la notion de 'société alternative'

 

A PROPOS DE LA NOTION DE « SOCIETE ALTERNATIVE »

 

 

Il y a quelques jours, j’avouais à Michel Tozzi la « gêne » que j’éprouvais par rapport à l’usage qui était fait de la notion de « société alternative »… Visiblement interrogé par ma réaction –il faut bien le dire un peu confuse – il m’a demandé « si je voulais bien écrire quelque chose là-dessus ». Ne pouvant rien lui refuser, je me suis donc exécuté. Je tiens à dire en préalable que je ne préjuge pas bien entendu de l’intérêt du travail accompli sur ce sujet dans le cadre de L’UP de Narbonne (que j’ai d’ailleurs suivi de loin grâce aux documents). Je pense aussi que mon texte peut en hérisser certains, car il induit nécessairement un positionnement politique qui n’est pas nécessairement partagé… mais je me suis borné à développer cette réflexion dans le strict champ de la philosophie politique.

 

 

« Le communisme a perdu sur toute la ligne, et avec lui l'idée d'une société alternative, en rupture totale avec les sociétés capitalistes, bourgeoises, libérales et démocratiques »

                                                                                                                 Marcel Gauchet

 

 

Un débat a peut-être toujours divisé la pensée humaine, en particulier à partir des Lumières, qui a dû très tôt se confronter à la critique des Romantiques : entre l’idée d’une humanité maîtresse de son destin grâce à sa raison et à sa liberté, et celle d’humains « embarqués » dans une histoire et un destin culturel et social qui les dépassent, et sur lesquels ils n’ont qu’une prise très partielle, obéissant par contre à une forme de « génie national » qui les traverse, faut-il vraiment trancher ? L’idée d’une humanité toute puissante, avec sa logique de « table rase », serait aussi fausse et dangereuse – les utopies révolutionnaires du XXème siècle le montrent -, que celle d’une humanité qui serait réduite à l’obéissance et à répéter indéfiniment ce qui a été fait par les générations antérieures. Nous savons aujourd’hui (ou nous devrions le savoir…) qu’il est à la fois peu réaliste et peu souhaitable de vouloir créer un monde issu de l’arbitraire de nos rêves et de nos raisonnements abstraits. Mais nous ne devons pas nous condamner pour autant à l’impuissance, ce qui serait contraire à l’essence du politique, qui fait le propre de l’homme : le politique est précisément ce qui nous extrait de l’animalité au sens où les sociétés humaines « se définissent pour ce qu’elles sont et veulent être … se changent et se gouvernent ; puissance qui se concentre dans l’exercice d’un pouvoir, forme institutionnalisée de cette capacité d’action sur soi-même comme ensemble » (Marcel Gauchet). Ce pouvoir existe, contrairement à ce que laisse entendre la vulgate néolibérale. Les phénomènes historiques ne peuvent pas être seulement considérés comme la résultante aveugle de forces sociales. Nous disposons d’une certaine puissance pour vouloir individuellement et collectivement en conscience. Mais ce pouvoir est limité : pour le comprendre, il faut sans doute réfléchir au statut de notre action dans l’histoire, et Hannah Arendt peut nous y aider. Penser l’action humaine comme action libre, « capacité à créer quelque chose de nouveau dans le monde », nous oblige à refuser tout recours à un cours objectif des choses que nous pourrions connaître et dans lequel nous devrions nous inscrire (que ce « cours » existe ou non ; c’est le traditionnel débat entre hasard et déterminisme… Mais peu importe ici la réponse choisie. Ce qu’il faut retenir, c’est que nous n’y avons pas accès, qu’il existe ou non…). Cette conception marxiste ou hegelienne de l’histoire assignant non seulement un sens absolu à l’accomplissement de l’Esprit ou de l’émancipation de l’humanité, mais aussi à la capacité autoréflexive de l’un ou de l’autre d’en avoir une claire conscience, est une version déguisée du schéma chrétien du salut, c’est-à-dire d’une forme religieuse de la vie collective et de l’histoire elle-même, « religion séculière », même si explicitement elle était virulemment anti-religieuse. Nous avons assisté ces dernières décennies   à l’affaissement sans doute définitif des vestiges de toute religiosité hétéronome, qui s’est traduit en particulier   par  « l’évanouissement sans trace » des « religions séculières » et des attentes révolutionnaires du salut terrestre. Tel est en tout cas le constat de Marcel Gauchet. Dès lors, l’avenir ne répond plus à aucune inscription, aucune prévision, il est à construire dans un contexte d’opacité relative, où le « point de vue de Dieu » (Hannah Arendt pense que l’Histoire dans le sens précédent est un « succédané du point de vue de Dieu ») est irrémédiablement absent. Il ne faut pas sous-estimer à ce sujet la résistance que nous opposons à cette réalité : notre raison est profondément dérangée par des circonstances, des évènements qui n’entrent pas dans sa lecture du monde, ce qui la rend toujours prête à nier les vérités factuelles au profit  de celle-ci. Pour lutter contre ces dérives, il faut, nous dit Arendt, adhérer au seul temps authentique, celui de l’ « homme fini », du « futur réel », « le seul ouvert à la possibilité ». Mais il y a un autre aspect de ce statut de l’action humaine, de première importance pour notre réflexion présente : il serait faux de penser que l’homme peut façonner l’histoire. Notre inscription temporaire dans une histoire qui nous précède et qui perdurera longtemps après, doit nous inspirer de la modestie : nous pouvons agir politiquement dans et pour le présent mais sans vraiment savoir ce que nous sommes en train de faire pour l’avenir de l’humanité. L’hétérogénéité des échelles –celle de l’Histoire et celle de mon insertion dans le présent – m’empêche  de pouvoir maîtriser les résultats à long terme de mon action. De plus, celle-ci s’insère dans un réseau aux multiples embranchements où de très nombreux humains sont concernés (car l’action, pour Arendt, concerne toujours la pluralité humaine). Il ne faut donc pas confondre agir politiquement et faire l’histoire. Nous sommes sans doute les acteurs de l’histoire, mais les résultats de nos actions ne sont pas prévisibles et nous ne pouvons donc pas nous considérer comme les auteurs ou les sujets de cette histoire. Ce radicalisme de Arendt demande sans doute à être nuancé ; elle écrit dans un temps où le joug historique des totalitarismes qui a dramatiquement pesé sur le monde doit impérativement être secoué. Il est cependant raisonnable de penser que toute idéologie politique doit s’appuyer non seulement sur une action, mais aussi sur un savoir concernant le passé, et sur un projet concernant l’avenir. Le présent de l’action n’est donc pas le seul qui puisse être pris en considération. Mais cette « modestie » concernant l’action politique (étant néanmoins la seule à pouvoir introduire « du nouveau dans le monde »), doit retenir notre attention ; nous sommes certes, depuis la Révolution et la « société historique » qu’elle a engendrée, en situation de nous inventer nous-mêmes : c’est le principe même de la démocratie. Mais cela ne signifie pas une position de surplomb où nous serions en mesure, tels des démiurges, de créer de toutes pièces une société du futur conforme à nos vœux (nous pourrions parler ici du « syndrôme frankenstein » appliqué à la société). Cela supposerait en effet qu’un tel radicalisme puisse s’étayer, et même se fonder, sur une conception de l’histoire comme totalité (conception désormais obsolète), pour laquelle les perspectives révolutionnaires étaient inscrites en creux  dans le mouvement même de la société capitaliste, traversée qu’elle était de contradictions qui ne pouvaient qu’être dépassées.  

