Sommes-nous entrés dans l'ère de la post-vérité ?

 
 

Samedi 8 septembre 2018 à 17h45 à la Maison du Malpas

Le Sujet

"Sommes-nous entrés dans l"ère dela post-vérité ?"

 

Présentation du Sujet

 

 

  « Sommes-nous entrés dans l'ère de la post-vérité ? »

 

Pour l’ouverture de la saison, un sujet on ne peut plus d’actualité : « Sommes-nous entrés dans l’ère de la post-vérité ? ». Rendez-vous à la Maison du Malpas, samedi 8 septembre 17H45

 

Le Washington Post a recensé en août plus de 4000 « fake-news » depuis 2O17 dans les innombrables tweets de Ronald Trump, soit en moyenne 7,6 fausses informations par jour… C’est avec la campagne présidentielle et l’élection de Trump, mais aussi le Brexit et la manière dont on a influencé le vote par de fausses informations, que les dictionnaires Oxford (référence dans le monde anglo-saxon)  font de ce terme « post-vérité » le mot de l’année 2016 . Il désigne « des circonstances dans lesquelles les faits objectifs ont moins d’influence pour former l’opinion publique que l’appel à l’émotion et aux croyances personnelles ».Fake-news, bullshit (que l’on peut traduire par « foutaise » ou « connerie »), théories du complot, dérèglement des mises en doute systématiques, « le concept de vérité a pris un coup de vieux ces derniers temps » (Jean Semal), notamment avec les cascades informatiques des réseaux sociaux. Mais qu’en est-il au juste philosophiquement de la vérité ? Cette indifférence plus grande à la vérité, si elle s’avère une réalité contemporaine, fait-elle écho à la réflexion réputée « relativiste » des philosophes parfois qualifiés de « post-modernes » ? Et surtout, question fondamentale, que Hannah Arendt n’a pas cessé de poser : comment préserver l’idée d’un « monde commun » si c’est « à chacun sa vérité », dans un monde où l’existence publique se réduit comme une peau de chagrin au profit du privé ? Quoiqu’il en soit, Bertrand Russel avait sans doute raison de nous mettre en garde : « On s’exposerait à des catastrophes de la pire espèce si on essayait de se défaire de la notion de vérité ou de l’accommoder à sa convenance »

 

Ecrit philo

 

 

“SOMMES-NOUS ENTRES DANS L’ERE DE LA POST-VERITE ?”

Deux temps dans la réflexion : 1) état des lieux et diagnostic : de qui parle-t-on au juste ? 2) enjeux philosophiques : quel rapport à la vérité ?

 

 

LA POST-VERITE DANS NOTRE MONDE CONTEMPORAIN

 

Pourquoi une telle question ? Simplement parce qu’aujourd’hui nous sommes en droit de nous interroger sur l’évolution de notre rapport à la vérité… Une multitude d’informations et de nouvelles courent sur Internet et les réseaux sociaux, souvent en concurrence avec les principaux médias. L’usage du doute devient systématique, en même temps qu’une grande méfiance – voire défiance – en direction du discours des experts et plus généralement de ceux qui sont censés être les porte-parole de la presse officielle. Nombre de faits relatés sont contestés, et la prolifération des « fake-news » est de plus en plus importante. Ce dérèglement a surtout était souligné à partir dela propagande du Brexit (de nombreux mensonges ont ponctués la campagne en sa faveur) et du grand déballage de « bullshit »[1] de Trump, depuis sa campagne présidentielle. Depuis, Le nombre d’articles sur Internet concernant la post-vérité, les « bullshit » et autres « fake-news » n’a cessé de croître. En 2016, les dictionnaires Oxford adoptent le terme de « post-vérité » et en font « le mot de l’année » pour désigner « des circonstances dans lesquelles les faits objectifs ont moins d’influence pour former l’opinion publique que l’appel à l’émotion et aux croyances personnelles ». Les choses se passent un peu commes’il n’y avait plus des choses vraies et des choses fausses, mais des choses diversement interprétées en fonction des émotions et des croyances de chacun… Il faut replacer dans ce contexte les scénarios alternatifs et les théories du complot qui viennent proposer des réponses alternatives à celles qui seraient communément admises, en particulier chez un public plus jeune : pensons par exemple à ceux des climato-sceptiques, des anti-vaccins, du 21 septembre (2001), des attentats de Paris ou de Nice censés être montés avec la complicité de l’Etat français, mais aussi des fake-news au quotidien comme par exemple fin juillet celles qui ont couru à propos de l’affaire Benalla etc. La post-vérité, dont la manifestation la plus exemplaire serait le bullshit, n’est pas à proprement parler le mensonge, qui maintient un lien avec la vérité et l’objectivité des faits, même négatif, mais une indifférence vis-à-vis d’eux. Ce concept a été théorisé par le philosophe Harry Frankfurt en 2005 dans son essai « On bullshit ». Le bullshit consiste moins à mentir qu’à dire ce qui nous arrange sans plus de considération pour la vérité. Le mensonge ne nous fait pas perdre la vérité de vue alors que le bullshit ne s’intéresse plus vraiment à ce que sont réellement les choses… La distinction du vrai et du faux finit par perdre son sens.  Bien sûr, ce phénomène ne date pas d’aujourd’hui : sans remonter bien loin, pensons aux sornettes de l’antisémitisme, à toutes celles dispensées par le stalinisme, ou encore la façon dont les négationnistes ont voulus niés purement et simplement la shoah…  Mais il semble connaitre une extension très significative ces dernières années.  Dans la post-vérité, on ne délibère pas, on adhère ou on rejette. Le vrai est avec nous, le faux est contre nous…Nous devrons nous interroger sur ses rapports avec la démocratie, car après tout elle fait de nous des êtres libres qui pouvons croire ce que nous voulons…  Comme le dit Jean Semal[2], « Le concept de vérité a pris un coup de vieux ces derniers temps. Les réseaux sociaux ont créé un espace où vérité et mensonge, faits et rumeurs, coexistent sur le même pied. Les fausses informations sont rapidement partagées le long des cascades informatiques. Peu importe la vérité d'une information, pourvu qu'elle soit copiée ». Au-delà de ce constat factuel, ces nouveaux comportements sont-ils révélateurs du problème philosophique sous-jacent d’un rapport à la vérité distendu, d’une indifférence plus grande à la vérité, avec les enjeux considérables qui ne manqueraient pas de se poser, et qui justifierait l’utilisation de cette expression, « ère de la post-vérité » ?  Peut-on encore parler de vérité commune, notion qui renvoie à la supposition d’un monde qui serait commun à son tour… Notre réflexion se compose de deux parties : la première tente de dresser un diagnostic concernant les manifestations de la post-vérité dans notre monde contemporain. La seconde partie s’interroge sur le rapport que de tels phénomènes entretiennent avec la réflexion philosophique sur la vérité.

L’exemple Trump

Arrêtons-nous au comportement de Trump que nous pouvons juger paradigmatique des stratégies évoquées précédemment, et qui concerne aussi bien la contestation du réchauffement climatique, que la dénégation des preuves de collusions avec la Russie de son équipe de campagne, ou encore le crédit donné à l’extrême droite raciste. Dans un récent n° de Philomag, l’auteur de l’article esquisse les différents procédés utilisés dans ses innombrables tweets[3] pour détourner la vérité : se référer à des faits qui n’ont pas eu lieu, la pratique de l’excès dans l’argumentation (par exemple, « il faut empêcher le mal d’entrer dans notre pays »), dénoncer comme fausses nouvelles des médias toute information qui lui est défavorable (un sondage par exemple) projetant ainsi sur les autres sont propre comportement,  utiliser réthoriquement l’habit de l’impartialité devant l’impardonnable qui aurait mérité un jugement sans ambiguïté (attaque meurtrière des suprématistes raciaux proches du Klu Klux Klan contre des manifestants anti-rascistes), interpréter les mauvaises nouvelles comme des bonnes dans un élan d’ironie bravache, tirer des conclusions hasardeuses de prémisses justes, donner des fausses nouvelles (« le certificat de naissance de Barack est faux , d’après une source extrêmement crédible ». Il ne cite pas la source), dénier les faits et soupçonner des intentions dissimulées derrière des faits avérés (la thèse du réchauffement climatique est une manipulation complotiste des Chinois contre l’industrie américaine). Enfin l’inconstance et la contradiction assumées sont permanentes.

Au-delà d’une personnalité troublée, ce qui est significatif dans ce mépris de la vérité que cachent ces manipulations aboutissant systématiquement à des « vérités alternatives » (comme si la vérité était étroitement dépendante des volontés et des intérêts de chacun), c’est l’absence de positionnement éthique – l’éthique du bien penser dirait Edgar Morin - ; ce mépris ou cette indifférence par rapport à la vérité sont à ce titre archétypaux de cet ère parfois qualifiée de façon sans doute excessive d’ère de la post-vérité. Mais Trump n’est malheureusement que l’arbre dans la forêt. Si bien que tous ceux qui l’ont élu procèdent de la même manière, et non rien voulu savoir de ses mensonges car ils allaient dans le sens de ce qu’ils souhaitaient entendre. Ce rapport à la vérité est très problématique, même si nous devons le mettre impérativement en perspective avec la profonde frustration et souffrance d’une partie du peuple américain, qui est probablement la principale cause de l’ élection du Président Trump. Mais en retour nous pouvons aussi affirmer qu’un tel rapport pour le moins relativiste à la vérité (à chacun la sienne) tombe à pic pour laisser déborder cette colère en prenant de telles libertés avec la réalité…  

L’ère de la post-vérité ?

