" Avoir sa place ? Etre à sa place ? Quels enjeux philosophiques ?"
le samedi 14 mai 2022 à 17h45 à l'Office de Tourisme La Domitienne Maison du Malpas
Le sujet
«Avoir sa place ? Etre à sa place ? Quels enjeux philosophiques?»
Présentation du sujet
Pas moins de 15 sens différents du terme de place : espace, lieu, emplacement, rang, classement, position sociale, situation…etc. Presque autant d’expressions imagées à partir de là : avoir sa place, être à sa place, se sentir à sa place, rester à sa place, ne pas tenir en place, se faire une place…etc. La place renvoie à des questions géographiques, à des interrogations sociales, affectives, politiques. Elle est peut-être d’abord une position sociale qui dépend étroitement d’un certain type d’organisation de la société. C’est en ce sens que par exemple François Dubet parle de « la lutte des places »… Mais ce qui nous vient immédiatement à l’esprit aujourd’hui, ce sont tous ces déplacés ou ces « sans place » d’Ukraine, violemment contraints par la guerre de partir loin de leur pays et des leurs, et qui parfois ont tout perdu… Nous pensons aussi à ceux dont la place est réduite à leur genre, couleur de peau ou sexualité ; mais également aux transfuges de classe qui ne veulent pas être assignés à la place qui leur était socialement destinée ; plus généralement, nous pensons à chacun d’entre nous qui sommes concernés dès l’enfance et tout le long de notre existence par la question d’être à la bonne ou mauvaise place…. Nous explorerons donc ce sentiment d’être à sa place, l’envie de changer de place ou de s’y enraciner, ou encore cette sensation de ne jamais la trouver…
Ecrit Philo
«Avoir sa place ? Etre à sa place ? Quels enjeux philosophiques?»
Cette formule s’appuie sur une notion aussi puissante et vaste qu’imprécise, celle de place. Le Larousse propose un inventaire de pas moins de 15 sens possibles. Essayons une synthèse (même incomplète) : la place est un espace occupé par quelqu’un ou quelque chose (ce meuble prend trop de place), mais aussi un endroit où quelqu’un ou quelque chose doit se tenir (montrer leurs places aux acteurs, ranger les livres à leurs places). Un emplacement (les places du parking pour les voitures, les places dans une voiture pour les personnes). C’est aussi une place à payer (pour un spectacle), un rang (dans la file d’attente, mais également un classement au concours, ou encore la place privilégiée que l’on accorde à quelqu’un ou quelque chose), une position sociale (avoir une bonne place, un emploi enviable, mais aussi une situation par rapport à ses goûts, à sa culture, à son milieu, ainsi je peux « ne pas me sentir à ma place » dans cette soirée). Par ailleurs, comme nous l’avons déjà mentionné, les expressions à partir de ce mot, qui sont souvent des métaphores, sont nombreuses : avoir sa place, être à sa place, se sentir à sa place, prendre sa place, être bien placé, rester à sa place, ne pas tenir en place, remettre quelqu’un à sa place, laisser sa place à quelqu’un, se faire une place quelque part……etc. Nous avons choisi d’en écarter aucune, une forme de continuité et de cohérence semblant les réunir toutes.
La place renvoie à des questions géographiques, à des interrogations sociales, affectives, politiques. Nous pensons pêle-mêle à ceux qui sont obligés de fuir leur pays à cause d’une guerre (exilés, réfugiés), et qui sont contraints de changer de place. C’est bien sûr la tragédie ukrainienne qui vient tout de suite à l’esprit. La catastrophe dudéplacement violent tel que peut le vivre le peuple d’Ukraine aujourd’hui, avec ces maisons bombardées, ces maris enrôlés, ces départs forcés. L’expérience de ce que c’est que tout perdre… mais cela n’a malheureusement jamais cessé d’exister. Expérience de n’être plus nulle part, de n’être plus rien, totalement invisible.
Nous pensons aussi à ceux que l’on réduit à leur genre, à leur sexualité, à leurs couleurs de peau, à leurs origines sociales, dont la place semble souvent assignée en fonction de ces traits,et qui peuvent avoir du mal à trouver une autre place. Mais aussi à ceux qu’on appelle les transfuges de classe et qui ne veulent pas être assignés à la place qui leur était destinée. Et enfin et plus généralement à chacun d’entre nous qui sommes concernée dès l’enfance et tout le long de notre existence par la question d’être à la bonne ou mauvaise place…. Nous explorerons donc ce sentiment d’être à sa place, l’envie de changer de place ou de s’y enraciner, ou encore cette sensation de ne jamais la trouver…
Nous proposons de distinguer « avoir sa place » et «être à sa place », distinction qui donnera lieu à un traitement différent, mais qui ne les opposera pas, sachant la porosité de sens entre ces deux expressions.
De quel ordre serait cette distinction ? Il va de soi que la place à laquelle j’aspire est à la foisun lieu réel et quelque chose d’intérieur ; on ne trouve pas sa place sans s’insérer dans un espace social ; et il importe que cette place soit considérée et ne soit pas synonyme de déclassement.Mais il importe également que cette place soit une place « en soi-même » autant que dans un espace ou un lieu particulier. A ce titre, il est difficile de distinguer « avoir sa place » et « être à sa place »…. Mais « avoir sa place » fait directement référence à une place sociale en lien avec la communauté à laquelle on appartient. La dimension objective et quasi matérielle (géographique, physique, sociologique) semble ressortir davantage dans cette expression que lorsqu’il s’agit « d’être à sa place », où la dimension subjective et intérieure prend le pas sur le lieu ou la condition sociale. L’être fait davantage référence à « la façon d’être » soi, à la vie intime de chacun et comment il vit cette question de place (occupée ou non)dans l’existence vis-à-vis des autres, du monde, mais aussi de soi-même. « Trouver sa place », « se sentir à sa place », serait peut-être l’enjeu principal ici. « Se sentir ou non à sa place » relève d’une problématique plus intime et personnelle : on ne se sent pas à sa place dans une place qui est contrainte et/ou assignée, qui n’a pas été choisie. Il s’agit donc ici pour chacun de parler en voix propre, de revendiquer sa place c’est-à-dire d’être « dans la place », de l’occuper, ce qui signifie aussi affirmer son existence propre. Dans un tel processus, il s’agit de parler de déplacement au moins autant que de place.
L’avoir (sa place) est plus en relation avec la possession (ou non) d’une place dans l’existence sociale, et se trouve par conséquent relié au regard des autres et au processus de reconnaissance. Occuper une place reconnue aux yeux des autres et de la société, tel serait l’enjeu.Pour la clarté de la réflexion et de l’analyse ces deux directions seront explorées tour à tour…
Il y aurait en quelque sorte deux manières d’aborder ou d’entrer dans le sujet. Du point de vue du sujet, en décrivant phénoménologiquement la façon dont il vit personnellement le jeu des places dans les constellations mouvantes des relations affectives, amicales, familiales, professionnelles. C’est l’orientation que semble suivre la philosophe Claire Marin dans son dernier livre « Etre à sa place »[1]. Mais aussi du point de vue plus objectif de la société, de la structuration et de la distribution sociologiques des places, notamment en termes de positions sociales, et de ses effets sur le vécu et la conscience de ses membres. C’est l’orientation généralement suivie par les travaux sociologiques ou de philosophie politique. Des auteurs comme François Dubet (« La lutte des places »), Ricoeur ou Axel Honneth (« La lutte pour la reconnaissance »), mais aussi Marcel Gauchet (La démocratie contre elle-même, L’avènement de la démocratie IV, Le nouveau monde), ou même Pierre Rosanvallon dans son dernier livre « Les épreuves de la vie », abordent cette question plus ou moins directement. Le premier registre mobilise davantage la subjectivité, et ne s’intéresse pas vraiment au contexte social et politique. Le second s’appuie au contraire sur l’objectivité des places, sans négliger pour autant l’expérience subjective. Cependant, nous voyons aussitôt, à la lumière de cette présente tentative de différenciation, qu’il serait abusif d’opposer absolument ces deux expressions. Nous le verrons mieux au cours du développement.
