La femme est-elle un homme comme les autres ?
Mars 2010 - Café Philo MAM de Béziers
La présentation philosophique
« La femme est-elle un homme comme les autres ? »
MAM Béziers Mars 2010
Le côté humoristique de la formule ne doit pas occulter l’inégalité implicite qui s’y cache : cette formule n’est pas réciproque (ou réversible). L’étalon de mesure est bien l’homme, auquel la femme est référée...
Quelque soit donc le caractère « androcentrée » de cette formule, une question fondamentale est posée : qu’est-ce qu’un homme ? Qu’est-ce qu’une femme ? Est-il légitime d’affirmer l’unité du genre humain qui transcenderait la division en sexes et fonderait leur égalité, ou bien au contraire, comme un courant du nouveau féminisme l’affirme (en particulier S. Agacinski), cette division est-elle « ontologique » (« l’humanité est deux ») ? La séparation masculin/féminin repose-t-elle sur une différence d’essence ou de nature ? Ou bien n’y a-t-il qu’un « genre », le genre humain ?
L'écrit philosophique
« La femme est-elle un homme comme les autres ? »
CAFE PHILO MEDIATHEQUE AM MARDI 16 MARS 2010-03-08
« Le sujet est à la fois appartenance à la rationalité et expérience culturelle particulière…Hommes et femmes sont à la fois semblables comme êtres pensant, travaillant et agissant rationnellement, et sont différents biologiquement et culturellement, dans la formation de leur personnalité, dans leur image d’eux-mêmes et dans leurs rapport à l’Autre. » A. Touraine (« Pourrons-nous vivre ensemble ? ») :
Le côté humoristique de la formule ne doit pas occulter l’inégalité implicite qui s’y cache : cette formule n’est pas réciproque (ou réversible). L’étalon de mesure est bien l’homme, auquel la femme est référée. La formule inverse « l’homme est-il une femme comme les autres » apparaît en effet incongrue, et d’ailleurs pourquoi s’interrogerait-on sur l’identité masculine, qui ne semble jamais poser question. L’ambiguïté de la formule joue également sur la polysémie du mot « homme », désignant à la fois l’être humain et l’être sexué (masculin). Le langage trahit ici la domination historique du genre masculin, puisque le mot homme sert à définir à lui seul l’humanité entière !
Quelque soit donc le caractère « androcentrée » de cette formule, une question fondamentale est posée : qu’est-ce qu’un homme ? Qu’est-ce qu’une femme ? Est-il légitime d’affirmer l’unité du genre humain qui transcenderait la division en sexes et fonderait leur égalité, ou bien au contraire, comme un courant du nouveau féminisme l’affirme (en particulier S. Agacinski), cette division est-elle « ontologique » (« l’humanité est deux? ») ? La séparation masculin/féminin repose-t-elle sur une différence d’essence ou de nature ? Ou bien n’y a-t-il qu’un « genre », le genre humain ?
Pour la femme, « être un homme comme un autre », c’est d’abord revendiquer l’égalité
Tout d’abord un constat qui montre qu’encore aujourd’hui « la femme n’est pas un homme comme un autre ». La journée de la femme du 8 mars a été encore l’occasion de montrer que dans beaucoup d’endroits du monde les femmes étaient toujours victimes du phallocratisme : inégalités sociales, violences, crimes, oppressions sont malheureusement le lot de nombre d’entre elles… Malgré les progrès importants enregistrés dans les sociétés démocratiques, suite notamment aux mouvements d’émancipation des femmes des années 70/80 (libre disposition de son corps et libre choix de la maternité, droits égaux au sein de la famille, substitution de l’autorité parentale à l’ancienne « puissance paternelle », éducation, vie professionnelle, droits du travail et rémunérations…etc.), celles-ci souffrent encore aujourd’hui d’un certain nombre d’inégalités (devant l’activité professionnelle, la vie domestique, la rémunération), de violences (conjugales en particulier), et sont encore souvent écartées du pouvoir politique (dans le domaine de la représentation politique nationale, la France est de loin le plus mauvais élève de la classe européenne). En conclusion, s’agissant de cette question de fait, les femmes seraient peut-être en voie d’être « des hommes comme les autres », mais les résistances sociales sont loin d’avoir disparues… En tout cas, sur le terrain de l’égalité des droits, « la femme égale de l’homme » est un acquis, même si concernant l’égalité réelle, beaucoup de progrès sont encore à accomplir. Ce qui n’est pas le cas dans beaucoup d’autres parties du monde.
