"Etre soi-même, devenir soi ?"

 
 

Samedi 12 juin 2021 à 17h45

 

à l'Office de Tourisme La Domitienne - la Maison du Malpas

 

Le sujet : 

"Etre soi-même, devenir soi ?"

 

Présentation du sujet 

     « Etre soi-même, devenir soi ? »

 Ces formules  fleurissent aujourd’hui de toute part sur les écrans de nos ordinateurs,   la plupart du temps synonymes d’affirmation de son « petit moi » plus ou moins   narcissique. Mais derrière cette normalisation un peu stérilisante d’expressions   pourtant aussi anciennes que notre philosophie antique, se cache une préoccupation   philosophique essentielle : la vérité sur soi-même, la question de l’individualité qui lui   est attachée, qui ne peuvent se réduire à l’illusion du repli frileux sur son petit moi. Et   tout d’abord, comment comprendre de telles formules sans tomber dans le piège du   truisme ou du cercle qu’elles nous tendent malgré tout, et qui peuvent se résumer   dans le bon mot d’Oscar Wilde : «  Soyez vous-mêmes, les autres sont déjà pris ».   Comment en effet pourrait-on ne pas être soi ? Et comment puis-je devenir ce que je   suis déjà ? Nous nous conterons en introduction d’évoquer quelques figures   philosophiques emblématiques de l’être soi : l’authenticité chez Rousseau, le devenir   chez Nietzsche, le naturel chez Montaigne…  

 

Ecrit philo

 

« Etre soi-même, devenir soi ? »

Un sujet un peu vertigineux qu’il n’est pas possible de traiter en une demi-heure. Je me bornerai donc à donner quelques repères… Pour une approche plus complète, on peut se reporter aux quatre textes - Etre soi-même I, II, III, IV : « la Révolution de l’authenticité » avec JJ Rousseau ; « Devenir ce que l’on est » avec le philosophie antique et Nietzsche ; la figure du naturel avec Montaigne ; et enfin un texte sur la véritable signification du naturel - qui se trouvent sur le blog du Café Philo Sophia.

Expressions courantes aujourd’hui qui sont presque devenues des slogans publicitaires, et pourtant il faut commencer par prendre la mesure de la grande difficulté de compréhension qui s’attache à de telles formules, malgré leur apparence trompeuse de simplicité, que nous pouvons résumer par la boutade d’Oscar Wilde «  Soyez vous-mêmes, les autres sont déjà pris ». Cette boutade met l’accent sur le truisme induit par de telles expressions : comment pourrait-on ne pas être soi ? Qui serais-je alors ? Quelqu’un d’autre ? Mais « « ils sont déjà pris, comme le dit malicieusement Oscar Wilde ! Wittgenstein considère ce genre d’expression comme vide de sens, puisqu’être, c’est nécessairement être le même que soi. La formule « deviens ce que tu es » constitue également un cercle dont il semble difficile de sortir : comment puis-je devenir ce que je suis déjà ? Comment l’être que je suis peut-il devenir ce qu’il est déjà ? Truisme, cercle, tautologie : comment peut-on en sortir ? Pour commencer, il ne faut pas trop compter sur la question de savoir si l’être que je suis est identique à lui-même (comme on vient de le voir), ce qui n’a pas vraiment de sens - à qui d’autre pourrais-je être identique ? -, mais se demander plutôt si je ne suis pas loin de moi ou de mon être véritable.En effet, je fais bien malgré tout l’expérience d’une forme de certitude d’être moi-même, expérience que l’on pourrait rapprocher de celle de Descartes quand il accède à cette première vérité indubitable, je suis, j’existe, puisque je pense.La formule « être-soi-même » est donc d’abord normative, et engage ce que nous pourrions appeler « la vérité » de la personne. La seconde formule (« Deviens ce que tu es ») introduit la dimension temporelle du devenir qui n’est pas explicitement présente dans la première, et nous interroge sur ce processus incessant de transformations et de rencontres qui m’a fait aujourd’hui ce que je suis. Et sur cette question paradoxale : comment peut-il se faire que nous soyons les mêmes, et qu’en même temps nous ne soyons plus les mêmes (puisque nous « devenons ») ? Nous nous appuierons dans le développement qui suit sur deux sources de réflexion à notre sens majeures ici : le très important travail de Claude Romano sur l’histoire de la philosophie de l’être soi-même (« Etre soi-même »), et le commentaire d’un spécialiste de Nietzsche Dorian Astor sur sa pensée du devenir soi (« Deviens ce que tu es »).

