"La raison est-elle une arme pour combattre le fanatisme ?"

 

café philo à la médiathèque de Lespignan

le samedi 11 juin 2016 à 17H45 

Le sujet :  « La raison est-elle une arme pour combattre le fanatisme ?"»

 
 

Présentation du sujet

 

Voilà comment Voltaire parle du fanatisme au XVIIème siècle, dans son Dictionnaire Philosophique :« Que répondre à un homme qui vous dit qu’il aime mieux obéir à Dieu qu’aux hommes, et qui, en conséquence, est sûr de mériter le ciel en vous égorgeant ? ». Quelle redoutable actualité que cette question ! Deux cent cinquante ans après, la même question, aux mots près, habite nos consciences devant l’effroyable vague de fanatisme, cette fois-ci véhiculé par le fondamentalisme islamique. Depuis Voltaire et les Lumières, l’exercice de la raison apparaît comme une véritable arme de combat contre les dérèglements et les délires meurtriers du fanatisme, dont la Saint-Barthélemy a été une illustration tragique. Que doit-on en penser ? La raison est-elle en mesure de nous en protéger, ou bien peut-elle être elle-même hantée par des « démons intérieurs » capables de la rendre « déraisonnable » à son tour ? Et le fanatisme n’est-il qu’une affaire de déraison, ou bien ne souffre-t-il pas d’une autre maladie, celle que le philosophe situationniste Vaneigem nomme « un manque-à-vivre » ?

 

 

Ecrit philo

 

« La raison est-elle une arme pour combattre le fanatisme ? »

 

Présentation
La raison contre la déraison
La raison et ses « ennemis intérieurs »
La déraison loge au cœur de la raison
La raison et ses « pathologies »

        Réification de la Raison

        La rationalisation

        Réification et rationalisation favorisent la production de « doctrines »

        Rabattre l’Autre sur le Même 

        Raison, exclusion et simplification

En conclusion : dogmatisme et fanatisme

 

Seule la raison peut combattre ses propres démons

L’histoire de la philosophie elle-même suit l’histoire du désenchantement du monde

Pourquoi personne ne peut se prétendre le détenteur de la Vérité...

Mais l’incertitude n’empêche pas la quête...  Le doute est ni indifférence,  ni ignorance. Combattre à la fois le fanatisme et son symétrique, le nihilisme

Le fanatisme se nourrit finalement de l’impossibilité de démontrer la vérité...

Une éthique du bien-penser

Défendre à tout prix les vérités factuelles (Hannah Arendt)

Le fanatisme n’est pas seulement une perversion de la raison, mais peut-être plus fondamentalement l’effet du « manque à vivre »...
Conclusion

 

 

Commençons par citer cette question ô combien actuelle posée par Voltaire dans son « Dictionnaire philosophique » dans l’article consacré au fanatisme : « Que répondre à un homme qui vous dit qu’il aime mieux obéir à Dieu qu’aux hommes, et qui, en conséquence, est sûr de mériter le ciel en vous égorgeant ? », et quelques lignes plus loin : ils ressemblent à ce Vieux de la Montagne qui faisait, dit-on, goûter les joies du paradis à des imbéciles, et qu’il leur promettait  une éternité de ces plaisirs... à condition qu’ils iraient assassiner tous ceux qu’il leur nommerait. ». Entre l’actualité du fanatisme au XVIIIème siècle et celle d’aujourd’hui, un même danger, une même crainte, causés par la présence du fanatisme. Donnons-en tout de suite une définition, celle du Vocabulaire de Philosophie de André Lalande : le « fanatique » se disait primitivement des prêtres  de certaines divinités qui entraient dans une sorte de délire sacré, pendant lequel il se blessaient et faisaient couler leur sang . D’où les deux sens dérivés de cette origine : tout d’abord mystique, admettant dans le cours des choses l’intervention ordinaire de puissances occultes ; ensuite le fanatique est intolérant, passionné pour le triomphe de sa propre foi, insensible à tout autre chose, prêt à employer la violence pour convertir ou détruire ceux qui ne la partagent pas. Cette définition très précise nous montre à l’évidence la nature originairement religieuse du fanatisme, mais aussi par extension le risque que peut représenter toute espèce de croyance. Nous pensons ici à des croyances (au sens de croyance-foi, selon la distinction faite par Ricoeur entre croyance- foi et croyance-opinion) qui ne sont pas religieuses mais qui procèdent des mêmes mécanismes.

 

La raison contre la déraison

Ce terme a valeur de véritable mot-clé au XVIIIème siècle. La Grande Encyclopédie de Diderot ne lui consacre pas moins de dix-sept colonnes. Le fanatisme est inséparable de son opposé la tolérance, valeur que Voltaire s’est efforcé de mettre en avant. L’évènement le plus exemplaire du fanatisme est celui de la Saint-Barthélemy, celui « des bourgeois de Paris qui coururent assassiner, égorger, jeter par les fenêtres, mettre en pièces.... leurs concitoyens qui n’allaient pas à la messe. »[1]. La religion, dit Voltaire, « tourne facilement en poison dans les cerveaux infectés. ». Et aussi : « Ces gens là sont persuadés que l’esprit saint  qui les pénètre est au-dessus des lois.... ». Ce qui est avant tout souligné par Voltaire comme caractéristiques du comportement fanatique, c’est son dérèglement et sa folie : en parlant de fanatiques, il les décrit ainsi : « leurs yeux s’enflammaient, leurs membres tremblaient, la fureur défigurait leur visage, et ils auraient tué quiconque les eût contredit ».On voit bien ici que la rage et la déraison sont pour Voltaire des traits spécifiques au fanatisme. Sa « Henriade » comporte un combat épique de la tolérance contre le fanatisme, monstre sorti des ténèbres et crachant l’obscurantisme dans la noire fumée des bûchers[2]. Le fanatisme est le plus « cruel tyran de l’empire des ombres ».... « enfant dénaturé de la religion ». Seule une religion éclairée par la raison peut combattre les insensés, et celle-ci est ni plus ni moins la philosophie dans l’esprit de Voltaire. « Sans la philosophie, écrit-il, on aurait deux ou trois Saint-Barthélemy par siècle.... Le fanatisme allume la discorde et la philosophie l’éteint ». Autant dire que la Raison est une arme fatale contre lui... Le seul remède est « l’esprit philosophique », seul capable de combattre « la fureur infernale » et « la folie des hommes », car l’effet de la philosophie est « de rendre l’âme tranquille ». Apparaît ici clairement le couple raison/déraison, comme une sorte de paradigme opposant en effet la folie du fanatisme aux bienfaits de la Raison. Première réponse, affirmative donc, à notre question de ce soir, sur laquelle nous allons revenir...

Ce n’est pas un hasard si la Raison des Lumières, elle-même « lumière naturelle » d’après Descartes, semble être le véritable antidote du fanatisme : elle est pensée par Les Lumières comme l’instrument décisif pour vaincre l’obscurantisme qui lui est naturellement associé. La question posée ce soir est bien de savoir si nous pouvons reconduire cette conviction en quelque sorte chevillée au corps des Lumières...

Les Lumières, et au-delà même l’humanisme de la Renaissance et sa manière de revisiter la culture antique, avec son primat accordé à la raison humaine, se présente bien comme une arme de combat contre l’obscurantisme et la superstition, au nom d’une foi en l’homme, en la connaissance, et au progrès. Quand les Lumières s’élèvent contre les ténèbres, la clarté contre l’obscurité, la transparence contre l’opacité, le Bien n’est pas loin de triompher du Mal. Déjà avec Descartes, la Raison, cette « lumière naturelle », digne héritière de la lumière divine[3], doit nous délivrer de l’ignorance et des croyances de la tradition. C’est en pensant par soi-même selon les principes de la raison que l’homme pourra s’émanciper du dévoiement et de la perversion des siècles passés[4]. Arrêtons-nous un instant sur ce projet pour faire deux observations à la fois complémentaires et contraires, qui trahissent notre sentiment « partagé » : la raison, dans toute la tradition philosophique depuis Platon et Aristote, sera en effet cet outil d’affranchissement incomparable par rapport à toutes les opinions, habitudes de pensées, croyances non questionnées, au service de la recherche de la vérité, s’appuyant bien souvent sur la méthode du doute et du libre examen des idées avec beaucoup de fécondité. Quant à la foi, Kant a montré qu’elle était du domaine de la croyance, et qu’en aucun cas elle pouvait prétendre être une connaissance « objectivement vraie », séparant ainsi radicalement sur un plan épistémologique croire et savoir, certitude établie pour tout le monde (même provisoirement) par la science, et conviction religieuse pour moi (c’est-à-dire subjective).