Qu’est-ce qui est en jeu ici ? C’est en effet la question de la reconnaissance de l’égalité des sexes. Egalité s’oppose ici à différence hiérarchique : refus de l’idée que « la femme ne serait pas un homme comme les autres » au sens où elle serait inférieure à lui. La domination masculine s’est historiquement appuyée sur cette idéologie qui justifiait la femme comme être subordonné par rapport à l’homme. La différence est ici inégalité, et reposerait sur la nature : les inégalités constatées dans les sorts respectifs de l’homme et de la femme ne seraient pas la conséquence culturelle de l’histoire de cette domination, mais bien au contraire prolongeraient des différences originelles et naturelles entre les deux sexes.
Etre « comme les hommes » ?
Il est facile de comprendre comment à partir de là le mouvement d’émancipation des femmes, dans un premier temps du moins, a en quelque sorte posé un interdit sur la différence des sexes : quoiqu’on dise à ce propos, cela risquait en effet d’être utilisé contre les femmes, comme cela avait été fait pendant des siècles. A la suite de Beauvoir, on a donc beaucoup répété que les femmes sont des individus comme les autres, et qu’il n’y a pas plus de différence entre un homme et une femme qu’entre deux individus, hommes ou femmes. Lorsque Simone de Beauvoir dit « On ne naît pas femme, on le devient », elle refuse précisément tout recours à une nature féminine ; ou plutôt elle explique que c’est précisément cette nature au sens biologique, marquée en particulier par la maternité, qui est source constante d’une « aliénation charnelle » ressentie en particulier dans l’érotisme comme dans la maternité (beaucoup de pages du Deuxième Sexe parle précisément de cette aliénation ressentie). Ce qui est paradoxal, c’est que Simone de Beauvoir reprend telle quelle la description classique de la différence sexuelle, sans regard critique : « Le corps féminin est constamment décrit comme un fardeau de chair qui enferme la femme dans la passivité érotique ou dans celle de l’enfantement, et qui fait d’elle un objet, instrument du désir et de l’activité masculine » . Il y a chez elle, comme le dit S. Agacinski, une volonté « d’effacer la différence des femmes, par la valorisation excessive des valeurs viriles et l’adoption des modèles masculins ». La femme serait davantage prisonnière de sa nature que l’homme, qui lui s’est historiquement assumé comme sujet libre. Il ne faut pas oublier ici que l’existentialisme (dont elles se réclame) définit la liberté par cette capacité d’arrachement à la nécessité « naturelle », de « transcendance » par rapport à l’immanence de l’en soi. Au fond, il ne s’agit pas de dénier à la femme une « nature » (en particulier la fécondité féminine, selon elle obstacle principal à la liberté de la femme, qui l’empêche d’être dans l’activité productrice de ressources. N’est-ce pas ici une lecture masculine de l’histoire, d’une vision de la fécondité comme handicap naturel qui intériorise une idéologie masculine dominatrice ?), mais de la surmonter, de s’en extraire, pour rejoindre l’identité de tous les êtres humains par delà la différence des sexes (mais ce faisant l’universel visé n’est-il pas l’universel masculin ?). Cette conception rend davantage problématique la formule célèbre « On ne naît pas femme, on le devient. ». En effet l’interprétation généralement retenue fait référence à l’aliénation historique des femmes : la femme est le produit de sa condition historique aliénée. « Femme » ne signifie pas ici une identité sexuelle naturelle, mais un « genre » (gender pour les anglo-saxons) défini par des critères et des contraintes propres à une culture, qui va en particulier définir la femme comme un être privé de liberté. Mais chez Beauvoir, derrière cette femme fabriquée, il y a, on l’a vu, une autre femme, elle naturelle, qui la piège (ou risque de) dans un destin biologique pour la vouer à la fécondité et à la