PREMIERE PARTIE : l’inégalité des places et la question de la reconnaissance
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Les chances et les places
Dubet écrit un livre intitulé « Les chances et les places ». Il annonce en quelque sorte cette nouvelle réflexion en expliquant les limites d’une action qui ne se préoccuperait que des inégalités scolaires, sans porter aussi le regard sur l’amont de l’école, c'est-à-dire bien entendu sur les inégalités flagrantes des « places » initiales dans la société, mais aussi des places occupées par les élèves à l’école indépendamment de leur réussite ou leur échec dans la grande compétition pour les places, justement… Précisons : nous savons que le principe d’égalité des chances, même appliqué avec force – égalité stricte de l’offre scolaire – est impuissant à réduire les inégalités sociales, car il repose sur l’illusion –au demeurant nécessaire au fonctionnement de l’école démocratique – d’une égalité de départ entre les individus, les différences de performance ne s’expliquant que par le mérite de chacun (travail, persévérance, motivation…). Cette égalité de droit se heurte forcément à une égalité de fait incontournable. Nous ne parvenons pas à neutraliser les effets des inégalités culturelles et sociales sur les inégalités scolaires, dont on sait qu’elles s’expliquent par le propre rapport aux études des parents, des compétences cognitives et verbales transmises aux enfants plus ou moins proches des attentes de l’école, et enfin le rôle des ressources et capacités stratégiques des familles : choix des « bonnes » filières ou options, cours particuliers, séjours linguistiques …etc. La seule façon de pouvoir s’assurer d’une égalité initiale pour tous serait de séparer les enfants de leurs parents dès la naissance pour les élever dans des conditions identiques, utopie lointaine de La République de Platon, ou plus récente mais encore plus funeste du monde d’Orwel (« 1984 »).A côté de ce principe, il est par conséquent nécessaire de se préoccuper des places occupées par les élèves défavorisés en échec ou non. Autrement dit réduire au maximum les effets cumulatifs des inégalités sociales et scolaires, et donc les écarts de place entre élèves : plutôt que d’abandonner à leur sort les vaincus sous prétexte que la compétition est ouverte à tous et que ces inégalités sont « justes » (au nom du principe méritocratique), il faudrait valoriser l’utilité individuelle des formations basiques ou reléguées par rapport à celles pour les meilleurs, se préoccuper davantage des individus,et donc« offrir des biens éducatifs qui ne relève ni de la performance sélective, ni de l’utilité, mais de la reconnaissance et de la dignité dues à chaque individu confié à l’école. »[2]. Distinguer les jugements portés sur les performances des jugements portés sur les personnes, « préserver l’égalité des enfants face aux inégalités des élèves ». L’éducation scolaire, à côté de sa fonction de compétition et de sélection, est aussi une manière d’agir sur les individus, de les former, de leur donner une image d’eux-mêmes, ce qui doit conduire à traiter chaque sujet singulier égal à tous les autres (principe éthique de l’éducation). Il y a un certain nombre de biens civiques et moraux (solidarité, capacité d’expression, organisation collective, possibilité de se mobiliser et de se projeter…) qui doivent protéger les élèves de la violence du mérite (mirage de compétiteurs égaux). Nous sommes ici directement en présence avec « la place » des élèves dans l’école, indépendamment de ses performances. Le même raisonnement peut être mis à l’épreuve pour l’ensemble de la société. C’est l’objectif poursuivi par François Dubet dans « Les chances et les places », en portant cette fois-ci le regard sur l’amont de l’école,c'est-à-dire bien entendu sur les inégalités flagrantes des « places » initiales dans la société… Pour résumer, on peut distinguer deux points de vue de la justice sociale :
Le point de vue de l’égalité des chances ; son idéal se résume ainsi : chaque génération doit se répartir équitablement dans toutes les positions sociales en fonction des projets et des mérites de chacun. Ainsi, les enfants d’ouvriers doivent avoir les mêmes chances de devenir cadres que les enfants de cadres, les femmes doivent être présentes à parité dans tous les échelons de la société, les minorités ethniques et culturelles présentes également à tous les niveaux de la société. Nous voyons qu’ici la structure des places dans la société n’est pas interrogée et mise en cause. Seul importe les chances égales d’accéder aux meilleures places quelle que soit sa condition sociale de départ.
Le point de vue de l’égalité des places : il s’agit de réduire l’écart entre l’égalité de droit et les inégalités réelles, donc réduire les inégalités sociales entre les différentes positions sociales, c'est-à-dire sur l’ensemble des positions occupées par les individus, femmes ou hommes, gens cultivés ou moins cultivés, Blancs ou Noirs, jeunes ou personnes âgées…etc. Cette représentation de la justice sociale vise à réduire les inégalités de revenus, de conditions de vie, d’accès aux services, de sécurité…etc. Il s’agit donc de resserrer la structure des positions sociales. Ces deux points de vue ne s’opposent pas au contraire : la meilleure manière de peser sur l’égalité des chances est sans doute d’agir pour réduire les écarts de places.
Pour conclure, on peut noter que la gauche social-démocrate s’était reconstruite à l’intérieur du paradigme néolibéral du fonctionnement social. Les politiques dominantes qui s’installent à gauche depuis cette période des années 80 consistent à produire des richesses selon les règles libérales qui doivent être redistribuées équitablement. L’Etat social est désormais au service du bien être individuel, et s’il doit cibler son effort sur les populations particulières (ce que l’on appelle la lutte contre l’exclusion), ses politiques reposent avant tout sur le principe de l’égalité des chances : Pour ne retenir qu’un exemple parmi mille autres, lors de ces dernières interventions, le Président Macron réaffirme une nouvelle fois son credo fondamental : créer les conditions économiques, politiques et sociales permettant à chacun de développer son projet de vie[3]. Mais pour jouir de toutes ses qualités et potentialités d’individu, encore faut-il que les écarts des places sociales soient beaucoup plus réduits…. C’est la limite imparable d’une telle perspective, à laquelle la gauche classique est de plus en plus confrontée.
