"Concilier liberté et obligation. L'exercice de la liberté par gros temps de pandémie."

 

    Concilier liberté et obligation. L’exercice de la liberté par gros temps de pandémie… Daniel Mercier

L’obligation semble à première vue le contraire de la liberté. Est libre celui qui n’est « obligé » en rien, qui peut faire ce qu’il veut, sans contraintes d’aucune sorte. Mais déjà nous pouvons constater que cette expression « faire ce que l’on veut », derrière une apparente simplicité, s’avère très ambigüe : le chien qui coure après un lièvre, comme dit Voltaire, ou l’homme qui fuit à toutes jambes devant une trombe d’eau qui arrive sur lui font-ils réellement ce qu’ils veulent ? Nous sommes certes, peut-être, en présence d’un degré de liberté, mais il s’agit d’un degré zéro de liberté plutôt que d’une liberté véritable, ou plutôt véritablement humaine. Nous sommes en présence d’une action réflexe en deçà du moindre assentiment. La liberté humaine est rendu possible par un premier pli de conscience, autrement dit un premier niveau de réflexivité (nous nous appuyons ici sur la réflexion de Francis Wolff), que l’on peut traduire ainsi :non seulement je désire telle ou telle chose, mais je désire désirer ces choses. « Je fais ce que je veux » signifie alors « je fais ce que je veux désirer » ; je dis quelque chose à propos d’autre chose, ce qui suppose une distance vis-à-vis de son désir ou appétit qui permet une approbation ou désapprobation de second degré, et définit la liberté humaine. Etre libre c’est faire ce que l’on a décidé de faire.

Ainsi définie, la liberté va rencontrer l’obligation de trois façons, qui selon Frédéric Worms vont correspondre à trois degrés de retour de l’obligation.

1er degré : Lorsque deux ou plusieurs « pouvoirs de faire ou de ne pas faire » vont entrer en jeu, la question va se poser de savoir comment ces libertés vont pouvoir coexister. C’est la question fondamentale de la philosophie politique. Autrement dit, la liberté est au pluriel, elle rencontre celles des autres. Je ne suis pas libre tout seul. Ma liberté rencontre des besoins vitaux et sociaux qu’il faut satisfaire…  Il y a des priorités qui s’imposent à ma liberté. Comme on le dit justement, ma liberté s’arrête là où commence celle des autres. La liberté s’articule ainsi à l’obligation au sens d’une limitation de la « liberté naturelle », autrement dit par défaut.

2ème degré : celui-ci nous introduit à la problématique  de la Modernité. Il y a en quelque sorte une appropriation de l’obligation par la liberté. Il y a obligation au sens éthique de ce terme lorsqu’elle est voulue par la liberté elle-même ; une obligation est définie par son acceptation ou mieux par son approbation par la liberté. En ce sens, elle est l’inverse de la contrainte extérieure. L’obéissance à la loi qu’on s’est prescrite est liberté (Rousseau). La liberté civile dans le cadre du contrat social consiste à obéir par liberté aux lois qu’on s’est soi-même données. Nous choisissons les lois auxquelles on doit obéir. C’est le principe premier de la Modernité pour laquelle le seul principe de légitimité repose sur l’autonomie (Marcel Gauchet). C’est le paradoxe du contrat social et de la démocratie :la liberté est ainsi inséparable de l’obligation à laquelle on obéit librement.

3ème degré : Un dernier degré fait référence à une liberté qui se caractérise par le niveau ou le degré éthique le plus élevé : l’obligation n’est pas seulement légitime quand elle est approuvée par la liberté, mais elle nous révèle le principe  même de la liberté : seul celui qui obéit par respect pour la loi morale, donc par devoir, est véritablement libre (Kant). Lorsque j’obéis à un instinct, à des inclinations naturelles, à des intérêts, à un besoin social etc. je ne suis pas autonome. Seule l’obligation pure dictée par un strict devoir rationnel –ce que Kant nomme un impératif catégorique -, est à la source de ma liberté. L’action morale est l’expression la plus parfaite de la liberté en acte, tout en étant strictement associée à l’obligation impérieuse de la loi morale.