procréation. Les femmes ne seraient donc pas seulement condamnées à la passivité par la société, mais maintenues dans une inertie à laquelle la nature les avait initialement destinées. Comme le dit encore S. Agacinski, Beauvoir aurait pu dire tout aussi bien : « On ne devient pas femme, on le reste. ». Le féminisme aurait ainsi été hanté à son début par la honte du féminin ; Pour revendiquer la condition de sujets actifs, travailleurs, à l’égal des hommes, n’était-il pas nécessaire de rejeter leur « féminité », et en particulier leur fonction maternelle ? Dans cet esprit, être avant tout « comme un homme » (j’ai personnellement toujours été impressionné par l’allure très « masculine » de S. de Beauvoir ; je rappelle également que non seulement elle n’a aucune expérience de la maternité, mais que la manière dont elle en fait mention trahit un sentiment à la limite du dégoût…) pouvait être assimilé à cet objectif de libération. Sous couvert d’un idéal d’identité universelle où la différence s’effacerait et qui relèguerait l’identité sexuelle dans la contingence. Le dernier livre d’E. Badinter ne s’inscrit-il pas dans une telle orientation ? Interrogée avec Claude Habib dans Philosophie Magazine, elle réaffirme son combat contre tout ce qui ressemble à un retour de l’idée d’une nature féminine liée à la gestation et la maternité, qui risque une nouvelle fois de rendre les femmes esclaves de devoirs maternels de plus en plus exigeants. Pour résumer sur la conception de S. de Beauvoir (et ses héritiers), cette synthèse de S. Agacinski, parlant de la logique du « Deuxième Sexe » : « L’émancipation des femmes passe par la dénégation de l’identité sexuelle, reléguée dans la contingence au profit d’un idéal d’identité universelle où la différence s’effacerait. »
Déconstruire la différence masculin/féminin ?
Radicalisant la phrase de S. de Beauvoir (dans l’acception que l’on a généralement retenue), les « gender studies » aux USA, qui exercent une profonde influence aujourd’hui sur le mouvement féministe, veulent démontrer que « la femme » (les guillemets sont maintenant de rigueur) est une construction sociale qui n’a plus rien à voir avec la différence biologique des sexes. Ses défauts et ses qualités supposées (nous pourrions discuter longtemps sur ce qui a été présenté comme « l’éternel féminin » : instinct, intuition, douceur, passivité, moins « spatiale », mais aussi ce qui est mis en avant par certains féministes aujourd’hui, comme par exemple, la sollicitude, l’aptitude au soin, peut-être aussi le besoin de créer un espace privé, « d’abriter », ou encore « le don de soi » …etc.), ses comportements (vestimentaires par exemple), ses pratiques sociales, varient selon l’histoire, les religions, les civilisations, passe toujours par des apprentissages et des contraintes à l’intérieur d’une histoire dominée par les hommes. C’est tout cela qui définit un « genre », qu’il faut alors nettement séparer de la question sexuelle. Le sexe relevant de la biologie, le genre étant entièrement social. Ainsi, selon Judith Butler (« Trouble dans le genre », et « Défaire le genre », plus récemment), nous perpétuons un genre en « faisant » l’homme ou la femme, en jouant, mimant, presque à notre insu, un personnage fait d’apparences et de normes sociales plus ou moins souples, plus ou moins contraignantes, que nous n’avons pas inventées, et dans lesquelles nous nous insérons. Rien de « naturel » dans tout cela. Les différences sont exclusivement sociales et culturelles. Ces genres, en revêtant l’habit de la différence sexuelle, exercerait selon J. Butler une forme de violence sur la liberté de chacun. Car dire que je suis un homme ou une femme ne suffit pas à me définir, puisqu’il ne s’agit que d’un construit social qui m’est imposé. Comme nous l’avons déjà dit, il faut dissocier sexe et genre. A partir du moment où cette séparation est affirmée, toutes la variété des sexualités – y