Peut-on parler d’un véritable culte du corps dans notre société contemporaine ? 

- MAM Béziers Mars 2014

La présentation du sujet

Peut-on parler d’un véritable culte du corps dans notre société contemporaine ?

 

CAFE PHILO MAM BEZIERS 18H30

 

Le corps, qui avait autrefois tendance à être caché et brimé, est aujourd’hui l’objet de toutes les attentions et tous les regards. Le corps doit être parfait, jeune, élancé, nerveux, bronzé, musclé, souple… mais aussi en forme et en bonne santé. La publicité et les médias imposent une image du corps très prescriptive et normative. Nous sommes enjoints à « prendre en main » notre propre corps pour le perfectionner… Les magazines de sante, de bien-être ou de mode se sont multipliés de façon exponentielle sur le marché, et très nombreux sont les individus qui investissent –dans tous les sens de ce terme - massivement dans cette direction. Comment pensons-nous notre corps aujourd’hui ? Quelle représentation en avons-nous ? Est-il juste de parler d’une véritable religion du corps qui remplacerait les anciennes transcendances ?

 

Daniel Mercier

 

 

L'écrit philosophique

« Peut-on parler d’un véritable « culte du corps » dans notre société contemporaine ? »

 

I- Etat des lieux...

 

A propos de « culte du corps », il est nécessaire de faire préalablement une remarque : si nous restons sur une acceptation strictement religieuse du culte - l'ensemble des pratiques publiques et/ou privées d'une religion par lesquelles se manifeste le rapport des croyants à leurs dieux, soit pour les invoquer, soit pour les prier, soit pour les remercier - , il ne peut s’appliquer aux corps, sinon de façon métaphorique. Cela signifierait donc une survalorisation du corps en tant qu’il pourrait en effet être l’objet de toutes les attentions, au point que nous pourrions parler d’une forme de sacralisation. Il ne faut donc pas prendre l’expression « culte(s) du corps » à la lettre, mais retenir son sens métaphorique ou analogique correspondant à peu près à la dimension du sacré.

 

Autre préalable : nous pourrions céder à la tentation de penser que nous découvrons le corps aujourd’hui, alors que pendant longtemps le cops aurait été ignoré ou brimé... Cela n’est pas exact et le corps, d’après le célèbre historien du corps Georges Vigarello, a toujours été une dimension fondamentale de la personne. Mais en revanche il faut reconnaître que le statut de ce corps a beaucoup changé. Longtemps vécu comme entrave et limite essentielles de notre condition humaine, qui nous voue au vieillissement et à la mort, et dont il fallait apprendre à se détacher grâce aux activités de l’esprit, il connaît aujourd’hui une réhabilitation indéniable...

 

 

1- Il n’est pas nécessaire de faire des études approfondies pour constater aussitôt que les changements sont importants : le corps est aujourd’hui l’objet de toutes les attentions et tous les regards. La mise en spectacle des corps aujourd’hui ne peut être contestée : il suffit de regarder autour de soi pour voir le souci qu’on leur accorde...! Les corps « exultent » sur les écrans ; ils sont sacralisés dans les publicités. Allez dans le métro parisien : vous êtes littéralement emportés par l’esthétisation et l’érotisme des corps, en particulier féminins... Les images véhiculées par la publicité et les médias imposent une image du corps très prescriptive et normative : les corps doivent être mince, gracieux, musclé, souple et élancé, mais aussi bronzé … et le plus jeune possible ! Les magazines  foisonnent en « impératifs catégoriques discrets mais prégnants » (P. Brukner). Des salles de mise en forme aux salles de yoga ou de « Pilate », du jogging au marathon, de la cosmétique à la diététique...etc. (la liste est très longue), le corps devient le lieu privilégié de réalisation de soi. L’idéal de perfection semble aujourd’hui se concentrer sur le corps. Il semble désormais entendu qu’on ne doit pas se contenter du corps que l’on a ; il incombe à chacun de le perfectionner, de le prendre en main. Le corps, ou du moins son image, est effectivement magnifié, mais au prix d’une instrumentalisation contraignante : le corps doit se travailler, se modeler à notre guise. Une des dimensions du « bonheur » que notre idéologie contemporaine semble nous enjoindre d’acquérir passe incontestablement par le corps... L’utopie du corps parfait fait appel à beaucoup de contraintes, d’effort, de renoncement.

 

2- Différents aspects de cette survalorisation du corps... qui ne vont pas toujours dans la même direction

 