Notre époque contemporaine inaugure—elle une autre façon de considérer l’importance de la vérité ? L’inflation de fausses nouvelles et l’impact qu’elles semblent rencontrer (par exemple, l’idée selon laquelle le Pape serait favorable à Trump a eu plus de 800 000 vues, alors que seulement quelques milliers pour ceux qui ont dénoncé le caractère de fausse nouvelle…) nous oblige à nous interroger. Visiblement le succès de ce genre de révélations est en lien avec la sorte de jubilation qu’elle me procure, et ma vigilance est inversement proportionnelle à cette jubilation… Pour élargir le propos, ne pouvons-nous pas affirmer que nous sommes progressivement portés à ne croire que ce qui nous arrange et/ou nous procure une certaine dose de plaisir, et à nous débrouiller pour aller chercher les informations (souvent le minimum) qui vont venir conforter ces croyances ? Serons-nous conduits, dans une forme de relativisme extrême, à renoncer à l’idée d’une vérité qui existe indépendamment de nous, même si nous ne parvenons jamais à la posséder complètement ? Devons-nous renoncer à penser une vérité qui exige pour s’en approcher une « éthique de la pensée » conjuguant rigueur, cohérence et honnêteté intellectuelle ?  Au profit d’une opinion ou d’une croyance dont la seule valeur dépendrait de sa capacité à venir alimenter « l’orientation » qui est la mienne, et plus collectivement les valeurs anthropologiques et culturelles de tel ou tel groupe humain ? L’enjeu d’une telle question est considérable : certains (comme par exemple Sebastian Dieguez) n’hésite pas à parler d’un « monde bullshit »[4] où la connaissance dépendrait entièrement des préférences de chacun, où le faux n’est pas plus identifiable que le vrai, où ce dont on parle n’est pas spécialement guidé par le désir de s’approcher de la vérité, mais plutôt par l’idée de signaler et de valoriser sa propre posture, où la fragmentation se substitue à la délibération, où l’argumentation n’est plus qu’un simulacre de réflexion (Richardson). Prolifération de sectes cognitives qui ne communiquent plus que par la production et l’acceptation de faits qui les arrangent. La réalité elle-même est devenue à géométrie variable par rapport à des intérêts partisans, et aux actes que nous entendons justifier. A la différence du mensonge pur et simple, qui garde un lien avec la vérité (en se faisant passer pour elle), il s’agirait ici d’affirmer sans vergogne une sorte de réalité alternative, dans une sorte d’indifférence à l’idée même de vérité. Le dramaturge américain Steve Tesich soutient que les rêves de dictateur les plus fous – supprimer la vérité – seraient surpassées par l’idée qui s’imposerait progressivement selon laquelle la vérité serait dénuder de toute signification. C’est « librement » que nous, peuple libre, déciderions de vivre dans un monde de la post-vérité… Dans cette approche, les attitudes personnelles sont davantage visées (elles finissent, en proliférant, par atteindre un seuil critique) que la duplicité ou la manipulation des puissants…

Il est évident que les sociétés humaines n’ont pas attendu que l’on parle de « post-vérité » pour privilégier souvent l’appel aux croyances personnelles et aux émotions aux dépens de la vérité… Depuis Socrate et son combat contre les sophistes (le Gorgias), la question se pose en effet… A chaque époque, nous pouvons imaginer que, comme Alexandre Koyré en 1943, nous nous lamentions contre une telle tendance : « on a jamais autant menti que de nos jours. Ni menti d’une manière aussi éhontée, systématique et constante. ». Qu’est-ce qui est donc nouveau ?

Il faudrait peut-être faire la différence à ce sujet entre la dissimulation de la vérité ou son simulacre (comme avec la propagande et les manipulations de masse), qui malmène certes la vérité mais dans le but d’en créer un double permettant d’atteindre des intérêts autrement indéfendables. Et la stratégie qui consiste non pas à s’efforcer par un travail monumental d’en imposer une autre, mais  à la disqualifier d’emblée et en amont. La post-vérité coexiste sans difficulté avec dissensions et critiques, laissant les faits alternatifs et les théories du complot se développer à l’infini. Ce qu’on remet en cause, plutôt que la vérité, ce sont les moyens pour y parvenir, c’est-à-dire que nous ne croyons plus à l’exercice de la raison ou à l’enquête authentique pour aboutir à la véracité du résultat. Nous ne pouvons que constater à ce sujet à quel point éclosent des pseudo-sciences, « canada dry » des sciences véritables dont elles imitent les codes, et plus généralement nombre de théories délirantes et souvent d’un simplisme biblique qui prétendent court-circuiter les grandes constructions culturelles traditionnelles (scientifiques, mais aussi religieuses, artistiques ou philosophiques). Pensons par exemple au recyclage aujourd’hui à la mode du chamanisme et ses multiples rejetons…

Une des grandes difficultés auxquelles nous sommes confrontés dans le combat contre les bullshits : ils veulent passer pour des investigations authentiques, une réflexion sincère, une contribution valable à la question posée…  S’attaquer frontalement à des idées fausses conduit souvent à les répéter et les mettre davantage en lumière, et risque de renforcer leur propagation. Il n’y a qu’à voir par exemple comment les campagnes encourageant la vaccination ont renforcé l’hostilité des anti-vaccins et ont contribué à les faire proliférer… Peut-être alors la satire, le sarcasme, le canular sont les meilleures armes que nous avons à notre disposition…

Au-delà des fake-news ou autres théories du complot, c’est la question globale de la post-vérité qui doit nous intéresser. Les unes comme les autres doivent alors être considérées comme ses formes les plus pathologiques. Autrement dit, elles ne sont que la pointe avancée d’un phénomène beaucoup plus global d’un rapport à la vérité distendu. En ce sens le terme de « bullshit » est sans doute plus à même de traduire cette tendance. Plus que de mensonge, il s’agit avec le « bullshit » de perte de contact avec la vérité (cf. Frankfurt). La vérité devient ainsi accessoire, et le vrai et le faux pourront indifféremment être mobilisés suivant les circonstances. L’ascendant de l’image, de l’opinion, du spectacle et des émotions exprime bien entendu une telle tendance. Le bullshit entretient sans doute aussi un lien privilégié avec cette façon de douter de tout qui caractérise également celle-ci, doute en particulier de toutes les versions factuelles de la réalité en provenance des médias officiels et/ou des élites politiques ou économiques. C’est à un véritable jeu de  massacre quotidien que se livre nombre de nos contemporains, qui accompagne cette profonde défiance ou même rejet vis-à-vis des diverses formes du pouvoir… Il va de soi qu’en démocratie, chaque citoyen a le droit d’avoir et de donner un avis sur tout (nous y reviendrons), quel que soit par ailleurs son niveau de connaissance sur le sujet… Il est évident que cette posture négative est la manifestation de la colère et du ressentiment, et elle n’est pas sans rapport avec des facteurs sociopolitiques comme le creusement des inégalités, la crise de confiance envers les institutions, le retour des tribalismes identitaires etc. Mais cela ne doit pas nous conduire à occulter la disparition fréquente très préoccupante de la référence à la vérité dans les jugements portés. Cette analyse ne serait pas complète si nous ne mettions pas également l’accent sur le besoin de présenter une image de soi valorisante aux yeux des autres, où notamment nous serions moralement « au-dessus de la mêlée ». Il est fréquent sur la toile de pratiquer « l’outrage moral », qui signale à peu de frais son moi vertueux, et sa réprobation des opinions d’autrui. On ne peut s’indigner tout le temps et pour n’importe quoi sans détourner et même discréditer l’authentique sentiment d’indignation. On ne s’indigne en réalité plus de rien, « et on s’isole progressivement dans une certitude imperméable à tout échange…, dans des groupes porteurs d’idéologies identitaires de plus en plus inconciliables…. » (« Total bullshit », Sebastian Dieguez). Il va sans dire que, sans verser à notre tour dans une théorie du complot, la propension d’une proportion importante de la population à adhérer aux « bullshit » ou « fake news », décuple le rôle nocif d’agents provocateurs entièrement consacrés au « trolling » (qui vient du terme « troll » mot d’argot anglais provenant d’Internet et qui désigne un individu cherchant à créer la controverse ou à nuire à autrui au cours d’une conversation), dans un objectif de déstabilisation et de polarisation des opinions.

Post-vérité et Médias : la notion de « post-vérité » n’est-elle qu’une construction imaginaire pilotée par les médias traditionnels ?

