individu a le désir de ce « bien » : avoir le sentiment de sa propre valeur, la conviction que sa propre conception du bien, son projet de vie sont dignes d’être mis en œuvre, « la confiance (aussi) dans sa capacité de réaliser ses propres intentions, dans la mesure où c’est dans son pouvoir. ». Nous sommes ici plus proches du sentiment d’estime de soi.

 

Les critiques « habituelles » de la conception kantienne

Evoquons brièvement les critiques philosophiques habituelles adressées à la conception kantienne.

 

Dans des situations difficiles, l’application d’un tel principe est irréalisable ou source de dilemmes moraux insolubles : il paraît impossible de ne pas subordonner la vie et les intérêts d’une personne à la vie et aux intérêts d’autres, ce qui est contradictoire avec l’idée que chaque être humain a une valeur inviolable et inestimable ; c’est en particulier le cas en situation de guerre ou de terrorisme. Si l’on applique en effet les préceptes kantiens à la lettre, l’atteinte à la vie d’une seule personne ne peut être justifiée par la préservation de la vie de centaines d’autres, chaque vie étant en dehors de tout calcul de prix. Les situations où les questions de l’euthanasie, ou d’une assistance médicale minimum en phase terminale, sont posées sur le plan de la bioéthique, montrent également les difficiles dilemmes que l’application d’une telle notion peut rencontrer ; nous y reviendrons.

 

La critique principale des penseurs dit « conséquentialistes » portent en particulier sur le caractère incommensurable supposé d’un tel principe. Ils s’opposent ainsi aux « déontologistes » : ces derniers, comme Kant, réfèrent le choix moral au devoir ou à l’obligation qui incombe à l’agent (en termes d’impératifs à priori) ; alors que ceux-là pensent qu’il convient, pour évaluer une décision morale, d’examiner ses conséquences, ses effets sur le monde. Pour les conséquentialistes, toutes les valeurs sont commensurables et l’objet de la morale est alors « de produire « la plus grande quantité » de valeur fondamentale ; la dignité n’est plus alors une valeur irréductible « au-delà du prix », qui n’admettrait aucun calcul ni compromis.

 

Les partisans du relativisme moral mettent également en question le caractère absolu et universel d’une telle valeur, ce qui ne signifie pas pour eux qu’elle n’a pas de valeur… et que certaines valeurs ne peuvent pas être plus « vraies » ou « justes » que d’autres. Mais ils nient que les valeurs ou principes moraux constituent une part irréductible de la structure du monde. L’ensemble des règles et normes qui sous-tendent la signification de termes éthiques tels que « bien », « juste », « devoir », sont relatifs et différents selon les périodes historiques, les sociétés, ou les groupes dans les sociétés désormais pluralistes (en démocratie). Un relativisme modéré peut reconnaître les similitudes entre cultures, qu’il attribue généralement à une nature humaine toujours présente d’une part, et d’autre part à des problèmes de co-existence sociale communs et donc de contraintes universelles ; par-là même, à un niveau de généralité très grand, les réponses et les valeurs peuvent apparaître proches ; en revanche, les formes concrètes seront très diversifiées en fonction de chacune des cultures. Par ailleurs, ces valeurs morales, relatives à une société concrète, ont deux caractéristiques : la première est qu’elles sont rigoureusement dépendantes des théories et des pratiques propres à la communauté des locuteurs (et ne peuvent par conséquent prétendre à un statut d’extériorité absolue, ne pouvant être déclarées vraies ou fausses indépendamment de leurs propres procédures de justification ; c’est notamment la thèse défendue par R. Rorty). La seconde concerne la question des conflits de valeurs : étant donné qu’aucun principe transcendant n’est en mesure de fixer une hiérarchie de valeurs dans une tradition morale souvent complexe, et que par conséquent il n’y a pas de hiérarchie « juste » de toutes les valeurs, nous sommes régulièrement confronté à de tels conflits, et il n’y a pas une seule manière juste d’établir une priorité entre deux biens différents (cf. par ex comment la notion de dignité humaine peut être, selon les cultures, davantage associée au bien commun de la communauté qu’aux droits individuels afférents à l’individu ; cultures traditionnelles d’Afrique, d’Inde, de Chine, du Japon). Nous pourrons y revenir à propos du conflit de valeurs qui s’exprime aujourd’hui en particulier à propos du débat sur l’euthanasie. Il faudrait développer bien davantage ces arguments relativistes, mais il est aisé de constater qu’il ne peut qu’ébranler l’idée de principe en quelque sorte « fondationnel » et « onto-théologique », présente dans la notion kantienne de dignité humaine.

