"L'intelligence artificielle, entre contrôle et servitude volontaire"

 
 

Samedi 9 octobre 2021 à 17h45

 

à l'Office de Tourisme La Domitienne - la Maison du Malpas

 

Le sujet : 

"L'intelligence artificielle, entre contrôle et servitude volontaire"

 

Présentation du sujet 

Par Françoise Cauvin

Les progrès considérables en matière d’IA font qu’elle est présente de plus en plus dans notre quotidien que nous en soyons conscients ou pas. Et cela amène un certain nombre d’interrogations.

La machine a-t-elle une intelligence de même nature que l’intelligence humaine ? Peut – elle-même être douée de conscience ? Privilégie- t- elle l’individu ou le collectif ? Vers où nous conduisent les chercheurs de la Tech ? Quelles sont les différentes cultures numériques : chinoise, américaine, européenne ? Quand l’IA peut- elle apporter un bien-être à l’humanité ? Quand peut- elle être dangereuse ? Comment trouver sa place entre un progrès contrôlable et une servitude inconsciente ou consentie ?

Connaitre le fonctionnement et la logique des algorithmes, les « recettes » utilisées pour favoriser l’addiction, peut nous aider à nous situer par rapport à la machine.

 

 

Ecrit philo

de  Françoise  Cauvin
 

Pourquoi me suis-je intéressée à l’intelligence artificielle ? (IA)

  • Pour mieux comprendre la « modernité » et peut- être surmonter mes freins à ce type de technologie
  • Pour comprendre et mieux communiquer avec un de mes fils dont c’est le métier

 ( ODM Architect chez IBM)

  • Attirée par la lecture d’un livre de Gaspard Koenig : reportage et réflexions sur l’IA. L’originalité de ce livre, c’est qu’il part d’un voyage à la rencontre avec ceux qui font la Tech et parlent sans filtre. Périple qui couvre Cambridge, Oxford, Boston, New York, San Francisco, Los Angeles, Shangaï, Pékin, Tel Aviv, Copenhague, Paris.

Mon point de départ était multiple, avec des raisons sérieuses, d’autres qui peuvent apparaitre futiles. Cela va de l’agacement devant un parcmètre connecté, des cartes de fidélité proposées partout et qui ne servent plus du tout à fidéliser, mais à aspirer mes données ( et encore, je ne savais pas tout..), de la constatation de la dépendanceà l’égard du téléphone portable partout dans la rue, au restaurant, dans les salles d’attente, de l’inquiétude devant l’addiction aux réseaux sociaux et leur pouvoir sur l’opinion et enfin de l’impression d’atteinte à mon libre arbitre quand on me propose tel livre ou disque parce que j’ai déjà acheté celui-ci ou celui- là.

Tout cela m’a paru envahissant. Au cœur de la technologie de tous ces processus se niche l’intelligence artificielle.

Et cela m’a conduit à une quantité de questions sur le sujet de ma liberté, mon discernement, sur la place de l’individu et du collectif, sur les différentes cultures dans une planète mondialisée, sur la modernité et le progrès en général et enfin sur le choix de la société et du monde dans lesquels nous voulons vivre.

I- Quelques définitions

-L’IA, qui n’est pas exactement le contraire de la c… naturelle est une méthode qui consiste à mettre en œuvre un certain nombre de techniques visant à permettre aux machines d’imiter une forme d’intelligence réelle (humaine). Elle existe depuis les années 1950 !

C’est en effet en 1950 qu’Alan Turing, professeur à l’Université de Manchester invente le test de Turing. Le principe est très simple : un évaluateur humain doit juger une conversation textuelle entre une machine et un humain, il ignore qui sont l’un et l’autre. Il doit reconnaitre quelle est la machine au bout de 5 minutes ; s’il n’y arrive pas, la machine a passé le test avec succès. On notera que n’est pas jugée la capacité à répondre correctement à la question, mais à savoir si elle ressemble à ce que répondrait un humain. Le test a été modifié, enrichi, mais il reste utilisé encore actuellement lors de tournois informatiques dans lesquels gagnent régulièrement divers chatbots(programmes avancés). En 2014, une grande compétition a été organisée à Londres pour le 60ème anniversaire de la mort de Turing qui a vu la victoire d’un chatbot russe qui a trompé 33% des juges avec un test très large et des conversations non restreintes.