Une objection de taille apparaît aussitôt pour contrer un tel diagnostic : les médias officiels se sentant contestés et voyant leur crédibilité régulièrement mise en question, s’en prendraient aux réseaux sociaux et rejetteraient toute information qui n’est pas estampillée « réaliste » ou « raisonnable ». C’est un fait que nombre de médias officiels ont mis en garde contre cette dérive et pour certains d’entre eux essaient de mener un combat contre les fake news. Des propositions ont été faites dans ce sens :il est question par exemplede certifier les bons sites, et avertir de la dangerosité des autres. C’est en tout cas le principe de « Decodex », moteur de recherche et extension pour navigateur Internet créés par les journalistes de la rubrique de « fact-checking »[5] du Monde, « Les Décodeurs ». Plusieurs organes de presse reprennent cette idée et Facebook, sous la pression de l’opinion, a également proposé une réaction par rapport à des histoires supposées fausses sur la Toile[6]. Le président de la République lui-même veut faire voter une loi pour empêcher ou sanctionner la divulgation de telles nouvelles en période électorale[7]. Selon Patrick Michel[8], les médias officiels seraient à leurs tours coupables de « bullshit » en montant en épingle un tel phénomène : leur perte de crédibilité s’expliquerait selon lui par leur intrication profonde avec l’oligarchie économique et politique. Pour récupérer un pouvoir d’influence qu’ils sont en train de perdre et continuer à « faire l’opinion », ils se seraient érigés en accusateurs et ainsi voudraient délimiter d’autorité l’espace des médias crédibles en fustigeant les réseaux sociaux et en leur opposant leur professionnalisme. Qu’il y ait un réflexe d’autodéfense du journalisme professionnel, nul doute en effet… La frontière entre les deux n’est pas si nette, et nous n’avons pas attendu les réseaux sociaux pour que la presse fabrique elle-même des fausses informations : c’est ce que rappelle l’article du Monde Diplomatique dans lequel Pierre Rimbert liste les principales fabrications médiatiques sur les questions internationales des trente dernières années, des faux charniers de Timişoara aux preuves imaginaires de la présence d’armes de destruction massive en Irak. C’est ce que nous a rappelé récemment l’affaire de la fillette soit-disant sauvée par des CRS dans une voiture en feu à Bobigny[9]. Par ailleurs, les sites d’information les plus consultés en France continuent d’être respectivement LeMonde.fr, LeFigaro.fr, 20minutes.fr, LeParisien.fr et Bfmtv.com [9]. Soit encore une domination importante des médias « traditionnels »… En conclusion, nous devons sans doute nuancer l’ampleur du phénomène « bullshit » ou « fake news », sans pour autant le réduire à une sorte de complot conduit par la presse officielle, comme certains le sous-entendent ! Certes le phénomène des fausses nouvelles n’explique pas à lui-seul le Brexit ou l’élection de Trump, mais il n’est pas non plus une simple construction imaginaire et mystificatrice de médias dominants qui prétendent continuer d’être prescriptif concernant « la bonne opinion », et qui veulent continuer à régner en maîtres… Les médias traditionnels n’ont certes pas à avoir le monopole légitime de la bonne information, et ils ont logiquement des intérêts forts à se présenter comme les seuls détenteurs d’une information raisonnable et pondérée… Mais cela ne permet absolument pas d’éluder le phénomène des fake-news et d’une façon beaucoup plus globale la question d’une relation de plus en plus distendue à la vérité… Une chose est la propension à la prescription du côté des médias classiques, et le ralliement à cette seule « vérité ». Autre chose la disparition de la vérité ! La disparition de la vérité comme valeur de référence, notamment du combat politique, est bel et bien un problème auquel nous devons nous affronter… Mais ne devons-nous pas comprendre les fake news comme l’écume d’une vague de fond consacrant la résistance irrationnelle du « peuple » aux informations véhiculées par les grands médias, même au prix d’une indifférence à la vérité ? Il y aurait ainsi « une vérité symbolique de cette fausseté »[10]. Si le mensonge ou le « bullshit » résistent à la réfutation, c’est parce qu’il s’agit d’un contre discours qui se présente comme une alternative et s’inscrit dans une lutte, nouveau visage de la lutte des classes.Les élections sont souvent l’occasion de mesurer ce décalage : le point de vue dominant des médias est mis en difficulté par le vote majoritaire. Pour conclure, le fait de ne pas se rallier sans condition à l’information diffusée par les grands médias au nom du « réalisme » et de la « raison », n’implique évidemment pas la crédulité face à la fausse information.

La culture numérique est-elle responsable ?

Les nouveaux médias du Net, sorte d’underground informationnel, étaient pensé au départ par l’esprit libertaire comme des armes de lutte pour la propagande. Mais l’ère numérique, en passant à l’échelle de masse, à transformer cet esprit libertaire en esprit populiste. Les nouveaux médias sont devenus le vecteur de la colère populaire, relais d’une subjectivité débridée dont l’insulte est devenue la manifestation extrême. Mais il faut ajouter à cela que les technologies numériques de l’Internet, sans être directement responsables du phénomène « bullshit », le relaie avec une rare puissance : le fait de pouvoir s’exprimer spontanément devant des millions de personnes par le biais des réseaux sociaux favorise, comme le dit Umberto Ecco, « l’invasion des imbéciles ». C’est aujourd’hui « une grande proportion de la population (qui) vit dans un espace épistémique ayant abandonné les critères conventionnels de la preuve, de la cohérence et de la recherche de faits. »[11]. Le monde du Net a une propension naturelle à l’accumulation d’aigreurs et de discours haineux. Sans être directement responsable d’une telle dérive, la culture numérique l’accompagne puissamment et la rend d’autant plus forte grâce la vitesse de circulation de l’information,  au ciblage également du public qui la reçoit. Il apparaît évident que l’ascendant de l’image, de l’opinion, du spectacle et des émotions est très efficacement servi par une telle technologie… Rappelons également que les pratiques de l’outrage moral ou de l’indignation à bon compte[12], peuvent trouver également sur les réseaux sociaux un terrain de jeu idéal…

Par ailleurs, la constitution peu « coûteuse » (en temps et en énergie) de communautés d’internautes censées partager les mêmes opinions favorisent un « entre-soi » et une fragmentation de points de vue qui se confrontent de plus en plus rarement à la contradiction, à la divergence, ou à la vérification des faits. En regardant le JT ou en lisant le journal, les citoyens prennent connaissance des évènements communs en étant confrontés à des points de vue qu’ils n’auraient pas adoptés par eux-mêmes et qui peuvent même les irriter. La polarisation de l’espace public en communautés soudées autour de leurs vérités, grâce aux « cascades informationnelles » qu’elles se transmettent, contribue fortement à « l’isolation » sur un point de vue arrêté.

Des rapports ambivalents entre vérité et démocratie

La question des rapports entre vérité et démocratie est aussi vieille que la démocratie elle-même, ceux-ci étant marqués par leur ambivalence. En premier lieu, la vérité dite « dialectique », c’est-à-dire qui est le résultat d’un dialogue et d’un accord rationnels (cf. dans le Gorgias, ce que dit Socrate à Calliclès), est solidaire d’un contexte politique déterminé : le fait de débattre sur une question mise en commun, « posée au milieu », renvoie à l’organisation de la Cité qui le rend possible, favorisant « l’isonomia » de ceux qui participent à la vie civique. La recherche de la vérité est donc inséparable d’une culture démocratique. La démocratie ne peut que s’appuyer sur l’idée que le mensonge est un mal. Mais en second lieu les conditions pour qu’un tel dialogue soit possible sont exigeantes et nécessite une éthique : ce dernier exclut la dispute avec ses arguments ad hominem, la mobilisation trop forte des passions, la remise en question de ce qui n’a pas été l’objet d’un accord. Or la démocratie rencontre là un problème aussi vieux qu’elle-même : celui du régime de l’opinion - Tocqueville : « c’est de plus en plus l’opinion qui mène le monde »-, étayé par le principe des droits de l’individu et de la compétence universelle du citoyen : celui-ci peut juger par principe de tout, même s’il n’est pas intéressé ou s’il n’a pas de connaissances véritables sur le sujet. La revendication à l’égalité qui est la marque de fabrique de la démocratie peut alimenter la contestation systématique de l’autorité et la position du scepticisme. Hannah Arendt soulignait déjà dans « Vérité et politique » que le mensonge prenait une importance particulière dans le monde moderne, et mettait en garde contre le détournement des faits au profit des opinions. Il y a là une difficulté inhérente à la démocratie qui ne manque pas d’alimenter les idéologies populistes.

