Du bon usage de la nature par Catherine Larrère - Février 2014

 

La présentation de l'intervenant

 

Catherine Larrère. Professeur émérite à l'Université de Paris I-Panthéon-Sorbonne. Spécialiste de philosophie morale et politique, elle a particulièrement travaillé sur la philosophie des Lumières (notamment sur Montesquieu et sur l’économie politique). Depuis 1992, elle s’intéresse aux questions éthiques et politiques liées à la crise environnementale et aux nouvelles technologies (protection de la nature, prévention des risques, développement des biotechnologies). Elle a contribué à introduire en France les grands thèmes de l'éthique environnementale d'expression anglaise. Elle a publié notamment L'Invention de l'économie. Du droit naturel à la physiocratie (Paris, PUF- collection Léviathan-1992) ; Actualité de Montesquieu (Paris, Presses de Sciences PO, 1999) ; Les philosophies de l’environnement (Paris, PUF-collection Philosophies – 1997), Du bon usage de la nature, Pour une philosophie de l’environnement, (en collaboration avec Raphael Larrère),  Paris, Aubier, 1997 (réed. Paris, Champs Flammarion, 2009) , et co-dirigé notamment les ouvrages suivants : La crise environnementale (en collaboration avec Raphael Larrère, Paris, Editions de l’INRA, 1997 ), Nature vive (MNHN-Fernand Nathan, 2000).

Elle est membre du Comité scientifique de Parcs Nationaux de France, du Comité d’éthique INRA-CIRAD, et  du Conseil scientifique du Patrimoine naturel et de la Biodiversité. Elle est présidente de la Fondation de l'Ecologie politique.

 

Quelques articles récents

(2006) « L’éthique environnementale : axiologie ou pragmatisme ? », in Leçons de philosophie économique, sous la direction de Alain Leroux et Pierre Livet, Paris, ed. Economica, 2006, p. 218-240.

(2007)  « La naturalisation des artifices » in L’être humain, l’animal et la technique, Marie-Hélène Parizeau et Georges Chapouthier (ed.), Quebec (Canada), Les Presses de l’Université Laval, 2007, p. 79-96.

(2008), « Ethique et nanotechnologies : la question du perfectionnisme », in Bionano-éthique, Perspectives critiques sur les bionanotechnologies, ouvrage collectif dirigé par Bernadette Bensaude-Vincent, Raphael Larrère, et Vanessa Nurock, Paris, Vuibert, 2008, p. 127-140.

(2009)« La justice environnementale », Multitudes 36, été 2009, p. 156-162 .

(2010) « Au-delà de l’humain : écoféminismes et éthique du care », in Carol Gilligan et l’éthique du care, coordonné par Vanessa Nurock, Paris, Puf, Débats philosophiques, 2010, p. 151-174.

(2011) "La question de l'écologie ou la querelle des naturalismes", in Cahiers Philosophiques, Naturalismes d'aujourd'hui, n° 127, 4e trimestre 2011, p. 63-80.

(2012)« Care et environnement : la forêt ou le jardin ? », in Sandra Laugier (ed.), Tous vulnérables ? Le care, les animaux et l’environnement, Paris, éditions Payot et Rivages.

(2013) Les éthiques environnementales et la question du pluralisme, in Etant donné le pluralisme, Marc-Antoine Dilhac, Sophie Guérard de la Tour (ed.), Paris, Publications de la Sorbonne, p. 55-74.

(2013) "Peut-on échapper au catastrophisme?", en collaboration avec Raphael Larrère, in Du Risque à la menace, colloque de Cerisy, sous la direction de Dominique Bourg, Pierre-Benoit Joly, Alain Kaufmann, Paris, PUF, p. 199-217.