Par ailleurs, fidèle d’ailleurs à cette pensée même,  nous avons souvent eu l’occasion d’interroger ce qui apparaît comme une évidence pour la Pensée des Lumières.... D’abord, l’exemple des Lumières montre qu’un idéal de la raison peut produire son extrémisme et son terrorisme comme une religion. Les Girondins modérés ont été débordés par une forme de fanatisme Montagnard. Ensuite, cet optimisme foncier accordé à cette « lumière naturelle » qu’est la raison n’a malheureusement pas franchi facilement les épreuves empiriques de la réalité et de l’Histoire : nombreux sont ceux en effet qui a tord ou à raison rapprochent ces affirmations de principe à la réalité de notre XXème siècle ; le moins que l’on puisse dire est que l’optimisme des Lumières a été malmené par le siècle le plus atroce de toute l’histoire de l’humanité, et souvent au nom même de ses principes (l’expérience historique du communisme international). Les plus virulents critiques pensent même qu’elles ont davantage contribué à aveugler qu’à éclairer. Voilà par exemple ce qu’en dit un de ses détracteurs, Georges Steiner :   

« Les Lumières ont profondément surestimé l’homme et le potentiel éthique de la nature humaine dans sa grande moyenne. Elles ont tenu pour quasi-automatique le processus du progrès humain vers la philanthropie et la justice… Les Lumières –c’est à mon sens leur fatalité – ont été d’une arrogance aveuglante, d’une superbe illusoire devant les constantes de l’inconnu, de l’incalculable dans le destin humain et dans le Da-sein, comme dirait Heidegger, du monde et de l’être. Leur psychologie nous désole par son orgueilleuse superficialité. ». Nous n’oublions pas qu’une telle critique s’origine dans une pensée radicalement antimoderne... Mais nous devons nous demander si cette opposition binaire raison/déraison, lumière/ténèbre, ou encore vérité et mensonge, au cœur de l’exercice de cette fameuse « raison naturelle », n’est pas dans certaines conditions de nature à alimenter une certaine forme de manichéisme et de dogmatisme... Un signe qui pourrait nous inciter à réinterroger cette évidence des Lumières pourrait se trouver au coeur de la Révolution Française avec Robespierre : le grand historien François Furet a bien mis en lumière cette logique binaire à l’œuvre chez « l’Incorruptible », qui partageait le pays en corrompus et « incorrompus ». « Comme la Révolution française, Robespierre ne connaît que des bons et des méchants, des patriotes et des coupables. » dit-il. Qui de mieux que lui pourtant à cette époque pouvait le mieux incarner cette « déesse raison » qu’il a tant louée ? Indéniablement, les exécutions de masse perpétrées par Robespierre et les Montagnards ne sont pas étrangères à cette réification de la Raison... Sans réduire l’importance et la portée des Lumières à ce seul aspect, il est néanmoins nécessaire de comprendre pourquoi et comment un certain type de croyance en la toute-puissance de la raison et de son exercice peut lui aussi alimenter le dogmatisme et donc aussi le fanatisme... Au-delà même d’une pensée qui procède effectivement de façon binaire (Lumière/Ténèbre)[5], ce qui est en question est peut-être un certain rapport à la vérité contre lequel Les Lumières n’auraient pas su lutter, et qu’elles auraient même favorisé...

La Raison et ses « ennemis intérieurs »

Nous aurions tord cependant de négliger le développement de la rationalité dans l’histoire de la pensée occidentale, et la nouvelle autonomie qu’elle acquiert avec les Lumières. Mais Edgar Morin nous met justement en garde : l’histoire de cette pensée est aussi celle « des maladies de la raison »[6]. Quels sont alors les « ennemis intérieurs » à la raison qui la rendent sujette à des dérives fanatiques ?

La déraison loge au cœur de la raison

Il y a une tradition philosophique qui trouve son expression la plus aboutie avec Descartes[7]: elle consiste à opposer terme à terme la raison et la folie, l’une excluant radicalement l’autre. C’est Foucault le premier à avoir déconstruit cette fausse évidence[8]. Avec Descartes, l’exercice de la raison (c'est-à-dire de la pensée selon la conception classique de celle-ci) exclut la déraison. Dans son exercice du doute, il rencontre en effet la possibilité de l’erreur et de l’illusion (en particulier liées aux sens et aux rêves) qu’il accepte d’examiner pas à pas, mais aussi la possibilité de la folie : celle-ci est rejetée aussitôt car ce serait extravagant de penser que l’on est extravagant. Moi qui pense, je ne peux être fou. La pensée ne peut être folle, pas plus que le fou ne peut penser. Le philosophe fonde la folie « comme l’autre de la raison, selon le discours de la raison elle-même ». Ainsi la folie va être excommuniée de la raison comme « on dépouille la lumière de son ombre » (R. Enthoven, article dans Philo Magazine mars 2010). La pensée, comme immédiate présence à elle-même, est sa propre référence ; le fait de penser est en lui-même une garantie qui exclut la folie : de la même manière que l’expérience subjective de ma propre pensée implique nécessairement que j’existe et que je pense (même si je me trompe) (« je pense, j’existe », c’est un fait indéniable), cette même expérience de la pensée exclut que je sois fou alors que je pense. Nous voyons bien ici que cette façon de poser la folie dans un rapport d’exclusion avec la raison heurte d’autres conceptions où au contraire  l’expérience d’une « raison déraisonnable » est habituelle. Montaigne est à ce sujet exemplaire, dans la mesure ou, contrairement à Descartes qui rejette cette hypothèse, il accepte de se laisser inquiéter et hanter par la folie : pour lui, et paradoxalement, c’est l’esprit (et non le corps) qui est responsable de tous nos égarements, car n’étant pas « bridé » par des circuits courts qui le rattache au corps comme chez les animaux (notre vocabulaire est bien entendu ici anachronique, Montaigne dit joliment au sujet des animaux « qu’ils tiennent (l’esprit) sous boucle »), il est naturellement sujet à des formes de « délires », et à se laisser entraîner par son imagination, cette « folle du logis ». La force de l’esprit est aussi ce qui en fait sa vulnérabilité. Seul l’homme délire, parce que seul l’homme dispose d’un esprit, et il y a pour lui mille façons de s’égarer. C’est de l’intérieur de la raison que nous faisons l’expérience de la folie : rien n’assure que toute pensée n’est pas hantée de déraison. Dire que c’est impossible, c’est ramener la « volonté de Dieu » et « la puissance de notre mère-nature » à la mesure de « notre capacité et suffisance ». Se prendre ainsi soi-même pour Dieu n’est-il pas « la plus notable folie du monde » ?[9]

Par ailleurs, nous pourrions ajouter qu’il y aurait une forme d’angélisme (qui veut faire l’ange...) à vouloir éradiquer complètement toute « folie » au nom d’une vie intégralement raisonnable. Et peut-être même c’est la folie la plus grande que de prétendre à l’exercice exclusif et absolu d’une Raison ainsi réifiée, qui peut nous faire penser à la « déesse raison » de Robespierre. Castoriadis dit à ce propos « L’homme est cet animal fou dont la folie a inventé la raison ». Il n’est pas certain que la pensée des Lumières ne se soit pas illusionnée à ce sujet[10]...