Cette mise au point philosophique sur la liberté doit nous permettre de mieux nous armer pour évaluer les divers propos actuels sur la tendance « liberticide » des mesures sanitaires en général  (confinement, mesures barrière, masque, fermeture de magasins et de lieux de culture etc.), et du pass-sanitaire et surtout vaccinal en particulier, limitant drastiquement la vie sociale de ceux qui ne veulent pas se résoudre à se faire vacciner. Nombre d’intellectuels (et non pas la plupart des intellectuels comme je l’ai lu sur Internet) prétendent aujourd’hui que l’état de droit est menacé et que les mesures en question sont le plus souvent « dictatoriales ». Mais comment des personnes qui se qualifient ainsi peuvent-elles affirmer de telles billevesées, autrement dit de telles conneries, pour employer un terme plus populaire ?Contentons-nous de reprendre chacun des points précédents :

Si être libre consiste à pouvoir décider de ce que l’on fait, nous pouvons parfaitement être libre en décidant de ne pas céder au premier mouvement de protestation ou de frustration contre de telles mesures restreignant les libertés individuelles, précisément parce que l’on prend en considération toutes les raisons pour lesquelles de telles mesures sont prises : protection sanitaire de la population, protection des plus vulnérables, ralentissement de la propagation du virus, soutien actif aux institutions sanitaires et personnels soignantsetc. Une fois pour toute, sortons-nous de l’esprit que la liberté se réduit seulement à l’absence de contrainte extérieure, comme si seule comptait la première impulsion, libre de toute entrave ! La liberté humaine suppose cette réflexivité de la décision ou du choix, absente de la liberté animale.

Concernant le premier degré d’articulation entre obligation et liberté :

Les libertés sont plurielles, et notre liberté ne prend son sens que par rapport à l’existence d’autrui. En ce sens, être solidaire avec les autres en restreignant mes mouvements et en me vaccinant peut être perçu comme un acte de liberté et de responsabilité. Comment en effet penser la liberté sans la responsabilité qui va avec ? Sartre appelle cette liberté qui prétend ne pas être affectée par celle des autres la liberté du « salaud ». C’est celui qui affirme : « je suis ce que je suis. Je suis ainsi, et peu importe la situation». C’est celui qui n’assume pas les contraintes, et qui agit dans une forme d’isolement illusoire.Comment ne pas comprendre qu’une attitude solipsiste qui ne prend pas en compte cette dimension anthropologique et sociale de la vie en société correspond au niveau le plus bas de la liberté ?Le bien commun est évidemment en jeu dans la manière dont nous luttons collectivement ou non contre la pandémie. Et le gouvernement, quelle que soit sa couleur politique, ne peut être jugé sur cette question que par rapport à la détermination et à la justesse dans ce combat. L’instrumentalisation de la pandémie à des fins politiques d’appareil est en cela irresponsable et anti-citoyen (malheureusement, c’est actuellement la règle dans la plupart des partis politiques concurrents ; la virulence des critiques est disproportionnée dans un contexte où les réponses apportées à la complexité des problèmes sanitaires sont marquées avant tout par l’incertitude et les essais plus ou moins fructueux). D’une façon plus globale, l’importance des réactions négatives contre ces mesures au nom des libertés, mais aussi l’incroyable tendance à minimiser la gravité de l’évènement, sont l’expression dans nos démocraties de l’affaiblissement du lien social et des instances institutionnelles (représentant le collectif) au profit d’un individualisme roi. « Etre soi-même comme un roi », comme le dit bien le titre du dernier livre d’Elisabeth Roudinesco. 

