Qu'est-ce être inhumain ? Est-ce sortir de l'humanité ?

CAFE PHILO MAM MERCREDI 28 JANVIER 2015

 

Présentation du sujet

Qu’est-ce qu’être inhumain ? Est-ce sortir de l’humanité ?

 

Ce sujet était programmé depuis longtemps... Après les tueries du 7 janvier, il prend malheureusement un relief particulier... André Comte Sponville a sans doute raison de considérer que la morale n’a pas la force suffisante pour faire de nous des êtres habités par la justice ou la compassion, il n’empêche que de tels actes impactent violemment notre sentiment d’humanité et provoquent en réaction une identification très forte aux victimes : «Nous sommes tous Charlie ». Au-delà de cette réaction salutaire, il est plus que jamais nécessaire de savoir comment nous devons penser cette inhumanité : être inhumain, est-ce, comme le pensait Spinoza, ne pas ressembler à un homme, être « hors humanité », ou bien au contraire doit-on considérer qu’aussi « monstrueux » qu’il soit, l’inhumain est aussi un enfant de notre monde humain ? Ce qui nous oblige alors à mieux comprendre son processus de gestation... Cette question n’ pas cessé non plus d’être posée après « les crimes contre l’humanité » du XXème siècle perpétrés au nom de la civilisation.... Penser l’inhumain, savoir de quoi il est constitué,  identifier les racines de la barbarie, c’est aussi être mieux armé pour s’en prémunir et pour lutter plus efficacement contre  le mal absolu qu’il représente...

 

Ecrit philo

 

 

« Qu'est-ce qu'être inhumain ? Est-ce sortir de l'humanité ? »

  • L’inhumain, c’est ce qui n’est pas humain, le non –humain
  • Contrairement à la définition spinoziste de l’inhumanité, l’inhumain peut être dit, dans un autre sens, profondément « humain ».

1- Le piège de l’ethnocentrisme... et le piège du piège.

2- Reconnaître et apprivoiser la part sombre de l’humain en nous ?

3- La pensée des Lumières comme rempart contre l’inhumain ?

4- Le danger pour l’humanité des apôtres de vérité

5- La banalité du mal

6- L’inhumanité est fondamentalement une rupture du lien d’humanité qui nous unit

7- Qu’est-ce qui peut nous prémunir contre l’inhumain ? Relativité des éthiques et universalisation de la morale

8- En conclusion : l’arme des droits de l’homme

 

Hier, le mémorial de la Shoah avec l’anniversaire de la fermeture du camp d’Auschwitz. Le 7 janvier, l’assassinat des journalistes de Charlie, des 2 policiers, et des juifs du magasin cascher .... En réalité, nous sommes confrontés quotidiennement à l’inhumain, avec malheureusement des moments de paroxysme... En ce domaine, la Shoah avec ses six millions de personnes exterminées dépasse tout ce qu’on aurait pu imaginer.... Notre débat prend bien sûr un relief particulier avec ce que nous avons collectivement subi. Je n’en ferai pas toujours explicitement mention car la question de l’inhumain englobe ce genre d’évènement mais ne se  limite pas à lui. Il appartient à chacun de le garder présent à l’esprit en écoutant ou en lisant cette introduction, car chaque point abordé peut s’appliquer à lui. La question posée ce soir n’a pas cessé d’être posée à la suite des « crimes contre l’humanité » commis par l’Etat nazi au nom de la civilisation. Penser l’inhumain, savoir de quoi il est constitué, identifier les racines de la barbarie, c’est aussi être mieux armé pour s’en prémunir et pour lutter plus efficacement contre le mal absolu qu’il représente...

 

Concentrons-nous sur la question philosophique qui est posée : comment penser l’inhumain ? Insistons pour commencer sur le caractère paradoxal de cette notion : elle peut prendre en effet deux sens qui apparaissent comme contradictoires :

 

L’inhumain, c’est ce qui n’est pas humain, le non –humain. Il se définit par un rapport logique d’exclusion avec ce qui est humain. Par exemple, Spinoza caractérise l’inhumain comme ce qui ne ressemble pas à un homme. C’est-à-dire quelqu'un qui ne vit ni sous la conduite de la raison, ni sous la conduite de la pitié à être secourable aux autres. Cela suppose que faire partie de l’humanité implique une essence particulière qui s’actualise dans une nature raisonnable. L’inhumanité de certains actes consistant alors dans cette « sortie » de l’humanité. Une telle conception de la nature humaine s’inscrit dans toute la tradition gréco-latine et classique qui identifie l’homme comme « animal raisonnable », l’exercice de la raison et de la vertu étant ces manifestations essentielles. Mais si l’inhumain est ce qui n’est pas humain, nous retrouvons là l’ensemble des choses du monde ou de la nature en dehors de l’humanité, comme le minéral, le végétal, l’animal.  Il y a de belles pages de Camus qui parle de l’inhumanité des choses, en tant qu’elles ne sont pas humaines : étrangères, silencieuses, sans « existence » au sens existentialiste. C’est précisément le choc de ce monde silencieux avec l’exigence humaine de sens qui constitue le sentiment de l’absurde...  En ce sens aussi, l’animalité, définie en opposition à l’humanité, pourrait être qualifiée d’inhumaine. C’est en ce sens que l’on parle parfois de la « bestialité » de certains comportements, qui supposerait une forme de régression à une « sauvagerie » primitive... Il est bien « pratique » de mettre l’inhumanité du côté de l’animal qui est certes « en nous » comme une forme de survivance, acceptant par la même d’assumer une certaine forme de responsabilité, tout en préservant toute contamination du côté du « spécifiquement humain » qui nous caractérise « en propre ». ... Mais l’on sait bien pourtant que ce que nous appelons « la cruauté » de certains animaux vis-à-vis d’autres (le tigre et sa proie) n’est que la projection anthropocentrique d’un sentiment humain qui n’a pas grand-chose de commun avec les comportements des grands prédateurs animaux... De la même manière, on ne peut accuser les grandes catastrophes naturelles (comme un cataclysme) d’être ce qu’elles sont.... Sont-elles inhumaines ?