« 1984 » de Orwel et le déni des réalités factuelles (Arendt)

La « post-vérité » dont on parle n’aurait-elle pas quelle que chose à voir aussi bien avec la vision d’Orwel (le roman « 1984 ») d’une forme de totalitarisme visant à édicter la « vérité » qui l’agrée (ce qui nous rappelle l’Amérique de Trump et de ses « faits alternatifs » (une conseillère de Donald Trump a expliqué sans ciller que le nouveau président des Etats-Unis est parfaitement fondé à présenter des « faits alternatifs » à la presse), que la dérive du « Meillleur des mondes » d’Huxley : « Orwell craignait ceux qui interdiraient les livres. Huxley redoutait qu’il n’y ait même plus besoin d’interdire les livres car plus personne n’aurait envie d’en lire…Orwell craignait qu’on nous cache la vérité. Huxley redoutait que la vérité ne soit noyée dans un océan d’insignifiances. »[13]. Mais au fond, le résultat est le même :avec Orwel, l’oblitération du passé, sa falsification systématique et permanente en fonction des circonstances et des intérêts de « big brother » font disparaître les notions même de véracité et de vérité. Puisque les faits amendés sont eux-mêmes susceptibles d’avoir été modifiés dans le passé, à partir d’éléments déjà peut-être également truqués, c’est la réalité elle-même qui disparaît : il n’y a plus que des « faits alternatifs ». Mais il n’y a pas « que » cela : il y a aussi un risque de profonde indifférence vis-à-vis de la vérité, au profit de la mise en scène des émotions. Ce n’est plus seulement « big brother » et ses faits alternatifs, mais aussi chacun d’entre nous qui développerions un rapport très distant à la question de la vérité. Ce qui intéresse Orwel, ce sont les moyens par lesquels un pouvoir peut s’emparer de l’esprit des gens, question certes importante, et qui rejoint toutes les tentatives de manipulation au service du maintien d’un pouvoir. Mais il y a une autre question tout aussi importante : le rapport à la vérité qui nous habite… Certes les deux dimensions sont liées, étant entendu qu’il y a toujours un émetteur et un récepteur lorsqu’il est question de transmission. L’un peut donc conforter l’autre ou s’appuyer sur lui. Elles se rejoignent en un point : la clé commune, c’est la destruction de l’idée même de vérité objective, et en particulier de la vérité des faits, comme le souligne déjà très justement Hannah Arendt. Leibnitz avait depuis longtemps distingué les vérités de raisonnements des vérités factuelles[14]. Contrairement au sens commun, les faits peuvent être contre-intuitifs et la plupart sont construits par les sciences sociales. L’autorité des faits, c’est aussi l’autorité de ceux qui connaissent les faits. Si l’on nie cette distinction de principe sur les faits, il n’y a plus de débat public puisqu’il n’y aurait plus désormais que « des faits alternatifs », baignant ainsi dans un environnement culturel marqué par un relativisme radical. Hannah Arendt dénonce cette tendance du pouvoir (et pas seulement du pouvoir totalitaire) à prendre beaucoup de liberté avec les faits, rejoignant ainsi la sombre fiction de Orwel : « les faits ne sont pas en sécurité entre les mains du pouvoir ». Mais plus globalement, elle reconnaît une volonté humaine de vouloir en quelque sorte « raboter » la réalité des faits pour que ceux-ci deviennent conformes à nos explications rationnelles. Ils représentent souvent, en effet, des « obscurités » ou des « impuretés » qui contrarient notre désir de cohérence. Cette dérive est selon elle particulièrement développée dans les démocraties modernes (en cela le totalitarisme n’est que l’enfant monstrueux de la démocratie[15]…). Une forme de violence par rapport aux vérités factuelles d’autant plus préoccupante qu’elle peut rendre l’oubli irréversible. D’où le caractère infiniment précieux  de cette réalité factuelle, malgré sa dimension précaire : il est en effet difficile de séparer le fait de son interprétation, mais cela ne signifie pas que l’on puisse les confondre purement et simplement (nous y reviendrons).  La notion de vérité de fait doit être maintenue malgré le fait que le réel est soumis à des interprétations diverses et contradictoires… La prétention à la vérité doit demeurer une idée régulatrice à moins de sombrer dans un parfait cynisme… Et comme le dit Edgar Morin, nos théories doivent rester « biodégradables », c’est-à-dire qu’elles doivent accepter de se voir remise en question quand ces réalités factuelles viennent heurter leur cohérence. Rappelons la définition de la post-vérité dans les dictionnaires Oxford : « ce qui fait référence à des circonstances dans lesquelles les faits objectifs ont moins d’influence pour modeler l’opinion publique que les appels à l’émotion et aux opinions personnelles. ». C’est bien cette indifférence à la véritéquia été très précisément analysée par Hannah Arendt dans « Vérité et politique » où elle revient en philosophe sur le monde qu’Orwell avait décrit en romancier.« … le résultat d’une substitution cohérente et totale de mensonges à la vérité de fait n’est pas que les mensonges seront maintenant acceptés comme vérité, ni que la vérité sera diffamée comme mensonge, mais que le sens par lequel nous nous orientons dans le monde réel – et la catégorie de la vérité relativement à la fausseté compte parmi les moyens mentaux de cette fin – se trouve détruit. »[16]. Autrement dit, le danger de la post-vérité n’est pas le mensonge, qui en soi peut même constituer une forme de liberté par rapport au factuel, mais bien l’indifférence à la distinction entre mensonge et vérité.

La post-vérité : enjeux philosophiques

Une question se pose maintenant : la philosophie est-elle pour rien dans ce rapport de plus en plus distendu à la vérité ? Est-il juste de cibler ce qu’on appelle sommairement le « postmodernisme » comme étant responsable d’une telle évolution ? La réponse est loin d’être simple, et nous devons pour plus de clarté préciser quels sont les enjeux philosophiques de cette question de la vérité, qui a été omniprésente dans toute son histoire. Il nous suffira ici de faire quelques rappels. Avec Platon, la philosophie va apparaître d’emblée comme la discipline reine de l’accession à la vérité, à travers notamment le mythe de la Caverne. L’illumination devant les idées au bout d’un long parcours de savoir, comparable à la lumière d’un soleil qui nous fait découvrir les essences éternelles, associée à la mystérieuse théorie de la réminiscence selon laquelle l’on découvre cette vérité au plus profond de soi, comme si elle y avait toujours existé… Cette théorie de la vérité l’apparente à une révélation ou même à une conversion (cf. le prisonnier dans la caverne). Mais déjà les ennuis commencent car cette illumination peut faire le lit du dogmatisme. Le premier à dénoncer cette conception de la vérité/révélation sera l’élève de Platon, Aristote, qui définira la vérité comme l’adéquation au réel, et inventera les règles de la logique, dans laquelle le principe de non-contradiction devient la base de tout discours véridique. Mais le principe de non-contradiction est indémontrable ; sa véracité tient au fait que sans lui nous dirions tout et son contraire. ». « Ma raison ou le chaos » dit Aristote.  A partir du moment où nous commençons à nous interroger sur les critères de la vérité (comment savons-nous qu’elle est bien présente ?) et les moyens d’y parvenir, la quête de la vérité qui est le propre de la philosophie génère également comme son double un questionnement et un doute qui peut aussi, dans certaines conditions, faire le lit du scepticisme ou du nihilisme. Le premier grand « désenchanteur » - même si Nietzsche parlera à son sujet de « critique de juge de paix » à propos de sa critique de la Raison Pure – est Kant : il est le premier à montrer que la capacité de de notre entendement (les catégories) qui sert à lier et organiser le divers sensible « ne signifie plus rien du tout si nous n’ajoutons pas l’intuition (les formes à priori de la sensibilité : l’espace et le temps) dans laquelle seul ce divers peut être donné ». Autrement dit, il y a une « illusion transcendantale » à faire un usage vide des concepts, sans le recours de l’expérience sensible. Une des conséquences de cette limitation : notre connaissance n’a pas accès aux « intelligibles » de la métaphysique dogmatique (le Moi, la Liberté, Dieu, l’immortalité…), et ceux-ci ne pourront qu’être l’objet d’une « foi rationnelle », au titre des postulats de la raison pure pratique…  Si nous avons évoqué sommairement cet exercice exemplaire de la réflexion critique kantienne, c’est pour montrer que la philosophie se confronte au sortir de l’âge classique et au seuil de la modernité à l’épreuve de la finitude de la connaissance, que le scepticisme de Montaigne avait déjà pressenti bien avant : « les yeux humains ne  peuvent apercevoir les choses que par les formes de leur connaissance ». Autrement dit, nous ne pouvons les penser que par les formes de notre esprit. La crise des fondements de la connaissance renvoie toujours au même obstacle, infranchissable : il est impossible que la raison se fonde elle-même, et nous sommes confrontés de façon imparable au cercle de la connaissance qui nous interdit de prétendre à la vérité absolue. Désormais, « notre intelligence se trouve condamnée à porter cette béance irrefermable »[17], et aucun philosophe ou même scientifique ne peut prétendre accéder à la nature ultime des phénomènes, ou embrasser le Tout cosmique comme le pensait les Anciens. 

L’incertitude n’est pas l’ignorance

Est-ce à dire pour autant qu’à partir du moment où l’accès à la vérité est problématique, nous devons prendre nos distances avec elle ?