2.1- Le corps a été longtemps considéré comme un don extérieur non modifiable. Les humains ont très longtemps vécu sous le régime non seulement juridique mais anthropologique de « l’aliénation corporelle », ou plus simplement relatif à l’idée que le corps était une réalité en partie extérieure à nous (au sens où « nous avons un corps ») et que nous devions « faire avec ». Cette aliénation corporelle est refusée aujourd’hui. Est affirmée au contraire la liberté d’usage de tous les matériaux corporels, une véritable mise en culture du corps : modifications génétiques, greffes, implants, fécondation in vitro ...etc. Notre corps peut se modifier par ingestion (aliments, médicaments, « alicaments », drogues), absorption (bains, teintures, onguents, crèmes, UV), intégration (greffes, implants), incrustations (tatouages, piercing, scarifications), mais aussi se sculpter (bodybuilding). Au-delà de ces interventions visant à modifier ou rendre le corps plus performant ou plus esthétique, s’aperçoit les perspectives post-humanistes des hommes augmentés ou autres « cyborg ». La chirurgie plastique et esthétique propose des interventions, des implants et autres infiltrations pour modifier de manière provisoire (liftings, liposuccions, traitements antirides) ou définitive (chirurgie des seins, rhinoplastie, changement de sexe, etc.) l'image de son corps ; l'entretien de son corps utilise des produits naturels ou artificiels (jusqu'au dopage) pour transformer la masse musculaire et améliorer les performances. Il faut parler aussi du développement de nouvelles techniques médicales qui ont sans doute modifié notre représentation du corps (nous y reviendrons) : procédé endoscopique (l’intérieur de mon corps est devenu transparent…), la machine pénètre de plus en plus le corps (prothèse, puces électroniques…etc), mais aussi des corps étrangers (greffes) …IL faut noter aussi les recherches et les expériences des nombreux artistes du courant body-art, tels que Orlan et ses opérations-performances, qui expriment cette tendance profonde qui fait du corps le premier support de mise en scène d'une écriture individuelle... Chacun veut se composer un « corps à soi »

 

2.2- « Du bistouri au mascara : transformer son apparence » (titre d’une émission de France Culture sur le tatouage). On ne peut parler de ses modifications imposées au corps sans faire mention des pratiques de tatouages. Elles sont ancestrales et quasi universelles quelque soient les cultures considérées mais ont été cantonnées pendant très longtemps en occident à la marginalité (marins, prostituées, prisonniers...). Et ce n’est en fait qu’au cours des années 1980 que le phénomène sort de son isolement et se diffuse dans les couches les plus diverses de la société. Au fur et à mesure de cette diffusion de masse, il est de moins en moins un signe d’appartenance communautaire, et devient davantage une signature personnelle, outil de singularisation individuelle, où le critère esthétique prend le dessus sur d’autres critères (pour plus d’informations sur cette question, consulter les ouvrages de Jérôme Pierrat, l’un des meilleurs spécialistes et rédacteur en chef de la revue « Tatouage magazine ». A signaler l’exposition au Musée du Quai Branly à partir de mai 2014 « Tatoueurs, Tatoués »)

2.3- L’anatomie encore davantage que la tenue ; le corps plus que le visage. La tenue, le vêtement, ont toujours été des dimensions importantes. Ils ont longtemps correspondu à un protocole social, à des catégories particulières de population et à des appartenances communautaires. Aujourd’hui, c’est l’anatomie le plus important. Marcella Yacub (essayiste) parle du corps qui devient un vêtement lui-même. Le déclin du costume, dit-elle aussi, coïncide avec la montée en puissance de la chirurgie esthétique. Les corps (féminins en particulier) sont de plus en plus dénudés et les vêtements impudiques, ils exigent paradoxalement de plus en plus d’auto-contrôle sur le plan sexuel (en ce sens, ils sont significatifs d’une société dans laquelle, malgré les apparences, les comportements sont très réglementés). Le vêtement est là pour mettre en valeur le corps.  Les différences entre les hommes et les femmes sont toujours aussi importantes, les femmes étant toujours prioritairement les objets érotiques. Dans un esprit un peu différent, Vigarello insiste aussi beaucoup sur « l’allure », et pense que progressivement la valorisation de la « minceur et de la fragilité » du corps féminin laisse place à celle de la tonicité et du corps actif. Malgré les discriminations qui demeurent fortes entre les femmes et les hommes, la mécanique est enclenchée et nous commençons à voir des images d’hommes plutôt du côté de la tendresse et de la passivité... Par ailleurs, le visage, qui incarne classiquement l’alchimie du corporel et du spirituel à travers le regard ou le baiser, devient peut-être moins important que l’allure générale, l’histoire des Traités de beauté en témoignerait. Il n’est pas rare en effet de voir dans les magazines de mode des silhouettes où les visages n’apparaissent plus.

2.4- Le corps objet de discrimination. Des études sociologiques ont en effet mis en valeur les discriminations entraînées par cette survalorisation du corps. Tout d’abord il faut savoir que les petites tailles (en moyenne) et les prises de poids sont corrélées avec l’origine sociale : les personnes de milieux défavorisés ont statistiquement plus de chances d’être plus petite que la moyenne et exposés plus souvent à l’obésité. Les chances d’être « beau » selon les normes dominantes ne sont pas égales... Et surtout peut-être les discriminations dues au physique sont assez violentes : le corps est devenu un capital pour les uns et synonyme d’exclusion pour les autres, et ceci dans tous les aspects quotidiens de la vie. Cette source d’inégalité, peu souvent mentionnée, est pourtant des plus brutales... L’emploi sur des critères esthétiques (dont on parle fort peu, contrairement aux discriminations raciales ou liées aux questions de genre) est réputé très fréquent dans les situations d’embauche.

 2.5- La santé du corps. Le corps de plus en plus associé au « mieux-être ». Les préoccupations concernant la santé du corps sont de plus en plus omniprésentes. La définition de la santé par l’OMS ne se contente plus du « silence des organes » traditionnel : « Etat complet de bien-être mental, physique et social » ; extension de la santé au versant psychologique. Nous devons de plus en plus nous surveiller par rapport à la maladie et des instruments d’autocontrôle sont maintenant fréquemment proposés. Vigarello insiste sur  le fait que le patient a lui-même la responsabilité de sa santé. La lecture des magazines de Santé a littéralement explosée, ainsi que les titres de ces mêmes magazines. Santé Magazine totalise 4,5 millions de lecteurs aujourd’hui, et vient de se faire rattraper par « Top Santé ». Il faut évoquer ici  l’immense marché du soin du corps : pharmacie, cosmétique, hydrothérapie, tourisme, fitness et techniques corporelles diverses... La segmentation du corps privilégie le marché, chacun devant faire son marché par l'auto-prescription des techniques, des thérapies et des produits.