compris en particulier celles qui sont considérées déviantes (inter-sexués, hermaphrodisme vrai ou faux, asexués, s’appuyant ou non sur des particularités biologiques) - doit être prise en compte. On tendrait actuellement à une individualisation de nos vies sexuelles qui ne seraient plus rivées à l’identité sexuelle, et qui doit nous conduire à sortir des normes de genre masculin/féminin, pour recréer notre propre identité. Nous serions alors conduit à sortir de la division sexuelle H/F - et de la matrice hétérosexuelle qui lui est intimement liée (ces auteurs posent une équivalence entre sexe et sexualité, point de vue d’ailleurs critiqué par S. Agacinski) – pour inventer de nouveaux modèles. Cela peut conduire à s’affirmer ni homme, ni femme, et à repérer ces catégories comme arbitraires. Dans les années 70, Monique Wittig, philosophe française, écrivait de façon provocante : « Une lesbienne n’est pas une femme», pensant qu’une lesbienne, en refusant tous les signes officiels de la féminité, créée sa propre identité. Judith Butler se rend bien compte qu’elle se trompe en pensant que nous sommes capables de nous recréer librement à chaque instant. Il n’existe pas de sujet libre entièrement dégagé des relations sociales et des normes de genre.
Car telle est bien la question : une telle déconstruction du genre masculin/féminin n’a-t-il pas des limites ? Avons-nous la possibilité de nous recréer à chaque instant ? Cette démarche est bien dans l’air du temps, dans l’ère de l’individu hyper-contemporain (Marcel Gauchet) : celle de l’absolu de l’individu et de ses droits. Aucune précédence ou antériorité – ne serait-ce celle du sexe – devrait prévaloir sur l’auto-définition de ce que l’on est. Nulle contingence de la naissance, nulle contrainte extérieure, ne saurait empêcher le choix de soi-même, l’auto-production de soi, Mais ce faisant, ne sont-ce pas les conditions mêmes de l’individuation qui s’en trouvent affectées ? Car la logique hyper-individualiste porte l’illusion que nous pouvons nous construire (« devenir individu ») dans un mouvement purement endogène, sans l’aide d’un monde déjà là, d’un Autre antérieur à nous et qui nous précède, que beaucoup de psychanalystes appellent d’ailleurs « l’ordre symbolique ».
L’universel masculin
Si la différence des sexes, qui sous-entend une division entre masculin et féminin, est mise en question, nous voilà donc ramené à un universalisme abstrait comme seule position philosophique et républicaine correcte : il évoque généralement une conception de l’homme qui ne doit comprendre aucune détermination particulière, en particulier celle du sexe, et à laquelle est rattachée l’universalité des droits. L’idée d’homme dans sa généralité (en tant que sujet pensant dans tout un courant de la philosophie) s’oppose ainsi à l’existence empirique et concrète des êtres humains. Dans cette logique, les différences (notamment sexuelles) sont écartées au titre de particularismes et de contingences, et au profit de ce qui constitue « l’essentiel ». Mais comment une telle conception de l’homme ou du citoyen sexuellement indéterminé peut-il permettre de rendre compte de la réalité des différences sur le terrain, de décrire la condition concrète de l’expérience des femmes (car il faut bien reconnaître que les deux façons d’être un humain ne cessent d’exister …) ? Selon Agacinski, ce désir d’effacement de la différence, a d’abord tenté le féminisme, comme on l’a vu avec S. de Beauvoir. Mais l’universalisme abstrait tend toujours à identifier l’humain à l’un des deux termes de la différence qu’il prétend ignorer, celui qui représente la communauté hégémonique : ainsi, le sujet qui n’est « ni homme ni femme » est pensé sur le modèle masculin, tout comme l’’ « homme » des Droits de l’homme était le citoyen de sexe mâle. « La méconnaissance du « deux » conduit à affirmer « l’un des deux » ».En ce sens, le point de vue abstrait serait un excellent