Eloge de la promesse : « Le naufrage de l’Utile et la promesse de Castellan de Vernet : qu’est-ce qui se joue dans la promesse ? »

 

Conférence du mercredi 23 septembre 2020 à 18h30

 

à la Mam de Béziers

 

 

Le Sujet

 

Eloge de la promesse : « Le naufrage de l’Utile et la promesse de Castellan de Vernet : qu’est-ce qui se joue dans la promesse ? »

 

Présentation du sujet

 

Eloge de la promesse : « Le naufrage de l’Utile et la promesse de Castellan de Vernet : qu’est-ce qui se joue dans la promesse ? »

Cf. powerpoint

Je voudrai m’attarder un instant sur les raisons pour lesquelles j’ai choisi le thème de la promesse, et donc revenir sur les circonstances de ce drame des esclaves oubliés sur l’île de Sable

La promesse de Castellan de Vernet

 Un bateau français, l’Utile, transportant des esclaves noirs dans sa cale échoue sur l’île de Sable (au large de Madagascar) en 1761. 6 mois après, construisant une embarcation de fortune avec les restes du navire, l’équipage prend la mer en laissant plus de 80 esclaves sur l’Ile (pas de place pour eux sur l’embarcation). Mais beaucoup d’autres avait déjà péri au moment du naufrage, ou sur l’île par manque de boissons (jusqu’au moment où l’on trouve de l’eau sur l’île, les boissons sont rationnées et refusées aux Noirs). On leur promet de revenir les chercher le plus vite possible… Ils sont « oubliés » pendant 15 ans jusqu’en 1776, date à laquelle Tromelin finit par débarquer sur l’île et recueillir 7 survivantes et un bébé (il va donner son nom à l’île)… Un homme, Castellan de Vernet, le premier Lieutenant de l’Utile, a pourtant multiplié depuis le début les tentatives pour qu’un sauvetage des naufragés soit entrepris, fidèle à la promesse qui avait été faite. Après de nombreux échecs, il finit par obtenir gain de cause… Cet acharnement à tenir sa promesse constitue un des rares fils d’humanité de cette histoire, où par ailleurs cette même humanité est bien malmenée… Dans ce contexte de l’esclavage où l’indifférence inhumaine au sort de ceux qui sont restés semble communément  partagée, l’histoire de cette promesse qui finit par survivre souterrainement et à ressurgir au bout de 15ans prend un relief particulier : un homme seul semble porté sur ses épaules une telle exigence éthique, l’avoir fait sienne, sans jamais lâché prise durant 15 années…

Il faut savoir que le capitaine Lafargue ayant été totalement déconsidéré depuis le naufrage, c’est son premier lieutenant Castellan de Vernet qui avait pris la direction des opérations sur l’île. Il est donc probable que cette promesse soit d’abord la sienne, même si elle a dû être plus ou moins relayée par l’ensemble de l’équipage… Dans une des nombreuses lettres que le lieutenant envoie demandant instamment d’envoyer un bateau pour sauver les esclaves, il fait mention d’un détail révélateur : le travail assidu des esclaves pendant la construction de l’embarcation avec les restes de l’Utile, « avaient le plus contribué à la sortie de cette île » et donc à sauver l’équipage. On peut percevoir  assez facilement ici la reconnaissance, et donc aussi le sentiment de dette, que le lieutenant éprouve devant l’attitude des esclaves qui n’ont pas hésité à s’engager résolument dans ce travail, pour ne pas pouvoir finalement en tirer profit…

Cette histoire, qui montre la véritable nature de l’esclavage, comme Condorcet l’écrivait en 1784, peut également illustrer l’importance et les enjeux de la promesse, de la parole tenue.Ne pas trahir sa propre parole, être fidèle à autrui « qui compte sur moi ». Alors que les esclaves sont communément considérés comme de vulgaires marchandises, il y a cette fragile promesse qu’un homme va s’efforcer  de tenir contre vents et marées et malgré l’indifférence générale de ceux qui l’entourent. Une parole humaine qui s’adresse à d’autres humains, attestant malgré tout l’existence d’une communauté d’humains… Nous voudrions justement profiter de cette histoire tragique pour montrer la nature l’enjeu éthique considérable de cet acte et de cette parole particulière qu’est la promesse. La réflexion du philosophe Paul Ricoeur sera précieuse ici.