 

Contrairement à la définition spinoziste de l’inhumanité, l’inhumain peut être dit, dans un autre sens, profondément « humain ». Car nous ne sommes pas que « raisonnable » ou « vertueux ». Comme le dit bien André Comte Sponville, nous ne sommes pas naturellement raisonnables et vertueux...C’est d’ailleurs pour cette raison que la morale existe (car sinon à quoi servirait-elle ?). La vertu, la justice,  sont dans le meilleur des cas un effort, une recherche, un but jamais atteint... C’est pour cela également que la loi existe... Si nous étions d’emblée dans le bien, dans l’amour du prochain, ou dans la compassion, nul besoin de vertus, de devoir, ou de lois. Le « devoir » signifie justement qu’il y a un écart considérable entre l’être et le devoir être... Etre intermédiaire entre l’ange et la bête, dont la noblesse réside sans doute, comme l’affirmait le grand humaniste Pic de la Mirandole, dans sa « libre plasticité ontologique » : « Dieu a dit à Adam : “ Pour les autres, leur nature définie est tenue en bride par des lois que nous avons prescrites : toi, aucune restriction ne te bride, c’est ton propre jugement, auquel je t’ai confié, qui te permettra de définir ta nature. » (Discours sur la dignité humaine »,1486).Cette liberté proprement humaine a été souvent interprétée par les philosophes comme le privilège redoutable d’être voué au pire comme au meilleur. Saint-Augustin est peut-être le premier à avoir formalisé clairement (dans une optique chrétienne) l’explication du mal par la liberté : quand les hommes commettent le mal, ils font mauvais usage de leur volonté. « Le péché n’est pas l’œuvre de Dieu, mais de notre volonté et la punition du péché est son œuvre de justice ». Cela ne fait évidemment pas de nous des êtres inhumains, mais inscrit dans la condition humaine la possibilité de l’inhumanité. L’inhumanité de certaine actes humains, en ce deuxième sens, est profondément humaine... Ce n’est plus cette fois un rapport d’exclusion par rapport à l’humain, mais un rapport d’inclusion qui définit l’inhumain : la barre qui sépare les deux passent désormais à l’intérieur de soi. L’inhumain n’est plus ce « monstre » étranger à moi, définit dans un rapport d’altérité absolue par rapport à moi, il est d’une certaine façon « logé » en moi en tant qu’humain...

 

Notre façon de penser l’inhumain va dépendre de la primauté accordée ou non à un sens ou à l’autre.

 

1- Le piège de l’ethnocentrisme... et le piège du piège.

Une tendance non moins insistante que dangereuse consiste à qualifier l’inhumain à partir d’une position ethnocentriste. Le terme de barbarie (qui s’en rapproche) désignait sous l’Antiquité tout ce quine participait pas à la culture grecque. « Le barbare, c’était celui qui ne parlait pas grec, le mot désignant un cri inarticulé, comme celui du chant des oiseaux. » (Claude Levi Strauss, Race et Histoire). La civilisation occidentale a ensuite utilisé le terme de « sauvage » dans le même sens, rapprochant « l’autre » de l’animal. Il s’agit dans les deux cas de placer l’autre en dehors de l’humanité, notamment sur le plan de l’animal. Comme le fait remarquer Levi Strauss, il ne faut pas penser que cette attitude est le fait de l’homme soi-disant évolué face au primitif, mais elle est parfaitement réciproque :  Dans les grandes Antilles, quelques années après la découverte de l’Amérique, pendant que les espagnols envoyaient des commissions d’enquête pour rechercher si les indigènes avaient ou non une âme, ces derniers s’employaient à immerger des blancs prisonniers, afin de vérifier, par une surveillance prolongée, si leur cadavre était sujet à la putréfaction, bref, s’il fallait les considérer comme des « hommes ». Aussi Levi Strauss conclut : « en refusant l’humanité à ceux qui apparaissent comme les plus sauvages, ou barbares de ses représentants, on ne fait que leur emprunter une de leurs attitudes typiques. Le barbare, c’est d’abord l’homme qui croit à la barbarie ». Cette dernière déclaration révèle cependant une difficulté : dire à propos de la barbarie, en simplifiant,  que « c’est celui qui dit qui est » peut représenter un piège aussi dangereux que celui de l’ethnocentrisme lui-même. Car il risque de nous priver de qualifier d’effectivement barbare ou inhumain des actes commis par l’autre, au nom d’une forme de relativisme radical qui m’interdirait de juger les actes d’un autre. Et pourtant nous ne pouvons rester indifférents aux crimes inhumains qui sont commis de par le monde ; leur désignation de « barbares » ou d’inhumains ne peut pas être seulement l’effet d’un regard ethnocentriste (voir le Même avec les yeux de l’Autre). La barbarie, c’est bien « l’autre » dans un certain nombre de cas, et les récents évènements (« Je suis Charlie ») attestent qu’il y a bien là une « objectivité » de l’acte barbare quelque soit le « point de vue » ou la « perspective » que je porte sur lui... Que retenir alors de cette critique de l’ethnocentrisme ? Elle dit quelque chose de cependant essentiel : si la barbarie peut être attribuée à l’autre, il faut ajouter aussitôt que l’autre c’est aussi soi-même, et pas seulement un « monstre » radicalement étranger à soi-même. « Je est aussi un autre », pour reprendre la célèbre formule de Rimbaud.  Pascal Bruckner, dans « Misère de la Prospérité » prolonge cette réflexion en montrant combien la barbarie est présente au sein de la civilisation, et comment, au fond, c’est dans la capacité à le reconnaître que consiste en fait la qualité de « civilisé » :

« Etre barbare c’est se croire civilisé et rejeter l’autre dans le néant. Alors qu’être civilisé c’est se savoir barbare, connaître la fragilité des barrières qui nous séparent de notre ignominie, et savoir que le même monde porte en lui la possibilité de l’infamie et du sublime. » Ce jugement à l’inconvénient de refléter l’ambiguïté de la critique ethnocentriste sur laquelle nous ne reviendrons pas. Mais il a aussi le mérite de montrer le danger qui consisterait à rejeter à l’extérieur de l’humain (que nous incarnerions) l’inhumanité de tels actes barbares, plutôt que de considérer, comme le dit de façon imagée et provocatrice Guy Coq dans « Petits pas vers la barbarie » : « Qui que je sois, je dois le savoir, les circonstances aidant, il ne me faudra pas plus d'un quart d'heure pour sombrer dans la barbarie, pour faire de moi un tortionnaire. L'urgence d'une culture morale est ici fort claire : il s'agit de faire reculer au maximum l'échéance du quart d'heure. »

A partir de l’analyse précédente, nous pouvons, avec André Comte Sponville (« L’esprit de l’athéisme »), désigner deux dangers symétriques qui peuvent être générateurs d’inhumanité : le nihilisme et le fanatisme. La barbarie nihiliste : « Ceux-là ne croient en rien : ils ne connaissent que la violence, l’égoïsme, le mépris, la haine. Ils sont prisonniers de leurs pulsions, de leur bêtise, de leur inculture. Esclaves de ce qu’ils prennent pour leur liberté. Ceux-là sont barbares par défaut de foi ou de fidélité : ce sont les spadassins du néant. ». La barbarie des fanatiques : « Ils sont plein de certitudes, d’enthousiasme, de dogmatisme : ils prennent leur foi pour un savoir. Ils sont prêts, pour elle, à mourir et à tuer… Ils connaissent le Vrai et le Bien. Qu’ont-ils besoin de sciences ? De démocratie ? Tout est écrit dans le Livre. Fondamentalisme. Obscurantisme. Terrorisme. ». Dans ce dernier cas, encore une fois et malheureusement si présent dans  notre actualité, on peut constater que certaines qualités morales ou « vertus » sont loin d’être un antidote aux actes barbares, et peuvent même être instrumentalisées dans cette perspective. Quand la morale se veut absolue et prétend légiférer (la Loi religieuse par exemple) en lieu et place de l’ordre juridico-politique, quand elle parle au nom de la Vérité et prétend soumettre la science ou l’économie à son propre ordre, n’est-elle pas également génératrice de barbarie ? Dans le premier cas au contraire, c’est la non reconnaissance de la moindre valeur morale universalisante susceptible d’être une référence commune à tous, l’affirmation d’un relativisme radical affectant toute valeur, l’absence du moindre engagement, qui ouvre la voie à des actes barbares, ou à l’indifférence face à la barbarie, ce qui est tout aussi problématique.