Concernant le second degré d’articulation entre obligation et liberté :

L’exercice de ma liberté ne consiste pas seulement à être capable de limiter celle-ci en fonction d’autrui et des besoins sociaux et vitaux de la société dans laquelle je vis et dont je suis dépendant avec tous les autres. Autrement dit un exercice par défaut. Il consiste également de façon positive à considérer qu’un contrat social (celui qui fonde la République) me lie intimement à cette lutte collective contre le virus, et que je dois en démocratie m’approprier les obligations auxquelles nous sommes collectivement soumis.Puisqu’en démocratie la liberté consiste précisément à obéir aux lois qu’on s’est prescrit. Bien sûr, nous y reviendrons, les plus virulents « anti-vax » ou « anti-pass », contesteront l’existence même de cette dernière (la démocratie), et par conséquent aussi l’obligation du contrat social ; autrement dit, tous ces arguments leur glissent dessus comme l’eau sur les plumes d’un canard, d’où la difficulté du débat, en l’absence d’un « monde commun ». Comment en effet parler ensemble (dire des choses différentes) au sujet de quelque chose, si nous ne sommes déjà pas d’accord sur ce dont on parle ? Ce qui est peut-être en jeu ici, au-delà des analyses plus ou moins critiques que l’on peut faire de nos régimes démocratiques ( et n’est-ce pas le propre de la démocratie de s’autocritiquer ?), c’est la reconnaissance ou la non reconnaissance du passage à la Modernité démocratique dans nos pays occidentaux, c’est-à-dire à un principe de légitimité de nos sociétés fondé désormais sur les droits, les intérêts et les actions des individus qui les composent. Nous pourrions peut-être ici formuler une hypothèse : lorsque nous parlons entre nous de ce que nous sommes en train de vivre en matière de pandémie et de vaccin dans nos pays, le sens de ce que nous pouvons échanger dépend beaucoup d’un accord au moins minimum sur la nature du monde dans lequel nous vivons, et qui va déterminer la possibilité ou non d’un monde commun… Nous y reviendrons en conclusion.

Concernant le troisième degré d’articulation entre obligation et liberté :                                                                                                                                     

Nous pouvons ne pas adhérer philosophiquement à cette conception finalement kantienne de la liberté dans laquelle la véritable liberté se confond avec l’obéissance à une loi morale universelle qui s’impose paradoxalement à une volonté vraiment autonome, c’est-à-dire une volonté qui n’est pas captée par des intérêts ou des mobiles particuliers et intéressés… Cependant la valeur éthique d’un tel comportement désintéressé au nom de l’universalité de la loi morale (Agis de telle sorte que la maxime de ton action puisse devenir une loi universelle) peut difficilement être contestée. Dans un tout autre langage que celui de Kant, ne pourrions-nous pas parler également de « sens du public », celui-ci étant défini par contraste avec les perspectives particulières de l’individu privé ? Mais il est vrai qu’aujourd’hui « l’adhérence à soi-même » (Marcel Gauchet) propre à « la société des individus » rend difficile cette décentration de soi nécessaire pour parvenir à adopter le point de vue du collectif. Et pourtant, comment exercer sa liberté de citoyen sans ce considérer « un parmi d’autres », capable de cette décentration ? En réalité, « cet apprentissage à l’abstraction de soi qui créé le sens du public, de l’objectivité, de l’universalité, apprentissage qui vous permet de vous placer au point de vue du collectif, abstractions faites de vos implications immédiates » (Marcel Gauchet) est un enjeu important de la socialisation démocratique. Il faut bien reconnaître qu’aujourd’hui cet apprentissage du détachement est fondamentalement remis en cause…                                                                                                                                                          