Mais nous ne pouvons pas occulter une tendance un peu concurrente ou en tout cas différente de celle sur laquelle nous avons insisté jusqu’à  présent, en lien avec cet élargissement de la notion de santé au bien-être psychologique : l’écoute de son propre corps, non plus comme outil en vue d’une performance esthétique ou sportive, ni pour sculpter une image de soi exposée aux regards des autres, mais comme source de découverte et/ou de jouissance d’un soi corporel où le corps est davantage sujet qu’objet. Nous pensons ici aux diverses pratiques de méditation, à certaines gymnastiques (notamment d’origine orientale) où le physique et le mental sont indissolublement liés, mais aussi à divers massages, à la sophrologie ou autre relaxation. La médecine « body-mind », le trait d’union insistant sur le corps comme réalité psycho-physique considérée comme une unité incessible, qui se développe particulièrement – notamment aux USA – participe de ce mouvement solidaire d’une représentation moniste du corps et de l’esprit comme totalement intégré l’un à l’autre. A partir de ce très sommaire « état des lieux », comment interpréter ce « fait social » caractéristique de notre époque ?

 

II – Eléments d’interprétation...

1- Un changement de statut anthropologique...

Il s'est passé quelque chose avec notre corps dont nous n'avons pas encore pris toute la mesure. Il était le « tombeau de l'âme » pour Socrate, la source du péché pour les chrétiens, ce dont il fallait apprendre à se détacher parce qu'il nous voue à la souffrance, à la maladie et à la mort. Il est aujourd’hui le siège de toutes les attentions et de tous les plaisirs. Les progrès scientifiques et techniques de ces cent dernières années permettent de resituer ce changement profond dans la longue durée. Marcel Gauchet le décrit remarquablement dans Conditions de l’Education (p 89). Pour lui, la dévalorisation de la connaissance dans notre monde contemporain ne peut être comprise sans la mettre en parallèle avec ce changement de statut du corps : « Plus profondément encore, c’est le socle anthropologique sur lequel reposait la valorisation de la connaissance qui paraît s’être dérobé. Il s’est produit, à cet égard, une inversion capitale, qui pourrait être l’un des évènements fondamentaux de notre vie culturelle récente. D’une expérience millénaire, le corps était tenu pour le lieu de la souffrance et du malheur intimes. En regard, l’esprit faisait figure de moyen de s’élever au-dessus de notre propre misère ; il proposait notre seule voie d’accès aux vrais plaisirs, ceux qui durent et dont on est maître ; il s’offrait comme l’instrument de notre bonheur en ce monde et de notre éventuelle félicité dans l’autre. Or nous voici devenus, par la grâce de la médecine, de l’hygiène et de l’abondance, les premiers dans l’histoire pour lesquels le corps est le siège d’un bien-être habituel, sans parler des jouissances promises par une culture hédoniste et permissive (…) [Ainsi] Que faire de savoirs qui « prennent la tête », dans un monde où l’aspiration primordiale est à être « bien dans sa peau » ? Marcel Gauchet se réfère au livre de Hervé Juvin (« l’Avènement du corps ») qui traite spécifiquement de cette transformation. Ce dernier dit notamment dans sa présentation : « Ce corps inventé est le cadeau que nous laisse un siècle de fer et de sang – le cadeau d’une vie qui a doublé. Et ce corps s’est installé en surplomb de nos choix individuels et collectifs. Il a pris le pouvoir ». Faisant un parallèle avec le corps de nos ancêtres (le début du XXème siècle), il dit : « Leur corps de misère et de souffrance est devenu notre corps de performance, de plaisir et d’une initiation qui n’en finit pas à toutes les joies de vivre ». Jugeant que ce nouveau corps a bouleversé notre condition humaine, il annonce en quelque sorte un salut par ce nouveau dieu : « Après les dieux, après les révolutions, après les marchés financiers, le corps devient notre système de vérité. Lui seul dure, lui seul demeure. En lui nous plaçons tous nos espoirs, de lui nous attendons une réalité qui ailleurs échappe. Il est devenu le centre de tous les pouvoirs, l’objet de toutes les attentes, et même celles du salut. Nous sommes ces étranges, ces inconnus, les hommes du corps. ».

2- La religion du corps en lieu et place des anciennes transcendances ?