2. Le désir de reconnaissance et la question de la place
S’il est vrai que la lutte pour la reconnaissance traverse toute l’histoire des sociétés[4], la revendication de sa place devient, du même coup, centrale. Dans cette optique, la notion de « place » ne peut faire abstraction du regard de l’autre. Rousseau lui-même nous rappelle dans le Discours sur l’Inégalité que l’entrée dans l’état social commence avec ces regards : « Chacun commençaà regarder les autres et à vouloir être regardé soi-même »,et Adam Smith (pourtant grand économiste du XVIIIème siècle, fondateur de l’économie classique) disait lui-même que l'homme trouve d'abord son plaisir ou sa peine dans le regard des autres, selon qu'il lui est favorable ou non. Cette thématique est particulièrement opérante aujourd’hui, alors que de plus en plusl’accent est mis sur le déficit de visibilité et de considération dont souffre une partie importante de la population. Car la question de la reconnaissance naît de la confrontation avec le mépris ou l’indifférence, et peut expliquer en grande partie les conflits individuels comme les conflits sociaux. Pour Todorov, la motivation principale de l’existence humaine réside dans le désir d’être reconnu par autrui. Il affirme : « Les hommes aspirent à des reconnaissances symboliques beaucoup plus qu’ils ne recherchent la satisfaction des sens ».Toutes les avancées des sciences sociales et de la psychologie confirment ce constat : il n’est pas possible désormais de penser l’être humain en dehors du réseau de relations dans lequel il est objectivement inséré, et dans lequel il cherche subjectivement à s’intégrer. C’est seulement dans le miroir de l’autre, responsable des processus de validation et de confirmation de soi, que nous pouvons réaliser notre propre identité personnelle. Selon Axel Honneth, il y a trois sphères de reconnaissance : 1) l’amour et les liens affectifs dans un groupe restreint (relations personnelles intimes) qui sont la condition de la confiance en soi-même. En ce qui concerne les relations d’amour, il faut comprendre que nos sociétés modernes se sont construites autour d’une famille fondée sur le mariage d’amour, et donc elles nous exposent plus que jamais aux tourments que les aléas de cette vie affective ne manquent pas de provoquer. 2) l’estime sociale qui concerne le sentiment d’accomplissement personnel à travers sa contribution à l’œuvre commune (mise à l’épreuve de ses capacités). Ses capacités personnelles sont en lien avec la valeur personnelle et ont besoin d’être reconnu par autrui dans les différents lieux de vie (entreprise, logement, voisinage, rencontres diverses). Elle est la condition de l’estime de soi. 3) le respect de soi, qui concerne le niveau proprement politico-juridique de la reconnaissance de l’égalité des droits (tous sujets de droits et de devoirs). Pour 2) et 3), nous pouvons également parler de « considération sociale et publique ». Celle-ci est un élément fondamental de la vie des « sociétés de semblables », selon l’expression de Rosanvallon[5] : la détérioration du lien social dans ces sociétés est au cœur des épreuves du mépris, de l’injustice et de la discrimination. Dans une société qui proclame l’égalité de droit pour chacun, les inégalités sociales ou le mépris peuvent avoir des conséquences explosives. C’est la reconnaissance qui honore les personnes en montrant la valeur qu’elles ont pour les autres. C’est une des fonctions de la sphère politique publique dans la construction démocratique, dit-il encore, de témoigner de différentes façons, symboliques et pratiques (juridiques, économiques), de l’importance de chacun pour la collectivité. Ce combat pour la reconnaissance est solidaire d’un combat universaliste pour l’émancipation de chaque homme (et femme !), et pour une fraternité résolue impliquant respect et refus de toute discrimination de genre, de sexe, de couleur de peau, d’origine ethnique ou sociale. Il y a deux dimensions complémentaires ou deux sortes de reconnaissance : d’une part il s’agit d’être perçu comme différent, c’est-à-dire reconnu dans son individualité singulière[6] ; c’est la reconnaissance de distinction. D’autre part, la reconnaissance de conformité sanctionne le sentiment d’appartenance à un groupe.Nous intériorisons le regard de ce groupe en adoptant ses normes et ses usages, et la conformité me renvoie une image positive de moi-même. En ce sens, la reconnaissance des mêmes droits prolonge pour l’humanité commune cette reconnaissance de conformité… Le manque de reconnaissance, s’il est subi passivement sans possibilité de réaction active, risque de générer frustration, ressentiment, colère, et même haine[7]. Ce manque peut s’appliquer aussi bien individuellement que collectivement (voire à des peuples entiers).
Nous voyons à travers ce concept de reconnaissance à quel point la place que l’on s’accorde à soi-même, l’investissement de la place que j’occupe, et la place que les autres me reconnaissent (aussi bien dans ma fonction que dans ma personne) sont indissolublement liées. Paul Ricoeur insiste par ailleurs sur l’idée que la reconnaissance ne passe pas nécessairement par la lutte ou le conflit (conception admise par la tradition philosophique depuis Hegel), mais qu’elle peut également se manifester à travers le don, comme le montre Marcel Mauss[8] : dans certaines sociétés archaïques, une économie du don régie par la stricte réciprocité est la marque d’une reconnaissance symbolique tacite entre tous les membres du groupe. Selon Ricoeur, certains de nos rituels et traditions relèvent de cette logique : célébrations sociales comme le mariage, échange festif de cadeaux, fêtes en général, mais aussi pratiques de réflexion commune et d’échanges, négociations, pratiques éducatives ou de formation…etc. le café philo serait ainsi un de ces lieux… Ainsi serait en jeu un rapport primitif qui nous relie, et qui tient autant « à la défiance que nous avons de la guerre de tous contre tous, que de la bienveillance que suscite la rencontre avec l’autre humain, mon semblable »[9].
Mais puisque nous avons évoqué la question de la détérioration du lien social (demande frustrée de reconnaissance dans nos sociétés), n’aurions-nous pas à nous interroger utilement sur la manière dont nous vivons nos places selon le type de société concerné, et sur la dimension historique et/ou anthropologique de la reconnaissance ? Nous pouvons à ce sujet, avec Marcel Gauchet[10], mettre l’accent sur deux types de personnalité selon le type historique de société, en particulier en ce qui concerne la distinction structurante entre société traditionnelle et société moderne.
3.Société ancienne et société moderne : une façon différente de vivre sa place
L’ancienne société hiérarchique est une société dont la structuration socialeassigne des rôles, des fonctions et des rangs très contraignants qui enserrent les individus. Michel Foucault disait à ce sujet que chacun est arrimé à une place, comme enfermé dans une cage. Quels en sont les effets sur les individus ? En premier lieu, disons que ce quadrillage des places a fini par peser beaucoup trop lourd et contrevenait bien sûr au principe d’égalité tout en constituant une entrave massive aux libertés individuelles. L’avènement de la modernité ne pouvait que faire éclater une telle organisation. Mais d’autres effets moins spectaculaires et pourtant essentiels dans la vie des individus doivent être soulignés. C’est la tâche que se propose Marcel Gauchet[11]. La personnalité traditionnelle correspondrait aux mondes sociaux d’avant l’individualisme moderne. L’individu est ici structuré par l’incorporation des normes de sa société d’appartenance, sa place sociale comme psychique est déterminé par un ordre symbolique qui est l’ensemble ordonné de représentations, de règles, d’idéaux, de statuts et de coutumes qui structure le collectif. La place est incorporée et elle est à l’intersection du collectif et de l’individuel. La séparation du public et du privé n’existe pas dans cette organisation, et l’individu est toujours en même temps un personnage social.Il est inséré dans un réseau de liens sociaux et symboliques qui le précède.Difficile d’imaginer aujourd’hui les vécus individuels de ces époques… Peut-être les plus anciens d’entre nous peuvent s’en faire une idée en pensant à ce qu’était la vie de certaines communautés rurales il y a plus de 60 ans. L’autonomie de l’acteur individuel se déploie à l’intérieur d’un cadre incorporé de références propre à la collectivité qu’il porte en quelque sorte en lui. Il peut ainsi exercer sa spontanéité en toute sécurité à l’intérieur de ce cadre.Les places dans la société ancienne apparaissent bien dessinées et relativement fixes, figées et contraignantes. Obéissant également à un destin masquant la réalité d’une hiérarchie sociale commandée par la domination sans partage.Leur reconnaissance publique va de soi et se trouve unanimement établie.