 

2- Reconnaître et apprivoiser la part sombre de l’humain en nous ?

  • « Nous ne sommes pas tout amour »...Nous pourrions ajouter : « nous ne sommes pas non plus toute raison »... Le thème de la dualité ou de la bipolarité psychique de l’humain est aujourd’hui un de ceux qui sont les plus repris par la philosophie et la littérature, ou le cinéma. Pensons à Goethe : «  Deux âmes, hélas, habitent en ma poitrine : l’une aspire aux étoiles, l’autre voudrait se vautrer dans les plaisirs les plus grossiers » (Faust). Pensons au film remarquable : « Docteur Jeckyl et Mister Hyde » (la version la plus connue est celle de Victor Flemming, 1941). Depuis Freud et sa découverte de l’inconscient, l’homme est pensé aujourd’hui comme irrémédiablement « clivé », la conscience et la raison étant loin d’être les maîtres du logis, et la réalité pulsionnelle ne peut plus désormais être occultée. « Je est un Autre ». Ne pas reconnaître et prendre en compte « l’entièreté de l’humain », selon la formule de Michel Mafesoli (« La part du diable ») conduit à rejeter le mal à l’extérieur de soi, et à se construire une fausse image (« faux-self », comme l’appelle Winnicott) dont  l’idéal du moi est hypertrophié, ne favorisant nullement cette vigilance dont parle Guy Coq vis-à-vis de cette possibilité, en chacun, de l’expression de l’ « hubris » cher aux grecs, c’est-à-dire de la démesure et de la démence.
  • La question de savoir si nous faisons possiblement le mal volontairement ou involontairement, si nous sommes déterminés à faire ceci plutôt que cela (l’ignorance de ce qui est fondamentalement bon pour moi faisant partie, en négatif, de ces déterminations), sans choix volontaire de faire le mal (sinon parfois au profit –illusoire- d’un bien jugé plus important) ou bien si nous sommes capables de choisir volontairement la méchanceté en connaissance de cause, traverse la tradition philosophique.... Les tenants de la deuxième thèse se réfèrent généralement à la problématique du péché originel, symbolisant l’entrée dans le mal, l’instant de la chute : chaque mauvaise action (jusqu’à la possibilité du mal radical) réédite le mythe de la chute. La « disposition particulière de la liberté humaine » est telle qu’elle ne va pas sans cette « captivité antérieure qui fait que je ne peux pas ne pas faire le mal »(Kant).
  • Mais peu importe ici : l’important au contraire c’est de prendre toute la mesure de la dualité « homo sapiens – homo demens », suivant la belle formule d’Edgar Morin. « L’homo demens » peut être excessif, « démentiel », et aussi méchant et meurtrier. Mais en même temps, il « brûle d’un feu intérieur », et cette « consumation » est également responsable de ses passions, de sa jouissance, de son bonheur autant que de son malheur... Les deux pôles de cette dualité sont tous deux responsables de ses créations comme de ses destructions. Il n’y a pas d’un côté une raison « chimiquement pure », et de l’autre un foyer pulsionnel et incontrôlable : c’est par une sorte d’alchimie des deux, une « copulation » entre l’un et l’autre, que la créativité et l’invention, mais aussi la criminalité et la méchanceté, sont produites...  Entre ces deux pôles circulent tous les composés, tous les degrés de mélange entre eux (« Amour, sagesse, poésie », Edgar Morin). Cette métaphore de l’alchimie peut à son tour nous faire penser à la notion de sublimation chez Freud : c’est par un processus de « sublimation des pulsions » que ces dernières vont être orientées vers des objets esthétiques, culturels, religieux ou scientifiques. La vie de l’esprit est ainsi solidaire d’un tel processus où les affects sont mobilisés. Mais cette « liaison » des pulsions orientées vers un but social et pacifique peut toujours échouer ; c’est alors à une « déliaison des pulsions », cette fois-ci libérées de toute contrainte, et laissant libre cours aux forces de destruction symbolisées par Thanatos, que nous assistons.
  • La raison elle-même, contrairement à l’idéal rationaliste, peut être son propre ennemi intérieur, lorsqu’elle est contaminée par sa suffisance : l’exercice de la raison n’exclut nullement la déraison, Michel Foucault l’a bien montré quand il déconstruit à ce sujet la position cartésienne (« Histoire de la folie »).  Montaigne est aussi à ce sujet exemplaire : pour lui, et paradoxalement, c’est l’esprit (et non le corps) qui est responsable de tous nos égarements, car n’étant pas « bridé » par des circuits courts qui le rattache au corps comme chez les animaux, il est naturellement sujet à des formes de « délires », et à se laisser entraîner par son imagination, cette « folle du logis ». La force de l’esprit est aussi ce qui en fait sa vulnérabilité. Seul l’homme délire, parce que seul l’homme dispose d’un esprit, et il y a pour lui mille façons de s’égarer. C’est de l’intérieur de la raison que nous faisons l’expérience de la folie : rien n’assure que toute pensée n’est pas hantée de déraison
  • Maffesoli, comme Edgar Morin préconise une stratégie d’intégration ou d’inclusion, et non une stratégie d’exclusion ou de dénégation : avoir une compréhension emphatique de soi-même, c’est à la fois une lucidité et une reconnaissance de cette part sombre de l’autre en soi-même... Reconnaître enfin l’aspect structurel du mal ou de la violence, faire avec le réel tel qu’il est. Ne pas virer à une version caricaturale d’un idéal qui ne tiendrait pas compte de « l’entièreté de l’être » (Maffesoli), et qui pourrait donc conduire à une sorte de « faux-self » ou image de soi trompeuse (Winnicott), éviter de privilégier un « sur-moi » qui serait hypertrophié ou un « idéal du moi » démesuré… Il vaut mieux adhérer à une sagesse « dionysiaque » de la vie qui cherche à composer avec cette entièreté de l’humain, y compris avec cette part « sombre »... Attention à la lumière aveuglante qui peut faire de nous des « illuminés ». Mieux vaut construire une partition musicale harmonieuse que de refouler cette part de ténèbres... Car sinon le retour du refoulé risque d’être éruptif et paroxystique, comme par exemple le terrorisme. La reconnaissance de l’autre en soi (pas nécessairement le diable, mais quelque chose de foncièrement étranger et obscur logé au fond de moi) est aussi un facteur d’ouverture sur l’altérité d’autrui lui-même vis-à-vis de moi. 

 

3- La pensée des Lumières comme rempart contre l’inhumain ?