Voilà donc la raison de ma première « réserve » quant à l’usage du concept de « société alternative » : il participe, me semble-t-il, d’une ancienne conception de l’histoire. Il s’inscrirait en quelque sorte, à titre d’impensé, dans cette logique téléologique et théologique précédemment décrite. Comme « reste » ou « survivance » d’une perspective par ailleurs non explicitement revendiquée. Cette perspective reste en effet démiurgique ou « thaumaturgique », au sens où nous nous mettons en position de penser une société s’inscrivant dans un futur lointain, en rupture radicale avec la nôtre, conforme à nos idéaux (en admettant que nous parvenions à nous mettre d’accord ; mais là n’est pas la difficulté principale, contrairement peut-être à ce qui est dit… A ce sujet, la méthode consistant à partir de la multitude des initiatives « micro-alternatives » individuelles, éventuellement étendues à de petits groupes, pour remonter au collectif apparaît discutable…mais là n’est pas le propos). Nous sommes ici aux antipodes du « présent de l’action » dont parle Arendt. Et surtout, le présupposé qui soutenait cette pensée radicale – l’analyse qui se voulait scientifique (le matérialisme historique) des contradictions sociales comme moteur de l’histoire, ressort d’un finalisme historique débouchant sur la fin de l’histoire en tant qu’auto-accomplissement de l’humanité, fait aujourd’hui irrémédiablement défaut.

 