La raison et ses « pathologies »

Avant de continuer un tel examen critique peut-être faut-il rappeler que nous ne disposons d’aucune alternative, d’aucun outil aussi puissant que la raison pour tenter de penser le monde et d’agir sur lui ! Ceci pour ne pas céder aux tentations d’un postmodernisme qui sacrifierait cette dernière sur l’autel d’un relativisme radical. Nous ne pouvons pas nous passer, Edgar Morin insiste sur cette nécessité, des systèmes et des théories s’appuyant sur la raison  pour mieux comprendre le réel. Sans eux, nous serions confrontés au chaos du monde... Les systèmes d’idées ou idéologies permettent de voir le monde, de lui donner forme, sens, de nous y repérer : ils sont donc indispensables car si nous n’avons aucune structure mentale et idéologique pour assimiler l’information en provenance du monde extérieur, celle-ci ne sera que du « bruit » pour nous. Mais en même temps, ces systèmes contiennent en eux un risque potentiel et souvent réel d’aveuglement, les deux grands totalitarismes l’ont montré. Cat toute idéologie « déforme en prenant forme »[11]. Le risque est toujours là : ne vais-je pas n’accueillir que les informations qui confirment mon point de vue, et rejeter celles qui le contrarient ? Ne vais-je pas m’arranger pour voir ce que je veux voir, et ignorer ce que je ne veux pas voir (comme les Allemands qui ignorent les camps de concentrations, ou les communistes qui ignorent l’existence du Goulag) ? « Une conviction bien assurée détruit l’information qui la dément » dit E. Morin. L’idéologie a la capacité de « s’immuniser » pour se protéger des évènements qui risque de la faire exploser. Comment donc rendre intelligible le réel sans le mutiler, sans occulter sa dimension irrationnelle (en pensant avec Hegel qu’il est intégralement rationnel) ? La raison doit sans doute commencer par faire le deuil de la possibilité d’une totale émancipation par rapport aux affects et aux intérêts de ceux ou de celui qui l’exerce. Mais aussi de penser qu’elle peut échapper et s’abstraire du mythe et de la croyance. Sans abandonner pour autant les exigences rationnelles de la critique... Et pour commencer, décrypter avec Edgar Morin ou Hannah Arendt les principaux mécanismes de ces fameuses « maladies de la raison » ?

 

Réification de la Raison : nous n’insisterons pas, puisque nous venons d’évoquer les manifestations les plus connues de cette absolutisation de la raison. Il est facile de comprendre en quoi une telle croyance (en la toute-puissance de la raison) peut conduire aux pires excès : affichant une prétention omnisciente, elle impose une interprétation définitive du monde passé, présent et futur. Elle affirme son caractère irrécusable, et ne peut jamais être prise en défaut... Le propre de la réification étant la méconnaissance de ses limites, elle s’accompagne fréquemment d’un délire rationalisateur  présupposant que « tout le réel est rationnel ». Nous pouvons faire l’hypothèse que la Raison des Lumières, conçue initialement comme un outil critique au service de la démystification de toutes les formes de religion, est devenue « déesse Raison » (a qui on dédiait un culte), avec Robespierre par exemple, en plein régime de Terreur. De la même façon, l’idéologie marxiste qui se voulait scientifique et matérialiste n’est –elle pas devenue une religion du salut terrestre, avec le prolétariat comme véritable messie et la révolution comme Apocalypse ? C’est un  peu comme « si nos idées prenaient possession de nous-mêmes »[12], et empêcher le doute et l’examen. Elles peuvent alors nous empêcher de penser vraiment. Nous ne sommes alors plus en mesure de distinguer le réel des idées que nous formons sur lui... Il est pourtant très important de savoir que nous voyons le monde par le truchement de nos idées, de ne pas croire voir dans nos idées le monde tel qu’il est...

La rationalisation. Il s’agit souvent d’une instrumentalisation de la raison à son propre insu, celle-ci étant clandestinement (sauf en cas de manipulation délibérée) au service d’une cause subjective (personnelle et psychologique, c’est-à-dire renvoyant à des motivations souvent inconscientes, mais aussi collective, politique et/ou sociale). Contrairement peut-être à l’idée que se fait la pensée commune, l’instrumentalisation de la raison n’est pas souvent délibérée, mais se fait par le biais de la rationalisation : justifier, « légitimer » par la raison un point de vue, alors que ses mobiles sont autres que rationnels (désir, intérêt, peur, incapacité …etc). En un sens, il n’y a pas de démarche rationnelle radicalement émancipée de tout mythe et de toute croyance, de toute émotion et de tout désir. Nous ne pouvons éradiquer complètement la contamination du savoir par le vouloir... Freud affirmait que la rationalisation est « la forme cohérente donnée par la pensée, servant uniquement à justifier nos émotions ». Pour lui (cette idée sera d’ailleurs développée par C. Rosset), l’illusion est avant tout due, non pas à l’ignorance mais au fait que nous sommes des êtres de désir.

Réification et rationalisation favorisent la production de « doctrines » : contrairement aux « théories » et à leurs conjectures qui se soumettent à l’épreuve du réel, favorisant la venue d’éléments d’informations extérieurs venant tester et souvent contredire leurs hypothèses, les doctrines sont des systèmes fermés qui s’alimentent au contraire de la référence à l’autorité fondatrice (par exemple, Dieu, le prophète, Marx ou encore Freud...). Profondément, elles satisfont des désirs, des aspirations ou des besoins, et résistent à tout ce qui vient les contredire. Au lieu de servir à penser, sa répétition sert avant tout à se conforter dans son point de vue et à s’unir contre les autres. Les théories au contraire vivent de l’ouverture sur le monde extérieur et sont pour cette raison « biodégradables » ; l’irruption du réel dans la théorie est sans cesse indispensable pour empêcher l’idéalité de se prendre pour la réalité. Mais il provoque inévitablement des dérèglements et mises en question, et rappelle que la prétention à rationaliser et « enfermer » totalement le réel est proprement délirante… D’où la tentation fréquente, si nous n’exerçons pas en permanence une éthique intellectuelle sans faille, qu’une théorie proposant une vision du monde  devienne totalement insensible à l’expérience, aux faits, au réel. C’est alors le signe, souligne E. Morin, qu’elle se dégrade en doctrine, puis «  se congèle » en véritable dogme. Qui, s’il est un minimum lucide, peut prétendre ne jamais tomber dans le piège ? Une vision du monde, qui traduit donc le monde en idées, court toujours le risque de s’interposer entre le monde et nous, et de nous entraîner dans une confusion entre le réel et nos idées. Si le réel apporte une contradiction ou une interrogation, alors le réel a tort… Plutôt que de dialoguer de façon fructueuse avec le réel, elles tendent à s’émanciper totalement de la réalité des faits.

Rabattre l’Autre sur le Même : la philosophie de Lévinas sera la première à développer une profonde critique de l’empire de la Raison et de qu’il appelle l’ontologie occidentale. Celle-ci en effet s’attache à ramener tout « autre » au sein du « même » à la faveur de l’unité de l’être. Hors il y a une altérité radicale ou une distance absolue en autrui, qui apparaît en particulier à partir de l’expérience du visage d’autrui. Toute la tentative de la raison à travers la connaissance est de viser à neutraliser cet autre en l’englobant sous la généralité du concept. La connaissance prive nécessairement l’être connu de son altérité, et d’une certaine façon ne peut rien trouver d’autre qu’elle-même dans le monde. « Si on pouvait posséder, saisir, connaître l’autre », dit Lévinas, « ce ne serait pas l’autre ». L’exercice de cette raison peut être qualifié de solipsiste et solitaire par nature, puisque ratant immanquablement ce qui n’est pas elle... C’est la raison pour laquelle Levinas va privilégier le point de vue éthique avant toute connaissance, soupçonnant celle-ci d’être nécessairement « exclusive », au sens précis où elle « exclut » ce qui n’est pas elle. Annexion, assimilation, réduction à soi, autant de mots pour dire cette répétition du Même, au nom de l’Unité et de la Totalité[13]. A travers une telle critique, c’est aussi l’abstraction du concept qui est visé, qui nous fait perdre la trace des individus de chair et de sang et leur réalité singulière et unique, et peut potentiellement contenir en germe le risque et la justification de violences meurtrières. D’où l’importance primordiale chez Levinas de la rencontre  du visage d’Autrui dans son altérité et son irréductibilité même, comme première expérience humaine fondamentale, à la source de l’Ethique.