Il va de soi que notre rapport à la vérité ne peut plus être empreint de cette forme de naïveté selon laquelle la correspondance entre l’esprit et la chose serait d’emblée acquis… Les réponses aux questions importantes ou même essentielles que nous nous posons sont toujours désormais provisoires et relatives. L’unilatéralisme des réponses simples et univoques ne sont plus de mise et conduisent à la fausseté. Mais doit-on pour autant verser dans une forme de scepticisme absolu ou de nihilisme ? Au contraire, l’incertitude ne nous empêche pas d’aimer la vérité, et ne doit pas conduire pour autant à la formule relativiste de « A chacun sa vérité », qui est contradictoire dans les termes, car la condition de la vérité est son universalité. Il est facile de montrer la contradiction contenue dans la phrase : « rien n’est vrai », puisque si c’est vrai, c’est faux (puisque rien n’est vrai). S’il n’y avait pas de vérité, il ne serait pas vrai qu’il n’y ait pas de vérité. Par ailleurs, si rien n’était ni vrai, ni faux, « il n’y aurait aucune différence entre la connaissance et l’ignorance, ni entre la sincérité et le mensonge …. Entre l’ignorance absolue et le savoir absolu, il y a place pour la connaissance et pour le progrès des connaissances. »[18]. Même si « le monde-vérité » de Platon, lieu de l’intelligible absolu, est inaccessible et n’existe probablement pas, en revanche il est possible et souhaitable de tenter de sortir de la caverne où nous sommes prisonniers, et le philosophe ne peut qu’y prendre une part active ; Socrate torpille certes les faux savoirs de ses interlocuteurs, et affirme ne pas savoir grand-chose avec certitude, mais refuse l’attitude sceptique que l’on peut résumer ainsi : ne sachant pas si je sais ou non, tout est douteux et je dois donc m’abstenir de tout jugement et par conséquent aussi de toute action. L’homme étranger au  questionnement philosophique, c’est le prisonnier de la Caverne ; ses chaînes, dit fort bien Bertrand Russel[19], sont les préjugés du sens commun, les croyances de son temps et de son pays, les habitudes qui rendent familières le monde environnant. Il épingle à ce sujet la fatalité de l’enfance qui nous fait absorber avec le lait maternel une quantité de croyances auxquelles la raison n’a pas concouru, cet impensé se donnant à tort pour une pensée personnelle. Un esprit passif et imperméable au doute est « borné, adhérent, étroit », et oppose une fin de non-recevoir méprisante vis-à-vis d’autres manières de pensée. Il dénonce ainsi la suffisance, la sottise, le manque d’imagination du dogmatisme. Le doute, en nous affranchissant de la tyrannie de l’habitude, est libérateur, aussi bien intellectuellement que moralement. Associé au principe d’incertitude peut « servir à départager, selon Clément Rosset[20] « véritables et faux philosophes : un grand penseur est toujours réservé quant à la valeur des vérités qu’il suggère, alors qu’un philosophe médiocre se reconnaît, entre autres choses, à ceci qu’il demeure toujours persuadé de la vérité des inepties qu’il énonce (« L’école du réel »). Et il rajoute : « l’intérêt principal d’une vérité philosophique consiste en sa vertu négative, je veux dire sa puissance de chasser des idées beaucoup plus fausses que la vérité qu’il énonce à contrario. ». Si nous confondons « rien n’est certain », et « rien n’est vrai » ou « à chacun sa vérité », que reste-t-il alors de notre raison, et « comment pouvons-nous continuer à discuter, argumenter, connaître ? »[21]. Ainsi, évoluant dans l’entre-deux de l’erreur et de la vérité, le doute est salutaire contre la suffisance et la sottise du dogmatisme et du fanatisme, mais poussé jusqu’à sa limite extrême il  aboutit à la négation de la pensée (il n’y a pas de vérité) et au nihilisme. Pour conclure provisoirement, la post-vérité apparaît comme totalement contre-nature dans la tradition philosophique, et nous ne voyons pas bien comment certains peuvent pointer du doigt une certaine philosophie et la rendre responsable de cette menace de  « post-vérité ».

Nietzsche et la postmodernité, un coin enfoncé dans l’idée de vérité ?

C’est pourtant ce que l’on fait concernant certaines théories dites postmodernistes. Nietzsche est sans doute le premier à mettre aussi radicalement en question l’idée même de vérité, en développant un « perspectivisme » résolu dans ce domaine[22] ; à sa suite, ce que l’on a appelé les théories postmodernes ont continué à creuset ce sillon… Baudrillard écrit dans « Cool Mémories » : « La vérité est ce dont il faut se débarrasser au plus vite et la refiler à quelqu’un d’autre. Comme la maladie, c’est la seule façon d’en guérir. Celui qui garde en main la vérité a perdu. ». La déconstruction de l’idée de vérité semble rassembler ces philosophes dits post-modernes – Foucault, Baudrillard, Derrida, Lyotard etc. -. Ils sont formés à l’école du relativisme culturel avec les travaux de Levi Strauss, et des pouvoirs de l’inconscient, et remettent en question la raison et la science occidentale… A part Baudrillard qui va jusqu’à dire que « le secret de la théorie est que la vérité n’existe pas », les autres affirment, après avoir déconstruit l’idée de vérité, que celle-ci doit cependant être réaffirmée coûte que coûte. Mais l’énonciation de telle ou telle vérité semble être à la discrétion de chacun, sans qu’aucun critère ne puisse nous permettre de distinguer entre le sage et l’imposteur ou le fou. Si nous voulions nous risquer à une généralisation (trompeuse ?) ces théories vont dans le sens d’un profond relativisme concernant la vérité, considérant que nous ne pouvons pas accéder à la vérité par l’enquête objective, et qu’il est impossible de savoir vraiment ce que sont les choses. Remarquons cependant que la Critique kantienne ne dit rien d’autre, alors que Kant n’est pas classé parmi les sceptiques… Mais le postmodernisme va souvent plus loin : il sape la confiance que nous pouvons avoir dans les efforts désintéressés visant à déterminer ce qui est vrai et ce qui est faux, et valorise l’idéal de sincérité ou d’authenticité par rapport à l’identité de celui qui s’exprime, aux dépens de la correction du propos. Ce que nous avions tendance à disqualifier précédemment au nom d’un idéal rationnel revient en force : il y a autant de vérités que d’opinions. Mais nous devrions peut-être nous arrêter quelques instants chez celui qui est souvent revendiqué comme le « père fondateur » du postmodernisme. C’est dans son texte « L’introduction théorétique sur la vérité et le mensonge au sens extra-moral »[23]qu’il développe le plus complètement sa réflexion généalogique sur la vérité « par-delà bien et mal » en remontant à la source de « l’instinct de vérité ». Pour résumer en une phrase la conception nietzschéenne, peut-être pourrions-nous dire que la relativité des vérités s’enracine fondamentalement dans une conscience humaine qui ne peut que refléter de façon purement anthropomorphique nos intérêts humains, trop humains. Mais la diversité des points de vue ne signifie pas que tout se vaut : c’est précisément lorsqu’on les réfère à la vraie nature des valeurs qui les portent qu’ils seront considérés ou non comme digne d’intérêts. La référence au langage et à son invention est indispensable pour comprendre le sens profond de la vérité chez l’homme. Le langage transforme une impulsion nerveuse en métaphore (image) puis en concept, et nous prenons l’habitude au cours du temps, avec la reproduction ininterrompue aux cours des générations d’hommes, et l’oubli inconscient de cette origine, de prendre le mot pour la chose, et l’illusion initiale pour une nécessité universelle. Il n’y a oas de foeleEn effet trouver une désignation commune des choses et les premières lois de vérité à sa suite est une nécessité pour maintenir une vie pacifiée : l’homme veut la vérité pour ses conséquences au service de sa conservation, et non pour « la connaissance pure »… Mais le langage est en aucune façon l’expression adéquate des réalités, et la « chose en soi » est totalement insaisissable. Il désigne seulement les relations des choses aux hommes.  Nous croyons savoir quelque chose des choses elles-mêmes quand nous parlons d’arbres, de couleurs, de neige et de fleurs, mais nous ne possédons rien d’autres que des métaphores de choses, qui ne correspondent pas du tout aux entités originelles. La formation des concepts eux-mêmes procèdent par négation de la différence et du non-identique en subsumant sous une identification générale ou générique –par exemple à l’aide du concept de « feuille », ou encore celui d’ « honnêteté » – les différences individuelles sous une qualité essentielle. Mais y-a-t-il ainsi une forme originelle qui s’appellerait « feuille » ou « honnêteté » dont toutes les feuilles ou toutes les actions honnêtes seraient la copie ? La référence à l’idéalisme platonicien et à son « ciel des idées » est ici évident… La nature ne connaît ni forme ni concept, mais seulement un « X », pour nous inaccessible et indéfinissable, et nous sommes inexorablement prisonniers de l’anthropomorphisme. Le sentiment de vérité ne fait que traduire une « assimilation » du monde en tant que « chose humaine », est possède donc une valeur très limitée, « ne contenant pas un seul point qui soit « vrai en soi », réel et valable universellement, abstraction faite de l’homme ».L’homme est bien ici « la mesure de toute chose », alors qu’il prend ses métaphores comme des choses qui se trouveraient immédiatement devant lui. Seuls ce que nous apportons nous-même est l’objet d’une connaissance : ce qui nous en impose dans le cours des choses, qu’il s’agisse du cours des astres ou des processus chimiques, coïncide au fond avec ce que nous apportons nous-mêmes aux choses. Dire que la perception humaine du monde est une perception plus juste que celle d’un oiseau ou d’un insecte est un non-sens dans la mesure où pour le savoir il faudrait avoir pour le mesurer la mesure d’une perception juste, ce qui est une pétition de principe… Remarquons cependantque se faisant Nietzsche est obligé d’utiliser les règles de la logique, et donc de se référer implicitement à une mesure de la vérité pour défendre sa conception relativiste de la vérité. Nous touchons ici les limites de tout relativisme qui, pour défendre la cohérence et la justesse de sa thèse, doit nécessairement le faire rationnellement, et donc se reposer lui-même sur l’idée de vérité…

En ce sens Aristote a raison de penser, comme le dit Barbara Cassin[24], que le principe de non-contradiction[25] est à la base du logos : il n’y a pas de discours possible sans lui. Dire c’est signifier quelque chose ; or, ne pas signifier une seul chose, c’est ne pas signifier du tout. « La raison ou le chaos »… Ce principe de contradiction fonde la possibilité de toute connaissance sur un « infondable » (il ne peut lui-même être démontré, sinon en s’appuyant sur lui-même, ce qui constitue une « pétition de principe »). En ce sens, on a plus le droit d’être relativiste avec Aristote, car le sens ne supporte pas la contradiction… Mais peut-être qu’à son tour, cette affirmation doit être nuancée… S’il est vrai qu’un relativisme extrême confine à la post-vérité et finit par s’auto-éliminer (auto-contradiction), l’idée d’une univocité du langage défendue par Aristote peut également être contestée. Ce que les travaux de Barbara Cassin[26] s’attachent à faire.