C’est souvent elle que l’on oppose en effet à l’inhumanité de certains agissements qui mettent en danger ou tuent des vies humaines. Les Lumières, et au-delà même l’humanisme de la Renaissance et sa manière de revisiter la culture antique, avec son primat accordé à la raison humaine, se caractérise par un optimisme foncier, sa foi en l’homme, en la connaissance, et au progrès. Elle peut à ce titre passer pour un antidote efficace contre l’inhumain : quand les lumières s’élèvent contre les ténèbres, la clarté contre l’obscurité, la transparence contre l’opacité, le Bien n’est pas loin de triompher du Mal. Le philosophe de la caverne est ébloui par la Lumière qui est l’analogon du Bien et revient parmi les prisonniers de l’ombre pour tenter de les libérer, y compris par la force si nécessaire, dit Platon. Dieu lui-même  « sépara la lumière d’avec les ténèbres » ; « Dieu fait la lumière et la lumière est Dieu » ; plus tard, avec Descartes, la Raison fera la lumière (cette fois-ci « naturelle ») et la lumière sera raison. Cette conception va devenir avec les Lumières occidentales une opposition classique entre la raison opposée à l’obscurantisme, entre la connaissance et l’ignorance. Cette référence aux Lumières (occidentales) est quasiment un let-motif lorsqu’on veut se démarquer de ceux que l’on rejette hors humanité. Cela suffit-il ? Et ne sommes-nous pas en droit de nous inquiéter d’une pensée qui peut assez vite confiner au manichéisme ? N’y a-t-il pas au cœur des Lumières un « point aveugle » qui peut les rendre vulnérables à la barbarie ?

Pourtant les apports de l’humanisme des Lumières ne paraissent pas pouvoir  être suspecté d’aucune « malignité » : la nature foncièrement bonne de l’homme a été dévoyée et pervertie au cours de l’histoire (JJ. Rousseau) ; il suffit de l’arracher à cette histoire passée et de lui permettre de penser par lui-même pour qu’il puisse prendre son destin en main et fonder un monde et un homme nouveaux sur de nouvelles bases, cette fois-ci dans le cadre du principe d’autonomie (et non de l’ancien principe religieux hétéronome, c’est-à-dire supérieur à lui, et à qui il doit obéir). Mais voilà : nombreux sont ceux aujourd’hui qui soulignent à quel point les promesses des Lumières n’ont pas été tenues, les soupçonnant d’avoir davantage aveuglées qu’éclairées. Georges Steiner, philosophe et moraliste, lors d’un colloque à la Sorbonne en 99, dit à propos du XXème siècle : « le plus atroce, nous disent les historiens, de tous ceux dont nous avons un témoignage fiable. ». Il dénonce aussi « l’optimisme béat » des Lumières, notamment l’idée selon laquelle l’humanité serait en quelque sorte toute puissante et pourrait construire un monde conforme à ses attentes, qu’il s’agisse des constructions de sa raison ou de ses rêves, et ainsi échapper à son destin. Nous retrouvons là la thématique pascalienne : l’homme n’est ni ange, ni bête, et à trop vouloir faire l’ange, nous tombons du côté de la bête. Et une forme de manichéisme, si bien incarné par cette figure de la Révolution  qu’est Robespierre : le grand historien François Furet a bien mis en lumière cette logique binaire à l’œuvre chez « l’Incorruptible », qui partageait le pays en corrompus et « incorrompus ». « Comme la Révolution française, Robespierre ne connaît que des bons et des méchants, des patriotes et des coupables. » dit-il.

G. Steiner est ainsi amené à formuler une critique radicale des Lumières. En voilà des extraits : « Les Lumières ont profondément surestimé l’homme et le potentiel éthique de la nature humaine dans sa grande moyenne. Elles ont tenu pour quasi-automatique le processus du progrès humain vers la philanthropie et la justice… Les Lumières –c’est à mon sens leur fatalité – ont été d’une arrogance aveuglante, d’une superbe illusoire devant les constantes de l’inconnu, de l’incalculable dans le destin humain et dans le Da-sein, comme dirait Heidegger, du monde et de l’être. Leur psychologie nous désole par son orgueilleuse superficialité. ».

Nous ne pouvons plus méconnaître que notre « civilisation » (pour employer une notion à la quelle on fait souvent mention) a accouchée au XXème siècle de monstres dont la barbarie peut-être considérée comme inégalée depuis le début de l’humanité. Nous ne pouvons plus aujourd’hui rejeter la barbarie hors de l’humanité. Nous ne pouvons pas non plus vraiment  l’opposer à la « civilisation » que nous sommes censés représenter. La barbarie dont il est question n’est pas « hors humanité » ou simple régression accidentelle à la sauvagerie : « En vérité, Auschwitz et Hiroshima ne sont en rien une "régression à la barbarie" - ou une "régression" tout court : il n’y a rien dans le passé qui soit comparable à la production industrielle, scientifique, anonyme, et rationnellement administrée du meurtre à notre époque. Il suffit de comparer Auschwitz et Hiroshima avec les pratiques guerrières des tribus barbares du IV siècle AD pour se rendre compte qu’ils n’ont rien en commun : la différence n’est pas seulement d’échelle, mais de nature. Peut-on comparer les pratiques les plus "féroces" des "sauvages" - meurtre rituel du prisonnier de guerre, cannibalisme, réduction des têtes, etc - avec une chambre à gaz ou une bombe atomique ? Ce sont des phénomènes entièrement nouveaux, qui n’étaient possibles qu’au XXème siècle. Les atrocités de masse technologiquement perfectionnées et bureaucratiquement organisées appartiennent uniquement à notre civilisation industrielle avancée. Auschwitz et Hiroshima ne sont pas des "régressions" : ce sont des crimes irrémédiablement et   exclusivement modernes.» Michaël Lewi. Nous y reviendrons avec Arendt et la banalité du mal. Mais comprenons qu’en effet il serait dangereux de traiter les tragédies du XXème siècle comme des accidents monstrueux de l’histoire, radicalement « autre » de tout ce qui les a précédé. A ma connaissance, seul Marcel Gauchet (« l’Avènement de la démocratie », T 3 « La crise du libéralisme et les Totalitarismes ») propose une analyse très consistante des raisons pour lesquelles les démocraties malades d’avant la guerre de 14 accouchent de ces deux « monstres ». L’important est bien de comprendre cette gestation au cœur même de la démocratie, qui répond en effet à une logique sociale-historique[1], plutôt que de rejeter le monstre hors temps et hors humanité. Mais n’en va-t-il pas de même pour le terrorisme islamiste ? De la même façon qu'il était dangereux et improductif de désigner comme monstrueux et "hors humanité" les deux totalitarismes alors qu'ils sont bien nés au cœur même de nos démocraties et qu’ils sont le fruit empoisonné de la modernité, il serait dangereux aussi d'esquiver la question de la responsabilité de l'Islam. Le délire meurtrier des djihadistes est le symptôme d'un monde musulman malade d'une religion qui a choisi historiquement des options portant en germe ce genre de dérive. Il faut lire à ce sujet l’article remarquable de Abdennour Bidar (philosophe spécialisé sur les évolutions des religions) « Lettre ouverte au monde musulman », paru, je crois, dans le Monde après le 7 janvier[2]. Ce qui rend précieuse cette analyse, c'est qu'elle est conduite par quelqu'un qui est très bienveillant (mais sévère) vis-à-vis de l'Islam, et ne peut pas être soupçonné d'être un "ennemi".[3]

 Au-delà d’une pensée qui procède effectivement de façon binaire (Lumière/Ténèbre)[4], ce qui est en question est peut-être un certain rapport à la vérité contre lequel Les Lumières n’auraient pas su lutter, et qu’elles auraient même favorisé.