L’allégorie d’Ulysse et l’idéal grec : l’homme sculpteur de lui-même

La philosophie antique a marqué de son empreinte ces formules, si bien qu’il n’est pas possible aujourd’hui de s’y référer sans faire mention de cette source majeure. A commencer par le versant mythologique de cette pensée : l’Odyssée et les aventures d’Ulysse. Son long et périlleux voyage lui permet d’accomplir une sorte de « télos » ou d’essence consistant à réaliser en soi un idéal difficile à atteindre, rejoignant ainsi le rang des dieux en s’élevant à sa propre excellence. De la même façon, lorsque Pindare (l’auteur de cette formule que Nietzsche, et bien d’autres,  vont emprunter), formule en direction du tyran et ami Hiéron cette préconisation « Deviens ce que tu es ! », il s’agit de chercher en lui-même ce qu’il est de façon à réaliser dans son existence la véritable valeur et noblesse qui est la sienne. Nous devons découvrir puis réaliser l’excellence relative à ce que nous sommes. Autrement dit, vivre « une vie de vérité » « conformément à la nature », où cette dernière est, en particulier pour les stoïciens, la raison même, en nous et hors de nous. Cette « sculpture de soi » et cette coïncidence avec ce que l’on a décidé d’être, repose, comme Monique Canto Sperber le souligne très justement, sur l’optimisme d’une conception où l’on peut se modeler par le seul exercice de la raison, comme le potier façonne son vase, affirmant par la même le primat absolu de l’activité intellectuelle dans l’existence. Cette tradition de pensée va influencer puissamment  l’histoire de la philosophie, de Descartes jusqu’à Sartre ou Heidegger, en passant par Kant ou la philosophie anglo-saxonne de l’agent rationnel.

La révolution de l’authenticité. Le « cas » Rousseau

Parmi toutes les  branches qui se développent à partir de ces racines philosophiques antiques de l’être-soi, se trouve en bonne place celle que l’on peut appeler avec Claude Romano  la révolution de l’authenticité, dont Rousseau serait le représentant par excellence.Toute une tradition philosophique va s’inscrire dans un courant de dénonciation de la société comme espace de fausseté et de dissimulation qui empêche l’individu d’accéder à lui-même et d’être soi. L’idéal d’authenticité s’oppose ainsi au mensonge social. La transparence, la sincérité, le naturel (nous devrons dire en quel sens), sont les instruments de l’épanouissement personnel, et sont antagonistes aux relations sociales qui nous jettent hors de nous et nous assujettissent au regard d’autrui et à l’opinion. Il y a donc un « devoir être soi » authentique qui devient auto-réalisateur et me fait devenir ce que je veux être. Rousseau s’appuie sur deux sources différentes, le stoïcisme et la Réforme : au premier, il emprunte l’idée d’une corruption collective d’une société par l’ambition, le luxe, les intrigues, les obsessions de plaire, qui détournent les hommes du seul bien qui vaille, la vertu : d’où l’idéal de franchise et de transparence à soi et aux regard des autres, de liberté de parole aussi, que l’on va retrouver plus tard dans un personnage comme l’Alceste de Molière. A la seconde source, il s’inspire de la doctrine du témoignage intérieur de la conscience comme seul guide infaillible, indépendamment de tout respect d’un dogme. Seule l’écoute de notre conscience est la garantie de notre authenticité et juge du bien et du mal. « Le culte que Dieu demande est celui du cœur ! » s’exclame le vicaire savoyard.

Mais comment savoir si je suis vraiment authentique ? Quel est le critère pour juger ? C’est là le paradoxe de l’authenticité car ce jugement ne peut qu’être très subjectif et ne reposer, comme le dit Rousseau, que sur « la vérité du cœur ». On voit bien le problème : le fait de me peindre comme je me vois n’implique pas nécessairement que je me peins tel que je suis ! La règle de la sincérité du cœur est entièrement privée et subjective, et ne peut jouer le rôle de talisman pour garantir la vérité. Nous retrouvons là une tendance contemporaine de la « belle âme » qui s’atteste elle-même devant son propre tribunal… La sincérité n’est en rien une garantie de vérité.