La promesse est à la fois un acte linguistique (une parole) et un acte moral.

Elle est en effet à la fois un acte de parole et un acte moral. Un acte de parole particulier (c’est ce qu’on peut appeler la forme linguistique de la promesse « je te promets ») qui entre dans la catégorie des « actes de paroles performatifs ». C’est-à-dire ?  Cela signifie que lorsque je déclare (énoncé déclaratif) « je promets », je suis effectivement engagé dans une action future. Nous savons depuis Austin[1], qu’un certain nombre d’énoncés déclaratifs tels que assertions, questions déclarations, demandes, promesses, remerciements, offres et refus, « font ce qu’ils disent ». L’exemple souvent cité est celui du maire qui déclare mari et femme deux personnes au moment de la cérémonie civile. Ainsi, promettre, c’est être engagé à faire ce que la proposition énonce. Ricoeur : « En tant qu’acte de discours, promettre c’est dire que l’on fera demain ce que l’on dit aujourd’hui que l’on fera et ainsi se lier par cette parole même »[2]. Cet engagement scelle ce qu’on appelle l’imputation de ses actes, c’est-à-dire l’idée que je suis responsable de mes actes devant autrui. Mais cet engagement ne relève pas encore de la morale. Je peux ne pas tenir ma promesse, ne pas réaliser ce que je promets. « Promettre est une chose. Etre obligé de tenir ses promesses en est une autre »[3]. Une promesse non tenue reste une promesse. Mais cet engagement est non seulement une obligation vis-à-vis de soi-même à faire ce que l’on dit, mais aussi et surtout une obligation vis-à-vis de son interlocuteur, une obligation de lui donner  quelque chose tenu bon pour lui. Nous sommes donc logiquement conduits au terme de cette analyse linguistique à la dimension proprement morale de la promesse. Ne pas trahir sa propre parole, et ainsi être fidèle à autrui « qui compte sur moi ».

Peut-on se faire promesse à soi-même ? (Ruwen Ogien)

Mais peut-il y avoir obligation morale vis-à-vis de soi-même ? C’est en tout cas ce que conteste une certaine philosophie morale dite « minimaliste », développée notamment par le regretté Ruwen Ogien, que nous avions eu la chance d’accueillir il y a quelques années à Colombiers.  L’argument est le suivant : la notion de devoir vis-à-vis de soi-même n’a aucun fondement moral car elle repose sur une contradiction ou une incohérence logique : contrairement à la promesse faite à autrui où nous sommes son débiteur ou son obligé, et donc moralement liés par cette promesse vis-à-vis de lui, sauf s’il m’en libère, avec la promesse faite à soi-même je serais à la fois le débiteur et le créancier, et pourrais m’en libérer à tout moment. Or je ne peux pas à la fois être celui vis-à-vis de qui je m’engage moralement et celui qui peut à tout moment rompre le contrat !Il y a une contradiction interne, c’est-à-dire une incohérence logique, entre le créancier qui libère de la promesse, et le débiteur qui serait néanmoins tenu par elle, l’un et l’autre étant la même personne... Le devoir envers soi, pour cette raison, est selon lui conceptuellement confus. C’est le cas pour beaucoup d’autres actions soi-disant morales vis-à-vis de soi-même, comme par exemple ne pas se mentir à soi-même (comment en effet être à la fois celui qui ment et celui à qui l’on ment ?). Ruwen Ogien développe ainsi une morale dite « minimaliste » au sens où, contrairement à la plupart des morales qui s’appuient sur une symétrie supposée du rapport à soi et du rapport à autrui (Kant étant le représentant le plus célèbre de ces « morales maximalistes »), seul le préjudice ou le tort fait à autrui peut être considérer comme un manquement à la morale. Autrement dit la manière dont j’organise ma vie est affaire d’éthique personnelle (qu’est qu’une vie bonne ou réussie pour moi ?), mais elle est moralement indifférente. Concernant la promesse vis-à-vis de soi-même, quelles objections peut-on faire à cette critique ? D’abord, le modèle explicatif utilisé par R. Ogien semble être celui d’une négociation (la problématique débiteur/créancier) où une partie de soi est tenue d’honorer son contrat avec une autre partie, où l’une est débitrice (celle qui « doit » à l’autre quelque chose) et l’autre créancière (celle à laquelle l’autre partie doit quelque chose). Ce modèle semble en réalité fort éloigné de la problématique morale de la promesse que l’on se fait à soi-même, qui relève d’une fidélité et d’une constance vis-à-vis de soi irréductible à un « marché » de cette nature (nous y reviendrons). D’autre part et surtout, ne doit-on pas avec Ricoeur penser que la fidélité à soi-même n’a de sens que par rapport à celle que l’on doit à autrui ? L’origine de la valeur d’une telle fidélité à soi réside fondamentalement dans cet autrui qui m’oblige, et qui est précisément le fondement de la morale. C’est la présence et la vulnérabilité d’autrui  qui s’en remet à moi – vulnérabilité particulièrement patente dans l’exemple de l’Ile de Sable - qui m’enjoint de le protéger et de lui porter secours. C’est elle qui interpelle et vient fracturer une liberté qui se veut autosuffisante et se vit spontanément de façon égoïste. Autrui, par l’intermédiaire de son visage, s’impose à ma liberté dans son altérité absolue (en ce sens autrui est toujours l’étranger, quelle que soit sa couleur de peau ou son statut), indiscutable, et par là-même instaure une relation essentiellement éthique qui m’oblige vis-à-vis de lui, dira Lévinas[4].  Autrement dit, pour répondre à Ruwen Ogien, même dans le cas de la promesse faite à soi-même, ce n’est pas moi mais autrui qui m’oblige… C’est l’existence même de l’autre, dans sa dimension impérieuse face à moi, qui m’assigne ma responsabilité vis-à-vis de lui.