Nous ne pouvons pas ici analyser la période de transition qui nous fait passer de cet âge traditionnel à l’âge contemporain, mais force est de constater que la situation anthropologique est totalement transformée dans « le monde nouveau », celui d’une Modernité totalement « décantée », selon l’expression de MG. Prenons un exemple concret, celui de la famille : celle-ci s’est désinstitutionnalisée, est devenue une affaire privée ; elle a cessé d’être un rouage social imposant aux individus des normes, des rôles et des fonctions préétablies les inscrivant dans un ordre social plus large et les préparant à y occuper leur place. On se rapporte désormais aux autres en général, et à son conjoint en particulierd’une manière non symbolique, d’une manière purement personnelle, psychologique. Et si vous vous engagez vis à vis d’un enfant, c’est sur le même mode psychologique et privé. La famille devient un regroupement volontaire qui se fait sur des fins affectives, et la procréation également doit être comprise en termes affectifs. D’une façon plus générale, nous vivons un moment d’individualisme identitaire, ou individualisme de la singularité, si nous reprenons l’expression de Rosanvallon. Cela signifie la même chose : Nous ne sommes plus commandés par l’antécédence d’un collectif avec lequel nous sommes intérieurement connectés. Nous nous vivons comme « désappartenant », électron libre indépendant (même si en réalité nous sommes comme avant le fruit d’un « être en société » déterminé). L’individu contemporain n’est pas organisé au plus profond de son être par cette précédence du social, et cet englobement au sein d’une collectivité, avec ce que cela a voulu dire pendant très longtemps de sentiment d’obligation et de sens de la dette. Comme si la société se produisait à l’extérieur (indépendamment) de moi, et moi à l’extérieur (indépendamment) de la société.« Du point de vue de l’équation psychique des personnes, l’articulation de l’individuel et du collectif est porteuse du message suivant : « Tu es toi –même, tant que tu veux, dans ton coin privé, c’est ton droit irréfragable, mais tu n’es rien aux yeux de cette société, elle peut se passer de toi ». Dans l’ancienne société, le message était le suivant : « tu es ta société, tu n’es rien par toi-même en dehors d’elle. Tu n’as à être que ce qu’elle te demande d’être »» Marcel Gauchet. Il est facile d’en déduire un certain nombre de conséquences : une forme d’adhérence à soi-même et de difficulté à se décentrer du point de vue du collectif pour avoir le sens du public ; une tendance accrue à s’adresser aux autres pour demander la reconnaissance de notre singularité privée : en effet, L’individu contemporain est souvent à la recherche d’une hyper-socialisation privée (relations interpersonnelles), à défaut de compter pour quelque chose dans le mécanisme collectif. Ce besoin de reconnaissance, s’il est effectivement un trait fondamental et universel de l’existence humaine, se manifeste et se développe de manière inégale et spécifique selon les contextes socio-historiques. La société contemporaine développerait ainsi une exacerbation de ce sentiment. Nous allons y revenir. Quoiqu’il en soit, compte-tenu de cette nouvelle organisation sociale où la société civile va acquérir une autonomie grandissante, la question des places ne se posent pas de la même façon : elles sont beaucoup moins identifiées et identifiables, plus labiles qu’auparavant. La plupart des places occupées semblent en quelque sorte « détachées » du collectif et dépendre de mes choix (même si ceux-ci sont lourdement déterminés). Les places ne portent plus à l’intérieur d’elles-mêmes la reconnaissance publique qui était en quelque sorte inscrite dans les places de la vieille société… Plus grande liberté et mobilité (même si celle-ci a tendance à ralentir ces dix dernières années), mais aussi plus grande fatigue d’être soi, plus grande solitude et insécurité… Dans ce monde « fluide »[12] et incertain, l’importance d’une place à soi, sorte de cocon ou de coquille qui me protège de changements brutaux et contraints, peut devenir prioritaire.
Mais dissipons un malentendu : toute nostalgie en direction de la sécurité des places et d’une certaine forme de reconnaissance qui lui est liée dans l’ancienne société, n’est bien sûr pas de mise : nous vivrions au contraire comme insupportable aujourd’hui la fixité et la stricte reproduction de places prescrites une fois pour toutes. Notre sentiment de liberté propre aux Modernes que nous sommes rejette l’idée selon laquelle nous devrions rester là où nous sommes nés, nous satisfaire de places dont d’autres ont décidé pour nous. La possibilité de se « déplacer », de s’offrir une place tout autre, quitte à créer soi-même celle qui nous convient, est désormais inscrite de façon indélébile dans l’ADN de l’individu contemporain.
4.Une exaspération du besoin de reconnaissance ?
Comme nous l’avons déjà évoqué, le « désamarrage » de l’individu par rapport au collectif produit sans doute une sensibilité toute particulière au désir de reconnaissance, associé psychiquement à la peur des autres et de l’abandon. La société ancienne articulait l’existence privée et l’existence publique de telle sorte que le besoin de reconnaissance ne se posait pas de la même façon, le comportement de l’individu étant toujours à la fois privé et public, inséré dans un réseaude liens sociaux et symboliques qui le précédait (pas de clivage entre privé et public dans cette configuration). Aujourd’hui tout se passe comme si la société se produisait hors de nous avec la parfaite indifférence de l’existence individuelle au regard de cette existence collective, exacerbant par la même les frustrations et le besoin de reconnaissance des êtres que nous sommes, et qui sont fondamentalement demeurés, malgré les apparences, des êtres d’appartenance (malgré l’indifférence affichée vis-à-vis de ces liens). Notre besoin de reconnaissance est d’autant plus impérieux qu’il est de plus en plus difficile de se faire reconnaître au sein d’une existence collective, si ce n’est par le biais de la célébrité (ce n’est pas un hasard si la célébrité est devenue aujourd’hui une valeur centrale). Il suffit de rappeler le message déjà mentionné concernant l’équation psychique des personnes à l’époque contemporaine pour comprendre cette dimension très particulière du besoin de reconnaissance au sein de la personnalité contemporaine. Subjectivement détachée de l’ensemble social, elle est libérée des anciennes contraintes normatives, mais aussi sans doute plus fragile existentiellement, et davantage habitée par l’exaspération – et même souvent l’hystérisation – des frustrations et de la demande de reconnaissance.
Dans une société de semblables érigeant en valeur centrale l’égalisation des droits individuels, la reconnaissance de l’autre est essentielle dans le processus de l’estime de soi, et cette demande devient colère lorsque les acteurs ressentent du mépris et de l’injustice ou de la discrimination. De plus, avec cet « individualisme de singularité »[13], il y a l’aspiration à être important aux yeux d’autrui, d’exister à ses yeux comme individu singulier. La multiplication des blogs sur Internet en est un indice significatif. Volonté d’être quelqu’un, d’être reconnu comme unique[14]. Nous nous adressons aux autres pour demander la reconnaissance de notre véritable place, celle de notre singularité privée. Place symbolique certes, mais non moins essentielle.
DEUXIEME PARTIE : Voyage existentiel au Pays des places…
Nous nous proposons ici de suivre Claire Marin qui, dans son beau livre « Etre à sa place », nous fait parcourir avec légèreté et profondeur, au hasard d’une promenade vagabonde nourrie de références littéraires ou philosophiques, les différentes figures existentielles de « la place ».
De quelle(s) place(s) parle-t-on ?
Du point de vue de la personne, comment doit-on envisager cette question de la place ?
La question de la place va de pair avec les thématiques précédentes de reconnaissance et de légitimité : « Se sentir à sa place », c’est bien souvent se sentir reconnu dans cette place. La question de la place est donc directement dépendante du regard de l’autre sur moi, et du jugement porté sur ma légitimité dans tel ou tel espace.
D’autre part, précisons que la place extérieure, géographique et/ou sociale, n’est pas la seule en cause. Il y a aussi « la place en soi-même »[15], celle de l’intérieur, et qui n’est pas la place extérieure que j’occupe. Un peu comme si il y avait aussi « une maison en moi »[16]. Il y a des lieux immatériels, comme par exemple celui de l’écriture, dont Claire Marin ou Annie Ernaux parlent souvent… Et les places que nous occupons en nous-mêmes sont toujours singulières (d’où l’impossibilité pour autrui de se mettre à la place, nous y reviendrons)
Etre à sa place correspond également à une expérience éminemment physique : on se « sent » à sa place… La voix tient une part importante dans cette expérience : lorsque je me sens à ma place, ma voix est posée et entendue, elle n’est pas étouffée ou empruntée à d’autres. On peut perdre cette voix pour trouver une place enviée, mais ce faisant c’est à sa propre identité que l’on renonce…
Ceci étant dit, la question de la place se pose à chacun dès l’enfance et durant toute son existence : le sentiment d’être à sa place, l’envie de changer de place, la sensation de ne jamais la trouver…etc.