Une autre difficulté réside dans l’usage qui est fait de la notion de nature, dont l’ambigüité est redoutable, et qui peut recouvrir des significations très différentes : chez Rousseau l’opposition entre nature et culture ou social est totale, et ce sont les conventions sociales et l’imitation des autres qui nous aliènent et nous empêchent d’être nous-mêmes… mais ne pourrions-nous  pas dire aussi que c’est ce qui nous permet de le devenir (nous y reviendrons) ? Chez l’honnête homme du XVIIème siècle le « naturel » n’est pas une nature primitive, mais une nature cultivée qui s’épanouit dans la pratique des vertus sociales. Le naturel opère une synthèse entre nature et culture : « A son plus haut degré d’accomplissement, l’art rejoint la nature, l’acquis retrouve l’inné, la conformité à la règle ne fait qu’un avec la plus parfaite spontanéité, l’excellence et la naïveté se confondent. »[1]. La Bruyère ne dit rien d’autre. La nature des moralistes du XVIIème siècle fait signe vers une spontanéité éduquée et cultivée couronnant l’acquisition. Valéry : « Je prétends que l’artiste finisse par le naturel… Le spontané est le fruit d’une conquête. ».

Revenons au « cas » Rousseau, dont son modèle de l’individu qui se dresse contre la dépravation des mœurs et la morale sociale aura une longue postérité. La désaliénation passe par un retrait volontariste en soi-même, et un refus de toute compromission avec la société et le commerce avec les autres.Recontacter sa propre nature et la nature elle-même, une nature originelle et perdue, défigurée par la culture et la civilisation. D’où les accents souvent élégiaques et nostalgiques du préromantique Rousseau…L’accusation contre la société (et pas seulement la sienne) est sans appel ; cette dernière est aliénante par essence.

La posture de Rousseau ne devient-elle pas son contraire à force de volonté démonstrative ? D’abord sa proclamation d’indifférence aux autres est contredite par la façon même dont il s’expose de façon histrionique en voulant à tout prix se montrer sincère, vertueux, désintéressé… Malgré son affirmation contraire, il apparaît très soucieux de sa réputation, et témoigne par-là de sa mauvaise foi. La figure de l’individu authentique se métamorphose en posture soutenant un personnage. Rousseau conseille souvent l’oubli de soi alors qu’en réalité il est habité par une véritable obsession de lui-même, qui se concilie mal avec le « naturel » revendiqué… Le souci de se distinguer qu’il dénonce, et qui est censé être à l’origine de tous les vices et de l’aliénation sociale elle-même, n’est-il pas une de ses principales caractéristiques ?« J’aimerai mieux être oublié de tout le genre humain que regardé comme un homme ordinaire » (« Mon Portrait »).

Juste un petit détour par Heidegger pour mieux comprendre la difficulté à laquelle Rousseau est confrontée ; Heidegger analyse finement ce qu’il appelle le « On-même », celui du troupeau, de la conformité sociale, de la dissimulation et de l’imitation, rejoignant Rousseau dans sa critique du mensonge social.  Mais il montre que paradoxalement cette tendance s’associe volontiers à une aspiration forcenée à être soi-même et à vouloir se distinguer.Autrement dit, plus l’aliénation de soi est dans la comparaison permanente avec autrui et le conformisme social, plus elle conduit également à des prétentions de plus en plus « égotistes » et à une revendication forcenée à l’indépendance. Même au plus profond de la déchéance et de l’anonymat du « on-même », l’individu clame haut et fort sa singularité et sa différence et cherche à se démarquer des autres…  « Plus le Dasein est les autres, et plus il hait les autres »[2]. plus il cherche à « être quelqu’un », plus il devient Monsieur tout le monde ; plus il prétend exister en propre et n’avoir d’autre modèle que lui-même et plus il succombe à un conformisme aggravé. »[3].

Mais alors comment distinguer la véritable authenticité de l’apparente, s’il est vrai que le conformisme social s’accompagne d’une recherche effrénée d’indépendance ? Si la quête d’authenticité reproduit finalement toutes les caractéristiques de ce conformisme ?Nous voilà devant une impasse, les motivations qui sous-tendent la recherche d’authenticité revendiquée semblant en réalité très proches de celles qui président à la tromperie sociale. Chez Rousseau comme chez Heidegger,l’aspiration à être soi risque de se confondre avec la passion la plus commune du « On »… Le désir d’authenticité serait ainsi secrètement motivé par les ruses de l’amour-propre ou la soif de distinction dont parle Rousseau…   L’authenticité revendiquée devient l’expression la plus achevée de la théâtralité des relations humaines…

Le seul critère retenu par Rousseau pour certifier du naturel ou de l’authenticité est la sincérité du cœur - nous retrouvons d’ailleurs chez Heidegger quelque chose de proche, l’appel de la conscience dans sa solitude - ; nous savons que l’une comme l’autre nous enferme dans une sorte de solipsisme moral (je suis le seul juge en conscience) qui exclut tout partenaire éthique.