 

Enfin, la question de la dignité humaine au sens kantien occulterait la question des autres êtres vivants. Ce sont notamment les défenseurs des droits de l’animal aujourd’hui qui désapprouvent l’implicite subordination des animaux et autres « espèces inférieures » aux intérêts de l’être humain. Cette attitude nommée « espécisme » serait assimilable selon eux à une forme de racisme ou de sexisme. Peter Singer (« All Animals are equal ») dénoncent à ce sujet les traitements infligés aux vivants non humains qui ne sont pas protégés par ce statut de dignité, resituant la notion de dignité humaine dans ses origines spiritualistes et chrétiennes, responsables selon lui de ce statut d’exception humaine qu’il refuse. Il est intéressant à ce sujet de faire remarquer que la Constitution Suisse utilise la notion cette fois à coloration « éco-théologique » de « la dignité de la créature »….

 

Comment cette référence à la dignité humaine, est utilisée aujourd’hui dans les débats de nature éthique destinés à préparer les prises de décisions politiques, en particulier dans le domaine de la bioéthique où le développement des sciences et des techniques, comme d’ailleurs celui des mœurs qui lui est associé, rend de plus en plus nécessaire ce rôle d’arbitrage ? Cette mise en question de l’universalité de ce principe et de sa prétention à la fondation de la morale est également en jeu dans les nombreux débats de nature bioéthique qui traversent les institutions internationales, notamment à l’initiative de l’UNESCO. Il est intéressant d’examiner comment ce principe a été mis à l’épreuve dans ce contexte, et sur quels points d’achoppement. Dans « Dignité et diversité des hommes », Vrin, 2009,  Gilbert Hottois rend compte des travaux de grands colloques internationaux de 2005 à 2007, qui cherchent à trouver dans la notion de dignité humaine un principe fondamental, unique, univoque, et incontestable, qui serait à la base de tous les droits de l’homme, et capable de les « fonder » moralement. Le recours moral à la dignité est spécialement fréquent dans les domaines bioéthiques de l’expérimentation sur l’homme, de la procréation médicalement assistée, de l’euthanasie, de l’eugénisme, des prélèvements d’organes, de la question du statut du corps humain (gestation pour autrui, commerce sexuel, assistance sexuelle aux handicapés), et plus marginalement celui des spéculations posthumanistes. Les enseignements de ces travaux n’ont pas été à la hauteur de ces espérances : en voilà quelques raisons essentielles, telles qu’elles sont analysées par l’auteur.

 

La notion s’est avérée à l’usage de caractère trop vague, plurivoque voire contradictoire

 

Elle fonctionne souvent de façon dogmatique comme un argument d’autorité et incontestable, fermant le débat au lieu de l’alimenter, et pouvant être invoquée pour défendre des positions contradictoires.

 

Notion jugée généralement inutile par les anglo-saxons (les américains en particulier), elle est bien accueilli dans les pays européens, mais dans des acceptions différentes : les pays germaniques, comme la France, retiennent ce principe dans une dimension proche de la conception kantienne : valeur universelle et intrinsèque de l’être humain (y compris de l’embryon en Allemagne). La Belgique insiste bien davantage sur le pluralisme et « la diversité bioéthique et ses horizons multiculturels »

 