Raison, exclusion et simplification

L’amour de la vérité peut sans doute être considéré comme la motivation principale de l’usage de la raison, mais il est aussi, du moins le philosophe Alain le pense,  l’apanage du fanatisme ! Ce n’est bien sûr pas une raison pour ne plus aimer la vérité, mais plutôt pour comprendre comment, au nom de la vérité, la pensée rationnelle peut aussi être « une machine à exclure » : la confiance naïve dans la capacité à se saisir de la vérité, jointe à une opposition irréductible du vrai et du faux en vertu du principe de non-contradiction, peur conduire la raison à développer une logique binaire (ou bien...ou bien...) de propositions s’excluant réciproquement sans possibilité d’une conclusion qui tente des rassembler dans une synthèse ces deux oppositions. L’essence de la logique des classes d’Aristote est une telle logique des propositions nécessairement contradictoires. Pas de vérités intermédiaires envisageables, mais une logique de la disjonction nécessairement excluante. Celle-ci peut être associée à un système de simplification qui mutile la réalité, la réduit pas exemple à une cause ou un principe unique, à une idée ou un « maître mot », ou encore à « la logique d’une idée », expression de Hannah Arendt pour définir la dérive idéologique. Une telle logique binaire de l’exclusion nourrit aisément la pensée et l’action fanatiques, mais il faut reconnaître qu’elle nourrit également l’unilatéralisme ordinaire de nos modes de penser quotidiens... Edgar Morin souligne avec raison d’une part le primat de la complexité sur le simple, et d’autre part la nécessité « de penser ensemble deux idées pourtant contraires »[14]. La « logique de la conjonction » et de la complémentarité doit ainsi s’opposer à la logique de l’exclusion (le tiers exclu). Les sciences elles-mêmes n’ont pas attendues pour initier ces mutations dans la pensée : d’abord en problématisant l’idée de la vérité elle-même, insistant sur le fait que l’activité scientifique est avant tout une activité visant à détecter et rectifier des erreurs premières, afin de construire des vérités provisoires et falsifiables, c’est-à-dire susceptibles d’être réfutées à leur tour au profit de nouvelles vérités; C’est ainsi la réfutation des erreurs qui constitue le cœur de cette activité. Par ailleurs, il n’y a plus vraiment d’oppositions tranchées entre le vrai et le faux. Nombreux sont les exemples de propositions scientifiques, en particulier dans le domaine de la physique quantique,  qui tentent de surmonter les anciennes alternatives contradictoires de la physique ancienne. Le plus bel exemple est l’invention de ce concept de « l’onde-corpuscule » pour rendre compte du phénomène des particules élémentaires, alors que ces deux représentations semblent rigoureusement incompatibles... Enfin, le dogme n’existe pas dans les sciences. Même des principes longtemps jugés universels peuvent connaître d’importantes limitations à partir de nouvelle données : nous pouvons citer l’exemple du deuxième principe de thermodynamique selon lequel « tout système livré à lui-même tend vers un désordre final » qui connaît une exception de taille, celle de l’Univers qui au contraire se complexifie et se diversifie de plus en plus (au lieu d’aller vers le chaos, comme le soutenait l’ancienne thèse). Plus récemment, on s’est rendu compte que les lois de la gravitation jusque là considérées comme universelles sont totalement remises en cause à l’approche des « trous noirs »...

Pour conclure sur cette logique de l’exclusion effectivement de plus en plus mise en question dans les nouvelles approches scientifiques, il faut se garder cependant de tomber nous-mêmes dans la même binarité : la logique de non contradiction ne peut pas être purement et simplement abandonnée, car elle constitue le socle de notre pensée occidentale. Là encore c’est une logique du paradoxe et de la complémentarité qui doit être à l’ordre du jour...

En conclusion : dogmatisme et fanatisme

Tout ce qui vient d’être identifié comme pathologies de la raison pourraient se regrouper sous le terme de dogmatisme, celui étant à la pensée ce que le fanatisme est à l’action. Nous citerons ici Cioran : « On tue toujours au nom de Dieu ou de ses contrefaçons »[15]. Que cherche-t-il à nous dire, lui dont le pessimisme est nourri d’une lucidité implacable ?  Il entend par « contrefaçons » « les excès suscités par la Déesse-Raison, où l’idée de nation, de classe ou de race[16] sont parents de ceux de l’Inquisition ou de la Réforme ». Ici, comme nous l’avons précédemment évoqué, ce sont les maladies de la raison elle-même, et de ce point de vue, un certain type de rapport à la vérité comme définitivement « possédée » n’est pas l’exclusivité de la pensée religieuse. Revenons sur ce point : si la religion est, dans une certaine mesure, et comme le pensaient les Lumières, le lit du fanatisme en tant que sacralisation d’une vérité ultime, la philosophie comme les idéologies montrent que sous couvert de combat au nom du dogme de la raison universelle, et même sous les habits de l’émancipation et de la liberté, si antireligieuses soient-elles, peuvent perpétuer cette essence initialement religieuse du fanatisme. La religion considère que la vérité, au lieu d’être devant soi comme un horizon jamais atteint et qui recule au fur et à mesure qu’on avance, est derrière soi, en tant que vérité révélée dans le passé. Ce que nous pouvons appeler un rapport à la « vérité-possession », représenté par le dogme, est véritablement constitutif de la vérité religieuse. Ce rapport à une autorité transcendante qui prescrit la vérité est typique de l’argument d’autorité tel qu’il apparaît dans tous les monothéismes. Prenons l’exemple non pas du Coran, qui pourrait être considéré comme atypique compte-tenu de sa prétention à avoir été écrit directement sous  la dictée de Dieu lui-même, mais plus simplement le catéchisme de l’Eglise catholique : « Le motif de croire n’est pas le fait que les vérités révélées apparaissent comme vraies et intelligibles à notre raison naturelle. Nous croyons à cause de l’autorité de Dieu même qui révèle et qui ne peut ni se tromper ni nous tromper. »[17]. Le dogme est donc en quelque sorte étranger à la Raison, et nous retrouvons l’opposition classique entre raison et fanatisme religieux. Les « maladies de la raison » ne semblent pas ici en cause... Pourtant, nous ne pouvons que constater que ce rapport à la vérité-possession n’est pas nécessairement étranger à la philosophie, même si elle affirme par ailleurs le primat d’une pensée libre et critique. Il est par exemple remarquable que ces deux dimensions se trouvent ensemble dans l’œuvre de Platon. Ce dernier n’échappe pas en effet au dogmatisme, et son mythe de la Caverne pourrait même en constituer un archétype... De quoi s’agit-il ? Les prisonniers dans la caverne tournent le dos à la lumière ; face à la paroi, ils ne voient que des ombres projetées, prisonniers qu’ils sont des apparences du monde sensible. On va libérer un prisonnier et le contraindre – car tel n’est pas son désir – à sortir de la caverne : tout d’abord ébloui par la lumière, il va pouvoir, en se dégageant de l’illusion du monde des ombres, accéder à la vraie réalité qui est le monde des Idées et même au divin, le Soleil, source de toute lumière (« Dieu est lumière », la Bible). Cet homme incarne bien sûr le philosophe illuminé, dans tous les sens du mot. Mais l’histoire ne s’arrête pas là : le philosophe redescend dans la caverne et va s’employer à libérer les prisonniers de leurs chaînes, les libérer de l’erreur et du mensonge et les conduire à la Vérité « par la persuasion ou par la force si nécessaire ». Ce rapport à « la vérité qui va de soi », cette conviction intime que nous la possédons, que nous détenons en quelque sorte le secret ultime de l’univers, est à l’évidence d’essence dogmatique. Le dogme ici est bien un pur produit de la raison, en lieu et place du dogme théologique...  Cioran a sans doute raison de parler des « contrefaçons » de Dieu, étendant sa dénonciation de la violence inhérente au dogme religieux à d’autres formes de « religions séculières », telles que le communisme, le national-socialisme, ou autres nationalismes.  Quand la croyance se prend pour un savoir[18], dit André Comte-Sponville, nous avons affaire à « la barbarie des fanatiques » : « Ils sont plein de certitudes, d’enthousiasme, de dogmatisme : ils prennent leur foi pour un savoir. Ils sont prêts, pour elle, à mourir et à tuer… Ils connaissent le Vrai et le Bien. Qu’ont-ils besoin de sciences ? De démocratie ? Tout est écrit dans le Livre. Fondamentalisme. Obscurantisme. Terrorisme. ». Au nom du Vrai et du Bien, il est alors possible de « faire la loi » sous la contrainte, en lieu et place de l’ordre juridico-politique et des lois humaines. C’est en effet une des formes les plus malsaines de la barbarie...

Seule la raison peut combattre ses propres démons

Nous l’avons souligné avec Edgar Morin, « Il n’existe pas un point de vue pur de tout mythe et de toute croyance, d’où l’on puisse considérer avec dédain le mythe et la croyance, ne serait-ce que la croyance ou la raison pour l’athée ». En revanche, nous pouvons lutter pour éviter que la raison ne se laisse posséder par ses propres démons. Quoi de mieux que la raison pour exercer l’examen critique de ses propres productions ? N’est-ce pas ce que nous avons commencé à faire en essayant de montrer rationnellement les mécanismes de la pensée fanatique ? Le simple fait de poser la question de ce soir présuppose en réalité la seule réponse plausible : qui d’autre que la raison elle-même peut nous aider à déconstruire le fonctionnement idéel du fanatisme ? Plutôt donc de s’en remettre naïvement au pouvoir de la raison dans sa prétendue pureté pour le combattre, étant elle-même possiblement complice de la production du fanatisme, il s’agit bien plus de s’appuyer sur elle pour traquer ses ennemis intérieurs et ses délires.