 

4- Le danger pour l’humanité des apôtres de vérité

« On tue toujours au nom de Dieu ou de ses contrefaçons » (Cioran, in « Précis de décomposition »). Que cherche à nous dire Cioran, dont le pessimisme est nourri d’une lucidité implacable ?  Il entend par « contrefaçons » « les excès suscités par la Déesse-Raison, où l’idée de nation, de classe ou de race[5] sont parents de ceux de l’inquisition ou de la Réforme ». Ici, comme nous l’avons précédemment évoqué, ce sont les maladies de la raison elle-même, et de ce point de vue, un certain type de rapport à la vérité comme définitivement « possédée » n’est pas l’exclusivité de la pensée religieuse. « L’histoire de la pensée occidentale n’est pas seulement celle du développement de la rationalité (elle l’est donc aussi...), c’est aussi l’histoire des maladies de la raison » (Edgar Morin, « Pour sortir duXXème siècle »). La raison est volontiers délirante lorsqu’elle est réifiée et instrumentalisée, au service de la Vérité et/ou du Salut. La « rationalisation » abandonne souvent la rationalité au profit de la logique d’un système doctrinaire, au lieu de dialoguer de façon fructueuse et ouverte avec le réel. Cette lutte nécessaire contre ses propres ennemis intérieurs est la tâche d’une telle rationalité dans un monde désormais « désenchanté ». Cela signifie que nous devons nous débarrasser de « la niaiserie des solutions finales, de l’avenir radieux, du progrès indéfini et infini : c’est le monde étrange, terrible, pathétique, hallucinant où nous sommes, où nous pouvons et où nous devons investir nos forces d’amour, mais ailleurs que sur les faux messies » (Edgar Morin). Mais la philosophie doit également balayer devant sa porte... Car un certain type de rapport à la vérité à hanter pendant longtemps – et il n’est pas sûr qu’elle en soit aujourd’hui totalement libérée – ses développements. La religion considère que la vérité, au lieu d’être devant soi, horizon de recherche toujours en fuite, est là derrière soi, vérité révélée dans le passé. Mais la philosophie, qui affirme pourtant au départ le primat de la pensée libre et critique, n’échappe pas à cette tentation de possession de la vérité. Le mythe de la caverne – le mythe fondateur de notre pensée  occidentale – nous fournit en quelque sorte l’archétype d’une pensée menacée par le dogmatisme (Cavaillès, professeur de philosophie et d’épistémologie à l’Université de Toulouse, conférence à Carcassonne en juillet 95) : les prisonniers dans la caverne tournent le dos à la lumière ; face à la paroi, ils ne voient que des ombres projetées. On va libérer un prisonnier et le contraindre – car tel n’est pas son désir – à sortir de la caverne : tout d’abord ébloui par la lumière, il va pouvoir, en se dégageant du « monde sensible », c’est-à-dire de l’illusion, accéder à la vraie réalité qui est le monde des Idées et même au divin, le Soleil, source de toute lumière (« Dieu est lumière », la Bible). Cet homme incarne bien sûr le philosophe illuminé, dans tous les sens du mot. Mais l’histoire ne s’arrête pas là : le philosophe redescend dans la caverne et va s’employer à libérer les prisonniers de leurs chaînes, les libérer de l’erreur et du mensonge et les conduire à la Vérité « par la persuasion ou par la force si nécessaire ». Ce rapport à « la vérité qui va de soi », cette conviction intime que nous la possédons, que nous détenons en quelque sorte le secret ultime de l’univers, fait précisément le lit du dogmatisme, de l’affirmation du dogme, avec son lot inévitable de manichéisme et de fanatisme. Justification théologique et justification logique se retrouvent ici dans l’opposition irréductible du vrai et du faux, logique binaire qui ne peut déboucher que sur une logique de l’exclusion et de la disjonction (ou bien, ou bien), qui se traduit par des exclusions intellectuelles, mais malheureusement aussi par des exclusions et des éliminations tragiquement physiques ! L’inhumanité est de ce côté-là aussi, sorte d’ombre portée du rapport dogmatique à la vérité. L’épistémologie moderne montre aujourd’hui qu’il n’y a que des vérités provisoires, et qu’il n’y a plus d’opposition aussi tranchée entre le vrai et le faux (la physique quantique en fournit de beaux exemples). Edgar Morin dénonce pour sa part les oppositions simplificatrices et mutilantes, au profit du primat de la complexité, qu’il définit ainsi : « Penser ensemble, sans incohérence, deux idées pourtant contraires » (La Méthode, T 1).C’est une logique de la complémentarité et non une logique de l’exclusion qui doit prévaloir.

 