Ce test tente de répondre à la question philosophique de la nature de l’esprit humain. Question que se posait déjà Descartes devant la capacité des automates à réagir aux interactions humaines, mais incapables de répondre à une conversation humaine.

Quant à Diderot, il considérait que, si un perroquet répondait à toutes les questions de son interlocuteur, il pouvait être défini comme « intelligent ».

La capacité à converser a donc bien été considérée comme une preuve d’intelligence. Est-elle spécifique à l’humain ?

Ces chatbots testés plus haut sont présents partout. Ils permettent la gestion automatique des fonds de placements, les aides décisionnelles pour les banques, assurances, entreprises ; il existe des applications militaires, médicales, de navigation autonome.

Plus simplement, l’IA fait tourner toutes les plateformes d’utilisation quotidienne : achats en ligne, géolocalisation, réseaux sociaux, etc…

- C’est dans un ouvrage d’Aurélie Jean, jeune chercheuse française, enthousiaste et pédagogue, que j’apprends l’étymologie du mot algorithme. Qui ne vient pas, comme il semblerait du grec, mais du nom latinisé du grand mathématicien perse du VIIIème siècle Muhammad Ibn Musa Al Kwasizim. Il s’agit d’étapes de résolutions hiérarchisées, méthode de résolution des problèmes qu’Euclide décrivait 1000 ans plus tôt dans ses « leçons de logique ».

L’algorithme est le code écrit en langage informatique qui va dérouler une série d’opérations successives dont l’ordre et les conditions d’exécution précises vont conditionner la justesse de la réponse. Cette méthode permet la résolution de problèmes de plus en plus complexes.

  • La Tech : c’est l’univers des chercheurs et ingénieurs travaillant sur l’IA.

 Les investissements mondiaux dans ce domaine sont considérables : plusieurs milliards de dollars.

La Tech est présente aux US sur les côtes Est et Ouest, en GB, France (Paris, Nice, Sophia Antipolis), Chine, Israël essentiellement.

  • L’apprentissage : les techniques de deeplearning.

Il existe plusieurs niveaux de machines learning, du plus simple au plus complexe : supervised learning, renforcement (c’est utilisé pour les recommandations), unsupervised learning (reconnaissance d’images, géolocalisation, etc..).

Pour cet apprentissage, on utilise des milliers de « turkers » (mères au foyer en Inde, travailleurs handicapés en Europe, chômeurs aux US), prolétariat numérique travaillant sur des tâches éphémères, payées 2 dollars l’heure. Ces microtâches répétitives et toujours renouvelées permettent l’entrainement des IA. Pourquoi les appelle-t-on turkers ? Parce qu’en 1769, un inventeur hongrois, Wolfgang von Kempelen, fabriqua un automate joueur d’échecs habillé en turc. Cet automate eut un succès fulgurant partout en Europe et Etats Unis. En fait, l’automate cachait en son intérieur un humain jouant avec des miroirs.

L’IA est donc la combinaison optimisée et démultipliée de milliards d’intelligences humaines (exemple : la lecture d’images radiographiques).

Yann le Cun ( chaire informatique et sciences numériques au Collège de France et travaillant pour Facebook) : « l’IA est une illusion, elle reproduit un résultat et non un processus ».

  • Le nudge : le coup de coude.

Le concept a été développé par Thaler (professeur d’économie à l’Université de Chicago) et Sunstein (professeur de droit à l’Université d’Harvard) dans un ouvrage intitulé « méthode douce pour inspirer la bonne décision ». Il repose sur les travaux de psychologie et économie comportementales. Il incite les individus à changer de comportement, à faire certains choix, sans contrainte, ni sanction. Utilisé dans le monde réel pour améliorer des comportements sociaux plus civiques : par exemple, jeter ordures dans des poubelles, respecter pistes cyclables, etc… Mais il est surtout utilisé en marketing. Dans le monde virtuel, les algorithmes développent ce concept.

II- L’IA est-elle capable de pensée, voire de conscience ?

Le test de Turing, les parties de jeu de go ou d’échecs gagnées, les réponses des assistants vocaux, type Alexia peuvent amener la question de la possibilité d’une pensée produite par l’IA.