« Une promesse d’avant la promesse »

Pour que l’acte linguistique de la promesse (« je te promets ») soit dans le même mouvement une exigence morale de ne pas trahir une parole donnée, il faut qu’il y ait en quelque sorte « une promesse d’avant la promesse » : celui qui énonce une promesse ponctuelle tient la force de son engagement à une « promesse d’avant la promesse »[5], plus fondamentale, celle de tenir sa promesse dans toute circonstance. Ce qui est en cause ici, c’est ce que nous pourrions appeler l’ipséité de l’individu, c’est-à-dire sa volonté de maintien de soi, de constance, ou de fidélité à soi-même, malgré « l’altération des circonstances, malgré les vicissitudes du cœur ». Nous touchons là au cœur de l’ipséité selon Ricoeur, c’est-à-dire d’une identité qui n’est pas tant celle de l’idem – souvent en effet nous définissons l’identité comme « mêmeté », par le caractère ou la biologie par exemple – que celle qui est maintenue malgré ou en dépit de ce qui inclinerait à trahir sa parole. Ainsi, pour Ricoeur, la faculté de tenir sa promesse est le paradigme de ce genre d’identité/ipséité. Même si elle n’en est finalement que la pointe avancée. L’attitude de Castellan de Vernet incarne parfaitement cette dimension : il a sans doute beaucoup de raisons d’abandonner sa parole devant toutes les fins de non-recevoir auxquelles il a dû être confronté, mais il n’en fît rien et continua pendant 15 années à porter cette parole, à être fidèle à ceux « qui comptent sur lui ».

Une fidélité vertueuse : tenir sa promesse

Fidélité vertueuse ? Il ne s’agit pas d’un pléonasme. La fidélité n’est pas une vertu « en soi ». Mais la fidélité dont nous parlons ici est la fidélité ou la foi en soi-même dont parle Montaigne, et celle-ci est vertueuse... La fidélité à soi n’est pas la permanence du Même, comme on pourrait le penser trop facilement. Je peux en effet changer, évoluer, faire mon autocritique, changer de compagne ou de compagnon, changer de religion ou devenir athée, cela ne changera rien à la fidélité dont on parle. Quels que soient les changements incessants qui affectent notre existence et ce que nous sommes, il y a une fidélité à soi vertueuse qui résiste, et qui est liée à la promesse : en vérité, seul le manquement à ma parole pourrait l’ébranler. La permanence ou le maintien de soi, au-delà de changements susceptibles de porter sur le caractère, ou des idées, des désirs, des intérêts – ce que Ricoeur nomme la « mêmeté » ou « idem »-, est le fait de l’ « ipse », c’est-à-dire du sujet cette fois-ci tourné vers l’avenir (et non vers la mémoire du passé) et  qui engage sa parole vis-à-vis d’autrui. Si l’oubli est le contraire de la mémoire, la trahison est le contraire de la fidélité, et signe bien par contraste la dimension éminemment morale de la fidélité en ce sens.