L’histoire de la philosophie elle-même suit l’histoire du désenchantement du monde

Ce que Marcel Gauchet nomme « Le désenchantement du monde »[19]est la conséquence de la sortie de la religion et de l’extinction progressive, aussi bien sur le plan politique que sur le plan intellectuel, des anciennes transcendances. Les prétentions classiques de la philosophie comme « science de toute chose », telles qu’elles s’expriment au moins jusqu’à la grande philosophie de Hegel, vont finir par ne plus être soutenables à partir de la révolution scientifique galiléenne. On doit à Kant d’avoir mis en lumière l’impossibilité d’une connaissance métaphysique (par ce que suprasensible, en dehors de toute expérience possible), et corrélativement les conditions de possibilité de toute connaissance possible, en particulier la connaissance scientifique. Cela ne va pas empêcher la philosophie de Hegel, qui représente l’archétype parfait de cette prétention à cette connaissance rationnelle de la totalité de ce qui est, sous la figure de la réalisation de l’Esprit dans la nature et dans l’Histoire. Mais quelque soit la force et la beauté d’un tel système, il est encore une création de  ce monde enchanté, et il est dans l’ordre des choses que le matérialisme de Marx, avec son renversement de la dialectique hegelienne, renvoie ce dernier dans un passé religieux révolu (même si le marxisme pour sa part ne parvient pas lui-même à s’extraire d’un tel « enchantement »). Le désenchantement est un processus durant lequel les anciennes transcendances d’essence religieuse vont continuer de venir « hanter » la vie intellectuelle, et peut-être que, d’une certaine façon, « la pulsion métaphysique » ne cessera jamais de s’exercer, mais elle ne pourra plus désormais y occuper une place centrale. La deuxième grande étape du désenchantement, après l’avènement des sciences mathématiques (comme la physique) et la critique de la métaphysique, fut la crise de la science et des fondements de la connaissance, malgré l’illusion vite refermée du scientisme, qui va marquer de façon durable le XXème siècle. Nous nous contenterons de citer ici Edgar Morin : « : « Toutes les avancées de la connaissance nous font approcher d’un inconnu qui défient nos concepts, notre logique, notre intelligence ; celle-ci se trouve du coup condamnée à porter en son cœur une béance irrefermable. ». Désormais, aucun scientifique ne va plus prétendre qu’il peut accéder à la nature ultime des phénomènes, ou embrasser le Tout. Et cette phrase de Bertrand Russel qui vient boucler le désenchantement : « Ce que la science ne peut découvrir, l’humanité ne peut le connaître »[20]. Savoir réellement  est désormais inséparable d’accepter de savoir peu, et essayer de maintenir une distinction stricte entre ce que l’on sait et ce que l’on aimerait savoir, pour ne pas succomber aux croyances subordonnées au désir. Cela signifie concrètement le deuil de la vérité de l’être, ce qui encore une fois ne veut pas dire que de telles visées ne puissent plus exister : des philosophies comme celle de Husserl avec son « retour aux choses mêmes », ou encore de Heidegger se proposant de dévoiler l’être ultime derrière les « étants », prouvent le contraire. Elles veulent en quelque sorte retrouver ou maintenir l’ancien statut de la philosophie... mais est-ce encore possible ? Ce qui apparaît en tout cas au cours de ce développement, c’est le travail critique de la raison : elle doit s’attacher à l’examen critique de ses propres productions. C’est par exemple ce que fait la philosophie analytique, quand elle réfléchit sur les instruments de la connaissance, en particulier à travers une philosophie du langage ou une philosophie de la logique. Kant représente à ce sujet l’exemple paradigmatique d’une telle entreprise : la raison est avec lui l’outil qui doit permettre « la critique de la raison pure ». Marcel Gauchet va jusqu’à dire qu’après cette critique de la raison théorique élaborée par Kant, c’est désormais à la critique de la rationalité pratique – c’est-à-dire la progressive réalisation pratique de l’universel abstrait tout au long de l’entreprise moderne – que la philosophie doit se consacrer (c’est d’ailleurs toute l’orientation de sa propre réflexion). Cependant, même si l’on ne peut plus, en principe, philosopher comme avant, à l’instar des grands monuments de la philosophie qui constituaient de grands systèmes clos prétendant rendre compte de la Totalité du réel, le propre de la philosophie reste de s’intéresser à la globalité d’une expérience humaine que la science ne peut approcher. Nous avons toujours besoin d’une intelligibilité globale, même si cette nouvelle philosophie ne peut plus prétendre à l’achèvement, ni à saisir toutes les profondeurs de l’être. Le domaine humain doit lui suffire... Cette philosophie doit également, on l’a vu, privilégier la connaissance réflexive, une connaissance d’un second genre qui doit notamment s’appuyer sur les sciences. Elle part d’elles pour interroger des dimensions qu’elles laissent échapper. Mais dans tous les cas, son exigence rationnelle n’en est pas moins exigeante, disposant pour cela d’outils logiques de conceptualisation et d’autoréflexion qui lui sont propres. L’autoréflexion qui suit de la raison sur elle-même s’inscrit dans cette orientation...  

Pourquoi personne ne peut se prétendre le détenteur de la Vérité...

Même la connaissance scientifique, nous l’avons déjà évoquée, ne peut prétendre à une connaissance absolue ; elle est toujours provisoire, jusqu’à ce qu’une nouvelle connaissance, intégrant éventuellement l’ancienne, viennent s’y substituer. Falsifiable ou réfutable par principe (c’est le propre d’une connaissance scientifique selon Poppers), elle se maintient jusqu’à ce que de nouvelles données fassent d’elle une erreur. Chaque nouveau progrès dans la connaissance nous ouvre des horizons de plus en plus lointains, et augmentent d’autant la masse des choses inconnues : progression indéfinie s’accompagnant de nouveaux horizons toujours plus vastes... Nous sommes en quelque sorte condamnés à une connaissance relative. La question de la vérité elle-même semble se poser de façon différente : l’idée d’une « vérité-adéquation » ou d’une « vérité-correspondance », conception canonique de la vérité depuis la philosophie antique jusqu’aux auteurs classiques, a-t-elle encore un sens ? Dans cette perspective, est vrai le discours qui attribue au monde les qualités qu’il a réellement, ou encore qui correspond au monde tel qu’il est, selon un rapport de ressemblance plus ou moins proche. Or pour pouvoir en effet vérifier si la copie est conforme à l’original, encore faudrait-il pouvoir l’observer de l’extérieur, à partir d’un point de vue surplombant qui ne peut être que celui de Dieu lui-même[21]... Il est donc rigoureusement impossible de pouvoir dire quelque chose sur « l’état intrinsèque » des choses. Une fois posée l’idée qu’ « une excursion hors de notre esprit » n’est pas possible, la question de savoir si nous pouvons ou non entrer en contact avec « une réalité indépendante de notre esprit et de notre langage » n’a plus de sens. L'idée de Rorty est donc que l'on dit qu'une proposition est vraie quand ce qu'elle dit du monde est corroboré par les relations (causales) que nous avons avec le monde : ce n'est pas parce qu'elle représente parfaitement l'état du monde qu'elle est vraie, mais parce que ce qu'elle en dit colle avec ce qu'on en fait. Cela suppose d’ailleurs  une forme d’ethnocentrisme indépassable, la justification de la vérité étant de façon incontournable dépendante des croyances et des pratiques d’une communauté donnée. D’où parfois les critiques qui sont adressées à cette conception de la vérité qui pourrait conduire à un relativisme plus ou moins radical... 