Selon Georges Vigarello, la vieille expérience de la transcendance semble s'être rabattue sur l'expérience du corps, cet espace intime totalement retravaillé, indéfiniment réinterrogé dont la présence a grandi avec l'affaissement des " au-delà " et des futurs idéalisés. De ce point de vue l’idéal de perfection dévolu au corps pourrait signifier cet effacement des anciens repères venus du ciel au profit de la performance et/ou de l’esthétisme corporels. Le corps, ou du moins son image, est effectivement magnifié, mais au prix d’une instrumentalisation contraignante : le corps doit se travailler, se modeler à notre guise. Il peut être entièrement voué à la performance (sports de haut niveau, goût pour l’aventure de l’extrême, les raids …etc.). Chacun veut se dépasser pour être mieux et plus. On est de plus en plus dans son apparaître, le langage du corps étant au service d’une incarnation de ce que je suis. Le langage corporel définit une incarnation signifiante. « Le corps décoré, estampé, orné, rehaussé est vécu comme une chair signifiante ». N’y a-t-il pas une certaine contradiction entre l’hédonisme parfois revendiqué, et ce qu’il faut bien appeler une forme d’ascétisme ? L’utopie du corps parfait fait appel à beaucoup de contraintes, d’effort, de renoncement. Le corps devient le lieu de « l’illimité du travail possible » (il n’y a pas vraiment de terme aux efforts permanents que nous pouvons déployer pour notre corps), sans doute à la place de l’illimité traditionnel assuré par les anciennes transcendances. L’illimité de la quête spirituelle, s’est rabattu désormais sur l’illimité de la perfection corporelle.

Tout se passe en tout cas comme si, dans ce nouveau contexte anthropologique et social, le bonheur était descendu du ciel à la terre avec l’affaissement de ces transcendances : le fait que la sacralisation du corps puissent devenir à ce point importante en est une conséquence sinon inévitable, du moins bien réelle. De plus, la situation de crise sociale et économique qui s’éternise, exacerbant chez chacun le sentiment d’une impuissance face aux déterminismes de la reproduction sociale et/ou scolaire, peut favoriser un tel surinvestissement du corps. Le sujet se tourne alors vers lui en l’investissant de toutes les possibilités de son imaginaire, en l’absence d’un réel pouvoir d’action sur le monde...

Le corps est à la fois l’instrument et le but de cette recherche de perfection, cette fois-ci assignée à l’image corporelle, peut-être nouvelle « idole » en lieu et place des anciennes. Les injonctions permanentes « à prendre en main » notre corps peuvent nous rendent malheureux si nous n’y obéissons pas ou si nous ne réussissons pas à les mettre en oeuvre...

Cependant, là encore des tendances divergentes se manifestent ; le corps lieu de réalisation de soi peut l’être de manière différente à celles mentionnées précédemment : le retour à la communication corporelle, l’incitation à retrouver son corps pour se retrouver soi-même, la valorisation du monde des émotions et de l’intelligence émotionnelle représentent sans doute un phénomène également présent. Tout en participant à cette valorisation du corps, il semble davantage relever de la problématique du « corps-sujet » (et non du « corps-objet ») : attitudes plus réceptives et accueillantes par rapport au corps, où il s’agirait d’épouser sa présence, de l’écouter davantage, de se réconcilier avec lui. La volonté de maîtrise ou de domination sur son corps laisserait ici la place à une posture qui s’apparenterait davantage à une forme de « compagnonnage » attentif...

 

D’une manière plus générale, on constate également ce penchant qui, comme l’a déjà identifié Marcel Gauchet, pousse vers la dévalorisation de la pensée et du discours par rapport à l’affect, l’expression par le physique, le vécu corporel. Le corps serait alors un recours contre la sécheresse du pur esprit rationaliste et la « perte de chair » de la société, à l’origine d’un nouveau principe de connaissance qui valoriserait l’écoute de ce qui résonne (et non raisonne) en soi.

 

3- Le corps et l’individualisme démocratique

 

Il est indéniable que ce nouveau statut accordé au corps est en lien avec notre époque contemporaine qui consacre le royaume de l’individu et de ses valeurs centrales. Cette nouvelle attention apportée au corps, parfois même obsessionnelle, ne peut être comprise indépendamment de la « prise de volume » de cette bulle individuelle dans l’espace social, et de ce rabattement sur nous-mêmes de la transcendance qui va de pair avec l’absolutisation des droits et de l’autonomie individuels.  Dans la société individualiste, on existe davantage à travers ce que l’on est individuellement, plutôt que par son appartenance sociale, de quartier, ou communautaire. Le corps est un lieu privilégié de singularisation personnelle. Cela d’autant plus que les personnes concernées sont vulnérables socialement et ne possèdent pas toujours d’autre support en termes de filiation (cf. les travaux de Robert Castel sur les processus de désaffiliation dans la société contemporaine).  La place que prend l’apparence ou l’apparaître doit être mise en perspective avec cette dimension de l’individualisme. Comme le montre bien Pascal Bruckner (« L’euphorie perpétuelle »), dans un chapitre au titre évocateur (« Le chemin de croix de l’euphorie perpétuelle »), l’injonction incessante au bonheur est dans une certaine mesure féroce car « elle oblige à être heureux » et « rend malheureux de ne pas réussir à y parvenir ». Comme nous l’avons déjà évoqué dans l’introduction, le corps est à la fois l’instrument et la finalité privilégiée de ce bonheur, selon deux modalités contradictoires : d’une part la beauté, la forme, le plaisir sont à la portée de tous si l’on veut bien en payer le prix ; c’est en quelque sorte le versant démocratique : nul n’est plus condamné à ses défauts physiques, la nature n’est plus une fatalité. Mais attention au versant punitif : ne vous tenez jamais pour quitte, vous pouvez faire mieux, « le moindre relâchement vous précipitera dans l’univers des ramollis, des avachis, des frigides ». Vous êtes désormais « responsables de votre vieillissement, de votre laideur, de votre manque à jouir ». Au bout de cette recherche de félicité par le corps, de cette volonté d’être maître sur le destin et la nature, il y a peut-être aussi le vieux désir d’éternité qui ressurgit, mais cette fois l’immortalité par le corps remplacerait l’immortalité de l’âme... L’expression de « rabattement des anciennes transcendances » apparaît ici particulièrement ajusté, s’il est vrai que  notre désir d’éternité transite ainsi de l’âme jusqu’au corps.... Mais que de peines et de sacrifices pour arriver au paradis des centenaires ! Si nous étions des morts en sursis à l’époque du Moyen Age, nous étions sans doute aussi dans l’insouciance de cette fragilité.... à l’opposé donc de ce volontarisme un peu obsessionnel.