Une manière d’être « en personne » ou « en vérité ».

Au-delà de la déclaration explicite à autrui annonçant la parole qui devra être tenue, certaines façons d’exister peuvent avoir valeur de promesse, même si celles-ci ne sont pas explicitement prononcées… L’usage que nous faisons de la métaphore, dans des expressions comme « la promesse d’une aube qui se lève », ou encore « la promesse d’un enfant qui naît » ou « d’un amour qui commence », peut nous faire comprendre de quoi il est question : nos actes et nos pensées parlent d’eux-mêmes, et manifestent pour certains une forme de constance et de persévérance, de fiabilité aussi, et sont vécus par autrui comme une promesse non dite qui habite son  auteur. Comme le montre magnifiquement Montaigne dans Les Essais, il y a une façon d’exister « en vérité » qui peut tenir lieu de promesse, ou du moins sur le socle duquel nous pouvons donner foi à une parole donnée. Une manière d’être qui est une sorte de fiabilité se manifestant non seulement en paroles mais en acte. Répétons une fois de plus qu’il ne s’agit pas là d’une identité à un « moi » ou à un « soi » qui serait donné préalablement - comme une sorte de noyau fixe et permanent - mais d’une posture ou une attitude que nous adoptons envers les autres et envers soi-même.Peut-être la formule secrète de « l’être soi-même »… La promesse tenue est comme le paradigme d’une telle attitude : « J’aimerai bien plus cher rompre la prison d’une muraille et des lois que de ma parole. Je suis délicat à l’observation de mes promesses jusqu’à la superstition. »[6]. Mais au-delà de la circonstance particulière souvent relative à une promesse explicite, celle-ci touche à notre être-même et s’étend à la totalité de notre vie. Une forme de fidélité à soi-même et aux autres qui s’atteste devant autrui. C’est en faisant preuve de véracité que je donne forme à mon être et que je deviens vraiment moi-même.

C’est autrui qui m’oblige. Le « soi-même » est inséparable de l’Autre.

La promesse nous apprend encore mieux que toute considération théorique sur ce sujet que notre identité individuelle n’est pas celle d’un individu auto-référencé, c’est-à-dire qui se pense comme une entité indépendante et une libre autocréation de lui-même, sans référence à un monde qui le précède et surtout l’antécède, et notamment Autrui qui est dans ce monde. La constitution de ce que nous sommes est directement dépendante de toutes les figures de l’altérité auxquelles je me confronte au cours de mon existence. Pour le dire dans le langage de Ricoeur : la présence de l’altérité au sein de l’ipséité interdit de poser le soi comme fondement. Autrui est toujours constitutif de Soi-même[7]. L’une de ces médiations avec l’altérité qui nous constitue est la voix de la conscience qui nous ouvre à l’éthique : elle se manifeste sous la forme d’un appel impérieux à la seconde personne, dans une relation verticale entre soi et cette instance. Cette expérience est présente de façon privilégiée dans la promesse. Quelle que soit la façon dont nous interprétons la voix de cet Autre – métaphysique, psychanalyse, anthropologie, éthique, religions -, elle est à la source de ma responsabilité vis-à-vis d’autrui : Autrui fait effraction dans le champ de ma liberté, il est celui qui m’oblige ou qui m’enjoint, celui devant lequel je dois répondre[8]. Ici le mouvement ne part pas de soi pour aller vers autrui, mais à l’inverse il part d’autrui pour aller à soi.

La question de la confiance.