Quoiqu’il en soit, la pensée de l’être-soi chez Rousseau,fortement individualiste, sera le point de départ d’une tradition de pensée très influente, et sa postérité sera  pour ainsi dire assurée : pensons par exemple au romantisme américain du XIXème siècle chez des philosophes comme Ralph Waldo Emerson ou Henry David Thoreau : pour eux, il n’y a aucune loi plus sacrée que celle de la nature, et il convient de se soustraire aux conventions sociales qui nous aliènent. C’est à partir de ce principe que l’on peut comprendre l’idée d’aller vivre dans une cabane afin de découvrir un nouveau jardin d’Eden où l’on puisse se retrouver seul avec soi-même (« Walden, ou la vie dans les bois », 1854).

Devenir-soi, une idéologie du self-made man ?

Avant d’aborder deux autres grandes conceptions philosophiques de l’être soi, chez Nietzsche et Montaigne, un petit pas de côté à propos de l’usage très fréquent de ces expressions aujourd’hui, comme un lointain écho des anciennes significations philosophiques. Ces formules agissentaujourd’hui comme des formules magiques… Taper « devenir soi » sur un moteur de recherche et vous verrez défilerles coachings en tout genre, les formations en développement personnel ou en ressources humaines, les magazines de psychologie, ou encore les slogans publicitaires pour l’Armée  ou tel ou tel produit…  Omniprésence d’une formule qui est devenu presque un slogan à l’époque contemporaine. Jacques Attali écrit même un livre qui porte ce titre… Concernant les sources philosophiques de ces expressions, nous sommes en présence d’un « melting-pot » syncrétique allant de la culture antique en passant par le romantisme rousseauiste pour aboutir à la célèbre reprise de la formule nietzschéenne. Mais de quoi s’agit-il en réalité ? Pour commencer, ce qui distingue sensiblement l’usage contemporain de l’usage antique est l’idée que l’on se fait de la nature : il ne s’agit plus d’une nature au sens général du terme mais d’une nature strictement individuelle, celle d’un individu singulier qui doit accomplir « sa » différence. Dans une telle perspective, la dimension morale disparaît :même un criminel peut se reconnaître en cette exigence. Par ailleurs, le « devenir soi » contemporain est le plus souvent une caricature du « devenir soi » nietzschéen (on va y venir), se traduisant bien souvent par la réussite sociale. La lecture du livre d’Attali finit de nous persuader que cette injonction à l’affirmation de soi est un pur rejeton de la pensée néolibérale, ce que l’on appelait il n’y a pas si longtemps l’idéologie du self-made man : je suis l’auto-entrepreneur de moi-même et doit augmenter mes compétences et mes performances, mais aussi scruter mon moi (la psychologie du moi sous-tend une telle perspective) pour savoir vraiment ce que je suis et agir en conséquence, réaliser mes souhaits les plus profonds. Même si la réussite sociale et économique est la plupart du temps privilégiée, et que nous devons par conséquent nous gérer comme une start-up (« Soyez votre propre start-up », Reid Offman). Il s’agit d’un nouveau modèle de la réalisation de soi issu des stratégies de management : savoir communiquer, négocier, être mùotivé, apprendre à gérer son temps, ses émotions, à optimiser ses choix, voire ses relations affectives… Combien de souffrances et d’échecs pour combien d’exceptionnelles réussites avec un tel programme ? Combien de « syndrômes d’insuffisance », pour parler comme Ehrenberg dans « La fatigue d’être soi » ? Combien de dépressions et de burn-out dans un tel climat de compétition généralisée ?Le « nouvel esprit du capitalisme » instrumentaliserait dans un but de contrôle social cet idéal d’authenticité (Michel Foucault). Ce marketing de l’authenticité existe, et les slogans fleurissent, mais nous ne pouvons pas « jeter le bébé avec l’eau du bain », et réduire philosophiquement cette exigence d’être soi-même, et toute la question de l’individualité qui y est attachée, à cette mode contemporaine. Nous ne pouvons pas réduire la question de la vérité sur soi-même à l’illusion du repli frileux sur son petit moi. Voilà donc la question relancée… Nous allons présenter maintenant deux pensées philosophiques importantes de l’être soi, celle de Nietzsche et celle de Montaigne. D’un côté une pensée du devenir ; de l’autre, une pensée du « naturel », mais dans un tout autre sens que Rousseau.