Une place pour nous définir et une place où nous blottir
Une place pour nous définir
La place a indéniablement, du moins pour beaucoup d’entre nous, le mérite de contribuer à la définition de nous-même : certains espaces familiers nous cadrent, dessinent nos contours, nous solidifient, nous légitiment. Se couler par exemple dans une fonction, une place sociale, trace des délimitations. Elle permet de recevoir de l’extérieur une définition qui donnerait d’autant plus une forme que le moi est flou ou incertain. N’avons-nous pas un besoin d’ordre intérieur, mais également de définition et de distinction ? Le désir nostalgique d’une place définitivement à soi, que le fantasme de la pièce manquante du puzzle pourrait symboliser ? Ce désir de définition peut renvoyer également à la peur d’être remplacé, déplacé, de perdre sa place. Le regard des autres prend ici de l’importance : un simple regard posé sur nous peut parfois nous permettre de devenir moins flou et incertain, d’acquérir de la présence à soi-même et aux autres, de trouver sa place. L’enjeu pour cette personne est alors de sortir d’une sorte d’existence « flottante »…
Une place où nous blottir
Nous voyons bien qu’une certaine finitude qui nous serait constitutive en tant qu’humain joue un rôle important. Finalement une place pourquoi faire ? Peut-être aussi pour se blottir : dans un monde flottant et vacillant, qui semble parfois s’effondrer sous nos pas, nous avons besoin d’une place où nous blottir. « Chacun a besoin d’un nid. Chacun a dans sa maison un coin »[17]. Il s’agit là encore de nous solidifier, nous protéger, mais aussi échapper au sentiment d’abandon, répondre à une existence hésitante… La maison, mais aussi une fonction sociale, comme nous l’avons déjà évoqué, peuvent jouer ce rôle, et cette fonction de nid est d’autant plus nécessaire que le monde est vécu comme incertain, dangereux, opaque. Nous retrouvons là ce désir nostalgique déjà nommé d’une place à soi. Nous sommes souvent dans la dérive des sentiments, le désordre, le renversement existentiel qui rend impossible toute fixité du sujet ; la présence des autres nous dérangent et nous désaxent… D’où le recours précieux à un abri face à ces ondes de choc… Du coup, dit Georges Pérec, « On s’est mis à se croire bien là où on était »[18]. Il s’agit de trouver une assise, un ancrage, synonyme de tranquillité et de familiarité. Chacun, de manière sans doute enfantine, cherche sa maison où il pourra se déplacer sans réfléchir, en fermant les yeux. « Un endroit rassurant où l’on ne se cogne pas dans l’obscurité »[19]. Je pense aussi à « E.T l’extra-terrestre » de Spielberg qui pointe son doigt vers le ciel en disant « Maison ! », accentuant ainsi le contraste[d1] entre l’immensité de l’univers et la symbolique de la maison.
Mais une telle place rassurante qui ne nous questionne pas et facilite l’existence nous assèche aussi par son manque de différence, par sa répétition. Il en va de même pour des lieux cette fois-ci symboliques qui nous rattachent à une lignée et des racines fondant une identité. Cette question alimente la problématique de l’alternative entre enracinement et nomadisme[20]. A l’inverse de cette « place à soi », nous pourrions retenir la figure du voyageur sans attaches ni bagages…
Se sentir à sa place
Est-il possible d’abord d’être à sa propre place ? Peut-être après tout s’agit-il d’un mythe, ne serait-ce que parce qu’un sujet est toujours plusieurs à la fois et qu’il est vain de revendiquer une place unique et fixe qui nous correspondrait en quelque sorte ontologiquement. Un clivage irréductible entre soi et soi-même empêche sans doute que l’on soit, en soi-même, à sa propre place. Cette « hésitation d’être » dont parle G. Bachelard[21], qui nous caractérise, tient à ce clivage structurel. « Danser d’un pied sur l’autre, un pied dans un pays, et l’autre en un autre, je trouve ma condition très heureuse », disait Descartes à Christine de Suède[22]. Il nous faut d’autres lieux, des lieux de passages et de transition, pour nous libérer de la fatigue et de l’habitude d’être soi. A l’extrême, plutôt que de souhaiter avoir une place à soi, peut-être pouvons-nous vouloir alors n’être ancré nulle part, nous réjouir d’appartenir à aucun lieu.
Mais dans tous les cas, nous devons comprendre le lieu où « on se sent bien à sa place » comme le prolongement ou l’intériorisation de soi-même. C’est avant tout une expérience physique qui passe par le corps. Michel Foucault nous persuade que « ne pas se sentir à sa place », c’est peut-être d’abord être mal dans son corps; face à son image dans le miroir, il procède à une longue description[23] et conclut : « ce corps qui n’est plus que honte, maladresse, souffrance, je voudrais le redessiner, le remodeler, le raboter. » mais il est ce « fragment d’espace » qui m’est définitivement assigné. « Je ne peux me déplacer sans lui. Impossible de s’en défaire. »… « Il est « ici » imparablement, jamais ailleurs ». Par ailleurs, le corps est un lieu privilégié de projections d’autrui - affirmations, préjugés, fantasmes. Il s’agit de penser une relation à soi qui ne soit pas faussée par ces projections extérieures, d’accéder en première personne à son propre corps. Cet « ici » du corps dit l’arbitraire de la place, contingent mais en même temps définitif et déterminant. Il est le médium primordial de ma présence singulière au monde Le sentiment d’« être à sa place » passe en particulier, on l’a évoqué, par l’expérience physique de la voix[24]. C’est peut-être dans l’amour et la sexualité, avec cette présence incarnée à soi et aux autres, que je suis vraiment à ma place, dans une sorte de coïncidence à soi, le temps d’un instant et dans ce lieu. « Mon corps redevient place, il cesse de m’échapper, grâce à l’intensité de l’amour, grâce aux mains de l’autre »[25]. Dans la relation amoureuse, l’amour nous accueille et nous rassemble, et cette sensation est encore une fois très physique. Lorsque la mère tient l’enfant dans ses bras, lorsqu’un proche tient la main d’une personne en fin de vie, c’est le corps d’un autre qui me réunifie, me réchauffe, m’apaise, me restitue ma véritable place. Tous ces gestes d’affection restituent quasi physiquement la présence irremplaçable de celui qui en est l’objet.
L’essentiel est d’avoir un lieu à soi, mais pas tant un espace réel qui nous appartiendrait qu’un espace intérieur. Parfois s’échapper des lieux familiers peut nous aider à ne pas trop subir les influences et les contraintes extérieures, à nous décentrer ou nous distraire de nous-mêmes pour trouver de nouvelles disponibilités. Ainsi des lieux transitoires et impersonnels peuvent créer une nouvelle place (intérieure), une place nette, un vide fertile, une page blanche… Georges Perec, quelques jours avant sa disparition[26], fait la liste des choses à faire avant de mourir : parmi celles-ci, aller vivre à l’Hôtel à Paris. C’est une façon, dans ce lieu neutre et impersonnel, de repartir à zéro, d’oublier son passé, d’être quelqu’un de nouveau, attaché à presque rien. On peut penser aussi à ces personnes qui « larguent les amarres » en disparaissant subitement de leur environnement habituel, jusqu’à parfois disparaître définitivement… Sans doute que de tels comportements reposent sur un fantasme, l’illusion de devenir anonyme, sans attaches, sans identité, sans passé. Mais en même temps, nous avons sans doute aussi besoin de nomadisme pour nourrir l’élan de la nouveauté, de capacité créatrice ; mais ce besoin de nomadisme est peut-être surtout intérieur : notre espace est résolument au-dedans, nous le transportons intérieurement. Et celui-ci est vivant et plastique. Mais alors il faut « balayer le rêve d’une place à soi, conçue comme une possession »[27], une place fixe.
« Chacun doit-il rester à sa place » ?
Nous l’avons suffisamment mis en relief dans la première partie, on voit aisément ce que la préconisation du « chacun reste à sa place » peut avoir de sinistre : dans les sociétés très hiérarchisées « chacun est arrimé à une place, enfermé dans une cage »[28], et on imagine facilement que les places que l’on aimerait quitter soient celles qui dévaluent, qui stigmatisent, qui invisibilisent. Celles dont personnes ne veut … « Une topographie impitoyable de l’espace social nous condamne par avance »[29]. Par ailleurs chacun sait que l’injonction « reste à ta place ! » s’adresse souvent à ceux qui menacent l’ordre établi, les hiérarchies installées, les pouvoirs dominants.