gardien du statu-quo. Ce qui s’est passé en effet au moment du vote sur le principe de parité H/F ajouté en 1999 dans la Constitution ( article 3 : « La loi favorise l’égal accès des hommes et des femmes aux mandats électoraux et aux fonctions électives ») est à ce sujet significatif : beaucoup de « républicains », et parmi eux beaucoup de féministes (parmi les philosophes, E. Roudinesco ou Badinter, entre autres) se sont opposées à cet ajout, car il contrevenait au principe universaliste pour lequel seul l’individu abstrait et sexuellement indéterminé doit apparaître dans la Constitution. S. Agacinski, qui a mené le combat en faveur de la parité, dit à ce sujet : « Ce tournant (instauration de la parité de candidatures) prend acte de ce que l’égalité abstraite d’individus à priori sexuellement indéterminés ne permet pas de faire reculer l’effacement effectif des femmes dans la vie sociale et politique ». C’est la raison pour laquelle certaines féministes refusent de revendiquer l’égalisation des conditions, qui selon elles conduit à s’approprier de manière non critique les valeurs et modèles masculins : « Je ne suis pas de celles qui rêvent d’effacer les différences, ni d’uniformiser les modes de vie des hommes et des femmes… ni même d’égaliser leur condition au sens de supprimer toute dissymétrie dans les comportements. » (Politique des Sexes). Nous voilà donc renvoyer à la différence tant décriée au départ. Mais quelle différence ?
Retour à la différence…
Une différence ontologique
S. Agacinski, la représentante de cette conception en France, soutient en effet, contre le prétendu universalisme du genre humain, « l’irréductibilité ontologique » de la différence sexuelle, « sans réconciliation ni synthèse possible ». Il y a deux genres humains à la fois semblables et différents. Ni l’homme ni la femme ne sont tout l’humain. A la différence comme manque selon la logique précédemment décrite (on part de l’un, l’homme, et on en dérive le deux, la femme), il faut substituer une logique de la mixité. Il faut donc renoncer au désir d’un centre, qu’il y ait de l’un avant le deux (c’est la logique du même). Parler de « différence irréductible », c’est reconnaître que l’homme est divisé, qu’aucun des deux termes n’est le dérivé de l’autre : la différence réside dans l’écart, l’altérité absolue. Cette mixité, avant même de jouer un rôle essentiel dans toute organisation sociale, est au principe de l’amour, de la mort et de la procréation. La différence des sexes traverse chaque individu des deux sexes, l’affectant d’une certaine bisexualité. Il faut rappeler à ce sujet que la singularité absolue de chaque existence est bien sûr une réalité, mais qui n’efface pas pour autant la question des genres.
Fécondité et procréation
Il ne s’agit pas non plus de ne reconnaître la différence que dans l’anatomie des organes génitaux (comme l’a fait par ex Freud qui identifie le sexe avec le pénis, mais aussi celles qui par réaction, ont valorisé le vagin et la représentation du sexe féminin dans son ensemble), mais aller beaucoup plus loin dans la reconnaissance de la différence, et donc de la dissymétrie (penser la différence dans la logique de la mixité, c’est effectivement la penser en termes d’écart, de dissymétrie) : parmi les éléments différentiels, il faut repérer prioritairement ceux qui sont liés à la fécondité et la procréation. Celle-ci résiderait avant tout dans l’absence d’équivalence entre la maternité et la paternité : l’une est un « état », l’autre est un « titre » ; il y a une relation de continuité avec l’enfantement pour la femme, et une relation de discontinuité pour l’homme. « Le père à un rapport distant de spectateur devant un processus qui lui reste extérieur ». Historiquement, le mariage serait d’ailleurs le moyen de légaliser une paternité qui sinon resterait problématique (les tests ADN permettent aujourd’hui de poser cette question dans d’autres termes…).