5- La banalité du mal

Le livre de Hannah Arendt, « Eichmann à Jérusalem. La banalité du mal », qui a suscité tant de polémique dans les milieux juifs de l’époque et plus généralement dans la plupart des pays occidentaux, a justement le grand mérite de répondre à la question : « Comment penser le mal après Auschwitz ? » en parlant de la banalité du mal.... Ne nous y trompons pas : Il ne s’agit pas de « banaliser » le comportement d’Eichmann, comme on le lui a bêtement reproché, mais de refuser de le voir comme une exception. Hannah Arendt nous demande avec  insistance de le croire quand il  reconnaît lui-même avoir agir intentionnellement, mais refuse d’avouer avoir été guidé par les mobiles abjects d’un criminel habité par la haine. Sa responsabilité n’est pas en cause ici : elle est totale, surtout compte-tenu de la place stratégique qui était la sienne. Ce qui est en cause, c’est l’erreur qui consisterait à faire de Eichmann un homme exceptionnel par sa méchanceté. Il est d’ailleurs possible, sans confondre cependant les niveaux de responsabilité, de rapprocher son cas de tous les français qui ont peu ou prou participé à la déportation des juifs, à commencer par les gendarmes[6]. Eichmann s’avère avoir beaucoup de mal à parler sa langue et utilise beaucoup de mots techniques, ceux qui font partie du vocabulaire nazi. Comme s’il déroulait une sorte de litanie qui reproduisait les discours qu’il entendait lorsqu’il était en poste. Cela traduit pour H. A « son incapacité à penser, notamment du point de vue de quelqu'un d’autre». Il a en effet perdue sa conscience quand il donna l’ordre d’envoyer 50000 juifs du Reich dans les centres de Riga et de Minsk. Mais cette conscience ne s’est-elle pas perdue dans toute l’Allemagne ? Certains ont su gardés leur capacité à distinguer le bien et le mal, et se sont opposés au régime, ou gardaient un silence total et n’ont rien faits (ni saint, ni héros, mais non complices). Mais la plupart ont collaboré. Que dire également, dit Hannah Arendt, de la collaboration des Conseils juifs ?[7] La volonté de Arendt est de montrer que nous ne sommes jamais définitivement à l’abri de commettre le mal, comme si ceux qui la commettaient étaient des êtres « hors norme ». Pour en revenir à la thèse de la banalité du mal, Eichmann dit lui-même qu’il a fait preuve d’une « obéissance de cadavre » ; cela signifie simplement qu’il est faux de penser qu’il faut « sortir de l’humanité » pour faire ce qu’il a fait (c’est la thèse du monstre). Eichmann est un être médiocre, un nazi banal, capables d’actes terrifiants, sans être sadique ou pervers. Il se caractérise surtout par le fait de ne pas penser. Fonctionnaire zélé, il « gère la situation »sans se poser de questions. Rien n’est plus éloigné de son esprit que de prendre une décision en connaissance de cause. Penser, en l’occurrence, signifierait « se mettre à la place d’autrui », ce dont il est incapable. La pensée, malgré le retrait réflexif qui la caractérise, reste en effet inséparable de ma participation au monde commun. « Penser, c’est pouvoir se mettre à la place de tout autre » (Kant). Catherine Chalier, professeur de philosophie à Paris X Nanterre, développe une objection à la thèse de Arendt qui est sans doute la plus pertinente mais qui cependant ne m’apparaît pas décisive : selon elle, Arendt resterait ici très « grecque » lorsqu’elle pense que seule la pensée pourrait nous orienter vers le bien –ou du moins nous détourner du mal -, alors que Eichmann témoigne avant tout d’un manque total de rapport émotionnel avec les autres êtres. Une sorte d’empathie ou de compassion pour son semblable qui lui ferait totalement défaut. Une petite parenthèse au point où nous en sommes : chemin faisant, ce sont bien en quelque sorte les racines de l’inhumain ou de la barbarie que nous cherchons à identifier : la rupture ou la destruction du lien qui réunit les humains (mais sur quoi est-il fondé ?) apparaît bien en effet définir ce qui les caractérise... Il nous appartiendra de préciser la nature de ce lien... Mais revenons à Eichmann : la thèse de Arendt ne semble pas conforme à la pensée chrétienne et biblique pour laquelle l’être humain, pris dans le vertige de la liberté qui le caractérise, choisit le mal pour lui-même (Saint Augustin par exemple). Cependant les deux conceptions ne considèrent pas les actes de cruauté comme « inhumains » au sens de « hors humanité ».Le reproche qui est fait à l’explication de Arendt est de déresponsabiliser l’acte au nom des circonstances : tout le monde ferait ainsi la même chose dans des circonstances données. Or il y a toujours eu des personnes qui ont fait « autre chose ».  Par ailleurs, il y a beaucoup d’actes terrifiants qui ne sont pas dus à une absence de pensée… Mais Hannah ne parle ici que d’une modalité du mal qui n’est sans doute pas généralisable... Cette analyse est pertinente mais ne contredit peut-être pas le propos de Arendt, qui a toujours reconnue en effet cette possibilité d’échapper à cette sorte de déterminisme. Mais la pensée en tant que capacité à se mettre à la place d’autrui me semble englober – au-delà du dualisme classique entre affect et pensée – une dimension proprement émotionnelle, effectivement totalement absente chez Eichmann. Cette insensibilité à pouvoir souffrir des maux d’autrui est sans doute une raison profonde du mal qu’il commet. Et cette insensibilité est « inhumaine »… 

 

6- L’inhumanité est fondamentalement une rupture du lien d’humanité qui nous unit

Nous sentons bien que l’inhumanité de certains actes peut se définir, au-delà du sentiment d’horreur qu’il provoque, comme rupture, effraction du lien qui fait de nous des êtres humains, et nous apparente à autrui. La relation à autrui est fondatrice de l’humain. Les effets désastreux d’une altération de cette première relation à l’autre dans la petite enfance suffisent à le montrer : n’est-elle pas la plupart du temps responsable de pathologies graves comme l’hospitalisme, l’abandonnisme, différents formes de psychoses,  de psychopathies ? Le récit de l’enfant sauvage est à ce titre exemplaire : son isolement précoce et durable empêche le développement de son humanité, qui est inextricablement individuation et socialisation. Si nous décrivons un instant le ressenti probable d’une victime d’inhumanité, nous rencontrons immanquablement un ressenti d’annulation de soi, de disqualification violente (y compris physique). L’insupportable réside dans cette non-reconnaissance de l’humanité en soi. Comme si je n’étais en effet plus rien (nous allons y revenir). Mon salut comme ma chute sont ainsi dans le regard de l’Autre : il a la capacité de m’anéantir, dans tous les sens. « L’enfer c’est les autres », disait JP Sartre. Au sens où il a la possibilité de faire de moi une chose ou de me tuer. Me dénier le droit à l’existence. Au célèbre procès de Valladolid, il est précisément question de savoir si les Indiens ont une âme. C’est en effet ce refus du statut d’humain qui légitime les exactions inhumaines commises par les missionnaires de l’Ancien Monde à l’encontre des Indiens. Symétriquement, nous pouvons mesurer à quel point notre humanisation est solidaire d’un tel lien précoce avec autrui, quand celui-ci m’adresse les signes de reconnaissance de ma propre humanité. Le psychanalyste Winnicott est peut-être celui qui a le mieux montré  comment l’enfant grandit et se construit à travers le miroir du regard de sa mère où il lit son humanité. Nous ne sommes ce que nous sommes que par notre commerce commun. Hannah Arendt faisait très justement remarquer que la vie humaine est essentiellement, comme d’ailleurs son étymologie l’indique, « inter hommes esse » (être parmi les hommes), et réciproquement « inter hommes esse desinere » (cesser d’être parmi les hommes) est l’équivalent de mourir. L’inhumain nous guette à chaque fois que la violence physique ou symbolique vient rompre ce lien d’alliance. Les exemples sont malheureusement innombrables, de l’inhumanité ordinaire aux crimes contre elle : génocide, pogrome, exclusion, racket, parcage ethnique, enfant battu, viol, etc.... Mais peut-être aussi des comportements moins spectaculaires mais qui disent en quelque sorte à autrui : « tu n’existe pas, tu es totalement transparent pour moi ». Les mots sont souvent impuissants à nommer ce qui se passe alors pour la victime.