Le « devenir soi » nietzschéen

Cette formule de Pindare revisitée par Nietzsche comporteinitialement deux présupposés : 1) une connaissance de soi-même, de sa nature et de ses potentialités (« Connais-toi toi-même ») 2) Une liberté du choix ou du projet où un sujet décide librement du but à atteindre. Nietzsche prend complètement à contre-pied ces présupposés et affirme : « Devenir ce que l’on est » suppose « que l’on ne se pressente pas le moins du monde ce que l’on est. ». Cela mérite évidemment explication… Un peu comme un enfant qui commence à marcher et à parler, la conscience est tardive et arrive bien après l’effectuation de l’acte. L’individu pour Nietzsche n’est pas un être mais un acte. J’ai souvent l’impression de prendre des décisions qui dépendent seules de ma résolution alors que je fais qu’obéir à une forme de nécessité (qui n’exclut pas le hasard), et qu’une nouvelle cohérence finit par s’éclairer en lieu et place des buts que je croyais être les miens. On ne sent qu’après si c’est bien ou pas…Les puissances qui ont à s’actualiser en nous s’effectuent en deçà du sujet qui dit « je »[4].Contre une pensée de la substance, Nietzsche pense l’individu humain comme résultat instable et provisoire de jeux et de conflits de forces sans cesse reconfigurées, et privilégie donc le devenir. Le Soi n’est pas pour autant un brouhaha chaotique de pulsions anarchiques, mais une synthèse plus ou moins harmonieuse, et une hiérarchie de cette multiplicité selon une idée organisatrice dominante qui correspond à mes préférences fondamentales.

Le « devenir soi » de l’individu nietzschéen est un processus d’individuation entre autonomie et hétéronomie, et nous sommes loin d’une pensée du devenir-soi prise au piège de la binarité entre d’une côté un individu libre et autonome, et de l’autre une société aliénante par essence. Les travaux du philosophe Georges Simondon sur le concept d’individuation nous livrent de précieux enseignements : c’est un processus inséparable d’une dialectique du même et de l’autre, au cours duquel l’individu ne sort pas tout fait comme Minerve de la cuisse de Jupiter, mais se constitue dans la confrontation formatrice à l’autre que lui (intérieur comme extérieur). Devenir ce que l’on est c’est finalement résoudre des problèmes. Vivre et devenir s’équivalent : tout ce que nous sentons, pensons, faisons constitue ce que nous sommes, et donc aussi ce que nous devenons. Nous ne devenons pas « ceci » ou « cela », en fonction des buts que nous nous serions fixés ou non, mais nous devenons dans un sens intransitif et processuel. Primat du devenir sur l’être. De l’acte sur la substance. De nos réponses aux problèmes du réel que nous rencontrons en permanence, dépend la qualité et la consistance de nos vies, le plus ou le moins d’être. Ces problèmes sont singuliers pour chacun d’entre nous car dépendant de la multiplicité qui nous constitue. Reconnaître son maître véritable qu’est le Soi, « c’est pour le moi accepter de façon assumée de s’immerger dans la coulée qui l’a produit », dit Dorian Astor (« Deviens ce que tu es »). Cependant, cela ne signifie pas se laisser aller au déchaînement sans frein des instincts ; l’individuation passe au contraire par l’exigence de la contrainte et de l’endiguement comme condition d’intensification de la toute puissance.