 

4- Narcissisme et identité par l’image de soi corporelle

 

Quoiqu’il en soit, le renforcement de l’identité par l’image de soi que l’on donne à voir est un processus relativement nouveau et en développement, ce qu’à bien décrit Kaufman (« Corps de femmes, regards d’hommes »), à la suite de Descamps (« Le langage du corps et la communication corporelle ») : " La perception du regard posé sur soi sans autre but, simplement pour la sensation de l’instant, donne plus de dimension à la vie ; il fait exister plus fort. (...) Déclencher un réflexe oculaire, sentir un regard (que l’on pense appréciatif) porté sur soi n’est pas seulement agréable. À un premier degré, la sensation d’être regardé produit un renforcement individuel physiquement perceptible, sous forme d’une activation énergétique : accélération du rythme cardiaque, augmentation de l’éveil ... Au-delà de cette réaction émotionnelle immédiate, le regard procure l’impression d’une densité d’existence plus lourde, qui concourt au soutien identitaire et efface les doutes. "Il y a beaucoup de femmes qui ont besoin de ça, c’est une recherche pour se sentir exister". Il y a ainsi une dialectique subtile entre l’idée positive de soi et le regard porté sur soi qui créé les conditions du soutien identitaire. Cette dialectique passe beaucoup par l’image du corps aujourd’hui. Concernant la femme, elle recherche le regard, dit Kaufman, simplement pour le regard, pour qu’il se pose (légèrement) sur elle, renforçant son identité. Pour cela elle affiche sa beauté, et ne dédaigne pas à l’occasion d’attirer par d’autres artifices officiellement autorisés, en montrant sans montrer... le but n’est pas de séduire pour connaître une aventure sentimentale ou former un nouveau couple, il est de séduire pour séduire, seulement pour obtenir le regard qui fait du bien. Nous pourrions nous demander si une telle description n’est pas « machiste », réservant ce comportement à la femme... Mais il faut bien reconnaître que, comme le dit Marcella Yacub, la femme demeure encore largement le seul objet érotique dans notre société... N’en déplaisent à une certaine catégorie de féministes qui semblent associer cet érotisme à une certaine forme d’aliénation du corps féminin.  Marcella Yacub répond à la critique féministe de l’exposition des corps des femmes qu’il serait plutôt souhaitable qu’il y ait une égalité dans le désir et que les corps masculins puissent aussi être des objets érotiques... Quoiqu’il en soit, il y a bien une tendance dans la société contemporaine au rapprochement des sexes. Les critères physiques portent de plus en plus sur l’homme aussi, et Vigarello note que si le corps de la femme évolue vers une certaine forme de tonicité, il y a réciproquement une évolution de l’homme vers la tendresse...

 

5- Des « pratiques distinctives » (qualificatif que Pierre Bourdieu employait pour les pratiques culturelles d’une façon générale)

Dans ce contexte de l’individualisme, le corps est aussi le lieu de la compétition et de pratiques distinctives, au sens où Pierre Bourdieu en parle. Prenons l’exemple du bronzage : puisque ce signe corporel est connoté positivement du côté de la beauté et de la santé (peut-être qu’aujourd’hui ce critère est moins favorable, le bronzage courant le risque de devenir « has been » ?), mais aussi du côté de la catégorie de ceux qui peuvent prendre des vacances, il importe d’être plus bronzée que la cousine, que la voisine, que la collègue, que l’amie. Mais une grande complexité règne dans le jeu de ces pratiques dans la mesure où des hiérarchies dans les critères peuvent s’établir : encore une fois, le bronzage est peut-être un peu déprécié aujourd’hui, mais offre une alternative reposante (il suffit d’être plus ou moins bronzée), et l’illusion d’un rachat possible pour celles (et ceux ?) qui se sentent moins bien loties (Kaufman).

III - Monisme ou dualisme ? Comment évaluer le changement de statut de notre corps ? Peut-on parler d’un changement de paradigme dans la façon de penser les rapports du corps et de l’esprit ?

 

1- Enjeu ou problématique...

 