 

 

7- Qu’est-ce qui peut nous prémunir contre l’inhumain ? Relativité des éthiques et universalisation de la morale

 

Nous approchons ainsi des « racines » auxquelles nous faisions allusion précédemment ; nous sommes renvoyés ici à quelque chose qui est de l’ordre du sentiment ou du sens moral, peut-être à ce que Rousseau nommait la pitié, capacité à s’identifier au sort d’autrui,  est qui serait selon lui à l’origine de tout comportement moral. Mais suffit-il de faire appel à l’absence d’un tel sentiment pour épuiser la question de l’existence d’actes de barbarie ? Ou inversement, suffit-il d’être capable de tels sentiments moraux pour pouvoir se prémunir contre elle ? Nous savons bien, l’idée est très répandue, que l’homme le plus inhumain peut se révéler le « meilleur père », le « meilleur époux », un voisin très fréquentable ...etc. Pour comprendre cela, il est nécessaire de faire le détour par la morale, et plus précisément comprendre pourquoi le fait d’éprouver des sentiments positifs comme la gratitude, l’amour, la considération, pour d’autres êtres humains qui nous sont proches et qui nous ressemblent ou en tout cas que nous reconnaissons comme « des nôtres », n’implique absolument pas que nous reconnaissions à tout autre la même « humanité »... Je peux ainsi faire preuve d’une forme de fraternité tribale avec certains et être tortionnaire et inhumain avec d’autres, ne leur reconnaissant pas une « parenté » similaire...  Cela signifie que dans un espace culturel donné et dans une circonscription de mœurs qui est limitée (qui peut être de grandeur variable selon les cas), s’applique une éthique commune qui fait consensus et qui est respectée par (presque) tous. Mais l’application de ces normes seraient alors liées à une forme de conformisme social que nous reconnaissons comme nôtre. Ce régime éthique qui dépendrait de l’appartenance sociale ou de la fraternité tribale suffit-il ? Qu’en est-il alors de notre rapport avec les êtres qui sont extérieurs aux limites de cette circonscription ? Qui sont jugés « dissemblables » pour une raison ou pour une autre ? Cette éthique, pourtant si importante pour souder et faire coexister un groupe social, est non seulement impuissante pour favoriser des relations humaines avec ces autres, mais risquent même de « légitimer » au nom de cette fraternité ou solidarité les pires actes de barbarie. Nous en avons quotidiennement des exemples sous les yeux. Il arrive donc un moment dans le raisonnement où la défense d’un relativisme moral (qui repose sur le constat d’une telle diversité de moeurs et de normes éthiques, et qu’il serait facile d’illustrer d’un point de vue intra-culturel comme extra-culturel) atteint ses limites : il y a bien quelque chose, au-delà de la vie éthique propre à notre groupe social, au-delà de la contrainte sociale, qui nous oblige, qui pousse vers une possible universalisation morale qui englobe l’ensemble de l’humanité : car sinon, qui protège le dissemblable, celui qui est le plus éloigné de nous, le plus vulnérable, le plus « étranger » ? Il y a quelque chose qui nous oblige, ou plutôt nous nous obligeons nous-mêmes, au-delà de ce qui nous est en quelque sorte imposé de l’extérieur, à exercer un regard critique et correctif sur les normes auxquelles nous obéissons généralement, dans le sens d’un régime d’obligation différent car relevant de la nécessité intérieure de la raison elle-même : c’est précisément ici la relation morale à autrui qui se fait jour... En quoi consiste-t-elle au juste ? Il y a également des normes au nom desquelles nous pouvons critiquer les mœurs et exiger autre chose que le conformisme... Nous pourrions dire par exemple avec Kant que même incarné, même « culturé » (au sens où il est un « sujet culturel », et  que la culture n’est pas seulement un « enrobage »), l’être humain est aussi un être de raison auquel correspond des droits. Le titre de « personne » rassemblerait ainsi sous le même terme ces deux types d’exigence. En tant que personne, il existe comme « fin en soi », et ne peut être traité comme une chose (deuxième formulation de l’impératif catégorique). De ce point de vue, les droits de l’homme peuvent être considérés comme une application particulière des droits des êtres de raison (et donc libres). Mais est-il nécessaire d’avoir recours à cette commune raison pour « fonder » ses droits ? Ruwen Ogien nous pose la question et y répond négativement : pourquoi, demande-t-il, serait-il nécessaire d’avoir à justifier des droits fondamentaux, comme par exemple qu’il ne faut pas nuire aux autres ? Ne sont-ils pas évidents par eux-mêmes ? En réalité, penser qu’il est nécessaire de les « fonder » sur une valeur absolue, c’est les affaiblir, laisser croire qu’ils ne sont pas suffisamment évidents par eux-mêmes. C’est Kant qui est visé ici, pour qui de tels droits ne peuvent être fondés que sur la définition de l’homme comme « être de raison » qui renvoie au concept de dignité humaine. L’horreur ressentie devant le gazage des handicapés mentaux n’a pas besoin d’un quelconque fondement pour opérer... D’autant qu’ici le recours au précédent argument est problématique (jusqu’où un handicapé mental est « un être de raison », si nous refusons d’avoir recours à un premier principe ou une première origine transcendants propre à l’humain ?  Et que dire alors également des actes d’inhumanité contre des animaux ? Ultimement, un tel raisonnement moral nourrit encore des affinités avec le modèle de la proximité : mon semblable est mon semblable (même si dissemblable d’un autre point de vue) parce que nous avons une raison commune. La seule façon peut-être de réconcilier ici la prise en compte de l’altérité et celle de la similitude est celle de Ricoeur : ce qui finalement nous réunit par delà notre pluralité, c’est précisément le fait d’être tellement singuliers que nous sommes insubstituables les uns aux autres.  Ce qui est commun à tous, mais qui ne se partage pas, c’est que chacun est soi. C’est la véritable similitude qui peut nous réunir. L’autre est certes mon « alter ego », mais pas du tout en tant qu’il est un « autre moi-même », mais un autre soi (Ricoeur, in « Soi-même comme un autre »). Ce n’est pas sur la sympathie ou la compassion (identification à autrui), en se mettant à la place de l’autre, que ma relation à autrui est morale. Et Hanna Arendt a sans doute raison de mettre plutôt l’accent sur cette capacité à se décentrer pour penser à la place de tout autre humain.

 