Montaigne, figure du naturel

Décrire sa vie de la façon « la plus simple, naturelle et ordinaire, sans contention ni artifice », tel est le projet de Montaigne dans les Essais, et celui-ci a conscience en le faisant de « former sa vie » aussi, dans une sorte de mouvement d’aller-retour. Quand il s’agit de parler de la conduite de sa vie, Montaigne affectionne particulièrement la métaphore du cavalier et de sa monture : symbolisant un équilibre spirituel et existentiel, le bon cavalier trouve une synergie avec sa monture de telle sorte de ne faire qu’un, et de « lâcher la bride » comme on doit relâcher sa volonté là où la nécessité nous tire. Cette grâce débarrassée de toute cérémonie, c’est précisément « le naturel ». Un style « relâché », spontané, sans calcul, qui ne va pas sans une certaine nonchalance ou « insouci de soi ». En effet plus l’âme tend vers un but, et plus elle s’empêche elle-même, à l’imagede l’eau dans une bouteille dont la pression empêche de s’écouler alors même que le goulet est grand ouvert. Cela ne nous rappelle-t-il pas des traits de la pensée chinoise ? Si « nous ne saurions faillir à suivre la nature », l’imitation, ce « dressage à l’emprunt », constitue un obstacle majeur à cette exigence de naturel ; mais en même temps Montaigne reconnaît paradoxalement qu’elle est incontournable d’une certaine façon, et que nous ne sommes rien sans les autres. Autrement dit notre singularité même s’acquiert en s’appropriant ce que les autres nous apprennent. « Nous ne sommes que rapiessement et bigarrure. ».

Une sincérité qui ne se préoccupe pas d’elle-même…

Montaigne se méfie beaucoup d’une sincérité qui se préoccuperait trop d’elle-même (à la manière de Rousseau), d’une attitude qui chercherait trop délibérément la coïncidence avec soi, et qui dès lors ne pourraient pas empêcher une dose d’affectation, de fausseté et d’insincérité… Il ne faut pas faire de la sincérité devant soi-même comme devant les autres son problème, mais seul importe l’intégrité de celui qui existe en conformité avec son être véritable et ne fait qu’un avec lui-même. Il s’agit de marcher tout d’une pièce…

Une forme d’ipséité

Cette unité ne doit pas nous illusionner et nous faire penser que nous sommes toujours les mêmes ! Au contraire, nous sommes « divers » et « ondoyant ». Mais ce qui est en question-là, c’est une forme d’ipséité, c’est-à-dire de fidélité à soi-même et aux autres. « Exister de la façon la plus mienne », exprimer une manière d’être « en personne » ou « en vérité ». Nous avions parlé de cette forme de fiabilité à propos de la promesse précédemment. La figure de la promesse incarne en effet cette fidélité à soi-même, et symbolise peut-être la signification la plus profonde de « l’être soi-même ».

Une dialectique subtile entre être soi et devenir soi…

Montaigne[5] insiste également sur l’impossibilité d’être transparent à soi-même, obstacle principal à l’intégrité. Nous ne savons pas vraiment ce que nous sommes lorsque nous nous présentons à autrui, car nos pensées sont informes, ambivalentes, et nous sommes opaques à nous-même.  Mais c’est précisément en « donnant forme à soi-même » devant autrui que « je deviens ce que je suis » et donne forme « à mes pensées informes », mais aussi à l’ensemble de mon comportement. Je « m’affermis » et me découvre dans l’action et la pensée. Ce sont les actes et les pensées qui m’engagent devant les autres et qui me font devenir… Nous trouvons chez Montaigne une idée très proche de ce que développera le philosophe contemporain Bernard Williams, et qui permet de faire le lien avec la question du devenir soi : l’idée de sincérité devant les autres m’engage vis-à-vis de moi-même, et participe de la construction d’une identité stable ; je suis en quelque sorte ce que je deviens à travers ce que j’ai sincèrement affirmé devant les autres. Nous devons porter ici attention à une vision très profonde sur le devenir : nos actes et nos paroles exposés au regard d’autrui - aspirations, désirs, valeurs affirmées -, me font endosser une responsabilité vis-à-vis de moi-même et me confère une identité stable au cours du temps. Nous pourrions dire, en utilisant la notion de « performativité » chère à Austin[6], que certains actes et certaines paroles à l’adresse des autres sont performatifs au sens où ils agissent littéralement sur ma propre identité (m’engageant en quelque sorte à être fidèle par rapport à ce que j’ai montré). La vérité sur soi-même et la vérité à l’égard des autres sont difficilement séparables « au sein de l’intrigue entre être soi et devenir soi. »[7]. Nous voyons ainsi s’esquisser une dialectique subtile entre l’être soi et le devenir

La nature est le guide de nos belles actions…

Enfin, être soi-même implique également que la nature est notre guide également pour les belles actions, et que la vertu ne doit pas reposer sur l’exercice contraignant de la volonté (contrairement par exemple à l’éthique kantienne). La grâce naturelle des belles actions sont celles qui sont nourries par la sève de ce que nous sommes réellement. C’est le prix que nous devons à la vérité de notre être, et nous devons revenir à son centre de gravité, sa « forme maîtresse » (expression qui fait profondément écho avec la pensée nietzschéenne).