En conclusion…

Les tensions ou désaccords par rapport aux politiques sanitaires publiques ne doivent pas être considérées de façon réductrice comme le seul fait des « anti-vax » ou même autres « anti-pass ». En ce sens les quelques développements qui précèdent peuvent sans doute trouver des lecteurs attentifs auprès de ceux qui résistent à la normalisation sanitaire sans pour autant adhérer à une théorie complotiste. Mais comme je l’ai déjà suggéré, cette argumentation n’ébranlera pas ceux qui sont déjà dans des systèmes d’interprétation bétonnés reposant sur une vision délirante du monde qui les entoure. Comme l’a bien montré Edgar Morin, la tentation propre à l’idéologie de se clore sur elle-même et d’enfermer totalement le réel à son profit est toujours présente. Nous n’avons pas attendu les fameuses « théories du complot » pour constater depuis longtemps les dérèglements  doctrinaires de telle ou telle théorie, quand l’idéologie devient totalement insensible à l’expérience, aux faits, au réel… A ce titre, les théories complotistes d’aujourd’hui sont les dignes héritières de toutes celles qui les ont précédées. L’idéologie a la capacité de « s’immuniser » pour se protéger des évènements qui risque de la faire exploser. Nous courons tous le risque à un moment ou à un autre, à partir du moment où nous traduisons le monde en idées, que notre vision s’interpose entre nous et le monde, et donne tort au réel quand il ne va pas dans le sens souhaité.  Système clos de nature sectaire capable de ne retenir que ce qui vient l’alimenter et le renforcer. Comme cela a déjà été relevé, une des raisons essentielles qui explique la grande difficulté et même l’impossibilité (souvent) de débattre avec des personnes défendant ce genre de thèse  est l’absence d’accord sur ce dont on parle. La possibilité de se parler repose en effet, comme nous l’avons montré dans notre précédent texte sur l’humanisme et le langage, sur le fait que tout en disant des choses différentes sur une autre chose (l’objet de notre propos), nous sommes supposés parler DE la même chose. Autrement dit, il y a un accord implicite sur ce dont on parle, le monde intersubjectif et extérieur à nous, objectif, commun à tous. C’est précisément ce monde commun qui nous fait défaut en présence d’un propos conspirationniste. Pour en donner une illustration exemplaire, je voudrais ici évoquer ce qu’a fini par me dévoiler une personne défendant une théorie conspirationniste à propos de la pandémie et du vaccin, et avec qui j’essayais de discuter. Sans doute mise en confiance par l’effort qui était le mien en faveur d’une écoute la plus attentive possible, il finit par me dévoiler sa vision du monde : en réalité, le monde dans lequel nous croyons être, que nous sentons, percevons, dont nous faisons l’expérience, est un monde entièrement illusoire, en « trompe-l’œil » : c’est la « matrice » du film célèbre « Matrix ». Pour ceux qui ne connaîtraient pas ce film, il dépeint un futur dystopique dans lequel la réalité perçue par la plupart des humains est une simulation virtuelle appelée « La Matrice » et créée par des machines douées d'intelligence, afin d'asservir les êtres humains, à leur insu, et de se servir de la chaleur et de l'activité électrique de leur corps comme source d'énergie. Le programmeur informatique Neo apprend cette vérité et commence une rébellion. Nous sommes plongés avec ce film dans la problématique philosophique classique du doute métaphysique  cartésien, repris par Putman sous forme d’une expérience de pensée : supposons que nous sommes en vérité des cerveaux dans une cuve remplie de liquide nutritif reliée à un super-ordinateur (c’est quasiment la représentation proposée dans le film !) : nous n’avons aucun moyen de savoir si nous ne sommes pas réellement dans cette situation maintenant ! Selon de tels scénarios, il n’y a aucune différence entre être éveillé et être endormi, être là ou n’y être pas, être un cerveau dans une cuve ou non… Je ne peux pas savoir non plus si ce scénario est faux… C’est le paradoxe redoutable et imparable des sceptiques authentiques : je ne peux rien savoir relativement à une quelconque proposition concernant le monde. Revenons à notre propos : comment faire pour discuter avec quelqu’un qui est convaincu que notre expérience du monde n’est qu’une illusion et que nous sommes ainsi victime de la suprême manipulation (car lui, contrairement aux sceptiques, « sait » que « la Matrice » existe…), celle qui consiste à nous faire croire que nous existons dans ce monde ? Bien sûr, cette vision ultra-paranoïaque est ce qui se fait de mieux dans le genre, et nous sommes donc en présence d’un cas extrême. Mais au fond, l’essentiel est là : comme on le dit vulgairement, mais cette fois-ci dans un sens fort et littéral, comment discuter lorsque « nous sommes sur deux planètes différentes » ? Le monde commun, auquel je faisais référence comme support incontournable de toute possibilité de dialogue entre nous, fait ici défaut. Les conséquences d’un tel risque de fragmentation du monde selon les perceptions privées de telle ou telle secte cognitive sont considérables... et devraient faire l’objet d’un développement futur…