8- En conclusion : l’arme des droits de l’homme

Mais quelque soit la façon dont nous cherchons à rendre compte de ces droits communs (plusieurs morales peuvent ici être convoquées), nous sommes amenés à rencontrer les droits de l’homme : arrivé à ce point du développement, nous nous trouvons donc face à cet imposant édifice des droits de l’homme, certes construit au cours d’une histoire occidentale singulière et probablement contingente, qui revendique pourtant clairement un statut d’universalité. Que devons-nous en penser ? Détenons-nous cette fois ce qui pourrait être considéré comme le « noyau dur » d’une possible universalisation des valeurs morales ? Cette valeur des droits incompressibles de l’individu, traduite dans la culture occidentale sous la forme des différentes « Déclarations », semble présente également sous d’autres formes, moins abstraites, dans d’autres cultures (par exemple chez le penseur lettré chinois confucéen Mencius qui à propos de la situation qu’il cite de l’enfant tombant dans le puits, affirme : « Qui n’aurait pas tendu le bras n’est pas homme »). Il ne peut s’agir de prétendre universaliser la Déclaration des Droits de l’Homme dont les contenus seraient alors présentés comme des modèles intangibles, sans tomber sous les coups du reproche d’ethnocentrisme : ces droits sont en effet solidaires d’une construction et d’une histoire culturelle très spécifique,[8] se confondant de plus avec un impérialisme culturel sans précédent sur la planète. Mais il est non moins indéniable que ces droits, même s’ils portent le sceau de la singularité d’une culture, sont aussi exemplaires d’un Inconditionné : il y aurait « un sens commun de l’humain », quelque chose que j’éprouve et qui vaut en même temps pour tous, qui est aussi la condition de possibilité d’une communication entre cultures. La condition de possibilité aussi d’un jugement et d’évaluations comparatives sur ce registre déterminé. C’est le seul en-deça des langues et des conceptions culturelles, « ultime recours de la transculturalité ». Non pas une connaissance, non pas un universalisme établi et content de l’être, non pas une propriété passivement possédée, non pas une réalisation achevée, les droits de l’homme jouent le rôle d’un principe régulateur qui indique la route à suivre. Avec les droits de l’homme, nous rejoignons une conception de la morale proche de « la morale minimale » de Ruwen Ogien, définie en quelque sorte négativement comme la « non-nuisance faite à autrui », seule morale de base légitime et par conséquent universelle selon lui. Mais la morale ne suffit pas. Si c’était le cas, çà se saurait, disait malicieusement André Comte Sponville lors de sa conférence à la Fête de la Philo en janvier 2013.  Nous ne sommes pas, la plupart du temps, spontanément vertueux, c’est la raison pour laquelle les droits de l’homme renvoient non seulement à une question morale, mais aussi et surtout à une question juridique et politique, en un double sens : d’abord, il est nécessaire d’avoir des règles de droit et de savoir-vivre pour vivre ensemble sans trop de violence, en l’absence d’une  garantie que pourrait nous apporter  l’amour « agapé », ou à défaut l’exercice effectif de la morale… C’est le sens essentiel de la loi : nous éviter de basculer à tout moment du côté de la nuisance faite à autrui, voire de la barbarie. Ensuite, les Droits de l’homme constitue une arme et sont un combat : celui de la défense de l’humain contre l’inhumain. Comment lutter contre tout ce qui y déroge sans cette référence à la fois morale et politique ? Refusant de se présenter comme un modèle à suivre au nom d’un universalisme établi qui ne peut qu’être ethnocentriste, les droits humains ont cependant la puissance de faire « lever de l’universel », et de dénoncer concrètement tous les actes qui les bafouent. Quels que soient les contextes culturels, ils peuvent jouer le rôle « d’idéal régulateur » de l’universel, et permettre de se mobiliser pour dire « non », indépendamment de la forme historique qu’ils ont pu prendre en Occident.

Les droits de l’homme, que l’on pouvait légitimement soupçonnés quelques lignes plus haut d’être « ethnocentristes », si l’on prétendait en faire le nouveau credo du nouvel ordre mondialisé en prenant pour modèle nos démocraties occidentales, s’avère en vérité comme le seul rempart légitime contre l’ethnocentrisme qui, avec le dogmatisme, sont les racines des actes inhumains : être inhumain, n’est-ce pas souvent considérer que l’autre n’appartient pas vraiment à l’humanité (par exemple être occidental et mécréant avant que d’être humain) ? Et le piège dans lequel nous risquons de tomber est précisément celui qui est repérer par Levi Strauss : rejeter réciproquement au nom de sa civilisation l’autre inhumain en dehors de l’humanité, dans une escalade symétrique sans fin de la barbarie... Il est certes légitime de se protéger contre « les monstres » et donc de leur faire une guerre impitoyable, mais en sachant d’où vient le monstre, quelle est son processus de venue au monde, et donc aussi quels sont ses liens de parenté ... Car encore une fois, il n’est pas « hors humanité ». Et soyons-nous-mêmes conscients, comme le dit bien Guy Coq, de la fragilité des barrières qui nous sépare de notre propre  inhumanité...

 

 

                                                                                                                                      Daniel Mercier, le 19 janvier 2015

 



[1] Nous ne pouvons la présenter ici.

[3] Abdennour Bidar pose la question essentielle entre toute : «  Pourquoi ce monstre t'a-t-il volé ton visage ? Pourquoi ce monstre ignoble a-t-il choisi ton visage et pas un autre ? Pourquoi a-t-il pris le masque de l'islam et pas un autre masque ? ». Et la réponse fuse : « Les racines de ce mal qui te vole aujourd'hui ton visage sont en toi-même, le monstre est sorti de ton propre ventre, le cancer est dans ton propre corps. Et de ton ventre malade, il sortira dans le futur autant de nouveaux monstres - pires encore que celui-ci - aussi longtemps que tu refuseras de regarder cette vérité en face, aussi longtemps que tu tarderas à l'admettre et à attaquer enfin cette racine du mal »

[4] Cette logique binaire est présente chez les islamistes radicaux qui sont convaincus de représenter le Bien face à la déliquescence morale de la société occidentale, mais elle est également fréquente en Occident. Il suffit de penser à la déclaration de Bush  à la veille de la 2ème guerre du Golf, et de l’axe du Bien contre l’axe du Mal. Mais tous les totalitarismes ont utilisé cette logique de l’exclusion : cf. le nazisme et la Shoah, le stalinisme et le Goulag, les Khmers rouges...etc. 

[5] On voit bien tour à tour les évènements historiques concernés : la Grande Guerre, le stalinisme et le Nazisme.

 

 

 

[6] La série « Un village français », qui montre la vie d’un village pendant l’occupation, est à ce sujet très réaliste.

[7] Il y a dans le livre de Arendt ces phrases terribles : « Eichmann et ses hommes indiquaient aux Conseils juifs combien de juifs il leur fallait pour remplir chaque train, et ils faisaient les listes de déportés. Les Juifs s’inscrivaient, remplissaient d’innombrables formulaires, répondaient à des pages et des pages de questionnaires concernant leurs biens… puis ils étaient réunis aux points de rassemblement et montaient dans les trains. Les quelques uns qui tentaient de se cacher étaient repérés par une police spéciale juive. Autant qu’Eichmann put en juger, personne ne protestait, personne ne refusait de coopérer… ». Ces déclarations entraînèrent une violente polémique avec les intellectuels israéliens de l’époque et la communauté juive aux Etats-Unis.

[8] Dans son livre « De l’universel, du conforme et du commun. Dialogue entre cultures », François Jullien montre cette logique culturelle spécifique à l’occident : une logique d’émancipation (par l’abstraction de l’homme et de ses droits) s’oppose ainsi à une logique de l’intégration (dans le milieu d’appartenance : familial-corporatif-ethnique-cosmique) que l’on va trouver en Inde ou en Chine.  On ne trouve en Inde (ni en Chine) aucun principe d’autonomie individuelle ni non plus d’autoconstitution politique à partir desquels des droits de l’homme seraient à déclarer. Dans la civilisation musulmane, pour d’autres raisons, qui tiennent à l’importance de la transcendance d’un autre monde, la prétention des droits de l’homme est résorbée dans un ordre qui les dépasse : la tradition (charia, fatwa) qui est directement la traduction du Coran et donc de la Révélation, fixe une Loi qui « atteint le sommet final dans la réglementation des rapports humains » (« les Musulmans face aux droits de l’homme »).