Quelques réflexions sur mon fonctionnement au café philo…
Quelques réflexions sur mon fonctionnement au café philo… Daniel Mercier, le 21/03/2018
A l’occasion du compte-rendu des « 20 ans » du Café Philo Sophia qui va paraître dans DIOTIME (Revue internationale de didactique de la philosophie), et dans le prolongement des nombreux témoignages de participants des café philo, je souhaiterai pour une fois expliquer le plus clairement possible ce qui justifie à mes yeux les options que j’ai choisies concernant l’animation de ces cafés philo depuis 20 ans, à savoir une présentation assez longue (30’) du sujet, nourrie de références philosophiques précises, et un style d’animation qui accueille les propos tenus, mais qui entre en dialogue également avec eux… Avant d’aborder cette question sous un angle résolument philosophique, je souhaiterai auparavant dire quelques mots personnels sur l’engagement qui est le mien
Le lancement de cette activité philo et sa longévité de 2o ans est inséparable pour moi d’un engagement résolu dans un travail philosophique quotidien. Les séances mensuelles de café rythment mon travail en lui donnant contenus et échéances précises. C’est cet ensemble qui donne son sens à ce que je fais et me permet de tenir ! Il se trouve que jusqu’à présent ce fonctionnement rencontre des personnes intéressées. Mais j’ai conscience que bon nombre de personnes sont venues faire un tour au café philo et n’y ont pas trouvé leur compte… Notamment pas assez de spontanéité, d’interactivité, trop d’apports… Mais ce n’est pas un problème, ces personnes trouveront d’autres lieux où elles pourront s’exprimer plus librement… Sans doute aussi en se privant de ce tiers médiateur à la discussion que représente la référence « documentée » à l’héritage philosophique, aux « œuvres ». Ce que je vais expliquer juste après. Mais pour fermer cette petite parenthèse plus personnelle, je fais ce que je sais faire (du moins je le pense…), et ce que je désire faire… Venons-en à la façon dont je peux justifier philosophiquement ma manière de faire…
Je voudrais montrer ici pourquoi le voyage philosophique est aussi un voyage au Pays de la Philosophie et de ses habitants, je veux parler des philosophes...Les philosophes ne sont pas dans les bagages... Ils font partie intégrante des contrées à explorer !Le voyage philosophique est aussi un voyage au pays de la philosophie.Le propos qui suit n’est pas vraiment organisé, mais les points suivants relèvent, je l’espère, d’une forme de cohérence interne…
« Penser par soi-même » (Kant), la formule est heureuse mais attention à sa complexité derrière sa trompeuse apparence… Une autre formule intéressante aussi,celle-ci de Platon, décrit la philosophie comme « dialogue intérieur de l’âme avec elle-même »… Il faudrait montrer qu’il ne s’agit pas d’un soliloque, malgré les apparences… Philosopher, c’est comme vivre : la constitution de ce que l’on est et devient passe par autrui. Nécessaire tribu de la pensée à ce qui la précède…
Le besoin impérieux d’expression personnelle et de communication entre égaux depuis 68, contre le vieux monde autoritaire, est patent. Cela est digne d’intérêt et bien sûr à promouvoir, mais il y a des dérives possibles ici en ce qui concerne notre projet ou visée philosophique (du moins c’est l’objectif de cette activité telle que je la conçois) : prétendre philosopher en oubliant la philosophie. Je suis convaincu que la physionomie de nos discussions, leur teneur, leur orientation, doit beaucoup à l’apport philosophique introductif. C’est une façon de marquer en quelque sorte la précédence et l’antériorité de cet héritage par rapport à nos discussions ici-maintenant.
Faire coexister le « savoir-savant » et la réflexion collective, ne pas opposer philosopher et philosophie, reconnaître et faire connaître l’immense héritage que nous lègue l’histoire de la pensée philosophique, sont des tâches qui bien loin d’être antagonistes, doivent s’alimenter les unes les autres. Cela veut dire en particulier maintenir les exigences d’une réflexion philosophique de qualité, tout en relevant le défi d’une véritable « philosophie populaire ». Je suis pour une fois d’accord avec la formule de Michel Onfray, la « philosophie pour tous » doit être un « élitisme pour tous »…
Nous devons faire la différence à ce sujet entre une propédeutique philosophique et une réflexion philosophique qui s’appuie déjà sur l’édifice de la philo. Les deux étant légitimes.