« Un relativisme conséquent »

L’apologie de Protagoras par Socrate intéresse beaucoup cette philosophe car il est peu fréquent chez Platon de trouver l’éloge d’un sophiste comme lui. Il s’agit en réalité de la « meilleur éloge du relativisme conséquent »[27] : contre la bivalence vrai-faux, il s’agit au contraire de valoriser le « plus vrai »ou le « meilleur pour ». Ainsi « l’homme est la mesure de toute chose », nous devons passez du superlatif au comparatif (plus vrai que, meilleur pour…), et considérer qu’il n’y a pas d’être sous l’apparaître (contre Heidegger), pas de Un sous le multiple, pas de point de vue de Dieu (contre Leibnitz). Assumer le fait d’être la mesure de la vérité, et que les vérités (au pluriel) soient strictement immanentes à leurs productions, toujours provisoires et irréductibles à toute clôture de la vérité sur elle-même. C’est dans l’ancrage du jugement dans le langage,  comme l’avait déjà bien compris Nietzsche, que nous pouvons le mieux saisir la relativité des vérités énoncées : Aristote ne peut pas affirmer aussi catégoriquement « Ma raison ou le chaos » au nom du principe de non-contradiction, tout simplement parce que le poids de l’équivoque et de l’homonymie pèse sur les langues. Le « Dictionnaire des intraduisibles »[28]montre à l’évidence que les mots des différentes langues ne se recouvrent pas, et chaque langue, comme la bien montré François Jullien grâce à sn travail de mise en tension des langues occidentales et de la langue chinoise, mais aussi le regretté Clément Rosset dans son petit livre « Le choix des mots », introduit une manière de penser spécifique. Comment traduire le mot russe « pravda » en français ? Vérité ou justice ? Le sens du mot tremble, vacille pour nous… Il faut parler une autre langue (étrangère) pour se rendre compte que nous parlons habituellement dans une langue particulière qui nous est propre, et qu’il peut y en avoir plusieurs différentes… Le sens du mot « vérité » en français « tremble » pour nous lorsque nous passons la frontière de la langue russe : faut-il  traduire le mot « Istina » par vérité ou exactitude ? Nul mieux que Hannah Arendt a mis l’accent sur l’équivocité du sens propre aux langues : s’il n’y avait qu’une seule langue, dit-elle, nous serions peut-être plus assurés de l’essence des choses… mais c’est la pluralité des langues qui est déterminante : elles se distinguent par leur vocabulaire mais aussi leur grammaire, c’est-à-dire leur manière de penser…  C’est l’équivocité du sens qui est donné avec les langues qui rend le monde incertain. Au sein d’une communauté humaine homogène, l’essence de la table est donnée sans équivoque par le mot « table », mais dès qu’il arrive aux frontières de la communauté, il chancèle. Cette « équivocité chancelante du monde » et l’insécurité de l’homme qui l’ habite, n’existeraient pas s’il était impossible d’apprendre des langues étrangères… Et cette possibilité nous démontre qu’il existe d’autres correspondances que les nôtres en vue d’un monde commun et  identique, ou quand bien même il n’existerait qu’une seule langue… D’où l’absurdité de la langue universelle : contre la condition humaine, l’uniformisation artificielle et toute puissante de l’équivocité.

Barbara Cassin évoque longuement un exemple contemporain de relativisme conséquent : la Commission Vérité et Conciliation en Afrique du Sud après l’Apartheid. Elle agit comme Protagoras le requiert, et nous avons là aussi l’exemple d’un discours performatif, au sens où il construit en quelque sorte la vérité. Le dispositif mis en place est destiné à éviter le bain de sang après l’Apartheid ; et à favoriser la promotion du « peuple arc-en-ciel ». C’est un modèle de la justice transitionnelle qui permet de passer d’un état moins bon à un état meilleur.  On doit  prononcer des amnisties sous trois conditions : il faut que l’acte soit commis dans cette période ; qu’il soit associé à un objectif politique ; qu’il y ait un plein dévoilement : le coupable vient en faire la description, car c’est cela qui va permettre un passé commun. Au lieu de traquer les coupables, c’est eux qui viennent pour dire. L’Amnistie est la  liberté en échange de la vérité. Il faut qu’il y ait « assez de vérité sur le passé pour »… Il ne s’agit pas de vérité ultime et absolue, mais d’un quantum suffisant de vérité. Pas de vérité origine mais vérité résultat, au sens d’une construction performative. Rien n’est déjà là.  La procédure emboîte 4 notions de vérité définies par des situations de parole. Vérité factuelle, de tribunal. Vérité personnelle et narrative. Vérité sociale obtenue par la confrontation. Et enfin la vérité qui soigne et qui restaure. Aucune prétention à « la vérité vraie », à la Vérité au singulier. Mais une vérité multidimensionnelle, plurielle et différenciée. Il s’agit de guérir de l’apartheid… de faire une psychanalyse à l’échelle d’un pays. Cà ne fonctionne que parce que ce discours entraîne le pays à faire des choses, à s’engager dans une action collective. Le langage, dans cette mesure, fait les choses, construit la réalité. Pour désigner cette dimension de performance politique du langage, Barbara Cassin utilise volontiers le terme de « logologie », qu’elle oppose à ontologie. Le discours construit la réalité, l’être est un effet de dire.

Un « relativisme conséquent » ne signifie pas l’abandon de la vérité… Mais faut-il penser la vérité comme extérieure à soi ?

Sans affirmer un lien de causalité entre le relativisme contemporain en matière de vérité, et ce que l’on peut appeler le postmodernisme en philosophie, dont Barbara Cassin semble être une de ses représentantes les plus pertinentes, nous ne pouvons que constater avec Claudine Tiercelin[29] une certaine convergence… Mais peut-on, comme le philosophe américain Daniel Dennet, tacler ces penseurs dans un récent article du quotidien The Guardian, accusés d’avoir rendus respectable « le fait de se montrer cynique envers les faits et la vérité » ? Deux choses doivent être rappelées ici : nous ne pouvons pas confondre un « relativisme conséquent » à la manière de Barbara Cassin[30] avec les « story telling » des post-vérités. Ce n’est pas parce qu’on renonce au grand récit de la Vérité que nous devons être rangés dans le n’importe quoi… Comme le dit Barbara Cassin pour fustiger ceux qui se rendent coupables d’une telle confusion : « si pas mon Universel, alors la post-vérité. Si pas la Majuscule (à Vérité) alors n’importe quoi… ». Le passage du superlatif au comparatif (plus vrai, meilleur pour… c’est-à-dire par rapport à une perspective, une finalité) ne signifie pas l’abandon de l’idée de vérité ou l’indifférence vis-à-vis d’elle. Et comment ne pas être interpellé par l’analyse de Nietzsche ou de Barbara Cassin d’une production de vérité qui est toujours étroitement tributaire du fait de langage ? Nous savons depuis Kant que l’accès à la vérité sera toujours relatif, et la thèse « logologique » ne fait que l’étayer davantage. Ce genre de « relativisme conséquent » est tout à fait recevable et n’oblitère pas le moins du monde la valeur que l’on doit attacher à la vérité… De plus, la philosophie postmoderne a eu en particulier le mérite de montrer que l’affirmation de « la vérité » était souvent l’expression d’une position de race, de classe, de religion, ou même de typologie personnelle, et qu’il était nécessaire d’exercer la plus grande vigilance par rapport à des opinions, des intérêts, et des croyances partagées, en particulier vis-à-vis de ceux qui sont détenteur du pouvoir ou occupe une position privilégiée, et prétendent dire le vrai pour tout le monde… Cependant, seconde remarque, le relativisme qui, au fond, n’a jamais cessé d’habiter la philosophie, ne doit pas nous conduire, comme le dit Jacques Bouveresse[31], à jeter le bébé avec l’eau du bain, et abandonner l’idée d’une vérité extérieure à soi, et dont les procédures de production sont contraignantes et ne dépendent pas de notre volonté. Face aux véritables impostures intellectuelles que représentent certains discours contemporains (celui de Trump par exemple), il est urgent de rappeler que les faits, aussi liés soient-ils à des valeurs et à des interprétations, ne sont pas des fictions mais qu’ils nous contraignent. Sans cette référence ultime à la vérité, plus rien ne nous protège contre la barbarie… La reconnaissance de la pluralité des opinions et de leur droit à l’existence n’impliquent pas qu’elles soient d’égale valeur, ni que l’on ne puisse juger certaines meilleures que d’autres, parce qu’elles sont mieux étayées et justifiées. Il y a des truismes qu’il faut continuer d’affirmer : la liberté, ce n’est pas comme il est dit dans 1984 (Orwell) de pouvoir dire que 2 et 2 font 5, mais au contraire de pouvoir continuer de soutenir que 2 et 2 font 4… La vérité est un bien précieux en tant qu’elle est indépendante de celui qui la pense. Ne peut-on pas ici identifier peut-être la faiblesse principale des philosophies relativistes pour lesquelles il n’y aurait pas de « vérité vraie » mais des régimes de véridiction au gré d’une pluralité de discours également valables ? Il est par ailleurs sans doute excessif d’opposer caricaturalement aux théories relativistes de la vérité celles de la philosophie analytique censées être dogmatiques. Comme le soutient Claudine Tiercelin, elles défendent une conception minimale du vrai, s’inscrivent dans une enquête, prône le « faillibilisme », soit la possibilité toujours ouverte de réviser ce que l’on tient pour vrai. Viser la vérité ne signifie pas la posséder, et accepter de vivre dans l’incertitude, c’est ce qui distingue le scientifique du croyant fanatique. Gilles Deleuze disait que l’importance, l’intérêt, la nécessité d’un énonce était mille fois plus fécond que la vérité, non pas parce qu’ils la remplacent, mais parce qu’ils permettent de  mesurer la vérité de ce que je dis. Si en effet « l’homme est la mesure de toute chose » (Protagoras), il faut accepter l’idée qu’en l’absence de « La vérité vraie »,  il nous faut chercher « l’idoine », c’est-à-dire ce qui est approprié, ce qui convient ici-maintenant. Le « meilleur pour ». Défendre un « relativisme conséquent » qui évite à la fois l’écueil du subjectivisme individualiste, et celui du communautarisme culturel.  Pour essayer de conclure, ne peut-on pas réunir paradoxalement l’idée régulatrice d’une vérité extérieure à nous, dont les procédures de production sont contraignantes et ne dépendent pas de notre volonté, et la conception relativiste de l’homme mesure de toute chose ? Cette question restera en suspens…