 
 

La présentation du thème

 
Le Café Philo Sophia ouvre ses portes au public, comme chaque année, vendredi 7 février à la salle du Temps Libre de Colombiers pour accueillir Catherine Larrère, philosophe à l’Université de Paris I, spécialisée sur les questions éthiques et politiques liées à la crise environnementale, et développant une philosophie de l’environnement qui renouvelle considérablement la manière dont jusqu’à présent nous posions la question de la crise écologique.

La prise de conscience des dangers de cette crise environnementale de dimension planétaire semble se développer : nous savons aujourd’hui que les trois grands défis que l’humanité devra relever ces prochaines années s’appellent l’épuisement des ressources, la surpopulation, et le changement climatique... avec en arrière plan la menace d’une réduction de la biodiversité. Mais au-delà de cette prise de conscience, il est également indispensable de réinterroger en amont nos manières de penser les rapports que nous entretenons avec la nature. C’est la raison d’être de la philosophie de pouvoir ainsi nous aider à mieux penser notre véritable position, en tant qu’êtres humains, dans cette nature dont tout le monde parle sans trop savoir au juste ce que nous nommons ainsi. Et par conséquent aussi à mieux orienter collectivement nos actions face à ces défis. De nous éloigner également du simplisme des utopies stériles. C’est précisément à cette tâche que Catherine Larrère et son mari (Raphaël Larrère, ingénieur agronome et directeur de recherche à l’INRA) se sont attelés en écrivant un livre à quatre mains intitulé « Du bon usage de la nature. Pour une philosophie de l’environnement ».


Ils s’attachent à montrer l’urgence de penser l’homme non pas comme « exception humaine » radicalement étrangère à la nature, mais au contraire de réaffirmer son appartenance à cette dernière, et de réconcilier ainsi une vision centrée sur l’homme (anthropo

centrisme) et une vision centrée sur l’écosystème (écocentrisme). Plutôt que de vouloir diviniser l’homme, il faut au contraire affirmer son attachement à la nature et sa parenté avec elle. L’homme, mais aussi toutes ses activités et toutes ses œuvres, sont de et dans la nature, y compris donc les produits qu’ils fabriquent. Nous agissons sur elle –et donc nous avons tendance à la faire nôtre – mais sans cesser de lui appartenir ! Ainsi, même les objets techniques fabriqués par l’homme, dont on assure plutôt mal la maintenance de leur devenir aujourd’hui,  sont des objets hybrides (à la fois naturels et sociaux) qui vont nécessairement finir par s’intégrer dans ce que Catherine Larrère appelle la « techno-nature ». Par conséquent, plutôt que de penser la nature comme « dehors » de l’humanité, et l’humanité comme « hors nature », il est urgent de s’intéresser  à leurs interactions et à leur coexistence  pacifique. C’est à un nouveau « paradigme des relations homme-nature » que nous convie Catherine Larrère, qui intègre les nouveaux modèles scientifiques de l’écologie, et dép

asse à la fois l’idée d’une modernité triomphante incarnée par l’arrogance d’un Prométhée partant à la conquête de la nature, mais aussi une pensée anti-technique dénonçant l’homme-prédateur au profit d’une nature idéalisée dont seuls les fins ultimes devraient être prises en compte. Car inverser les signes ne suffit pas. Comment donc échapper à un tel dualisme, comment habiter notre demeure de la façon la plus viable possible, quel « bon usage » de la nature est possible ? Nul doute que Catherine Larrère abordera ces questions... Elle dédicacera son livre après la conférence.

 

Le résumé de l'intervention

l’intervention de Catherine Larrère : Les relations de l’homme avec la nature : peut-on échapper au dualisme naturaliste ?

 

Daniel Mercier insiste dans sa présentation de Catherine Larrère sur la manière dont elle pense les rapports de l’homme avec la nature sur le mode de l’attachement et de l’appartenance, se démarquant de la pensée prométhéenne d’une modernité qui a mis l’accent au contraire sur la dualité de l’un et de l’autre, sur l’extériorité des humains par rapport à la nature.