Il va de soi que beaucoup d’enjeux éthiques, psychologiques ou sociaux de la promesse tournent autour de la question de la confiance, et de plusieurs manières. 1) Chaque promesse ponctuelle tire sa crédibilité de la fiabilité habituelle de la promesse d’avant la promesse, de cette fiabilité propre à une certaine façon d’être, dont nous avons parlé précédemment. Cette crédibilité accordée aussi bien par le bénéficiaire que par le témoin de la promesse mesure en quelque sorte le degré de confiance ou de soupçon. 2) Ainsi rompre une promesserevient souvent à rompre la confiance qu’autrui nous a accordée, et inversement, tenir une promesse revient la plupart du temps à accroître cette confiance. Nous sommes donc souvent dans un cercle vertueux ou un cercle vicieux puisque la confiance comme la défiance peuvent conduire à leur propre réalisation et renforcement. 3) De plus, la défiance est généralement contagieuse et se répand facilement.  4) Cette conséquence de l’exercice de la promesse sur la confiance que l’on m’accorde ou non fait d’ailleurs dire à certains que si la promesse est une obligation morale, elle est une obligation intéressée : pour Hume par exemple, une telle obligation reposerait sur les conséquences fâcheuses d’un éventuel manquement sur la réputation et les intérêts de l’auteur de la promesse. A l’inverse de cette conception, l’obligation de tenir sa promesse est pour Kant, non un impératif hypothétique (du type : pour parvenir à ce résultat, par exemple « qu’on me fasse confiance », je dois tenir ma promesse, ou bien « si je veux passer pour une personne respectable, je fais ceci ou cela »…etc.) mais un impératif catégorique : être digne de confiance ou loyal, quel qu’en soit le domaine, est un impératif catégorique en tant que l’homme est sujet du royaume des fins. Là encore avec Kant, l’examen des conséquences de l’acte est beaucoup moins important que la pureté de l’intention… 5) Quoiqu’il en soit de ces divergences, plusieurs études expérimentales montrent l’importance de la confiance pour comprendre la manière dont les sociétés parviennent à vivre ensemble et à maintenir un contrat social[9]. Hannah Arendt pousse l’éloge de la promesse jusqu’à lui faire porter le poids de la crédibilité de l’institution générale du langage, et même d’une partie de celui de l’ensemble des  institutions humaines. En ce qui concerne le langage, sa pratique englobe en effet une clause tacite de sincérité (je crois ce que je dis), et de confiance en ce que je dis que je ferai. Sans ces deux clauses tacites, que devient en effet l’usage du langage ? Quant aux institutions de la démocratie en particulier, elles sont le cadre de la confiance –ce sont-elles qui créent la possibilité de s’exprimer librement et de résoudre pacifiquement les désaccords et donc d’instaurer une confiance relative –, mais ces institutions supposent aussi, pour atteindre ce but, la confiance comme condition : c’est la confiance des citoyens en leurs institutions qui permet l’exercice de la démocratie et qui rend possible une paix relative. Au-delà de l’institution du langage, c’est, selon Arendt, l’ensemble des institutions humaines qui est concerné par la promesse, en tant que celles-ci sont dans un rapport intime et difficile avec la temporalité… Il faut ouvrir ici le vaste champ de la promesse et de la politique, que nous ne pouvons ici que survoler…

La promesse et la politique[10]