Mesurer les enjeux de la post-vérité…

Nous pouvons voir clairement maintenant les enjeux philosophiques de la post-vérité et d’un usage déréglé du doute qui n’est plus au service d’une recherche authentique de la vérité. Comme le disait justement Hannah Arendt, la vérité a un caractère contraignant et despotique au sens où, une fois que ses affirmations sont perçues comme telles, « elles ont en commun d’être au-delà de l’accord, de la discussion, de l’opinion, ou du consentement… ». La question est de savoir si nous sommes encore capables de croire en la fécondité de ces vérités, en la recherche d’une vérité d’ordre supérieur à nos croyances et à nos opinions… La vérité pourra-t-elle rester un des derniers éléments d’extériorité qui résiste à la toute-puissance des valeurs de l’individu… Car tel est bien la question essentielle : une tendance aujourd’hui ne nous pousserait-elle pas à cesser de penser la vérité comme référence ultime, au profit d’une opinion dont la valeur serait essentiellement référée à un enjeu de nature identitaire, quelque chose qui signerait la marque de ce que l’on est ? En ce sens, les « fake news » ne sont que la pointe avancée et maladive d’une telle tendance globale, qui peut paraître irrésistible à certains égards. La politique de la post-vérité viserait à nous protéger contre le caractère coercitif de la vérité. Le pouvoir lui-même peut être tenté de répondre à ce genre d’attentes non pas vraiment à la manière de 1984, le roman d’Orwel où le mensonge totalitaire d’une idéologie unique s’impose à tous, où une dictature supprime la vérité, mais plus subtilement en privant la vérité de toute importance : nous serions désormais privés de critères permettant d’évaluer les choses, mais heureux d’échapper à ce qu’Arendt appelait l’élément de coercition inhérent à la vérité. Le développement du « bulshitt » et du doute inconsidéré mais en danger la délibération démocratique, mais il est très difficile de s’y opposer frontalement ou de vouloir y remédier sans se placer dans la position dogmatique de ceux qui prétendent dire le vrai sur le vrai… D’autant qu’il n’est pas exclu qu’un discours « antibullshit » soit lui-même « bullshit »… 

Arendt et le « monde commun »

La communication humaine repose sur une présomption de pertinence et de sincérité… C’est grâce à l’institution du langage que nous pouvons communiquer avec d’autres personnes, par le principe de normes communes, tant en ce qui concerne le code utilisé (les mêmes mots, la même structure syntaxique)[32], que sur la sincérité de celui qui parle… En ce qui concerne la nature du langage humain, il relève d’une structure prédicative[33]. Elle est du type « S est P » (ce tableau est beau), permet de pouvoir affirmer ou nier : « S est P » ou « S n’est pas P », et de pouvoir dialoguer, c’est-à-dire de pouvoir parler de « S » avec n’importe qui, ce qui suppose que nous parlons de la même chose, c’est-à-dire d’un « monde commun », et que nous pouvons en dire P, Q, R. Seule une telle structure prédicative du langage (en cela spécifiquement humain) fait l’hypothèse d’un monde commun qui nous réunit et sur lequel nous pouvons échanger. L’autre condition (de nature éthique cette fois-ci) pour qu’une communication soit possible est deuxièmement la non-duplicité des interlocuteurs : ils peuvent certes parfois me mentir et/ou n’être pas sincère, mais la crédibilité et même la condition de possibilité d’une communication repose sur l’idée d’une confiance préalable. L’institution du langage, comme d’ailleurs sans doute l’ensemble des institutions, comme le soutient Hannah Arendt, perdraient leur sens sans cette clause ou ce crédit accordé au départ à ses interlocuteurs. En ce sens, dire n’importe quoi, faire passer le faux pour le vrai, ne pas porter crédit à la possibilité de la vérité, ou encore ne pas faire ce que l’on dit qu’on fera, porte fondamentalement atteinte au sens profond de la communication… Il y aurait au départ de toute communication une promesse, une parole donnée quant à la véracité de son discours…

Ce monde commun sous-jacent à l’usage du langage renvoie aux vérités de fait dont parle Hannah Arendt, et correspond  à l’existence publique, celle véritablement humaine, au sens où elle est le fruit de notre lien visible et public avec les autres et avec des objets communs. Voilà la définition qu’elle nous propose : « Ce qui nous accueille à notre naissance, ce que nous laissons derrière nous en mourant. Il transcende notre vie aussi bien dans le passé que dans l’avenir ; il était là avant nous, il survivra au bref séjour que nous y faisons. Il est ce que nous avons en commun non seulement avec nos contemporains, mais aussi avec ceux qui sont passés et avec ceux qui viendront après nous »[34]. Hannah Arendt décrit dans ce même ouvrage comment la vie publique (au sens des grecs, la « res publica ») devient une peau de chagrin au profit du privé, les activités du « social » et l’ascension de l’homme économique ayant progressivement remplacé le public (nous pourrions parler aujourd’hui de « la société civile »). « L’apparence », c’est-à-dire dans le langage arendtien ce qui apparaît à la fois à moi et aux autres, constitue le sens du réel. Les plus grandes forces de la vie intime sont dans l’ombre du subjectivisme « tant qu’elles ne sont pas transformées (arrachées au privé, désindividualisées pour ainsi dire) en objets dignes de paraître en public. (…). C’est la présence des autres voyant ce que nous voyons, entendant ce que nous entendons, qui nous assure de la réalité du monde et de nous-mêmes (…) ». Or la montée en puissance de l’individu privé aux dépens du public met radicalement en question la réalité du monde commun : la réalité n’existe plus que dispersée en de multiples points de vue, dont la vue ne porte plus sur une réalité commune, mais reflète uniquement celui du moi privé. Le monde commun, certes constitué par la pluralité des points de vue, a tendance à s’évanouir, car c’est la présence des autres et nos regards entrecroisés qui assure son existence (ce qui apparaît à la fois à moi et aux autres). Pour illustrer ce phénomène, rien de mieux que d’évoquer ces émissions télévisées qui offrent en pâture au « public » (à entendre ici dans un sens très différent…), l’exposition  d’une intimité qui auparavant n’avait évidemment pas sa place dans le domaine public… Les choses apparaissent mais cette fois-ci délestées de toute transcendance, selon la formule tristement célèbre mais emblématique d’une émission très populaire « C’est mon choix ». Lorsqu’un avis ou un point de vue relève d’une croyance dont la clé d’intelligibilité n’est pas à chercher du côté de la passion du vrai, mais d’une passion d’un autre ordre, le réel n’a plus de prise sur eux. Pour résumer cette idée, le monde commun se construit dans l’espace public, et se trouve menacé par l’inflation de la sphère privée. Hannah Arendt est sans aucun doute l’auteur(e) qui a su le mieux anticiper ce que nous avons appelé l’ère de la post-vérité. Si chacun ne fait que dire ce qu’il ressent ou comment il voit les choses, sans davantage se préoccuper de confronter ses propos et ses idées à la réalité supposée commune, le monde se réduira à une infinité de niches épistémiques fractionnées en autant de ligues vociférantes, condamnées à une compétition sans fin. De plus, s’il n’existe plus de socle solide et réel auquel se rattacher, il y a bien de quoi devenir fou… C’est l’arrière-fonds commun à tous qui serait la réalité même du monde qui est ici mis en question. L’érosion entre réalité et fiction est de plus en plus avancée… Et la réalité elle-même brouille les cartes en se mêlant à la fiction et en scénarisant le quotidien (téléréalité).