L’exemple des débats sur l’euthanasie

Cette absence de consensus culmine sur la question du statut de l’embryon et de l’euthanasie. Concernant cette dernière, la dignité de l’homme est aussi bien invoquée contre (dignité absolue de la vie humaine, quelque soit la qualité de vie), que pour (« droit à mourir dans la dignité »). La notion de dignité recouvre en réalité deux conceptions très différentes : d’un côté la dignité est une valeur absolue de la vie humaine sur laquelle l’individu  n’ a pas de pouvoir puisqu’elle appartient en quelque sorte à l’humanité et relève de quelque chose de transcendant et qui « nous dépasse », l’accompagnement dans la mort ne devant en aucun cas comporter une assistance qui porte atteinte à la vie. De l’autre côté, la dignité de la personne humaine est comprise comme le devoir de respecter le droit de la personne à choisir sa mort et à ne pas perdre sa dignité dans la maladie.  Examinons de plus près ces deux approches :

La première conception, d’inspiration kantienne, postule la valeur incommensurable de chaque homme en tant qu’agent moral. Il ne faut pas faire de ce point de vue une confusion entre dignité et qualité de vie (qui peut être reliée au sentiment d’estime de soi). Conformément à l’idéal kantien, il y a convergence entre dignité et autonomie : l’autonomie consiste dans cette capacité à obéir librement à la loi morale (c’est cette maîtrise morale qui constitue ma dignité) qui me prescrit de considérer ma vie comme une fin en elle-même, indépendamment de ce qu’elle est empiriquement à un moment donné (la qualité de ma vie). En ce sens, le suicide est immoral quelque soit les circonstances. Avec sa prétention à l’universalité, la notion de dignité rejoint l’affirmation « onto-théologique » de la sacralité de la vie elle-même. Dans« La dignité humaine », Folscheid nous invite à la plus grande prudence sur cette question de « la qualité de la vie » : « Selon que la vie d'une personne sera jugée conforme ou non à ce que l'on a posé au préalable comme vie de qualité, la personne sera jugée digne ou indigne de vivre. [...] Pour qualifier, il faut donc quantifier, alors que la dignité humaine n'a rien à voir avec la quantité. ». La référence kantienne à l’incommensurabilité de la valeur de dignité est ici explicite.

La deuxième conception de la dignité (dans l’expression « mourir dans la dignité ») permet une triple référence : l’individu doit être libre (autonomie) d’estimer que dans certaines circonstances (qualité de vie) sa vie ne peut être vécue avec assez de dignité à son propre regard, ainsi qu’au regard des autres (la question du respect de soi rejoint ici, à la différence de la pensée kantienne, celle de l’estime de soi). Le rapport entre autonomie et dignité est ici de l’ordre des tensions ou de l’opposition. Cette conception est plus « empirique », moins « idéaliste », plus « relative », plus proche d’une conception de l’autonomie (comme liberté de choix et non volonté inconditionnée ou libre-arbitre) et de l’estime de soi appliquée à des êtres empiriques particuliers. La valeur fondamentale est ici celle de la liberté : il appartient à chaque individu de décider ce qui relève de sa dignité. Il ne s’agit donc pas de protéger les individus ou les collectivités contre des atteintes à la dignité de l’être humain malgré eux, et même contre leur volonté (comme c’est le cas dans l’autre conception). Les détracteurs de ceux qui pensent qu’un tel interdit est nécessaire soulignent le danger qu’il y a à ce qu’une fraction de la société (pourquoi pas une communauté religieuse) définisse et impose aux autres sa conception de la dignité de l’être humain.

 

Nous avons choisi de prendre l’exemple de l’euthanasie, mais nous aurions pu bien sûr en prendre d’autres, et notamment la discussion dont l’objet, tout en étant encore aujourd’hui relativement « virtuel », est l’occasion de polémiques très vives : les spéculations relatives aux applications potentielles sur les humains des nouvelles technologies (nanotechnologies, biotechnologies, cybernétique…etc). Nous retrouvons également dans ce débat d’un côté, une définition essentialiste de l’homme qui sert de rempart infranchissable : toute manipulation « transhumaine » de cet ordre est dégradante pour l’être qui la subit, elle lèse sa valeur, la dignité attachée à tout être humain ; de l’autre côté, l’idée que l’humanité, comme le dit Bostrom (« Defense of Posthuman Dignity »), a toujours été en procès de « posthumanisation » ? Le premier à l’avoir soutenu n’est-il pas l’humaniste célèbre Pic de la Mirandole, dans son « Discours sur la dignité humaine » de 1486 :