La promesse joue dans le cadre des institutions un rôle très important car par sa capacité à lier le sujet à son action, elle réplique à l’imprédictibilité qui ruine la confiance en un cours attendu de l’action. Mais nous entrons là dans la difficile question de la promesse en politique, qui à elle seule nécessitait un long développement. Nous nous bornerons à faire quelques constats : 1) Les promesses non tenues sont souvent la cause du retrait de la confiance des électeurs ; mais en même temps ces derniers réclament des promesses, et jugent souvent leurs représentants sur leur capacité à en faire, sans toujours tenir compte de la fiabilité de ces promesses. On préfère souvent celui qui fait des promesses sans les tenir à celui qui refuse de faire des promesses irréalisables : quitte à qualifier le premier de démagogue, le second sera vite balayé par le peuple. La politique se nourrit de passions et a donc besoin de promesses qui tracent un horizon… 2) Les promesses en politique sont la plupart du temps difficiles à tenir : c’est la raison pour laquelle les hommes politiques préfèrent parler d’engagement, ce dernier mettant d’avantage l’accent sur l’action qui sera engagée que sur le but qui serait atteint ; mon action et ma détermination dépendent de moi, mais en politique beaucoup de choses n’en dépendent pas… Il suffit de prendre l’exemple de la présente mandature présidentielle : le Président semblait déterminé à réaliser un grand nombre d’engagements –fiscalité, retraite, Europe, taxe sur le carburant…etc. -, mais un certain nombre d’évènements imprévus ou imprévisibles sont venus balayer ses prétentions, comme le mouvement des Gilets Jaunes ou la pandémie du Coronavirus… La complexité du cours des choses et des circonstances est telle qu’il n’est pas possible de s’en tenir aux promesses qui sont faites à un moment donné. L’accomplissement des promesses initiales dans certaines circonstances peuvent entraîner des conséquences plus néfastes que le fait de ne pas les tenir. C’est en ce sens que Hannah Arendt disait que l’homme est certes l’acteur de l’histoire, mais qu’en même temps il ne pouvait pas en maîtriser le cours. Selon Vincent Peillon, nous ne pouvons pas annuler l’imprévisibilité du temps et enfermer le futur dans le présent, sous peine de prétendre à un déterminisme rigoureux dont nous posséderions les clés, et donc d’adhérer à des matrices de pensée autoritaire, absolutiste ou totalitaire dont les conséquences les plus concrètes sont la violence et la suppression de la liberté. 3) Cela ne signifie pas qu’il ne faille pas faire de promesses en politique. Même difficilement réalisables, elles sont les seules « à pouvoir mobiliser une énergie et une espérance, orienter le temps vers l’avenir »[11], convoquent celui qui promet à la responsabilité de ses actions, et permet aussi aux bénéficiaires potentiels de réagir quand les promesses ont été trahies… « Le peuple n’aime pas ceux qui ne partagent pas ses passions, ses illusions, ses erreurs, ses attentes, et ses espoirs. »[12]  4) Comme le disait Machiavel, le Prince est légitime à faire des promesses et à s’efforçer de les tenir si possible, mais il peut également avoir des raisons légitimes pour ne pas les réaliser… Parfois le respect de sa parole peut se retourner contre lui, ou encore les motifs qui avaient justifié sa promesse ont disparu…

Nous pouvons constater que le champ du politique et le champ de la morale ne coïncide pas : vouloir ne faire que les promesses que l’on peut tenir, ou tenir les promesses que l’on a faites sont des principes moraux qui ne sont pas opérants en politique… Le louable en morale est loin de correspondre toujours à l’efficace en politique. Mais là est un autre sujet…

La promesse comme « mémoire de la volonté » (Nietzsche) : un éloge ambigu en forme de dénonciation. L’hubris de la promesse.

L’approche de la promesse est chez lui foncièrement différente. Elle est marquée par la volonté de se souvenir du passé, de ce que l’on a une fois vécu et affirmé, et par la volonté aussi de revendiquer aujourd’hui ce que nous  avons fait hier. Telle est la force de la promesse : vouloir aujourd’hui ce que l’on voulait hier et ce que l’on voudra demain. La force d’une telle volonté dans le temps est bien sûr  réelle : elle procure à l’homme une constance et une prévisibilité, sa  parole est reconnue, et fait de lui quelqu’un à qui les autres peuvent se fier. Mais Ricoeur (par exemple dans « Parcours de la Reconnaissance ») voit dans cette sorte d’obstination une pathologie secrète du pouvoir promettre. La promesse ne provient plus d’une moralité intrinsèque mais est liée généalogiquement à la contrainte avec laquelle le créancier soumettait son débiteur. L’autre n’est plus celui qui nous oblige moralement par sa faiblesse ou sa vulnérabilité (ce que l’on retrouve par exemple dans l’œuvre de Lévinas - Totalité et Infini »), mais par la force de la contrainte. La mémoire est au service d’une sorte de « volonté obtuse et obstinée » qui nous fait promettre coûte que coûte. Autrui n’intervient plus comme agent moral. Cette forme de promesse représenterait pour Ricoeur une sorte d’excès dans le maintien et la reconnaissance de soi-même.Ricoeur nous indique quelques remèdes : en premier lieu ne pas promettre trop, suivre l’adage grec « Jamais trop ! ». Eviter l’obstination et préférez la patience vis-à-vis de soi et des autres. Mais l’essentiel est ailleurs : ne pas se tromper dans l’ordre de priorité entre soi et autrui, entre celui qui promet et le bénéficiaire de la promesse. La promesse est avant tout une réponse par rapport à l’attente de ce dernier, qui compte sur moi et sur la fidélité à ma propre parole. Encore une fois, il faut affirmer la primauté d’autrui par rapport à ma liberté ou ma volonté… « Il faut renverser l’ordre de priorité entre celui qui promet et son bénéficiaire »[13]