Leibnitz rêvait qu’une combinatoire géante « calculus ratiocinator » permettrait de raisonner juste. Les précurseurs de l’IA entretenaient une relation étroite entre logique et philosophie analytique. C’est-à-dire, comment chercher et trouver la « vérité » d’un énoncé à partir des règles logiques des prémisses et des déductions. Ce point de vue se retrouve en partie aujourd’hui du côté américain qui considère que l’IA est un projet philosophique de compréhension du monde autant qu’une technique industrielle. Point de vue qui n’est pas partagé par la plupart des Européens.

Mais la mécanique logique, malgré ses performances, n’égale pas la pensée humaine.

Ainsi, pour qu’une machine reconnaisse un éléphant, il faut lui présenter un nombre considérable d’images d’éléphants lors de son apprentissage. Cela rejoint le problème de la gloutonnerie du système en matière de données. Alors qu’un petit enfant reconnaitra un éléphant dans son libre d’images après 2 ou présentations seulement.

Un programme informatique reproduit la pensée humaine sans dupliquer le processus qui se produit dans l’esprit humain.

Le programme Deep Blue d’IBM qui a permis à la machine de gagner des parties d’échecs, y compris contre Kasparov est dépourvu d’intentionnalité. L’ordinateur passe en revue des millions de combinaisons possibles, déjà existantes sans plan pré- établi ; il imite un résultat (les parties précédentes) et non un processus (la recherche du bon coup).

Même chose pour les assistants vocaux à reconnaissance de voix qui donne la météo le matin au fainéant qui ne sait pas ouvrir sa fenêtre ou allume sa chaine ou station préférée. Consternant !!

Ces mini- robots au doux nom féminin semblent échanger une pensée, ils échangent une conversation analysée par la reconnaissance vocale, sans anticipation, intention.

Au de-là de ce débat sur l’éventuelle pensée de l’IA, certains lui promettent même une conscience.

Ainsi, notre philosophe voyageur (GK) rencontre t- il près de Londres un certain Chunlong, investisseur chinois en IA. Celui- ci affirme l’avènement d’une ère où une conscience émergera des lignes de code. Tous les soucis et problèmes des humains trouveront leur solution dans un immense réseau constituant ainsi une nouvelle cosmogonie universelle et même immortelle. Frissons… Ce mythe prométhéen si improbable est pourtant pris au sérieux par de nombreux chercheurs et investisseurs de la Tech. Des instituts sur ce sujet existent à Oxford (Future of Humanity Institute), Cambridge (Center for the Study of existential risk),  à Boston ( Future of Life Institute, Berkeley ( Machine Intelligence Research) et Elon Musk avec ses multiples projets notamment de transhumanisme.

 Un ancien ingénieur de Google a même récemment fondé une église de l’IA, support physique d’une puissance quasiment divine d’un grand Tout. Le cloud, nouveau ciel pour un dieu numérique.

Bostrom, chercheur, parle de superintelligence avec une possibilité d’imitation exacte du cerveau humain. Les tenants de l’IA forte s’interrogent parfois quand même sur le risque « d’éradication de l’humanité par inadvertance ». Ainsi,Bostromimagine qu’une éradication des humains serait possible si un programme de production d’un objet se démultipliait tant qu’il entraînerait (même sans intention), la disparition des humains.

Damasio s’oppose à cette théorie : l’élimination de l’humanité est une finalité hors de portée de l’IA qui ne peut avoir de finalité morale, ni positive, ni négative. L’IA ne connait pas la vie, ne peut donc pas la détruire. Mais surtout l’hypothèse d’une conscience s’effondre sans substrat physique, sans incarnation.

Les neurosciences nous apprennent tous les jours les liens puissants entre la totalité de notre organisme et le fonctionnement cérébral : participation des sensations,perceptions, émotions participent en permanence à l’élaboration de notre raisonnement, nos pensées, la construction des images mentales. Sans corps, il n’y a pas de conscience.

III- L’IA signe-t-elle la fin de l’individu ?

C’est le sous- titre du livre qui, entre autres, a nourri ma réflexion. On connait l’orientation idéologique et philosophique de l’auteur dont la recherche principale tourne autour de l’idée de liberté et d’autonomie du sujet, qui se rapprocherait du courant libertarien. (Sa position sur la place de l’Etat a d’ailleurs considérablement évolué pendant sa randonnée à cheval sur les traces de Montaigne et l’expérience de la pandémie.)