Catherine Larrère va ensuite dérouler progressivement un propos tout en nuances montrant à la fois que nous ne pouvons pas (et sur ce point elle a sensiblement infléchi sa pensée depuis « Du bon usage de la nature ») nous défaire totalement de la manière dont l’occident a toujours pensé ces rapports dans une perspective dualiste), mais qu’en revanche il est possible de « desserrer l’étau » de manière à penser davantage les interactions qui nous unissent à la nature.

Il y a une façon « moderne » de définir la nature comme l’ensemble de ce qui existe, ou encore comme l’ensemble des phénomènes qui existent indépendamment de l’homme, et cette définition institut un rapport de pure extériorité avec elle. Chez Descartes par exemple, c’est de la matière, et par conséquent de simples ressources mises à notre disposition. Chez Kant, c’est l’ensemble des phénomènes soumis à des lois universelles, et donc liés par des rapports constants. Autrement dit la nature n’est plus rien en dehors des lois (fixes) qui rendent compte de ces phénomènes... Le « mécanisme » sera le paradigme scientifique dominant de la physique à l’époque de Descartes. Mais contrairement à une idée répandue, l’idée de nature qui se met en place à l’époque de la modernité est plus riche que cela : notamment avec Francis Bacon (philosophe et scientifique anglais de la fin du XVIème siècle considéré comme un des pionniers de la science moderne) qui introduit la méthode expérimentale (« Novum Organum ») et pense la nature comme profondément « organique », conformément à la pensée dominante du XVIème siècle, pour laquelle la nature est identifiée à « la Mère ». Dans cette perspective, on ne doit pas « fouiller dans les entrailles de la mère ». Le rapport aux femmes de cette époque a ainsi servi de relais métaphorique pour penser les rapports de l’homme avec la nature. On trouve aussi chez Bacon cette forme d’inquiétude et de crainte devant le « mystère » de la nature, mais néanmoins la soumission de cette dernière est pour lui  nécessaire et le viol justifié.  Le point commun des deux conceptions –celle de la nature organique et celle de la nature mécanique – à partir de Bacon est celui de la domination : de même que Machiavel (« le Prince ») affirme que la volonté de conquête militaire est noble, de même la conquête de la nature est présentée par Bacon comme glorieuse. Nous avons des droits sur la nature d’origine divine : Dieu a créé la terre à l’usage des hommes. Les grecs eux-mêmes prenaient très au sérieux la nature et le modèle prométhéen est bien présent : « il s’agit d’utiliser des procédés techniques pour arracher à la nature des secrets afin de la dominer et de l’exploiter » (Pierre Hadot, « Le voile d’Isis »). Que dit Bacon ? Pour lui, l’homme domine les choses. Il n’est pas bon que les hommes dominent les hommes, mais il est bon qu’ils dominent la nature : « Laissons le genre humain gérer et dominer la nature ». C’est une attitude Prométhéenne, qui consiste à utiliser la technique pour arracher à la nature ses secrets, pour l’exploiter. Les secrets de la nature se révélant plutôt sous la « torture » de l’expérience. Il s’agit de « soumettre la nature à la question ». Ceci dit, comme le dit Bacon, pour commander la nature, il faut commencer par lui obéir : mais cette idée semble avoir plus à voir avec la magie et la ruse plutôt qu’avec les arts et les sciences. La grande nouveauté de la modernité va précisément être la naissance d’une physique liée aux mathématiques, qui va devenir le véritable instrument de la domination. Les secrets qu’il va s’agir d’arracher à la nature, la puissance liée à la connaissance sont maintenant accessibles à tous puisque tout un chacun possède la raison. C’est la consécration de l’empire du genre humain sur les choses. La nouveauté devient une norme. La métaphore machinique va remplacer l’explication par les causes finales, et va donner un contenu à l’ambition de Bacon. Plus de finalité naturelle au profit d’une totale extériorité de l’homme par rapport à la nature. Celle-ci est en quelque sorte préparée par le dualisme cartésien de l’esprit et du corps : les êtres humains en tant qu’être pensants sont cette fois-ci définitivement séparés de la matière et du mouvement des corps... Ce que le grand anthropologue Philippe Descola (avec lequel Catherine Larrère travaille étroitement) appelle « le dualisme naturaliste » qui caractérise selon lui l’ontologie occidentale, et le distingue des autres ontologies présentent dans les autres cultures (qui sont selon lui, l’animisme, le totémisme et l’analogisme ; il faudrait bien sûr développer : lire à ce sujet « Au delà de Nature et Culture » ou « L’écologie des autres »). L’essentiel de la domination se traduit par une « mise au dehors » de la matière, du corps, de la nature. Cette dualité va également avoir pour conséquence de séparer comme deux domaines distincts les relations des hommes avec la nature et les relations des hommes entre eux.