Pourtant, ne sommes-nous pas familiers d’une obsession (plus ou moins partagée, il est vrai) du chaque chose à sa place ? Ne sommes-nous pas parfois tentés de vouloir ranger nos vies comme notre bureau ? Nous pouvons l’expliquer de différentes façons : nous le faisons peut-être pour lutter contre le grand désordre et l’absurdité de nos vies… Ou bien, cela est un moyen de faire le vide, une manière de repartir à zéro pour de nouvelles aventures. Mais comme notre bureau, nos vies sont très vite de nouveau encombrées de choses non prévues, que le hasard ou la nécessité déposent devant nous, et qui « prennent la place »… Nous aimons bien penser les places à l’avance (c’est par exemple toute l’ambition de l’utopie), mais les places nous échappent car elles ne cessent de se déplacer et de déplacer celui qui croit pouvoir s’y installer…
Nous sommes très ambivalents sur cette question de la place de chacun : rassurés par la répétition et l’ordre, mais angoissés à l’idée d’être enfermés par cet ordre. L’expression « rester à sa place » en dit long, on l’a vu, sur cette assignation de places en faveur des hiérarchies installées dans le couple, dans la famille, dans le travail etc. Nous ne voulons pas être enfermés dans une case, « épinglé au mur comme une étiquette »[30].
Chaque famille en effet, en fonction de sa configuration propre, de son histoire, détermine des places singulières pour chacun de ses membres, avec parfois un jeu de chaises musicales en fonction des épreuves de la vie traversées.Ces places assignées sont souvent vécues comme une charge ou une prison. Parfois, sortir d’où l’on est revêt une importance vitale. Dans « l’Amant »[31], la mère incarne par sa présence et ses paroles tout ce qu’il faut éviter. « Il faut sortir de là on l’on est », tout quitter, laisser derrière soi ce passé, et réapparaître neuf ailleurs. Mais souvent cette place dont je ne veux plus, je l’emporte derrière et malgré moi. Souvent aussi les autres, qui sont restés à la même place, me reprochent ce départ, comme si mon passé me contraignait à rester le même.
Nous sommes parfois retenus en arrière par un poids, un boulet au pied qui nous retient. Qu’est-ce qui nous retient ? Les jugements de la société parfois, mais aussi mes propres peurs (d’échec, de déception), mes appréhensions, une certaine idée de la loyauté etc. Il arrive qu’un simple regard de désapprobation ou de mépris constitue une barrière infranchissable. Ces représentations nous freinent autant que le réel lui-même. Mais nous devons toujours être vigilants devant le risque d’être enfermé dans son identité comme dans une boîte, celles de sa famille, de son quartier, de sa communauté…
Etre dans le mouvement plutôt que dans l’établissement
Ne faut-il pas finalementprivilégier le mouvement de place en place plutôt que « la place sur mesure » ? Peut-être ne faut-il pas rêver en effet d’être assigné à une seule place, et se réjouir au contraire de n’être ancré nulle part ? Notre être serait alors dans le mouvement plutôt que dans l’établissement, la demeure, la propriété… Plutôt que d’avoir un lieu à moi, n’est-il pas plus fécond qu’il me permette d’être moi à travers tous mes déplacements ? En réalité, nous ne sommes ni totalement enracinés, ni totalement nomades, mais toujours en mouvement. Ce mouvement pouvant être « dans les profondeurs du cœur ou les replis de la pensée »[32], par conséquent un mouvement intérieur. On navigue d’un port d’attache à l’autre, mais parfois les vents nous mènent sur des terres inconnues…
Dans cette vie contemporaine de l’accélération, nous sommes souvent amenés à changer de places – de métiers, de conjoints, de régions, de familles. Le nomadisme prend souvent le pas sur la sédentarité, mais reconnaissons que tous ces déplacements ne sont pas toujours bien vécus. Notre époque est celle qui valorise clairement l’adaptation, le changement, l’évolution[33]. Cette injonction à l’adaptation est un facteur de fragilisation car elle peut mettre en échec les individus.
Mais au-delà de ce contexte historique et social particulier, il est indéniable que souvent des places particulières ne nous conviennent plus et que nous désirons en changer parce qu’elles ne correspondent plus vraiment avec ce que nous sommes. Changer, c’est parfois échapper à l’enlisement et au déterminisme social, au piège d’une place sociale dans laquelle on stagne. Sortir de la répétition d’habitudes mécaniques. Mais c’est peut-être aussi à cause d’une difficulté à se fixer, à se lier, à s’engager dans la durée… Pour certains aussi, leur énergie se trouve dans le mouvement ; leur plaisir est dans le départ ; ils n’existent que dans le devenir, au contact de la différence et de l’altérité.
Nous avons parfois besoin, pour exister vraiment, de briser ce qui nous encercle, d’aller vers l’extérieur, vers l’ailleurs. Cela est plus facile dans certains environnements que d’autres (nous pouvons penser ici à l’isolement associé généralement aux espaces ruraux, comparé aux opportunités bien plus grandes offertes dans les espaces urbains).
Notre intranquillité native est peut-être responsable de cette dynamique de mouvement et d’effort qui ne cesse jamais, et nous destinerait à être dans l’entre-deux, le passage d’une place à une autre… Il n’y a peut-être pas pour chacun une place juste mais une succession de places. Il n’y a pas de jeu (ou de « je » ?) sans déplacements, détours, bifurcations. « Notre place serait alors celle qui porte en elle toutes les secousses et les sursauts de ces mouvements intérieurs, de ses élans, de ses fixations »[34]. Encore une fois, il faut ne pas souhaiter que ce lieu soit à moi, mais souhaiter qu’il me permette d’être moi.
Y-a-t-il une place juste ? Celle qui est vraiment « la mienne » ?
A la suite de ce qui vient d’être dit, ma place serait « celle qui garderait la trace de son élaboration, des déplacements géographiques, sociaux et affectifs, visibles ou secrets, qui m’ont conduits jusqu’ici. ». Jusqu’à quel pointchoisit-on vraiment notre place, et nous laissons-nous choisir par elle ? Il n’est pas sûr que nous sachions vraiment où aller avant de nous y trouver… Il faut parfois suivre les vents et dériver avec les courants, puis revenir par une autre voie… La place juste est celle où nous nous sentons à notre place à un moment donné, mais celle-ci peut changer. Il n’y a pas de jeu sans déplacement, retour en arrière et en avant. Comme nous l’avons déjà dit, notre place est celle qui porte en elle tous ces mouvements et secousses. Nous ne sommes peut-être pas les mieux « placés » pour savoir quelle place nous convient le mieux. Un évènement souvent nous déplace à notre corps défendant, et nous nous rendons compte que notre place précédente était bien trop étroite, alors que nous pensions qu’elle nous était prédestinée. Certes nous sommes régulièrement habités par ce désir nostalgique précédemment nommé d’une place à soi, comme par exemple au sein d’un groupe auquel nous souhaitons appartenir, ou bien le pendant de ce désir en termes de peur d’être remplacé, déplacé, de perdre sa place. Ce désir et cette peur archaïques sont présents et nous hantent, mais nous devons nous en prémunir car ils ne correspondent pas vraiment à la réalité factuelle de la dynamique des places. Il faut privilégier le mouvement de place en place, et non « la place sur mesure ». Comme le pense Claire Marin, nous sommes des êtres sans cesse déplacés, « nous bousculant les uns les autres à coup de gestes, de paroles et d’émotions ». Est-ce vraiment moi qui décide de ma place, ou bien me trouvé-je propulsé, déporté ailleurs, loin de ce que je croyais… Il faut faire le deuil d’une prédestination ou d’un ordre cosmologique réglant les places ! Je suis toujours un peu là où je suis par « inadvertance » dit Claire Marin. C’est-à-dire par accident, sans y avoir réfléchi ; J’aurais sans doute pu me trouver ailleurs, mais je préfère me dire que je suis fait pour cet endroit… Ou bien je suis surpris de me trouver bien là où j’aurais pensé être désemparé. Peut-on vraiment savoir quelle place est la mienne ?