Et j’en arrive à ma seconde réserve, étroitement complémentaire de la précédente : ne pouvant plus comme c’était le cas auparavant appuyer notre revendication révolutionnaire sur une telle analyse de la société (n’oublions pas que l’essentiel du marxisme tient dans ce long dépliement de l’histoire des sociétés), notre posture devient exclusivement morale, abandonnant ainsi le terrain politique : elle se développe entièrement dans le registre du « devoir être », la réalité du monde d’aujourd’hui devenant le « mauvais objet » à dénoncer au nom de principes qui relèvent pour l’essentiel des droits de l’homme.  Telle serait en tout cas la posture dominante des intellectuels contemporains : l’absence de radicalité théorique (par exemple de type marxiste concernant l’analyse de la société capitaliste), ou du moins son déficit grandissant de crédibilité, est compensée par la surenchère d’une radicalité politiquement et socialement payante, qui consiste en un maximalisme dans l’opposition au monde tel qu’il est. C’est la volonté de rupture avec la société existante qui la rendrait du même coup et assez magiquement intelligible. Mais il n’en est rien, bien entendu : ce dont nous manquons cruellement aujourd’hui, c’est précisément d’une compréhension en profondeur du réel de notre société. La radicalité a malheureusement des bénéfices en termes de popularité et de relai dans les médias : elle a l’avantage d’apparaître indemne de toute espèce de compromission,  s’entend facilement, et à vocation de toucher tout le monde. Elle est, nous l’avons vu, portée par cette idéologie dominante des droits de l’homme qui est très emblématique de la société des individus : l’identité de l’individu contemporain est naturellement critique. De droite ou de gauche, l’individu d’aujourd’hui se désolidarise fermement du monde tel qu’il va (la période actuelle s’y prête, mais l’arbre d’une conjoncture difficile ne doit pas cacher la forêt des raisons de nature anthropologique). L’idéologisation des droits de l’homme nourrit une condamnation de tous les instants des manquements de la société à l’humanité. Cette culture de la dénonciation est « l’idiome de base  … de la sphère publique médiatique » (Gauchet). Mais un changement très important a eu lieu entre l’ancienne manière de dénoncer et la nouvelle : les contestataires d’hier ne pouvaient fonctionner qu’en référence à l’existence d’un horizon révolutionnaire ; le renversement de la société était politiquement à l’ordre du jour (en France, les évènements de Mai 68 ont été de ce point de vue une période charnière) ; le régime capitaliste était appelé à être dépassé : cette « vérité » faisait l’objet d’un consensus de masse. Ces conditions n’existent plus : le présent est brouillé et l’avenir davantage encore. Nous ne pensons plus que la société actuelle peut se résumer à la domination de la bourgeoisie sur le prolétariat, et nous savons que la démocratie, malgré ses difficultés, nous dit autre chose que cela. En réalité, c’est la figure de l’alternative qui a sombrée corps et bien. Nous ne pouvons plus penser que le futur peut nous promettre l’abolition du salariat, de la propriété privée, de l’argent, et de l’Etat (nous ne faisons ici que rappeler la finalité dernière promise par le marxisme). La radicalité politique nouvelle manière est donc purement morale et, si virulente soit-elle, ne débouche sur aucun avenir révolutionnaire : elle juge, condamne, peut également dire ce qui devrait être (à ce sujet le petit livre « L’espérance », cosignés par Hessel et Morin, est exemplaire : catalogue d’un monde sorti de notre imagination… Pourquoi pas ? Mais en aucune façon, il ne peut remplacer le Manifeste du Parti Communiste !). Ce qui manque désormais cruellement par rapport à l’ancienne posture, c’est l’idée que l’opposition est arrimée à une intelligibilité en profondeur de la société que l’on veut rejeter… La condamnation du capitalisme aujourd’hui ne nous apprend absolument rien de nouveau sur sa nature, et ne fournit aucun moyen pour le changer, car les deux sont intimement liés dans une perspective qui serait vraiment politique (et non seulement morale).  Je suis en accord avec Marcel Gauchet quand il dit qu’en l’absence de prophétie historique, « nos sociétés ont plus intensément besoin que jamais de se comprendre ». Les citoyens sont assez grands aujourd’hui pour voir les turpitudes du colonialisme et les dégâts du libéralisme, ou encore ceux du productivisme à outrance. La tâche des intellectuels sera désormais de nous rendre plus intelligents sur la compréhension de notre environnement et des dilemmes sur lesquels nous butons quotidiennement. Autrement dit, c’est par une réflexion directement en prise sur les affaires publiques qu’ils peuvent aider les citoyens à trouver l’action politique la plus pertinente. Réflexion sur le monde commun tel que nous le partageons, et non sur tel ou tel aspect spécialisé qui relève de la compétence de l’expert (lui-même profondément incapable de penser un univers global comme résultante de toutes ses spécialités… A défaut de cette connaissance globale, une telle juxtaposition de savoirs techniques contribue à produire l’illisibilité de l’ensemble)

 

Pour conclure et revenir sur cette notion de « société alternative », nous pouvons sans doute la rapprocher du concept d’ « obstacle épistémologique » tel qu’il est présenté par Bachelard dans son introduction à « La Formation de l’esprit scientifique » : aucun savoir ni aucune réflexion ne se développent « en terrain vierge », indépendamment d’opinions, de partis pris, de représentations, qui proviennent souvent de connaissances préscientifiques antérieures. Ces représentations sont des obstacles à l’avancée de la réflexion ou de la connaissance, et doivent donc être surmontés… Il est à ce propos probable que l’univers de sens relatif aux grandes religions séculières du XXème siècle, malgré les critiques indépassables dont il a été l’objet, continue de hanter les nouvelles formes de pensée politique. Sans doute aussi y a-t-il de puissants mobiles à les maintenir… Bachelard propose à ce sujet une « psychanalyse » de la connaissance… Il me paraît nécessaire de commencer cette « psychanalyse » (le terme est peut être galvaudé) pour en  finir définitivement, « liquider » en quelque sorte les anciens oripeaux qui nous empêcheraient de penser. Et pour commencer, repérer et analyser les dits obstacles (c’est l’objet du livre de Bachelard, qui examine tout à tour chacun de ces obstacles à la connaissance scientifique). D’où cette modeste contribution…

 

                                                                                                                                                     Daniel Mercier, le 11/07/2012