C’est Rousseau qui, selon Catherine Larrère, nous permet de faire un pas de côté par rapport à cette conception d’une nature dominée. Il critique l’homme « qui ne veut rien tel que l’a fait la nature », et ne voit dans la nature que ce qui peut lui être utile. Il dénonce, contrairement à Bacon, les violences qui lui sont faites, et veut renoncer au prométhéisme. Dans le Discours sur les Sciences et les Arts, il cite Cornélius Agrippa (début XVIème siècle) qui critique les mineurs manquant de respect à la Terre au nom d’un vain désir de métaux précieux et affirme qu’on ne doit pas fouiller les entrailles de la terre. Pierre Hadot nous dévoile à ce sujet qu’il existe dans l’ancienne Grèce un paradigme alternatif au paradigme prométhéen, le paradigme orphique (Orphée, patron de la musique et de la poésie). Rousseau est solidaire de celui-ci. Mais si le rapport avec la nature n’est plus ici destructeur, il est aussi exclusivement contemplatif, religieux et esthétique. Nous pouvons cependant trouver chez Rousseau un modèle technique qui relèverait de cet « orphisme » : il est présent dans le passage de « la Nouvelle Héloïse » consacré au jardin de Julie. Elle dit son secret : « La nature a tout fait, mais sous ma direction ». Ou encore « Il n’y a rien que je n’ai ordonné ». Il ne s’agit plus de conquérir mais de « faire avec », comme le marin fait avec la mer. Il y aurait ainsi chez Rousseau un « art du naturel ». », c’est-à-dire une capacité à faire se rencontrer des contraires. Le sauvage se mélange à l’ordonné. Les oiseaux dans ce jardin sont des hôtes, et non des prisonniers ; il s’agit de se lier aux animaux sans rien leur enlever de leur liberté, de trouver une forme d’association avec le végétal ou l’animal, où chacun reste libre tout en étant lié ; une façon d’être avec la nature qui produise des résultats sans passer par la séparation… Quand on lui suggère que les animaux et les plantes de ce jardin sont en quelque sorte ses hôtes, elle répond : « Qui est l’hôte de qui ? » insistant ainsi sur la réciprocité de ces relations.

Catherine Larrère conclut sur l’idée de ne plus considérer les relations des hommes entre eux et les relations des hommes avec la nature comme des domaines séparés, et d’étendre le contrat d’association qui lie les hommes entre eux aux non humains : il y aurait ainsi une hybridation ou intrication des rapports entre les humains et des rapports qu’entretiennent ces mêmes humains avec la nature. Il s’agit de la mise en œuvre d’une éthique du partenariat qui consiste à « faire société avec la nature ». Cette éthique est constituée par trois pôles de valeurs ; 1) le respect que se doivent réciproquement les citoyens de la communauté terre (incluant les non-humains) ; 2) la responsabilité qui consiste pour nous à assumer d’introduire de nouveaux membres dans la communauté. 3) Renoncer à prévoir et accepter l’imprévu.

                                                       Marie Pantalacci et Daniel Mercier, lundi 10 février 2014