Le livre évoque assez peu les relations entre l’individu et le collectif. L’impression première en matière de numérique, c’est que la machine privilégie l’individualisme. Impression renforcée par l’expérience originale de l’isolement de la pandémie, chacun seul devant son écran pour y travailler, se distraire, se cultiver. L’utilisation en est bien individuelle.

Mais pour ce qui est des algorithmes d’application, l’intérêt général, invisible pour l’utilisateur, peut primer sur l’intérêt individuel. Un exemple : les applications d’aide aux déplacements ne donnent pas le trajet le plus commode pour l’utilisateur, mais celui qui fluidifiera mieux la circulation (particulièrement en ville).

Plus que l’individu versus le collectif, c’est le sujet de l’individu comme personne libre et autonome qui est développé.

L’IA vise en permanence l’optimisation. Reste- t-il une place pour l’esprit critique ? ultime frontière de l’indépendance intellectuelle.

Dans son ouvrage « Homo deus », Yuval Harari prédit la disparition des sociétés libérales. Si l’algorithme me connait mieux que moi- même et m’oriente vers des choix plus rationnels, je cesse d’être l’agent de mes propres actions et ne prends plus aucune responsabilité.

IV- De grandes différences culturelles se trouvent illustrées dans la position des pays devant l’IA.

La conception américaine de l’IA est fondée sur l’idée d’un univers optimisé, de bien-être global, avec un maximum d’efficacité dans une logique clairement utilitaire.

Le point de vue anglosaxon repose sur la doctrine utilitariste telle que construite par Jeremy Bentham (1748- 1832). Celui- ci théorisa un mode de gouvernement et de législation qui repose sur la prise en compte de l’utilité pour tous, agrégat de l’utilité pour chaque individu. « Doctrine du plus grand bonheur du plus grand nombre ». Ce système s’opposait à un gouvernement dirigé par un principe extérieur à l’ordre immanent des actions humaines, principe divin ou droit naturel, système qui prévalait dans les régimes précédents. Rationalisme et individualisme étant les deux mamelles du libéralisme anglosaxon. (Notons que le mot libéralisme n’apas le même sens politique qu’en France).

Cela amène à un projet de société : « le Bien Commun ».

Mais le problème, c’est que la technologie numérique a besoin de quantités considérables de data et « plus de data, plus d’efficacité, moins de data, plus de liberté ». Equation insoluble.

La culture américaine fortement imprégné de l’éthique protestante se met à vaciller. Cette éthique qui valorise le travail et une vie relativement frugale et qui défend une sphère privée forte, permettant une relation directe à Dieu.

L’IA sépare le capitalisme initial de ses fondements protestants en s’éloignant de ses valeurs morales. De nombreux chercheurs de la Tech élèvent leurs enfants avec des principes différents de ceux qu’imposent l’IA dans une schizophrénie sûrement inconfortable. La dilution de la sphère privée n’empêchant pas le besoin de spiritualité, ils montrent un engouement pour des mouvements spirituels tels que le bouddhisme, très représenté dans ce milieu-là.

 

Le point de vue chinois est assez différent.

La tradition communiste autoritairedéclinée par son quadrillage de surveillance de la population s’additionne à la tradition confucéenne.

Pour Confucius, l’obéissance comme marque de la piété filiale, et le respect de l’autorité sont des bases indispensables à une société ordonnée. La solitude est suspecte. Le « ren », la vertu suprême est acquise par les interactions sociales, lesquelles sont source de perfectionnement. De plus, une société ordonnée admet la pratique de la dénonciation, la répudiation pour son bien. La honte serait pédagogique.

On comprend l’adéquation entre l’IA et les traditions chinoises. L’IA permet à l’Empire du Milieu de développer son économie (notamment de rivaliser avec les US), d’accroitre le contrôle sur la population. L’investissement y est colossal, l’engagement enthousiaste, les résultats éclatants.

Ce que nous connaissons le mieux des « performances » de l’IA chinoise, c’est la reconnaissance faciale. Cela nous trouble, car le visage est un élément particulièrement intime de notre personne, très différent d’un numéro d’Insee ou tout autre matricule.

Ce que nous connaissons moins, c’est l’extrême concentration des entreprises de la Tech dont le filet peut enserrer tous les aspects de la vie quotidienne.