En conclusion : Promesse et ipséité[14]

Je voudrais élargir ici le propos et évoquer le concept ricoeurien d’identité narrative, pour montrer comment la promesse s’inscrit dans son prolongement. Au-delà de la formulation explicite de la promesse, nous avons pu constater qu’une certaine façon d’être et de vivre –nous avons utilisé l’expression « une manière de vivre «en personne » ou « en vérité » -, qui se traduit par une forme de fiabilité non seulement en paroles mais aussi en actes, tenait lieu de promesse implicite. Englobons ce propos dans une conception plus générale de l’identité, et reprenons la thèse ricoeurienne de l’identité narrative : celle-ci correspondrait à la façon dont nous racontons notre vie, dont nous essayons de la mettre en intrigue (soi-même comme personnage principal), de lui donner cohérence au-delà de la disparité des évènements et des changements opérés. IL y a dans cette narration permanente (nous ne cessons de nous raconter notre vie, même de façon silencieuse) une performativité qui lui est immanente, ce que Sophie-Jan Arien appelle « le potentiel performatif de la narration ». Qu’est-ce que cela veut dire ? Le travail d’interprétation que nous réalisons sans cesse à travers la narration de notre vie est bien sûr rétrospectif (en ce sens il n’agit pas sur l’avenir), mais il est aussi prospectif à travers le projet et le souci de soi ; de plus et surtout, l’acte de narration est en lui-même performatif : être ceci ou cela à mes propres yeux  ou aux yeux des autres nous enclins à être en conformité avec ce que nous avons raconté. Celui qui se raconte s’engendre également en se racontant. Il se produit comme celui qu’il est. L’histoire qu’on se raconte à soi-même à partir de soi-même et sur soi-même est partie intégrante de notre ipséité ou de notre exigence de fidélité à soi-même.La narration a donc un potentiel performatif en ce sens que l’attestation narrative nous engage devant autrui et devant nous-mêmes en nous faisant aller dans la direction racontée.  La déclaration de la promesse qui nous engage sur l’avenir est le prolongement et le versant explicitement moral d’un tel processus. Il ne s’agit plus d’organiser les évènements passés pour leur donner un sens dans une histoire où je suis le personnage principal, malgré tous les changements que j’ai vécus à l’extérieur mais aussi à l’intérieur de moi (de ce point de vue la réalité d’une identité « idem » est très relative, puisque je change en permanence, comme l’avait bien dit Hume, après Montaigne), mais de s’engager pour l’avenir dans le respect d’une forme de constance vis-à-vis de soi-même et des autres, malgré là encore tous les changements qui vont immanquablement venir m’affecter. A travers la promesse tenue, se joue ainsi la question du maintien ou de la fidélité à soi-même. La promesse est ainsi le paradigme de l’identité/ipséité. 

 

[1] Philosophe anglais du XXème siècle appartenant à la philosophie analytique

[2] « Réflexion faite », Paris, Esprit, 1995

[3] Soi-même comme un autre », Ricoeur

[4] Levinas, « Totalité et Infini »

[5] Paul Ricoeur, « Parcours de la reconnaissance »

[6] Les Essais, Montaigne

[7] D’où la formule « Soi-même comme un autre », titre d’un ouvrage de Ricoeur.

[8] Lévinas, « Totalité et Infini »

[9] Cf. travaux du politiste Harvard Robert Putnam, et également du prix Nobel d’économie Kenneth Arrow

 

[10] Lire sur le sujet « La promesse » de Vincent Peillon

[11] « La promesse », Vincent Peillon

[12] « La promesse », Vincent Peillon. Ainsi, ceux qui prétendent renoncer aux promesses et demander au peuple d’y renoncer au nom d’une « prétendue » moralité ou d’un « prétendu » savoir, sont rejetés comme prétentieux et arrogants…

[13] Ricoeur

[14]Se reporter à l’article de Sophie-Jan Arrien Dans Cités 2008/1 (n° 33), pages 97 à 108 : « De la narration à la morale : le passage par la promesse »