Arrivé à ce point du développement, il est temps de nous interroger sur l’enjeu philosophique à mon sens principal concernant ce qu’il est convenu d’appeler cette « réhabilitation » du corps. En effet, comment comprendre et prendre toute la mesure de ce changement : il était le « tombeau de l'âme » pour Socrate, la source du péché pour les chrétiens, ce dont il fallait apprendre à se détacher parce qu'il nous voue à la souffrance, à la maladie et à la mort. Ayant gagné quarante ans d'espérance de vie en un siècle, nous voyons au contraire dans le corps le lieu de notre salut. Il n'est plus notre ennemi, mais notre double : nous l'écoutons, nous le consultons, nous demandons à la science et aux technologies, mais aussi au droit et à la politique, de l'entretenir et de le protéger, au sport d'augmenter sa puissance, à la mode de l'embellir, au cinéma de le glorifier... Est-ce à dire pour autant que le paradigme dominant de notre ontologie occidentale - à savoir le dualisme de l’esprit et du corps dont Descartes est sans doute le plus emblématique représentant (d’un côté le sujet pensant en tant que « chose qui pense », de l’autre côté, l’étendue et la mécanique des « corps machines » ; l’immatériel de l’esprit opposé à la matérialité d’un corps humain dont le modèle chez Descartes est le cadavre (époque des premières autopsies), et la dépréciation du corps qui l’a longtemps accompagné – est entrain ou a déjà disparu au profit d’une conception d’un corps sujet où je suis mon propre corps, soi corporel où soma et psyché sont substantiellement indiscernables, c’est-à-dire, pour utiliser l’ancien vocabulaire de la philosophie classique, constituent une seule et même substance. C’est la thèse du « monisme », dont Spinoza est le grand initiateur. Les neurosciences aujourd’hui (cf. Damasio et ses deux livres : « L’erreur de Descartes » et « Spinoza avait raison ») semblent montrer avec force la pertinence de la seconde thèse : les approches les plus fécondes dans ce domaine  sont de caractère holiste et systémique, proposant des modèles complexes qui intègrent la totalité corps – esprit –cerveau – environnement. Il montre à quel point la pensée et les affects sont imbriqués, pour le meilleur et pour le pire. L’erreur de Descartes, dit Damasio, est d’avoir instaurer une séparation catégorique entre le corps, fait de matière, doté de dimensions, fait de mécanismes, d’un côté, et l’esprit, non matériel, sans dimensions et exempt de tout mécanisme, de l’autre. Henri Atlan, autre biologiste et philosophe éminent, a montré que l’erreur du modèle dualiste consistait à se demander sans cesse quels sont les relations de cause à effet entre le corps et l’esprit (dans un sens ou dans l’autre, mais le plus souvent dans la perspective des commandements de l’esprit sur le corps, notamment dans les cas de volitions volontaires). Spinoziste convaincu, il parle volontiers « d’aspects » ou de « points de vue » différents sur la même chose, selon qu’on fait référence au corps ou à l’esprit. C’est l’hypothèse dite du « parallélisme » : elle signifie que les rapports entre l’esprit et le corps humain sont des rapports d’équivalence et non des relations de causalité : « L’ordre et la connexion des idées sont les mêmes que l’ordre et la connexion des choses » (Spinoza, Eth. II, 7). Il n’est pas question ici d’entrer dans le détail de l’argumentation et de revenir sur le dualisme philosophique qui a été dominant et même hégémonique durant toute l’histoire de la philosophie occidentale depuis Platon, mais notre culture même –dont la philosophie n’est de ce point de vue qu’une des dimensions -  est marquée très significativement par cette particularité, qui ne correspond aucunement à ce que l’on peut trouver dans d’autres cultures. Par exemple dans la culture chinoise : la notion d’âme, nous dit François Jullien, est précisément une notion qui n’existe pas en Chine. L’homme est énergie, corps et esprit en même temps. Pas d’essence de l’âme ni immortalité. Seule la question de la longévité est importante : je suis un capital d’énergie que je dois conserver le plus longtemps possible. Cet écart entre ces deux formes de pensée détermine deux conceptions radicalement différentes du monde et de la vie dans ce monde. En Europe des philosophes comme Nietzche se sont employés à dénoncer l’illusion qui consiste à détacher l’agent de l’action (le sujet) de son action et donc aussi de son corps, et qui conduit à une pensée qui prétend s’arracher de tout ancrage corporel et se poser comme l’origine d’elle-même, suprêmement autonome. Cette négation du corps est en réalité une mystification qu’il faut révéler pour pouvoir enfin réhabiliter le corps dans sa plénitude et ainsi ré-ancrer la pensée dans le corps. La pensée est « incarnée », pour le meilleur et pour le pire. La question qui se pose est donc la suivante : Notre époque aurait-elle accompli la « divinisation du corps » que Nietzsche appelait de ses voeux ? Plus simplement : notre imaginaire collectif aujourd’hui s’oriente-t-il vers une révolution par rapport à notre manière dualiste de penser les rapports entre l’esprit et le corps, au profit d’une conception beaucoup plus « intégrative » de ces relations ? La réponse à une telle question nous paraît être d’une grande complexité : nous nous contenterons de quelques remarques provisoires...

 

2- Il ne semble pas y avoir de réponse univoque... Mais le modèle dominant demeure

 