Ainsi Tencent a créé une super messagerie Wechat avec plusieurs milliards d’abonnés permettant à elle seule de remplir les fonctions de Whats app, Facebook, Paypal, Skype, Uber, Amazon, Instagram, Tinder. Un très haut niveau de technicité, certes, mais un contrôle de tous les instants. Sans cet abonnement, aucune vie sociale ou professionnelle n’est possible.

Ce contrôle social permet l’élaboration du « crédit social ». Mais la surveillance par le gouvernement n’est pas la seule. Chaque Chinois se surveille d’abord lui- même…et surveille les autres. Il s’agit d’une transparence totale.

En matière d’IA, « aucune innovation ne va trop loin, aucun rêve n’est assez fou ».

  • Et l’Europe ?

L’Europe attache une très grande importance aux droits individuels. Si bien que les autorités européennes ont adopté lé RGPD, règlement censé protéger les données personnelles des citoyens. «La logique est d’inscrire le contrôle de la data parmi les droits fondamentaux de la personne ».

Cette position, qui respecte notre culture représente un terrible handicap dans la féroce compétition mondiale du numérique et finit par nous inféoder aux géants. Un exemple : la France possède la meilleure base de données médicales du monde : le SNIIRAM, géré par l’assurance maladie. Cette base est utilisée de façon très parcimonieuse pour des raisons de confidentialité… ce qui prive la recherche médicale d’un outil très précis.On apprend récemment que la CNIL a autorisé un grand marchand de données à aspirer les données des cartes Vitale chez le pharmacien. IVQUIA offre au pharmacien un logiciel de gestion et en retour se sert des données produites anonymement. On sait parfaitement désanonymiser des données. La seule obligation légale consiste dans l’affichage du procédé dans l’officine et la possibilité du patient de refuser le transfert de données. Ce que la sécu s’interdit, un marchand de données le fait !Le rapport Vilani a tenté de surmonter cette impasse. Il propose entre autres choses que chaque citoyen puisse, en toutes connaissances, confier ses données à un « chief data officer », en fait une agence publique qui serait le dépositaire de ces data. Le citoyen pourrait choisir quelles données transmettre et à qui. Ce projet, un peu fumeux et complexe, avec un rôle important de l’Etat à la française est au fond d’un tiroir… Il représente une tentative pour sortir de l’impasse du choix européen privilégiant la liberté à l’efficacité.

V- Préférences, Recommandations et autres nudges

Il vous arrive de commander des objets en ligne sur quelque plateforme, ou directement chez un marchand. Et vous voyez apparaitre des recommandations d’achat. Elles sont le fruit du travail de l’IA dont l’algorithme analyse votre historique de choix, mais pas seulement. De nombreuses données sont passées à la moulinette, les vôtres, celles d’autres clients ayant choisi le même article. Une classification très fine peut être obtenue par l’analyse de ces données avec une prévisibilité des choix. Et vous êtes conduit vers une recommandation, une liste d’envies qui vont à la fois augmenter votre consommation, mais également nourrir les bases de données qui sont le nouvel or noir de l’ère numérique. Dans son livre, « de l’autre côté de la machine : voyage d’une scientifique au pays des algorithmes », Aurélie Petit livre les dessous des sites de rencontre et comment le nudge oriente l’utilisateur en utilisant son profil(connu par ses données) et non pas ses demandes.

Les multiples cartes de fidélité que proposent les magasins ne servent pas seulement à des fins de marketing (augmentation de votre consommation, fidélisation à ce commerce), mais surtout à recueillir vos données, historique, numéro de téléphone, adresse mail, physique, etc.. qui seront le plus souvent vendues à des acheteurs de data. Pratique que la RGPD essaie de réguler.

VI- Les réseaux sociaux, une addiction ?

Les réseaux sociaux, souvent spécialisés à leur début, puis généralistes ont un nombre d’utilisateurs considérable, surtout dans une tranche d’âge vulnérable.

Le livre de Bruno Patino, « la civilisation du poisson rouge » vulgarise les recettes des algorithmes utilisés par divers réseaux sociaux. On y apprend que les concepteurs de ces IA, biberonnés aux neurosciences et particulièrement à la psychologie comportementale, conçoivent leurs algorithmes afin de garder le plus longtemps possible la personne devant son écran.