Mais contrairement à ceux qui pensent cette différence comme un destin handicapant pour la femme, un ancrage dans la nature qui rendrait plus difficile l’accession à la liberté (S. de Beauvoir), il s’agit de renverser cette hiérarchie traditionnelle (qui est finalement très androcentrique…) : vivre, donner la vie et mourir, ne sont-elles pas les trois dimensions fondamentales de l’existence ? La fécondité et la procréation, « loin d’enfermer le comportement maternel dans on ne sait quelle immanence, peut constituer un modèle universel d’ouverture au souci et à l’altérité en général » ou encore : « lorsque la maternité se réalise (ce n’est en effet qu’une « possibilité » ou une « puissance », beaucoup de raisons légitimes peuvent empêcher cette réalisation), on reconnaît dans cette maternité assumée une « passion » singulière, comparable à aucune autre. …. d’où les femmes tirent…une grande partie de leur force. ». La liberté n’est plus définie, comme chez les existentialistes, comme négativité et arrachement par rapport à la nécessité, mais au contraire de façon spinoziste ou même nietzschéenne : la liberté réside dans la conscience de la nécessité et son assomption.
La culture comme art de cultiver la différence…
Que penser alors de la théorie du genre comme « construit social » ? La référence à une telle différence « originaire » entre l’homme et la femme ne conduit-elle pas à réifier des différences qui sont seulement le produit historique d’une société dominée par les hommes, et qui par conséquent « apporterait de l’eau au moulin » du phallocratisme ? Nous pouvons ici nous référer aux travaux de la grande anthropologue Françoise Héritier (« Masculin/Féminin. La pensée de la différence » 1996) : pour celle-ci, chaque culture « fait des phrases » avec « cet alphabet symbolique » qu’est la différence originaire des sexes (qu’elle repère elle aussi à partir du pouvoir de reproduction), et produit ainsi sa propre version du couple masculin/féminin. Les valeurs et contenus donnés à cette différence sont donc culturellement variables, mais toujours et partout (c'est-à-dire dans toutes les sociétés androcentriques) la valeur du sexe masculin est supérieure. Autrement dit cette différence est à la fois naturelle, artificielle et politique. Comme le dit si bien Agacinski, « les sociétés cultivent les différences sexuelles comme on cultive les plantes et les fleurs ». La différence des sexes est certes « jouée », « représentée », symbolisée (par exemple par le rouge à lèvres ou les talons hauts…) de façon diverse selon les cultures, mais cela ne signifie pas qu’elle n’est rien, qu’elle ne doit rien à la nature (on ne peut contredire la nature : on ne pourra jamais empêcher une pierre lancée de retomber…). Il y a autant de naïveté à vouloir ramener les sexes à la nature seule qu’à dénoncer dans leur différence le simple effet d’une construction historique arbitraire (nous voyons là que la position développée par Agacinski traduit un profond désaccord avec la thèse de J. Butler sur la déconstruction de genres). La culture est en quelque sorte l’art de cultiver les différences naturelles. Il est très difficile, partant de là, d’isoler les différences sexuelles des formes historiques qu’elles prennent. En ce sens nous pouvons dire qu’il n’y a pas de « version originale » de la différence sexuelle, mais seulement des versions culturelles. Autrement dit, il n’y pas de « vérité » des sexes, puisque la nature se dérobe toujours, toujours objet d’une reconstruction symbolique, sociale, culturelle et politique. Une « vérité » des sexes signifierait que nous aurions un savoir absolu de la différence sexuelle. Il y a par contre une « politique des sexes », c’est à dire une possibilité de « transformer » ou de « faire jouer autrement » la différence sexuelle, et non de l’effacer.
Daniel Mercier, le 10/03/2010