« Dieu a dit à Adam : “ Pour les autres, leur nature définie est tenue en bride par des lois que nous avons prescrites : toi, aucune restriction ne te bride, c’est ton propre jugement, auquel je t’ai confié, qui te permettra de définir ta nature. (…) Si nous ne t’avons fait ni céleste ni terrestre, ni mortel ni immortel, c’est afin que, doté pour ainsi dire du pouvoir de te modeler et de te façonner (plastes et fictor) toi-même, tu te donnes la forme qui aurait eu ta préférence.  (…) A l’homme naissant, le Père a donné des semences de toutes sortes et les germes de toute espèce de vie. (…) Qui n’admirerait notre caméléon ? ”(…) L’homme n’a en propre aucune image innée. »

 

La dignité tient donc au fait que l’homme a été créé sans “ archétype ”, qu’il est « l’oeuvre d’une image indistincte ”. La dignité de l’homme relève de cette “ libre plasticité ontologique ”. Dans cette optique, la transformation historique, progressive et délibérée de notre « nature » est plutôt à mettre au compte de notre dignité…

 

Instrumentalisation de la philosophie et volonté de « fondation »

 

Gilbert Hottois pense que la philosophie est ainsi fréquemment instrumentalisée pour affirmer comme une évidence l’existence de valeurs en soi intemporelles et universelles valant pour tous les hommes ; alors que la référence implicite à la philosophie kantienne utilisée ici est loin d’être une référence neutre : elle conforte selon lui « les conceptions dualistes, universalistes, essentialistes, idéalistes, spiritualistes et religieuses chrétiennes ». Elle relève également d’un moralisme ancré « dans la tradition du droit naturel et de l’idée associée de nature humaine ».

le « fondationalisme », est sans doute une tendance profondément ancrée dans nos esprits ; Même des philosophes ne partageant pas, loin de là, l’idée d’une nécessité de ce recours à la transcendance, ont reconnu le besoin des « gens » de repères stables et assurés, qui apparaissent (même s’il ne s’agit que d’une apparence) comme fondés dans la nature des choses, sur des questions aussi importantes dans l’existence humaine que la filiation, la mort, la vie, l’identité…etc. (interrogeons-nous nous-mêmes pour savoir où nous en sommes concernant ce besoin, car les gens…c’est nous !). En même temps, un tel recours « stratégique » à la fondation ne peut être une justification suffisante, et surtout risque d’empêcher l’exercice de la pensée. Inscrits non seulement dans une législation positive qui interdit par exemple telle ou telle expérimentation (par exemple le clonage), mais dans une sorte de « bio-droit » naturel, de tels principes « onto-théologiques » criminalisent littéralement tous ceux qui la pratiqueraient (ce qui est logique), mais aussi ceux qui exprimeraient des réserves ou des critiques vis-à-vis de l’interdit. Ainsi mis au-dessus des lois comme fondement de ces mêmes lois, ils soustraient  ces questions à toute possibilité de discussion.

 

Critique « libérale » de la notion kantienne de dignité humaine

Nous terminerons cette mise à l’épreuve de la notion de dignité et de la pertinence de son utilisation dans les débats contemporains de bioéthique par la critique qu’en fait Ruwen Ogien (« Sortir Kant de nos têtes » ;  philosophe français contemporain d'inspiration libérale, notamment John Stuart Mill et John Rawls). Directeur de recherche au CNRS, ses travaux portent notamment sur la philosophie morale et la philosophie des sciences sociales.

Celui-ci est partisan, avec d’autres, d’une morale ou éthique « minimale » : aucune limite ni interdit ne doit être posé face aux libertés individuelles et à la vie privée de chacun, à partir du moment où une condition est remplie : ne rien faire qui puisse nuire à autrui, c'est-à-dire exiger de ne pas porter atteinte à leurs droits fondamentaux, comme ne pas les torturer, les déporter, les priver de leurs biens, ne pas surveiller leur vie privée, les faire souffrir inutilement, leur ôter la vie sans raison impérieuse etc. A partir de ce principe, comment apprécier le recours à la notion kantienne de dignité dans les débats actuels ?