Du plus simple, au plus complexe, tous les moyens sont bons pour entraîner une véritable addiction. Par exemple, sur un site de coaching sportif en ligne, on constate que l’élève sera plus performant et plus assidu s’il reçoit régulièrement des messages de félicitations. Anodin, peut-être ; et c’est aussi ainsi dans la vraie vie. Mais plus grave, la course aux likes des adolescents sur leur compte facebook ou autre. La pression de la notoriété s’exerce au moment le plus fragile de la construction adolescente : il faut être populaire sous peine d’exclusion. Ou la vanité des multiples amis qu’il faudrait afficher pour exister.

L’augmentation du temps passé sur les écrans, notamment téléphone portable peut s’expliquer par la remarquable efficacité des algorithmes en matière d’addiction.

Mais un autre danger pour la vie psychique et la pensée est générée par certains algorithmes. Il s’agit du renouvellement automatique des pages de vidéos. Sur Youtube, la sélection des pages suivantes est commandée par leur fréquence de lecture et non par leur pertinence. C’est donc un robinet d’informations de même calibre qui tourne devant l’utilisateur qui ne voit et entend que sa propre opinion. L’utilisateur se trouve enfermé dans un réseau identique à lui- même, sans contradiction. Il ne sait plus se confronter dans la vraie vie à une opinion différente, ne sait pas débattre, critiquer, argumenter. Il ne lui restera donc pour s’en sortir que la fuite ou la violence.

« Apocalypse cognitive », le dernier livre du sociologue Gérard Bronner, analyse longuement les techniques qui permettent ce qu’il appelle un véritable kidnapping de nos capacités cognitives. Il développe l’évolution historique de notre société qui fait que nous disposons de beaucoup de « temps de cerveau disponible ». Jamais la quantité d’informations n’a été aussi importante, aussi le « marché cognitif » se livre t- il à une concurrence acharnée pour attirer notre attention et envahir notre esprit. Le mot apocalypse n’est pas utilisé ici dans son acceptation habituelle de fin du monde, mais dans son sens initial de révélation. Comme humains, nous devons regarder en face ce que nous sommes, vertus et travers de la nature humaine.  Résister à la pression de ces informations permanentes, de ces sollicitations télécommandées par l’IA, s’éloigner des écrans afin d’utiliser notre « temps de cerveau disponible » de façon plus utile pour nous- même et l’humanité.

Conclusion : comment reprendre le contrôle ?

Le prise de conscience des mécanismes de prise de pouvoir de nos cerveaux est déjà une avancée possible. C’est dans cette optique que j’ai peut- être trop développé les coulisses et la technologie de l’IA.

Si les neurosciences et la psychologie comportementale permettent une meilleure connaissance de la nature humaine, avec des effets positifs, comme sur les apprentissages, ou sur une éventuelle utilité thérapeutique, elles permettent aussi la construction de modèles qui relèvent de la manipulation.

De manière pratique, on peut utiliser différemment le merveilleux outil qu’est le numérique. Choisir un moteur de recherche qui ne garde pas l’historique, vider les caches régulièrement, ne pas se laisser hypnotiser par un programme Youtube ( on peut regarder la recette des tomates farcies sans laisser couler le robinet tout l’après midi), ne pas ouvrir de compte quand on commande, mais commander « comme invité » ce que proposent les marchands éthiques, se priver de cartes de fidélité, etc… Toutes ces petites astuces bien ridicules, vous les connaissez, mais continuer comme avant, c’est tellement confortable….

Chacun choisira le degré de servitude qu’il voudra.

Cela ne règle le problème qu’au niveau de l’individu et de sa prise de distance. Mais l’enjeu politique est extrêmement difficile. Le choix de l’Europe, choix utopique,  la marginalise dans le contexte planétaire : isolement splendide et suicidaire ou position morale gagnante sur le long terme ?

Pour celui qui réfléchit à la bonne vie, rien ne vaut de perdre la liberté et l’autonomie.

PS : le 15 septembre 2021, l’ONU appelle un moratoire sur certains systèmes d’IA comme la reconnaissance faciale, le temps de mettre en place des garde- fous pour protéger les droits humains.

Bibliographie :

La fin de l’individu, Gaspard Koenig

De l’autre côté de la machine, Aurélie Jean

La civilisation du poisson rouge, Bruno Patino

Apocalypse cognitive, Gérald Bronner

Antifragile, Nassim Taleb                                                                                                                                                                                 

Homo deus, Yuval Harari

Yann le Cun : cours et conférences

Guilhem Molines : cours et conférences