Mais l’incertitude n’empêche pas la quête...  Le doute est ni indifférence,  ni ignorance. Combattre à la fois le fanatisme et son symétrique, le nihilisme

Une tendance dominante de la postmodernité confondrait deux choses, selon Bouveresse[22] : renoncer à trouver une vérité qui serait complète et définitive, et exhorter à se défaire de l’idée de vérité elle-même, et de l’espoir de la trouver, même jusqu’à un certain point. Nous pouvons avoir des raisons de nous inquiéter de l’équivalence fondamentale de toutes les doctrines et de toutes les croyances : cela ne fait-il pas le lit du nihilisme, et complémentairement des grandes tyrannies ? Car comment se sentir protégé (au nom de quoi, sinon d’une certaine vérité ?) contre l’injustice, l’arbitraire, la propagande, la manipulation, la violence ? Il est important de continuer à penser la vérité comme quelque chose qui ne dépend pas de nous (Alan Sokal), avec des contraintes spécifiques auxquelles nous devons accepter de nous soumettre dans la recherche de la connaissance. C’est la meilleure des façons pour nous aider à distinguer le mensonge de la vérité (même partielle) pour ce qui concerne les choses les plus importantes. Même si nous devrions parler, comme nous y invite d’ailleurs André Comte Sponville, de croyances rationnelles plutôt que de savoirs (au sens rigoureux de ce terme) en philosophie, cela ne doit pas pour autant nous empêcher de chercher toujours à distinguer les croyances les plus rationnelles d’autres types de croyance... car si la réflexion philosophique ne sert pas à exercer cette raison critique qui ne se satisfait pas de réponses non suffisamment réfléchies, à quoi sert-elle alors ? Le principe d’incertitude doit au contraire nous servir à débusquer les erreurs, et à évaluer chaque proposition en fonction de sa position dans ce continuum qui va de l’erreur à la vérité, le vraisemblable et le probable ayant désormais une valeur de vérité non négligeable, et se trouvant réhabilités par rapport à l’ancienne opposition ontologique irréductible entre l’ignorance et le savoir. « Entre l’ignorance absolue et le savoir absolu, il y a place pour la connaissance et pour le progrès des connaissances. »[23].  Ce « no man’s land » dans lequel nous devons évoluer désormais ne doit pas pour autant nous conduire à l’ignorance, l’indifférence, ou un scepticisme radical. Ceux-ci mènent directement à une forme de nihilisme, l’une des deux formes de barbarie identifiées par André Comte-Sponville[24] : « Ceux-là ne croient en rien : ils ne connaissent que la violence, l’égoïsme, le mépris, la haine. Ils sont prisonniers de leurs pulsions, de leur bêtise, de leur inculture. Esclaves de ce qu’ils prennent pour leur liberté. Ceux-là sont barbares par défaut de foi ou de fidélité : ce sont les spadassins du néant. ». Cette barbarie-là s’exprime par la non reconnaissance de la moindre valeur morale universalisante et l’affirmation d’un relativisme radical, qui peut ouvrir la voie à des actes barbares, et à une indifférence les concernant, cequiest tout aussi problématique.

 Ni nihilisme, ni fanatisme, cette voie du milieu est sans doute intellectuellement la plus exigeante. « Nous avons une impuissance à prouver invincible à tout le dogmatisme », en revanche « nous avons une idée de la vérité invincible à tout le pyrrhonisme » (Pascal, Les Pensées). Sous le règne des adhésions massives, disait Hannah Arendt, il est difficile de comprendre que le penseur est « l’homme des perplexités ». « L’effet torpille » de la pensée socratique, c’est-à-dire son caractère paralysant par rapport aux idées « prêt-à-porter » de la « bien-pensance » est indispensable. N’être plus sûr de ce qui nous paraissait indubitable, voilà peut-être un des effets les plus indispensables de l’activité de penser. Mais il est aussi associé aux risques de scepticisme et éventuellement de nihilisme.  

 Même si « le monde-vérité » de Platon, lieu de l’intelligible absolu, est inaccessible et n’existe probablement pas, en revanche il est possible et souhaitable de tenter de sortir de la caverne où nous sommes prisonniers, et le philosophe ne peut qu’y prendre une part active ;  Le principe d’incertitude peut « servir à départager, selon Clément Rosset (« A l’école du réel »), véritables et faux philosophes : un grand penseur est toujours réservé quant à la valeur des vérités qu’il suggère, alors qu’un philosophe médiocre se reconnaît, entre autres choses, à ceci qu’il demeure toujours persuadé de la vérité des inepties qu’il énonce (« L’école du réel »). Et il rajoute : « l’intérêt principal d’une vérité philosophique consiste en sa vertu négative, je veux dire sa puissance de chasser des idées beaucoup plus fausses que la vérité qu’il énonce à contrario. »

Le fanatisme se nourrit finalement de l’impossibilité de démontrer la vérité...

Dans le monde des savants, le fanatisme ne peut exister car le critère d’une vérité scientifique commune, reconnue par l’ensemble de la communauté des savants, exclut une telle possibilité. L’objectivité d’une démarche obéissant à des conditions universellement admises est un garde-fou très efficace à tout délire de la raison. Vérité provisoire, toujours susceptible d’être falsifiable, c’est-à-dire contredite par une nouvelle observation ou expérimentation, et relative : un système de propositions parvient à rendre compte de telle ou telle réalité, mais ne se confond pas avec cette réalité : il sait être un « construit » qui rend raison aux phénomènes, mais ne prétend pas à une vérité absolue. Pour qu’une prétendue vérité puisse devenir l’objet d’un fanatisme, il faut se trouver dans le domaine d’hypothèses non réfutables par une démarche scientifique expérimentale. Une croyance peut alors se confondre avec un savoir absolu, puisque rien n’y personne ne pourra me démontrer (un sens précis de ce terme) le contraire. La croyance religieuse est par définition non falsifiable (non susceptible d’être l’objet d’une vérification ou d’une réfutation comme les connaissances scientifiques), et échappe par conséquent aux conditions de la connaissance scientifique imposant en quelque sorte par principe la possibilité d’une remise en cause de sa validité. Kant, en fixant les conditions de possibilité et les limites d’une connaissance véritable (une connaissance dont l’objectivité est établie par l’accord intersubjectif), définit en creux les productions intellectuelles qui se situent en dehors d’elle, en particulier la croyance religieuse. Pour toutes les conjectures autres que les propositions scientifiques, nous sommes dans une sorte de « no man’s land » entre erreur et vérité dans lequel vient s’inscrire la possibilité du fanatisme (c’est-à-dire la croyance dogmatique en des interprétations du monde délirantes). Cela signifie que nous ne sommes pas obligés de nous inscrire sur ce chemin de vérité tâtonnante, marquée in fine par l’incertitude et l’impossibilité d’un absolu, mais que nous pouvons choisir au contraire un dogme qui va s’affirmer comme le seul et l’incomparable manifestation d’une vérité cette fois-ci non sujette à discussion. Ce que nous voulons dire, c’est qu’en toute rigueur, aucune vérité imparable et indiscutée (comme peut l’être une vérité scientifique, même provisoire), dictée par la , ne peut s’interposer ici et barrer le chemin aux fanatiques. C’est ce statut ambigu de la vérité des humains qui rend possible l’existence même de ce fanatisme... Et il existe de très nombreuses variétés de fanatismes ordinaires, la plupart d’entre eux heureusement relativement inoffensifs...

Pour conclure sur ce point, à partir du moment où la croyance religieuse ne peut être soumise à l’épreuve habituelle de la rationalité, c’est-à-dire le développement des raisons qui la justifierait, mais relève d’une expérience fondée sur le sentiment et la révélation (dont les formes varient suivant les trois grands monothéismes), en dehors de tout processus d’établissement d’une quelconque objectivité, elle est fatalement conduite à entretenir un rapport inconditionnel et indiscutable à son objet. Le paradoxe du sujet de la croyance religieuse serait bien alors de ne pas reconnaître le véritable statut de croyance de sa croyance