Rappel : il y a chez Kant une stricte symétrie morale entre ce que nous faisons à autrui, et ce que nous nous faisons à nous-mêmes ; comme nous l’avons vu, dans cette perspective le suicide est égal à un meurtre, et donc n’est pas moralement acceptable. La raison en est qu’en tant qu’hommes, nous ne sommes ni des choses, ni des animaux, et que nous ne pouvons être traité simplement comme des moyens mais toujours en même temps comme des fins, ce principe valant aussi bien pour le rapport à soi que pour le rapport à autrui. Ce rappel étant fait, l’argumentation critique de Ogien peut se déployer :

En ce qui concerne le rapport aux autres : Le principe de non nuisance à autrui n’est-il pas suffisant ? Est-il nécessaire d’avoir à justifier ces droits fondamentaux ? Ne sont-ils pas évidents par eux-mêmes ? Pourquoi ajouter que s’il ne faut pas nuire aux autres, c’est pour ne pas porter atteinte à leur dignité ? On n’a pas besoin de cela pour trouver horrible le gazage des handicapés mentaux … Selon Ogien, supposer que la référence à la dignité humaine est nécessaire pour justifier des droits, c’est en réalité affaiblir ces droits, laisser croire qu’il ne sont pas suffisamment évidents par eux-mêmes, et qu’ils ont besoin d’être « fondés » sur une valeur absolue.

En ce qui concerne le rapport à soi-même. C’est sur cette question que la notion kantienne de dignité intervient de façon systématique dans les débats, et  sur ce point que Ogien va cibler sa critique. En France, au cours des débats relatifs au « lancer de nains », à la gestation pour autrui, à l’assistance sexuelle des handicapés ou au suicide assisté, l’argument en faveur de l’interdiction était de cette nature : « même si vous ne causez aucun tord direct ou intentionnel aux autres, même si c’est le résultat d’une décision qui tient compte des contraintes auxquelles vous êtes confrontées dans votre vie, c’est contraire à votre dignité ». Que pensez de cet appel à la dignité ? Il est paternaliste, selon Ogien, comme si « nous étions des enfants turbulents et irresponsables, incapables de savoir par nous-mêmes ce qui est bien pour nous ». Il peut servir à pénaliser toutes sortes d’actions et de relations dans le domaine sexuel (par exemple relations sado-maso entre partenaires consentants ou travail sexuel) ou celui de la procréation (gestation pour autrui).  Ce principe serait source de confusion et non de clarté, comme nous l’avons vu sur la question de l’euthanasie, puisqu’il permet de justifier des causes contradictoires. Il ne permet pas de faire le tri entre le légitime et l’illégitime : par exemple, pourquoi serait-il contraire à la dignité humaine de vendre ses capacités à donner du plaisir sexuel ou à porter un enfant d’une autre, et non de vendre ces capacités athlétiques, sa patience, son habileté, ses connaissances ou son intelligence ? Il n’y a pas de réponses à ces questions qui fassent l’unanimité. Le débat public sur « les dérives mercantiles qui portent atteintes à la dignité humaine » se déroule dans la confusion. Par exemple nous refusons d’envisager une rémunération par crainte de l’atteinte à la dignité humaine en raison de ces dérives mercantiles, pour  la mise à disposition d’autrui de parties de son corps (rein, lobe de foie, etc.) ou de produits de son corps (sang, sperme, ovocytes, etc.) ; or beaucoup d’argent circule dans ces activités pour payer le personnel soignant, administratif, la maintenance des locaux et des instruments techniques, les laboratoires pharmaceutiques, etc. Personne ne semble penser que c’est l’expression de « la marchandisation du monde »… Le seul qui n’aurait pas le droit moral d’être payé ou compensé pour sa participation au processus thérapeutique serait le donneur. Pourquoi ? Pour Ogien, l’appel à la dignité serait finalement instrumentalisé pour justifier l’exclusion de certaines innovations techniques et sociales, notamment dans les affaires familiales et sexuelles. : par exemple justification du refus de légaliser la gestation pour autrui, ou d’accorder aux femmes « âgées » mais aussi aux couples gays l’assistance médicale à la procréation. Il serait donc le mobile d’engagements conservateurs et répressifs : protéger la famille dite « normale » jeune, féconde, et hétérosexuelle. Ce qui est moralement « digne », c’est ce qui est dans la normalité… Comme le dit clairement Ruwen Ogien, cette conception minimaliste de la morale, dans le prolongement du philosophe « libéral » (au sens moral et politique) John Stuart Mill, réserve l’application de la morale au rapport avec les autres, alors que ce que nous faisons de nous-mêmes est moralement indifférent : «Comme les conceptions rationalistes du droit, les conceptions minimalistes de la morale se proposent de limiter leur domaine. Elles recommandent de réserver l'application du mot "immoral" aux relations injustes envers les autres (humiliation, discrimination, exploitation et manipulation cyniques, atteintes aux droits, gestion des relations par la menace, la violence ou d'autres formes de contrainte, etc.) et d'éviter de l'utiliser pour évaluer tout ce qui, dans nos façons de vivre, nos pensées, nos actions, ne concerne que nous-mêmes, ce que nous faisons entre personnes consentantes, ou nos relations envers des choses abstraites ("Dieu", la "Patrie", la "Nature », la "Société", l'« Homme »,etc.). ». Cette  position n'interdit cependant pas une éthique individuelle personnelle, mais elle interdit seulement de juger les autres uniquement au travers du prisme de cette éthique (qui ne doit être qu’une éthique personnelle)