Le naturel existe-t-il ?

En conclusion, nous ne pouvons pas terminer sans revenir de façon peut être plus formalisée sur le concept de naturel, ce que fait Claude Romano dans « Etre soi ».

Le concept de naturel est en marge du discours philosophique classique, mais très présent dans d’autres cultures, notamment la culture chinoise traditionnelle. Il est souvent utilisé pour décrire l’art de la calligraphie : l’industrie et l’effort doit s’épanouir pour laisser le geste naître de lui-même. Nous pourrions facilement transférer ces descriptions au geste artistique en général, et les traités artistiques du Quattrocento magnifient de la même façon la spontanéité et le naturel qui paradoxalement adviennent quand on est parvenu à s’approprier complètement les techniques et les modèles artistiques qui nous précèdent, et que l’on devient capable d’accéder à son propre style… Non pas une « nature » opposée à une « culture », mais une nature comme spontanéité éduquée et cultivée, « fruit d’une conquête » (Valery). Mais une telle attitude, pour éviter l’affectation et l’artifice au second degré (à force de vouloir être et paraitre naturel), doit faire preuve d’une certaine forme de négligence et de nonchalance, sans que celles-ci elles-mêmes puissent être l’objet d’une volonté…  Elle exclut une conscience qui s’épie elle-même et se regarde agir. Il y a donc une forme d’indisponibilité du naturel, puisqu’il ne dépend pas directement de nous de l’obtenir. D’où les deux objections suivantes : 1) Sur la scène du théâtre social, nous sommes toujours à la recherche d’objectifs dont celui du naturel, ne serait-ce que pour s’attirer les bonnes grâces et les éloges, et nous ne sommes donc jamais cette liberté insoucieuse d’elle-même dont parle Montaigne. Nous avons montré comment celui-ci répond : toute volonté d’affichage est vouée à l’échec et une part d’insouciance est indispensable à la sincérité véritable. 2) Mais vient alors la seconde objection, plus décisive : est-il seulement possible, si le naturel est lié intimement à l’involontaire, qu’il soit l’objet de la moindre recherche ou apprentissage ? A la manière du double message « Soyez spontané ! » qui s’enferme dans une contradiction interne indépassable (je ne peux à la fois obéir au commandement et être spontané)… Il y a là une demi-vérité : Le naturel ne peut pas, effectivement, être visé directement et volontairement. Pas plus qu’il est impossible pour un novice de jouer tout de suite un concerto de violon, ou plus modestement de « trouver le bon geste » du violoniste. Ils ne dépendent pas de mon bon vouloir. En revanche, ne sont-ils pas l’objet d’un entraînement, de pratiques régulières ? La fluidité du geste est un effet non pas direct mais secondaire, et passe bien par une intention et une volonté. Il y a bien un dessein à long terme nécessaire, même si un tel dessein direct et à court-terme est contre-productif dans l’avènement de ce naturel… 



[1] Georges Romano, « Etre soi-même »

[2]Romano

[3]Ibid

[4] Rappelons avec Dorian Astor que pour Nietzsche, la santé ou la maladie dépend de l’incorporation ou non de hiérarchies fortes, sous la forme de « table de valeurs », c’est-à-dire de préférences fondamentales. Avec la Généalogie de la Morale, nous constatons par exemple qu’une souffrance non dominée provoque des effets délétères : besoin de vengeance, ressentiment envers la vie, mauvaise conscience, culpabilité, et besoin de se faire souffrir encore davantage (une forme de jouissance à « tourner le couteau dans la plaie »). Au contraire, lorsque les « oui » de l’affirmation priment, c’est la santé de la curiosité pour l’inconnu qui s’affirme… La Modernité, de ce point de vue, représente un affaiblissement provoqué par un chaos pulsionnel individuel et collectif, reposant originellement sur la préférence de valeurs dévaluatrices de la vie et de la puissance. Nous avons hérité de « la vivisection et de la cruauté que nous nous sommes infligés à nous-mêmes durant des millénaires » (Généalogie de la Morale). Se reporter à ce sujet à l’introduction du café philo « Dieu est mort ! »

[5] Les Essais

[6] Philosophe anglais de tradition analytique. Philosophe du langage, il est célèbre pour sa théorie des actes de langage

[7] Bernard Williams