Une éthique du bien penser

Ce qui précède doit nous convaincre que nous ne devons pas attendre d’un autre lieu ce que la science ne peut nous donner. C’est en tout cas la position de Bertrand Russel : « Ce que la science ne peut découvrir, l’humanité ne peut le connaître ». Comme nous l’avons déjà dit, il faut en effet être toujours conscient du fait que « savoir réellement » est inséparable d’accepter de savoir peu, et essayer de maintenir une distinction stricte entre ce que l’on sait et ce que l’on aimerait savoir, pour ne pas succomber aux croyances subordonnées au désir. Cette exigence n’est pas celle du scientisme : nous ne disons pas que la science va résoudre tous les problèmes que l’humanité se pose... Ou qu’il n’y pas la place pour des activités réflexives d’un type différent... ou encore pour la foi et la « conviction intime »... Mais que la croyance, même lorsqu’elle est rationnelle, n’est pas la même chose que  le savoir, entendu au sens rigoureux de ce terme. Ce point est très important car la pente naturelle de la croyance, qui est en même temps son paradoxe, est de s’identifier à un savoir absolu. Nous ne pouvons pas oublier que la croyance, comme le montre très bien un pragmatiste comme W. James, est celle d’une « nature voulante » qui ne veut avant tout que ce qui lui plaît et lui est utile. Il est donc impératif de ne pas en faire mauvais usage, c’est-à-dire chercher à ne tenir pour vrai que ce que nous voulons tenir pour vrai. Cela ne veut pas dire pour autant que nous serions capables, comme semble le supposer Descartes, d’isoler complètement l’acte mental du jugement de ses manifestations empiriques concrètes... Mais les croyances sont des dispositions humaines spontanées et ont tendance à se « fixer »[25] , il est donc recommandé d’exercer une vigilance à la fois sur la valeur des arguments qui font d’elles ces évidences vécues[26], et sur le rôle qu’elles jouent dans notre vie. W. James a-t-il raison de mettre l’accent sur le fait que la réponse à la question « que devons-nous croire ? » n’est pas ce que nous sommes justifiés à croire », mais « ce que nous avons besoin de croire » ? Que ce qui compte n’est pas l’origine de la croyance mais son résultat, c’est-à-dire ce qu’elle produit, où elle va et où elle nous mène ? Pour notre part, l’importance effective de cette dimension anthropologique de la croyance ne peut cependant nous faire oublier l’interrogation sur sa valeur de vérité au premier sens (ce que nous sommes justifié à croire), car alors la distinction précédente sur savoir et croyance se dilue complètement au profit d’un relativisme intégral logeant à la même enseigne toutes les formes de « vouloir-croire », religieuses ou non... Nous défendons ici l’idée d’une éthique empruntant la ligne de crête qui sépare autant du versant rationaliste et finalement dogmatique, que du versant relativiste. Nous ne pensons pas que Clifford a raison de penser que son principe est applicable aux croyances religieuses, et qu’il peut ainsi s’opposer aux penseurs religieux et leur « foi aveugle » ; mais nous ne pensons pas non plus que nous devrions abandonner  toute exigence de raison et de logique et considérer que toutes les croyances se valent sans plus aucune considération relative à la vérité. Une telle position serait le symétrique inverse du dogmatisme religieux. Ce qui se joue là est l’existence ou non de croyances plus ou moins rationnelles, et par conséquent le sens de la démarche philosophique : lorsque Bertrand Russel affirme que l’humanité ne peut connaître ce que la science ne peut découvrir, il est encore sans doute un peu dépendant d’une ancienne épistémologie datant de Parménide : l’opposition tranchée entre d’un côté, la science, la vérité, l’être ; de l’autre, l’opinion, l’erreur, le non-être. Comme nous l’avons montré plus haut, dans cette zone d’incertitude entre l’ignorance et la vérité absolue, il y a tout le progrès de nos réflexions et de nos connaissances, certes relatives, mais qui montrent notre désir de ne pas nous défaire de la notion de vérité. La science est inapte pour nous aider à nous orienter dans l’existence, nous questionner sur ses applications, comprendre l’existence collective dans laquelle nous sommes pris et sur laquelle nous sommes sensés agir... Et même si aucun savoir profane ne peut vraiment répondre à ces questionnements, cela ne signifie pas pour autant que l’exigence rationnelle n’est pas requise, et que nous ne devrons pas juger de la plus ou moins grande pertinence ou du plus ou moins grand intérêt des éléments de compréhension qui me seront proposés... Même si nous ne pourrons jamais vérifié expérimentalement de telles propositions, même si donc il s’agit de croyances, la question de la rationalité plus ou moins aboutie de telles croyances reste un enjeu essentiel. Edgar Morin cherche à définir ce que doit être l’éthique de ce genre de croyance, l’éthique « du bien penser »[27] : il préconise « l’auto-examen » permanent, fondé sur des valeurs de lucidité et d’honnêteté intellectuelle. Celui-ci est d’autant plus exigeant qu’il existe d’innombrables pièges dus à la complexité de notre esprit, à ses zones aveugles ou inconscientes, à sa propension naturelle à l’autojustification, au mensonge à soi-même. Pour reprendre la distinction de Ricoeur entre le pôle subjectif (degré de certitude) et le pôle objectif de la croyance (degré de réalité de la chose qui est crue), celui qui exerce sa pensée doit toujours être convaincu que la croyance n’est pas la chose crue, et ne pas confondre son degré d’engagement intellectuel et affectif avec la valeur de vérité de sa proposition. Bref, assumer le statut de croyance de sa croyance, plutôt que de prétendre posséder la vérité. La plupart de nos choix théoriques et pratiques reposent sur des croyances – plus ou moins rationnelles – mais le danger arrive quand celui qui croit, prétend incarner « le point de vue de Dieu ». Cette tentation de la confusion entre les idées et les choses, remarquablement mise en valeur par Edgar Morin lorsqu’il dénonce les dégâts de l’idéologie, consiste à prendre notre perception du réel pour le réel lui-même, et conduit donc à réifier nos croyances en vérités suprêmes, pouvant ainsi générer de la violence meurtrière.

Défendre à tout prix les vérités factuelles (Hannah Arendt)

Nous avons pu constater avec Lévinas la propension qu’avait la raison de toujours chercher à ramener à soi le divers des faits. Hannah Arendt, à la même époque, insiste sur une tendance de l’idéologie et du pouvoir à prendre beaucoup trop de liberté avec les faits. Il n’est bien sûr pas indifférent que ces deux auteurs ont eu à subir de plein fouet, en tant que juifs, les conséquences du totalitarisme, mais pour Arendt cette dérive menace également « le monde libre ». « Les faits ne sont pas en sécurité entre les mains du pouvoir ». Plus globalement, il y a une volonté humaine de réduire les obscurités et les éléments inexplicables. Une méfiance naturelle par rapport aux faits, évènements qui restent toujours en quelque façon « impurs », c’est-à-dire non susceptibles de donner lieu à des explications tout à fait rationnelles. D’où la tentation permanente du mensonge par rapport aux faits, du rejet de la réalité, aux bénéfices d’une plus grande cohérence. Cette logique, que nous avons déjà décrite dans notre deuxième partie, peut aller jusqu’à sacrifier aussi bien les vérités de fait que les individus sur l’autel de la vérité (par exemple pensons aux sorts réservés aux trotskistes dans l’union soviétique de Staline, qualifiés par lui de fascistes, d’agents de l’impérialisme, de « social-traîtres »), est totalitaire, mais le monde moderne en fait aussi l’expérience chaque jour, quoique de façon moins violente…Un des grands mérites de Arendt n’est-il pas de montrer comment le totalitarisme est de ce point de vue l’enfant des dérives propres à la démocratie moderne elle-même ? Le mensonge par rapport aux vérités de fait est une forme de violence d’autant plus préoccupante qu’elle peut rendre l’oubli irréversible (contrairement à un théorème de mathématiques). D’où le caractère à la fois infiniment précieux mais aussi précaire des faits, qu’il s’agit de réhabiliter quelque soit le prix à payer sur le plan de la cohérence de sa propre pensée, qui doit toujours rester, comme le dit si bien Edgar Morin, « biodégradable »…

Le fanatisme n’est pas seulement une perversion de la raison, mais peut-être plus fondamentalement l’effet du « manque à vivre »...