 

Pour conclure et ouvrir sur le sujet plus général de la morale elle-même, beaucoup de questions apparaissent autour de ces deux conceptions symétriquement opposées de la morale (celle de Kant et celle d’Ogien) : est-il justifié de dire qu’un certain nombre de règles morales ou éthiques (relatives à la dignité par exemple) nous surplombent ? En quel sens ? Ces règles ont-elles besoin d’être « fondées » (sont-elles inconditionnelles ? Conditionnelles) ? Est-il juste de dire que l’on doit fixer des limites aux libertés individuelles, non seulement dans une communauté et dans les relations interindividuelles, mais aussi dans son rapport à soi-même ?

Concernant la question de la légitimité ou non d’une fondation de la morale, André Comte-Sponville répond de la façon suivante à Marcel Conche, dans le débat qui l’oppose à son « maître » sur l’interprétation que l’on doit faire de Montaigne à ce propos : «A-t-on besoin d'un fondement pour avoir, comme Montaigne, «horreur de la cruauté» (III, VIII, 922; PI. 900)? A-t-on besoin d'un fondement pour haïr, comme Montaigne, «toute sorte de tyrannie, et la parlière, et l'effectuelle» (III, VIII, 931; PI. 910)? A-t-on besoin d'un fondement pour se sentir, comme Socrate ou Montaigne (I, XXVI, 157; PI. 156; III, IX, 973; PI. 950), citoyen du monde et solidaire de tous les hommes? A-t-on besoin d'un fondement pour aimer la vie, la vérité et la paix? Et cette horreur, cette haine, ce sentiment, cet amour ne suffisent-ils pas — éclairés par la raison, guidés par la raison, mais non fondés sur elle — pour condamner et combattre le nazisme? Marcel Conche m'objecte alors que s'il n'y a pas de morale universelle, un nazi peut arguer de ses propres valeurs pour justifier ses actes. Sans doute, mais n'est-ce pas aussi ce qui se passe? En quoi cela me donne-t-il tort, d'un point de vue théorique? En quoi cela m'empêche-t-il, dans la pratique, d'opposer mes valeurs aux siennes, et ma force à sa force? Le relativisme de Montaigne, tel que je le lis, n'en fait pas plus un nihiliste, dans l'ordre pratique, que son scepticisme, dans l'ordre théorique, n'en fait un sophiste : l'incertitude n'empêche pas d'aimer la vérité; la tolérance n'empêche pas de haïr l'intolérance, ni de la combattre».

 

Daniel Mercier, le 4 juin 2011