Les phénomènes que nous avons essayé d’évoquer ne correspondent pas tous à la même dynamique... Mais ce nouveau « culte du corps », comme l’indique l’expression même que l’on utilise, fait souvent du corps « une nouvelle idole », selon la célèbre expression nietzschéenne, un fétiche idéalisé en regard duquel notre corps réel, fini, souffrant, multiple et obscur, se sent toujours en défaut, inaccompli, coupable même.... (cf. Yannis Constantidinès, spécialiste de Nietzsche et son dernier livre « Le nouveau culte du corps »). La recherche de la perfection plastique, comme une sorte de superficie totalement refaite qui joue un peu le rôle de carte de visite, ou en tout cas d’image idéale, semble aller dans ce sens. Elle ne va pas sans un certain oubli de la naturalité du corps et développe un rapport esprit corps qui relève de l’ancien dualisme philosophique. N’y a-t-il pas au fond une volonté ascétique d’effacement du corps réel au profit d’un corps idéalisé, avec le risque toujours présent d’un retour de ce corps qui, comme le refoulé, revient toujours de manière irruptive et non maîtrisé, montrant qu’il est impossible d’y échapper. Nous pensons ici à la chirurgie esthétique, au bodybuilding, aux régimes, aux tentations du « jeunisme », et d’une façon plus générale à la quête jamais satisfaite de la perfection esthétique, à l’image des mannequins diaphanes qui peuplent notre imaginaire social. Le corps idéalisé tend à effacer le corps réel, mais ne peut y parvenir vraiment. La construction sociale (habits, allure, maquillage...etc.) ne peut effacer le corps, et celui-ci ne peut être tout à fait « un vêtement », comme le suggère Marcella Yacub. Comment alors être, comme le proclame Zarathoustra : « corps tout entier et rien d’autre » ? Viser le corps parfait, c’est encore placer le sujet de la conscience en position de maîtrise, accentuer sa capacité de contrôle et de commandement ; nous sommes proches de la métaphore du « pilote en son navire ». Cette tendance à l’auto-sculpture de son propre corps, qui prétend dépasser la dimension de contingence de ce qui est extérieur et antérieur à nous (notre naissance et notre physique) pose bien sûr la question de savoir jusqu’à quel point nous pouvons décider de ce que nous voulons être, transformer jusqu’à la nature intime de notre matière corporelle, sans altérer les conditions même de notre humanité. Cette question nous ouvre aux perspectives possibles de ce que certains appellent le post-humanisme, ce mouvement qui mise profondément sur toutes les possibilités « d’augmentation humaine » à travers la cybernétique, la génétique, l’informatique...etc. Mais là n’est pas le sujet ce soir (« Jusqu’où l’homme peut et doit se transformer ? »). Toujours est-il que nous sommes bien ici en présence d’un modèle de pensée résolument du côté du dualisme corps/esprit. « J’ai un corps », dont je suis propriétaire, et  sur lequel je vais pouvoir exercer un certain nombre de modifications. Cela relève plutôt d’un imaginaire du corps qui grandit comme une pousse nouvelle sur la souche traditionnelle du dualisme homme/corps. En revanche, la valeur affectée au corps s’inverse effectivement : il n’est plus le signe de la chute (« le corps tombeau de l’âme » dont parlait Socrate dans le Phédon) mais au contraire il devient « une sorte de planche de salut » (David Le Breton, « Anthropologie du corps et Modernité »). Pour Le Breton, le narcissisme est la manifestation même du dualisme dans la mesure où il " traduit ce fait paradoxal d’une distance envers soi-même, d’un calcul, il convertit le sujet en un opérateur faisant de son existence et de son corps un écran où agencer favorablement des signes ".

3- Apparition – certes en pointillé – d’une autre façon de vivre son corps...

En même temps, et pour nuancer ce propos, il est sans doute important d’être attentif à un autre aspect de cette réhabilitation du corps dans l’espace contemporain, que quelqu'un comme Jean Maisonneuve (psychosociologue et thérapeute psychocorporel) a souligné : « L’attention portée à son corps n’est pas comme à l’outil dont il s’agit d’acquérir ou de renforcer la maîtrise en termes d’adresse, de force, de performance..., mais une attention du soi corporel comme lieu et médium de découverte, émotion, jouissance... » (« Le corps et le corporéisme aujourd’hui »). Nous avons évoqué ces pratiques à propos de la santé et du bien-être, où le corps n’est plus cet objet mis à distance et que nous allons façonner, mais où c’est le soi corporel tout entier - corps/esprit confondu – c’est-à-dire soi-même en tant que je suis mon corps, qui est pris en considération. Nous retrouvons là l’idée spinoziste que notre « conatus » ou désir de persévérer dans son être – qui constitue la seul essence de l’être humain selon lui – nous pousse à développer notre puissance d’agir se traduisant par le développement de la joie, et que cela concerne aussi bien notre corps que notre esprit. Ainsi la recherche de « notre utile propre », qui est amour de soi et accroissement de notre pouvoir d’agir et de notre joie, est indistinctement l’affaire de notre corps comme de notre esprit. Et c’est donc dans le cadre de cette éthique concrète que nous devons penser la réhabilitation du corps. La réjouissance est autant une question d’esprit que de corps, et Spinoza n’hésite pas à s’écarter d’une certaine forme d’ascétisme en préconisant tout ce qui peut l’entretenir : « il appartient à l’homme sage, dis-je, d’utiliser pour la réparation de ses forces et sa récréation, des aliments et des boissons agréables en quantité mesurée, mais aussi les parfums, l’agrément des plantes vives, la parure, la musique, les exercices physiques, le théâtre et tous les biens de ce genre dont chacun peut user sans aucun dommage pour l’autre » (Eth. IV, 45, Sc.). Nous voyons bien ici que la performance ou l’image corporelle ne sont plus la préoccupation principale, au profit d’un développement harmonieux et joyeux de l’existence en acte qui mêle indistinctement le corps et l’esprit. Le corps est ici le véritable sujet de cette existence en tant que je suis mon corps.