Pour terminer, et ouvrir sur une autre perspective, nous voudrions suivre la thèse développée par Raoul Vaneigem[28]. S’il n’est pas douteux que le fanatisme soit associé à la déraison, nous sommes en droit de nous demander si nous tenons là une cause du phénomène, ou s’il ne s’agit que de l’effet d’une cause plus profonde. En ce sens-là, la thèse de cet essayiste et philosophe, d’inspiration nietzschéenne, est très intéressante : c’est le renoncement à la vie qui est à la source du fanatisme. Que la cause soit religieuse ou séculière, la cause principale du  fanatisme doit être cherchée du côté d’un dualisme corps/esprit qui justifie que le serviteur de l’absolu se sacrifie au nom d’une idée supérieure, qu’il renonce aux plaisirs de la réalité terrestre au profit des chimères célestes du monde des idées. Il y aurait ainsi à la base du fanatisme une forme d’ascétisme et de mépris de la jouissance inhérente à la vie. En ce sens, ce n’est pas dans la perversité des doctrines ou leur caractère déraisonnable qu’il faudrait trouver la source du fanatisme, mais dans cette impulsion à la mutilation du corps –qui peut aller jusqu’à sa destruction complète - au nom d’un esprit sensé le dominer et le gouverner. La figure de l’ascétisme délirant de Daesh, la rage développée contre la soi disant débauche des occidentaux, perdus dans le stupre et la fornication, en fournit un édifiant exemple. Le défoulement potentiellement meurtrier qu’est sensé générer ce rejet serait alors la conséquence quasi mécanique d’une telle amputation faite à la jouissance.  Dans cette perspective, la religion est explicitement visée, mais une certaine philosophie peut ne pas être vraiment éloignée d’elle, quand elle est elle aussi une pensée séparée de la vie. En 1776, Nicolas Linguet publiait un pamphlet intitulé « Le fanatisme des philosophes » qu’il traite « d’enthousiasmes dogmatiques »... Nous ne pouvons pas ne pas faire le lien avec les ravages de certaines idéologies du XXème siècle qui, an nom de causes sacrées, n’ont pas hésité « à sacrifier sur l’autel de l’abstraction (la patrie, la race, le communisme, le nationalisme...) des générations d’êtres humains qui se fussent contentées de plus de bonheur et de moins de gloire. » (Raoul  Vaneigem). « Il n’y a pas de fanatisme de la vie », dit-il, seul « le manque à vivre produit l’inflation des valeurs destructives », comme si l’empêchement de l’expression de la pulsion de vie se retournait en son contraire. Freud, dans « Malaise dans la civilisation » montre que c’est le concours des forces de vie mobilisées par le collectif qui est un garde-fou efficace au déferlement des forces de destruction. Vaneigem suit ce chemin : le manque à vivre produit l'inflation des valeurs destructives,  « comme si l'énergie libidinale employait à se détruire la force qu'elle ne peut investir dans son accomplissement ». Nous pouvons retrouver ici tous les thèmes nietzschéens sur l’idéal ascétique. Cette thèse éclaire d’un jour nouveau les réactions spontanées de nombre de personnes après les massacres du 13 novembre 2015 : continuer de vivre, d’aller boire un verre sur les terrasses de café, de s’amuser et de faire l’amour, de respirer l’air du jour qui se lève ou se couche, voilà la meilleure des réponses, disaient-ils... Ne pas renoncer à la vie étant la meilleure des réponses aux crimes perpétrés au nom d’une prétendue idée supérieure... Ne pas céder à ces affects de mort que les terroristes tentent de propager.

En conclusion :

Premièrement, La lutte nécessaire contre ses propres ennemis intérieurs est désormais la tâche d’une telle rationalité ouverte, dans un monde désormais « désenchanté ». Un tel combat implique également, comme le dit Edgar Morin, que nous devons nous débarrasser de « la niaiserie des solutions finales, de l’avenir radieux, du progrès indéfini et infini : c’est le monde étrange, terrible, pathétique, hallucinant où nous sommes, où nous pouvons et où nous devons investir nos forces d’amour, mais ailleurs que sur les faux messies » (Edgar Morin).

Deuxièmement, le cadre politique indispensable – nous l’avons suffisamment montré lorsque nous avons traité dernièrement de la question de la violence – à ce combat ne peut être que celui de la démocratie. Elle est seule en mesure de briser l’enchaînement du dogmatisme et du fanatisme par l’affirmation corrélative du principe du pluralisme et de celui de la loi démocratique. La discussion, telle que par exemple nous la pratiquons dans les café philo, repose sur un implicite : ceux qui y participent s’engagent sur trois conditions : 1) Il n’y a pas de vérité officielle indiscutable  2) Chacun peut exprimer son point de vue à égal avec n’importe qu’elle autre (dans les conditions limitatives d’un cadre juridique pour lequel certaine opinions sont considérées comme des délits[29]) ; ce point de vue peut à chaque instant être discuté et/ou contredit. Mais il doit aussi être l’objet d’une approche la plus « compréhensive » possible de la part de tous les autres. 3) Le but est de s’approcher autant que faire se peut  d’un questionnement ou d’une réponse commune (ce cas est rare dans les faits), de se rapprocher aussi d’une certaine « vérité » dans le cadre de ce que le philosophe pour enfants Lippman appelle « une communauté de recherche ». Un tel cadre de fonctionnement de la pensée individuelle et collective constitue un véritable garde-fou aux dérives dogmatiques, et permet de faire vivre un monde commun compatible avec la pluralité humaine.

La philosophie d’un côté, la démocratie de l’autre, voilà sans doute les deux points d’appui essentiels d’un tel combat contre le fanatisme.                                Daniel Mercier, le 03/06/2016



[1] Dictionnaire Philosophique

[2] Lire l’article « fanatisme » de L’Encyclopédie Universalis écrit par  le philosophe et écrivain Vaneigem

[3] Car « Dieu fait la Lumière et la Lumière est Dieu »

[4] JJ Rousseau

[5] Cette logique binaire est également présente chez les islamistes radicaux qui sont convaincus de représenter le Bien face à la déliquescence morale de la société occidentale, mais elle est également fréquente en Occident. Il suffit de penser à la déclaration de Bush  à la veille de la 2ème guerre du Golf, et de l’axe du Bien contre l’axe du Mal. Mais tous les totalitarismes ont utilisé cette logique de l’exclusion : cf. le nazisme et la Shoah, le stalinisme et le Goulag, les Khmers rouges...etc. 

[6]Edgar Morin, « Pour sortir du XXème siècle »

[7]Première Méditation Métaphysique

[8] « Histoire de la folie à l’âge classique »

[9] L’exclusion de la folie par la raison avec Descartes (il ne peut y avoir de pensée folle comme il ne peut y avoir de folie qui pense) est pour Foucault l’acte philosophique fondateur à partir duquel va avoir lieu « le grand renfermement des fous » 

[10] Cf. plus loin

[11] Edgar Morin

[12] Edgar Morin

[13] Lire à ce sujet « Totalité et Infini »

[14] La Méthode T1, « la nature de la nature »

[15] Cioran, in « Précis de décomposition »

[16] On voit bien tour à tour les évènements historiques concernés : la Grande Guerre, le stalinisme et le Nazisme.

[17] Nous pouvons citer aussi l’Encyclique de Jean-Paul II : ceux qui ne soumettent pas à « la vérité sur le bien et le mal, vérité établie par la loi divine, norme universelle et objective de moralité », vivent dans le péché et on ne saurait leur reconnaître le droit d’en juger autrement.

[18]C’est en effet souvent le cas, nous essaierons d’en analyser les raisons plus loin. 

[19] Titre de l’ouvrage qui l’a vraiment fait connaître.

[20] « Problèmes de philosophie »

[21] C’est notamment le point de vue développé par le représentant majeur de la philosophie pragmatiste américaine Richard Rorty ; il critique la conception « représentationnelle » de la vérité.

[22] « Peut-on ne pas croire ? »

[23] « Présentations de la philosophie »

[24] Nous avons déjà évoqué la « barbarie des fanatiques »

[25] Le phénomène de « fixation des croyances » a été analysé par le philosophe anglo-saxon Peirce

[26] Cela ne signifie pas, comme le prétend le credo rationaliste de Clifford, philosophe et mathématicien anglais, connu surtout à cause de la réponse célèbre de Williams James à son Essai intitulé « The Ethics of Belief », quand  il affirme  le fameux principe : « il est toujours, partout et pour tout le monde mauvais de croire quoi que ce soit sur la base de preuves insuffisantes ». Car il est dans la nature de la croyance de ne pas devoir se contraindre à un tel principe...

[27] Volume IV de « La méthode » intitulé « L’éthique »

[28] Philosophe et écrivain situationniste belge. Il est connu en particulier par son « Traité de savoir-vivre à l’usage des jeunes générations » qui avait particulièrement influencé la « Pensée 68 »

[29] Peut-on croire ce qu’on veut ? Il semblerait que non... Non pas qu’il s’agisse d’interdire au nom d’une quelconque vérité,  mais au nom de leurs conséquences pratiques : si des croyances conduisent logiquement à tuer ses semblables, à développer un discours de haine vis-à-vis de ceux qui n’ont pas les mêmes croyances, à ne pas respecter l’égalité des droits (hommes et femmes confondues), leur expression publique peuvent (et doivent) être interdites. En ce sens, l’expression publique du djihadisme peut être interdite, comme l’est l’antisémitisme, le racisme, ou l’homophobie. Ce n’est pas tant au nom de la vérité qu’au nom du jugement moral portant sur leurs conséquences, que nous pouvons condamner un certain nombre d’actes.  Là encore, et nous n’avons peut-être pas suffisamment insisté sur ce point, la Loi, inséparable de la démocratie dans un Etat moderne, est le rempart le plus efficace contre les débordements fanatiques.