Trouble dans la place
Ce mouvement qui nous pousse à ne jamais poser définitivement un pied quelque part nous conduit le plus souvent à être dans l’entre-deux. Ce que l’on appelle le transfuge de classe en est peut-être le meilleur exemple. L’autrice Annie Ernaux, fille de paysans, raconte à ce sujet comment elle s’est coupée de son ancien environnement familial, social, géographique, pour devenir professeur de lettres et écrivaine, changement parfois compris comme une fuite ou une lâcheté[35]. Au contraire, il faut du courage pour se séparer de son ancien moi, même si l’on trouve du plaisir à en occuper un nouveau ; elle se retrouve étrangère en son pays, mais aussi étrangère en terre conquise, un peu comme un exilé (avec bien sûr la différence qu’il s’agit là d’un choix, alors que l’exilé connaît la catastrophe du déplacement qui lui fait tout perdre ; nous reviendrons sur la condition de l’exilé). « On est dans un monde qui ne nous appartient pas. Comme si nous ne prenions pas vraiment part à ce qui a lieu »[36]. Elle éprouve un sentiment de distance par rapport à ce qu’elle vit, une difficulté à « entrer dans la ronde », à s’insérer dans la conversation, à s’insérer dans une équipe. On aimerait entrer dans la danse mais il nous manque l’audace, la confiance… ou peut-être aussi, finalement, une envie ou un intérêt suffisant. « Comme si je n’étais pas à ma vraie place, que j’étais là sans être là »[37]. Mais il y a aussi un aspect positif : ce décalage nous préserve d’une adhésion aveugle, la non-installation créant une distance critique qui s’avère nécessaire quand on se propose d’étudier l’humain… L’historien Romain Bertrand souligne l’intérêt d’un « sentiment de n’être pas entièrement accordé aux évidences d’un jeu social ou aux atttendus d’une assignation identitaire ». Il permet notamment une disponibilité à l’accueil de la parole de l’autre. Le transfuge est « out of place », à la frontière entre le dedans et le dehors. La philosophe Chantal Jaquet parle d’un « être en transit, qui vit dans les inter-mondes ».
C’est souvent le désir qui me fait vaciller de la place où je suis. Qui peut nous libérer parfois d’une place où l’on étouffe. Deleuze insiste sur l’idée que le désir nous « déterritorialise », nous expulse de notre terrain de jeu habituel, produit un sentiment de nouveauté et d’altérité. Plaisir d’être dépaysé, désorienté ; désir d’être autre, de se vivre de manière inédite… Qui peut aller jusqu’à un désir de se perdre, de se laisser emporter, ou peut-être de mettre à mort son personnage social dans lequel on s’est laissé enfermé par contrainte, habitude ou résignation[38]. La passion est une épreuve du feu qui nous confronte à un dilemme, celui de notre propre vérité : est-ce que cette passion soudaine défigure ce que je suis, ou au contraire lève-t-elle le masque sur ce que je suis vraiment ? Il y a ainsi des moments charnières où je suis prêt à partir, trahir mon ancienne vie et ceux qui y sont associés. Et même quand cet amour apparaît absurde, seule l’intensité de cet étourdissement semble compter… L’amour est en tant que tel quelque chose qui nous déplace. Quand on part en amour, on ne revient pas le même. Il bouscule nos accoutumances, nous dépayse et nous fait retrouver « la dispersion première avec laquelle nous regardons le monde »[39].
Appartenances…
Qui n’a pas vécu au détour de sa vie « l’émotion de la provenance » ? Notre ancienne appartenance à un lieu, à un milieu, s’est inscrite corporellement et émotionnellement en nous, et nous fait parfois vaciller de la place que nous occupons aujourd’hui à l’occasion d’une quelconque « madeleine »[40] rencontrée sur notre chemin. Souvent à l’occasion de rencontres éphémères, « l’empreinte du premier monde » va profondément résonner en nous, raviver une part essentielle de nous-mêmes, nous reconduisant vers une vérité enfouie. Me voilà habité par cette « émotion de la provenance », qui me renvoie à la nostalgie du « chez soi ». Celui-ci est engrammé dans mon corps, dans ma mémoire, et me montre que je suis attaché, même à mon corps défendant, à des lieux et des espaces… L’importance de la place dévolue à chacun à travers ses origines, sa lignée, son histoire familiale - le vécu des membres de ma famille d’origine aussi bien que de ma famille actuelle -, est incontestable. « L’enracinement est peut-être le besoin le plus important de l’âme humaine (et le plus méconnu). C’est un des plus difficile à définir. Un être humain a une racine par sa participation réelle, active, et naturelle à l’existence d’une collectivité qui conserve vivants certains trésors du passé et certains pressentiments d’avenir.»[41].
Cependant, il y a peut-être une plus grande part de liberté que nous ne le croyons. Le rapport au passé est plutôt proche d’une libre composition, une combinaison aléatoire dont on peut remodeler les éléments, comme si nous pouvions jouer avec les mêmes cartes des jeux différents, selon des règles variées, ou encore comme si nous construisions des compositions de lego différentes avec les mêmes pièces. Créer une place pour soi qui ne me préexiste pas, tel est l’enjeu de l’histoire de chacun, ce qui ne signifie nullement que nous ne sommes pas des héritiers. Mais nous choisissons en partie ce dont nous héritons. Il y a dans la lignée beaucoup de possibles non réalisés, et je peux faire apparaître dans la lumière ce qui était éclipsé.
Il s’agit par conséquent de ne pas se laisser enfermer dans ce que Claire Marin appelle « le paradigme généalogique »[42]. Il serait nécessaire de penser un « hors soi » libéré de toutes les formes d’ascendance, et défini dans le déplacement plutôt que dans la trace. De privilégier la rupture plutôt que la continuité. Le sujet s’élabore dans le mouvement, la circulation, davantage que dans la circularité close d’une répétition. Mais cela dépend évidemment de chacun… Certains « choisissent » de « se greffer sur une branche », redoublent une existence déjà vécue (par exemple une fille va s’identifier totalement à son père mort). Ma place peut-elle se résumer à cela ? Qu’est-ce qui peut pousser à nous reconnaître totalement dans les traits d’un aÏeul ? Peut-être la peur de la solitude et de l’inédit ?Il y a aussi toutes les autres personnes rencontrées hors de la maison qui contribuent à ce que je trouve ma place à partir de ma propre voix, sans laisser les autres parler pour moi. D’une manière ou d’une autre, il s’agit toujours de « sortir de la place » qu’on nous assigne, et élargir notre marge de manoeuvre.
Ceci étant dit, et pour terminer en revenant sur « l’émotion de la provenance », ce sentiment à la fois d’appartenance et de familiarité nous montre que l’on en a jamais fini avec ce passé, et que notre « chez soi » nous rattrape à des moments où l’on ne s’y attend pas. Là encore ce désir nous déborde et nous déloge souvent des nouvelles places que nous avons adoptées.
Les déplacés et les « sans place »
Nous avons déjà évoqué la condition d’exilé… Partis de force loin de leur pays et des leurs, ils deviennent d’un coup menacés de disparition, au sens propre comme au sens figuré : engloutis sous les mers, abandonnés dans le désert ou parqués dans des camps, mais aussi au milieu des foules qui ne veulent pas les voir. Comme le dit Gunther Anders[43], l’ironie la plus cruelle est peut-être dans le spectacle d’un monde indifférent, un monde resté en place, sans stigmates de l’horreur vécue (c’est sans doute ce que doit vivre aujourd’hui un ukrainien réfugié dans un pays occidental…). Il n’y a plus de « chez soi » pour l’étranger, tout manque : les codes sociaux, les habitudes de pensée, la langue bien sûr, la familiarité des lieux et du cercleaffectif et social[44]. Celui qui revient au pays après une longue période connaît également un sentiment d’étrangeté : il ne retrouve pas un « chez soi » car ce retour n’est jamais qu’un retour à un point de l’espace, mais aussi un retour à un point du temps devenu depuis longtemps inexistant. En réalité, la personne elle-même a changé ainsi que le lieu de départ, et toute reprise par-delà la « déchirure » est impossible[45]. Dans bien des cas, on ne retrouvera jamais de places véritables. Cette errance des migrants sans place est très bien décrite par Gunther Anders : le déplacé ne retrouve de places nulle part, ni dans son pays d’origine, ni dans un autre pays où personne ne l’attend. Les migrants, dit-il, sont indésirables et invisibles. « Nous sommes devenus de l’air…. Les bruits et les cris du monde semblaient ne s’adresser qu’aux autres »… C’est comme si « nous n’étions pas là ». Voilà la disparition symbolique dont nous parlions précédemment. Même la langue, ultime part de « chez soi » qu’il maîtrisait encore, finit par se perdre… Il est véritablement « hors sol », hors temps, hors langue.