Quel monde commun au juste ? Pour terminer, nous voulons mettre l’accent de nouveau sur la spécificité du monde commun chez Arendt est ainsi dissiper un éventuel malentendu : elle nous prévient elle-même qu’il « n’est pas quelque chose d’extérieur à l’homme, qui serait là de toute éternité et dans lequel nous évoluerions comme nous marchons sur terre et respirons l’air qui nous entoure. Le monde commun naît de l’homme, il n’existe que parce que l’homme existe… ou, pour être plus juste, il n’existe que lorsque l’homme le crée. ». Le monde commun arendtien n’est donc pas le monde naturel ou physique des scientifiques, mais bien le monde humain créé par les hommes, par ses œuvres, mais aussi par la parole et l’action communes. Pour sortir de son état « potentiel », il est nécessaire que les hommes investissent l’espace politique (public), portent une parole publique et agissent ensemble. Pas de monde commun sans espace public, l’un et l’autre sont consubstantiels… Arendt reprend la définition de « vivre » et de « mourir » selon les romains : « être parmi les hommes » et « cesser d’être parmi les hommes », montrant par-là  à quel point elle considère que le projet politique de l’homme tient dans cette perspective de l’édification d’un monde commun à la lumière de l’espace public.

Pour conclure provisoirement

Le premier dommage causé par la post-vérité est sans conteste cette menace qui pèse sur le monde commun. Non pas la pluralité des points de vue sur une réalité commune, mais la fragmentation de cette réalité elle-même. Et ne voit-on pas que la question de la vérité est intimement solidaire et même inséparable de l’existence de ce monde commun ? Seule une notion de la vérité pensée comme extérieure à soi peut soutenir en effet l’existence d’une réalité commune, et réciproquement. Bertrand Russel nous mettait déjà en garde : « On s’exposerait à des catastrophes de la pire espèce si on essayait de se défaire de la notion de vérité ou de l’accommoder à sa convenance ». Si nous devons renoncer à trouver une vérité qui serait complète et définitive, nous ne devons pas nous défaire de l’idée de vérité elle-même et de l’espoir de la trouver, même jusqu’à un certain point. Le nihilisme s’adosse précisément sur l’affirmation de l’équivalence de toutes les doctrines et de toutes les croyances. Comment se protéger de la tyrannie, de l’injustice, de la violence, de l’arbitraire, sinon au nom de certaines vérités ?Il est important de continuer à penser la vérité comme quelque chose qui ne dépend pas entièrement de nous (même si nous en sommes la mesure), et à distinguer le mensonge ou la fausseté de la vérité, même partielle. Ernest Renan étaitpersuadé que la démocratie et la liberté d’expression ne pourraient véritablement s’exercer que si un nombre suffisant d’individus avaient acquis la capacité de discernement nécessaire. Dans une société composée en grande majorité d’ignorants ouverts à toutes les séductions, défendre les libertés démocratiques n’a pas grand sens... Au-delà du caractère peut-être excessif d’une telle affirmation, le grand danger de la post-vérité ne réside-t-il pas dans cette nouvelle forme d’ignorance qui prétend ne plus s’embarrasser vraiment d’un quelconque rapport à la vérité ? Il est peut-être encore temps de rappeler qu’un esprit rationnel se manifeste avant tout par une disposition qui consiste à ne pas tenir pour vraie une proposition avant d’avoir pu dégager les raisons suffisamment probantes en sa faveur…Toutes nos croyances ne se valent pas, et certaines sont plus rationnelles que d’autres… Mais une telle disposition ne peut se développer que si elle est éduquée dans le cadre d’une espace public qui se préoccupe de l’édification d’un monde commun. Est-ce à l’ordre d’un jour prochain ? Qui peut le dire ? Nous ne pouvons que constater aujourd’hui la difficulté persistante –déjà identifiée par Arendt - qui est la nôtre pour activer ce monde… 

 

 

                                                                                  Daniel Mercier, le 14/08/2018



[1] Bullshit : terme anglo-saxon signifiant littéralement « merde de taureau » et que l’on peut traduire par « foutaises » ou « conneries ». De nombreux livres sont sortis aux USA sur le sujet, dont en particulier celui du philosophe américain Frankfurt « On bullshit », ainsi que « Total bulshitt » (2016) de Sebastian Dieguez, qui est un commentaire du premier, et sur lequel nous nous appuierons.

[2] « Poléthique & post-vérité » Poche – 5 mai 2017

 

[3] Le Washington Post vient de recenser plus de 4000 « fake news » depuis 2O17, soit en moyenne 7,6 fausses informations par jour

[4] Beaucoup d’auteurs américains ont écrit sur le « bullshit » : parmi les plus connus, citons Harry Frankfurt, Max Black, Ralph Keyes, Arthur Herzog.

[5] Vérification des faits

[6]Cela consiste à mettre en lumière des articles en lien avec cette histoire, ce qui invite les lecteurs à accéder à des informations supplémentaires, des articles ayant reçu le feu vert de " vérificateurs de faits " tiers. » Car l'exposition à des points de vue alternatifs aurait « un effet tangible sur les lecteurs » en les confrontant « à des faits et à d'autres opinions plus fortuites, à l'image de la diversité des opinions dans la vie réelle »

[7]https://www.google.fr/search?q=Fake+news%2C+faits+alternatifs+et+post-vérité+France-culture+(5’)

[8] Internet, 23 février 2017

[9]Une information diffusée par la préfecture et reprise sans vérification (et sans conditionnel) par, entre autres, Le ParisienLe Journal du dimanche ou encore Valeurs actuelles, alors qu’il a rapidement été établi que c’était un jeune manifestant qui avait sorti la fillette de la voiture, et que cette dernière n’était pas encore en feu.

[10] Marcel Gauchet

[11] Lewandosky, Ecker et Cook, cités dans « Total Bulshitt »

[12]Elles sont de plus en plus répandues, mais trop d’indignations ne tue-t-il pas l’indignation ?

[13]Neil Postman, essayiste américain, théoricien de la communication, professeur à l’université de New York. 

[14] « Il y a aussi deux sortes de vérité, celles de Raisonnement et celles de Fait. Les vérités de raisonnement sont nécessaires et leur opposé est impossible, et celles de Fait sont contingentes et leur opposé possible » (Monadologie)

[15]La post-vérité est bien la vérité de tout totalitarisme, autrement dit de toute politique où l’idéologie tend à se substituer intégralement au réel.

 

[16]« Vérité et politique », dans La crise de la culture, folio poche p. 327-328

 

 

[17] Edgar Morin : « Toutes les avancées de la connaissance nous font approcher d’un inconnu qui défient nos concepts, notre logique, notre intelligence ; celle-ci se trouve du coup condamnée à porter en son cœur une béance irrefermable »

[18] André Comte-Sponville, « Présentations de la Philosophie »

[19]« Problèmes de philosophie », Bertrand Russel, 1912

[20]« A l’école du réel », Clément Rosset

[21] André Comte Sponville, idem

[22] « Il n’y a pas de faits, mais des interprétations de faits »

[23] Extraits du texte dans Philo Mag d’octobre 2017

[25] Le principe de non-contradiction se formule ainsi : « Il est impossible que le même appartienne et n’appartienne pas simultanément au même et selon le même » (Aristote)

[26]philologue et philosophe française. Elle a écrit notamment « L’Effet sophistique » où elle réhabilite philosophiquement les sophistes grecs

[27]Vérité et relativisme. Avec Barbara Cassin » aux rencontres philosophiques de Langres. Conférence enregistrée septembre 2011

 

[28] Ouvrage collectif (dont Barbara Cassin). Par intraduisibles, il ne faut pas entendre des mots qui ne sont pas susceptibles de traduction, mais plutôt des termes foncièrement équivoques qui ne peuvent recevoir une seule signification au cours du procès de traduction. De fait, ils apparaissent souvent comme des termes polysémiques, du point de vue des langues qui n’ont pas d’équivalents uniques pour les traduire.

[29]Claudine Tiercelin, Professeur de métaphysique et de philosophie de la connaissance au Collège de France. Cf. article Philo Mag octobre 2017  

[30]Nous aurions pu aussi citer « Objectivisme, relativisme et vérité » de Richard Rorty

 

 

[31] « Peut-on ne pas croire ? »

[32] Nous laissons de côté le délicat problème de la traduction, ainsi que l’existence de langue de souche différente. Mais nous postulons avec Chomsky et sa « Grammaire générative » que toutes les langues renvoient à une même structure fondamentale

[33] Cf. Conférence de Francis Wolf, 2016, « Qu’est-ce qu’être un être humain ? »

[34] « Condition de l’homme moderne »