Annexe : trois phénomènes-symptômes du « culte du corps »

 

Pour mieux comprendre les représentations du corps qui sont en jeu dans notre monde contemporain, et qui continuent de pencher résolument du côté du dualisme, nous voudrions nous arrêter quelques instants sur trois phénomènes, fils de notre époque : l’avènement d’un véritable « corps-machine » dans les nouvelles techniques médicales (donnant en quelque sorte raison à Descartes par leur développement même). Le jeunisme comme symptôme de cette volonté (illusoire ?) de maîtrise évoquée précédemment. Et enfin une pathologie individuelle et sociale elle-même très symptomatique : l’anorexie

 

 

Le modèle médical du « corps-machine »

Comme nous l’avons mentionné précédemment, les progrès de la médecine sont un des facteurs essentiels de cette nouvelle place accordée au corps au cours du XXème siècle. Il s’avère que ce modèle initié par Descartes à la suite de la naissance de la médecine moderne et des premières dissections de cadavres au XVIème siècle a profondément marqué l’histoire de la médecine. Le corps objectivé, objet comme un autre, va pouvoir désormais être réparé comme on le fait d’un mécanisme en panne. Ces processus d’objectivation des corps sont sensiblement accentués à travers le développement de la technicisation iconographique. Le regard médical sur le patient passe de plus en plus par toute une série de moniteurs, de graphiques, interprétés par des spécialistes intermédiaires qui souvent ne portent aucun regard sur le patient lui-même. Cette réduction du « soma » aux mécanismes physiologiques purement objectifs a produit historiquement des résultats considérables, et continue d’en produire de manière spectaculaire (elle est corrélative d’une conception de la psyché expurgée à son tour de toute référence au somatique). Mais ce modèle réussit au prix de la mise entre parenthèse de l’être charnel, du corps véritablement vivant. La représentation d’un corps réduit tendanciellement aux images de l’échographie, de la radiographie ou du scanner entre en tension avec un rapport direct et authentique avec le corps vivant où toutes les dimensions de la personne sont convoquées, avec la chaleur d’une proximité avec la chair de l’autre, où cet autre n’est pas réduit à ses attributs physiques ou physiologiques. Ce qui fait le succès des sciences médicales est aussi ce qui les limitent : notre organisme est totalement imbriqué avec notre psychisme, et il est très réducteur de vouloir soigner les problèmes du premier en mettant le second entre parenthèses. Non seulement le fameux « mens sana in corpore sano » est vrai, mais il faut aussi considérer son inverse « pas de corps sain sans esprit sain ». La nouvelle médecine en provenance des E.U qui se nomme médecine « body-mind », et dont le représentant le plus connu en France était D. Servan Shreiber (« Guérir »), malheureusement récemment mort à la suite d’un cancer, semble vouloir affirmer davantage cette solidarité réciproque du corps et de l’esprit. Là encore, si nous sommes attentifs à ce qui se passe dans la période que nous vivons, nous pressentons que peut-être un changement profond est entrain d’opérer... mais celui-ci est encore très loin de bouleverser la donne actuelle.

 

 

La dérive du « jeunisme » :

C’est une conséquence de ce qui a été évoqué concernant cette recherche du « corps parfait » ; La dérive du jeunisme, qui consisterait à rêver que l’on peut donner à son corps l’âge que l’on a dans sa tête, et qui renvoie à cet enjeu narcissique très fort associé à l’image du corps, est finalement assez périlleuse : en effet, le réel reprendra tôt ou tard le dessus, et le corps se refusera à toutes les tentatives d’amélioration esthétique. Quelle sera alors la capacité des nouvelles générations à accepter l’image d’un corps vieillissant ? L’image du corps ne peut que se froisser et se ternir au fil des années. Cela ne peut-il pas se traduire par une haine grandissante vis-à-vis de ce corps rebelle aux efforts accomplis pour le rendre plus beau ou plus jeune ? Ce qui au départ pouvait apparaître comme une réconciliation avec notre corps, peut conduire au contraire à une difficulté grandissante à accepter la réalité de ce corps.

 

 

Le cas de l’anorexie

L’anorexie nous intéresse ici car elle peut être considérée – si toutefois nous sommes d’accord pour reconnaître qu’elle n’est pas seulement une pathologie individuelle, mais aussi une pathologie sociale – comme un symptôme aigu de cette volonté de toute-puissance sur le corps au nom du mythe de la minceur idéale. Dans son livre « Penser le corps », Maria Michela Marzano Parisoli se réfère à l’ouvrage de Bel sur « l’anorexie sainte » au Moyen Age (p 42), pour montrer les convergences avec l’anorexie comme maladie mentale : pour elle, la recherche de l’harmonie spirituelle à travers la négation de son corps (Catherine de Sienne meurt à 33 ans après avoir cesser d’avaler de l’eau et de se nourrir) peut être rapprocher de l’idéal de minceur contemporain qui passe également par l’idéal d’un total contrôle de son corps. Nous avons là la caricature d’un refus (ou d’un déni) de la réalité du corps et de ses sensations, d’une volonté démesurée de toute puissance sur sa propre vie, qui conduit à un échec et a des résultats qui sont l’inverse de ceux recherchés : le corps nié réapparaît tragiquement sous la figure de la maladie et des risques de mort, l’alimentation devient une véritable obsession, le rêve d’une vie sous contrôle de la volonté devient le cauchemar d’une vie où toute maîtrise est perdue.

 

L’anorexie pourrait illustrer de manière métaphorique et paroxystique la séparation et le clivage entre ces deux instances de l’âme et du corps, et la dépréciation de la réalité du corps sous l’emprise exclusive de la volonté.

 

Daniel Mercier, le 11/02/2014