Etre à la place de l’autre ? Ou faire de la place à l’autre ?
Nous évoquons souvent l’idée de se mettre à la place de l’autre pour mieux le comprendre et/ou l’aider. En réalité, je ne peux pas vraiment me mettre à sa place, vivre sa vie, porter sa douleur ou son enfant à sa place, lui donner le reste de ma vie, ma joie de vivre, mon énergie. Les places intérieures ne sont pas interchangeables. Chacun, pour cette raison, est irremplaçable ou insubstituable.Je peux cependant laisser en moi de la place pour quelqu’un d’autre, ses expériences, ses manières de pensée, ses sentiments… Même si cela est encore difficile car la place que nous occupons en nous-mêmes étant singulière, « se mettre à la place » de l’autre, même en ce sens minimal, risque de se transformer en projections qui parlent bien davantage de ma place que de celle de l’autre… Mais nous pouvons néanmoins y parvenir. En ce sens, beaucoup de personnes, vivantes ou mortes, réelles ou de fiction (à travers la littérature ou le cinéma) ont leur place en nous. Je peux ainsi donner une place à l’enfant en classe, au camarade que je côtoie, au collègue de travail, bref à beaucoup de personnes que je rencontre sur mon chemin. Pour certains en mal de place, cette marque d’affection et cette disponibilité à eux, peut être déterminante pour trouver leur place. Un simple regard posé sur moi, une parole bienveillante, une main sur l’épaule, autant de gestes d’attention qui me confirment dans mon existence et peuvent me permettre de devenir moins flou et incertain, de préciser mes contours, d’adopter une certaine forme, d’acquérir de la présence, et par conséquent contribuer à trouver ma place… Lorsqu’il n’y pas d’espace réciproque de reconnaissance et donc de monde commun, il n’y a pas d’affirmation de soi possible. Franz Fanon[46] analyse cette expérience du colonialisme et du racisme : il n’y a qu’une réification du Noir par le regard du Blanc. Le sentiment alors ressenti n’est pas de l’infériorité mais de l’inexistence. Le Noir est prié de s’effacer, de disparaître. Le monde ne veut pas de lui ; Il faut « ramper » pour ne pas se faire remarquer…
Les femmes, dans notre société, sont souvent dédiées à assurer leur place à chacun. Il y a un très beau texte de Marguerite Duras[47], repris par Claire Marin, qui en atteste :ce sont elles qui s’assurent de « l’autarcie du bateau, du voyage de la vie ». Elles se chargent de ne pas laisser le manque, les lacunes apparaître… Elles « tiennent le fil du quotidien ». Remplir les frigos, les placards, ajuster les vêtements à la taille des enfants…. « Elle doit inventer son emploi du temps conformément à celui des autres gens, des gens de sa famille et de ceux des institutions extérieures ». Nous retrouvons là ce que dit le psychanalyste Winnicott à propos de « la préoccupation maternelle ». Empêcher les discontinuités, les hiatus, les coupures dans l’existence des autres, aussi bien dans la maison que dans l’espace psychique intérieur, au prix de leur propre surcharge psychique. « Elles prévoient, anticipent, projettent, pour faire tenir le réel d’un bloc ». « Elle laisse son corps à ses enfants. Ils sont sur elles comme une colline, comme dans un jardin…Elle est pour eux terrain de jeu, cocon ou coussin etc. ». Les femmes sont ainsi « débordées » parce que leurs limites ne sont pas respectées. Même le soin de soi et de son corps répond à des injonctions extérieures, celles du désir des autres. Il ne s’agirait pas tant d’un soin pour soi que d’un soin de soi pour autrui… Tout cela au prix d’un « morcèlement intérieur »,« toujours prises par l’instant alors qu’elles sont créatrices de la durée ».
A propos de cette capacité à faire une place en soi pour l’autre, la grossesse nous offre bien sûr l’image la plus frappante : nous sommes là devant une coprésence, un dialogue silencieux qui nous distrait du monde extérieur. Au contact de cette présence intime en soi-même, la femme enceinte ne ressent-elle pas une forme d’extension de l’être et d’intensification de l’existence ?
[1]Claire Marin, professeure de philosophie en classes préparatoires aux grandes écoles. Membre associé de l’ENS-Ulm. Ses recherches portent sur les épreuves de la vie.Auteure de "Etre à sa place" (édition de l’Observatoire, février 2022) et de "Rupture(s)" (éditions de l’Observatoire, 2019).
[2] « Qu’est-ce qu’une école juste ? », François Dubet
[3] Sur cette question du néolibéralisme macronien, lire le livre de Myriam Revault d’Allonnes , « L’esprit du macronisme ».
[4] C’est en particulier la thèse de Axel Honneth, in « La lutte pour la reconnaissance »
[5]« Les épreuves de la vie »
[6]Rosanvallon parle à ce sujet d’un « individualisme de singularité »
[7] Lire à ce sujet Cynthia Fleury, « Ci-gît l’amer »
[8] « Essai sur le don », Marcel Mauss
[9] Paul Ricoeur, Parcours de reconnaissance
[10] « La démocratie contre elle-même », in « Essais de psychologie contemporaine », Marcel Gauchet
[11] « Essais de psychologie contemporaine »
[12]Le sociologue et philosophe polono-britannique Zygmunt Bauman a développé le concept de « société fluide ».
[13] Pierre Rosanvallon, « Les épreuves de la vie » »
[14] Ibid
[15] Claire Marin, « Etre à sa place »
[17] Gaston Bachelard, « La poétique de l’espace »
[18] « Un homme qui dort »
[19] Claire Marin, « Etre à sa place »
[20] Cf. plus loin
[21] « La poétique de l’espace »
[22] « Lettres à Christine de Suède »
[23] Page 136, « Etre à sa place », Claire Marin. Extrait de « Le corps utopique. Les hétérotopies »
[24] Cf. plus haut « De quelle(s) places parle-t-on ? »
[25] Claire Marin
[26] « Tentative d’épuisement d’un lieu parisien »
[27] Claire Marin
[28] Michel Foucault
[29] Claire Marin
[30] Ibid
[31] Marguerite Duras
[32] Claire Marin
[33] Lire le texte « Faut-il s’adapter ? » et les analyses de Barbara Stiegler sur le blog « cafephilosophia.fr »
[34] Claire Marin
[35] Annie Ernaux, « La place »
[36] Ibid
[37] Ibid
[38] Stefan Sweig, « 24h dans la vie d’une femme »
[39] Claire Marin
[40] Référence bien sûr à la madeleine de Proust dans « A la recherche du temps perdu »
[41] Simone Weil, « L’enracinement »
[42] Ce terme est emprunté au philosophe français contemporain François Noudelmann
[43] Philosophe juif allemand, exilé aux USA puis retourné en Europe après la seconde guerre mondiale, « Journaux de l’exil et du retour »
[44] Lire à ce sujet « L’étranger » de Alfred Schütz
[45]Dans le dernier prix Goncourt, « La plus secrète mémoire des hommes » de Mohamed Mbougar Sarr, le narrateur l’explique bien au début du livre.
[46] « Peaux noires et masques blancs »
[47] « La vie matérielle », extraits cités dans « Etre à sa place », in « Reines sans royaume », p 71 à 76
[d1] palce