Le « penser par soi-même » est en quelque sorte le porte-drapeau du credo rationaliste qui est celui de la Modernité, que nous ne pouvons qu’approuver : doté d’une raison commune à tous, nous avons tous vocation à philosopher dans le langage qui est le nôtre, sur des sujets qui nous concernent tous, et ainsi s’en prendre à tout argument d’autorité, à toute soumission aux dogmes du passé, à toute répétition non questionnée de la tradition. Mais cela implique-t-il que nous devions faire « table rase du passé » ? Entre l’oubli pur et simple et la vénération qui n’aide pas plus à penser, les œuvres du passé et du présent ont beaucoup à nous dire. 1) La philosophie est un univers symbolique qui a ses propres codes (comme d’autres disciplines) que l’on ne peut méconnaître totalement. Et l’on ne peut pas explorer ce monde sans se familiariser avec ses habitants que sont les philosophes, seuls capables de nous délivrer un certain nombre de cartes du territoire… . 2) La réflexion philosophique s’inscrit dans le temps long, de l’intelligence d’un dialogue continué depuis des millénaires, d’une histoire des idées qui est constitutive de notre monde humain. A ce titre, ce café philo, je le crois, n’est pas étranger aux enjeux d’éducation et de transmission dont nous avons parlé en novembre dernier à Maureilhan à propos de l’héritage. 3) Cela n’empêche pas qu’il est potentiellement inhérent à toute vie humaine de s’interroger sur cette vie, d’être « réflexif » (penser sa vie, vivre sa pensée), et donc nous sommes tous peu ou prou des philosophes. Mais cela n’empêche pas non plus que l’apprentissage du philosopher soit lent et progressif, comme dans tout apprentissage, et qu’un enfant-philosophe ne l’est pas au même sens que Kant ou Spinoza. Cela ne signifie pas qu’il faut enseigner Kant ou Spinoza aux enfants, cela signifiequ’il faut mesurer la distance qui les en sépare et considérer que la philosophie est l’objet d’un cheminement personnel parfois laborieux où l’on se confronte à l’Autre de pensées qui nous résiste souvent, et dont l’appropriation (partielle) est souvent lente et progressive. Si « apprendre c’est sortir de soi », alors cela signifie que mon expérience doit accepter de se confronter à cet Autre pour s’enrichir.
Dire que chacun a toujours de « bonnes raisons » de penser et de dire ce qu’il pense est légitime. Mais à condition de ne pas confondre « les bonnes raisons » au sens psychologique avec la plus ou moins grande consistance d’un développement rationnel par rapport à tel ou tel sujet. Nous pouvons être tous égaux en dignité et très inégaux dans la façon dont nous exerçons notre réflexion. Ce n’est pas parce que la vérité au sens absolu est inatteignable que toutes les affirmations se valent et que nous ne pouvons pas les discriminer en fonction de leurs degrés de pertinence, de rigueur, et de profondeur : il y aura toujours des jugements plus ou moins vrais ou plus ou moins faux. Et surtout certaines erreurs sont plus intéressantes, par les horizons de pensée qu’elles ouvrent, que certaines vérités triviales qui ne nous apportent rien...
Montaigne est un de ceux qui placent le plus haut l’indépendance du jugement fondée sur la sincérité, et il est le premier aussi à prendre de la distance vis-à-vis de ses propres points de vue pour les mettre à la critique, à refuser toute complaisance de cette sorte en adoptant le point de vue des autres, en s’appuyant pour les retravailler sur les jugements des Anciens de l’Antiquité. C’est à ce prix que la pensée avance… Pensons à cet élève de terminale qui pensait avoir réussi une dissertation sincère et personnelle « en exprimant ses idées » et qui est déçu par sa note et les appréciations de l’enseignant qui mentionne « une suite de banalités »... On peut faire l’hypothèse qu’il a effectivement enchaîné des lieux communs non questionnés appartenant à un certain type d’environnement, en ayant l’impression d’être très « personnel ». Seule une confrontation intellectuelle avec une parole ou un écrit « autre », capable de le mettre à distance critique (au sens de l’examen) des premières idées qui affleurent spontanément, pourra le faire avancer dans la formation de son jugement. N’est-ce pas au fond la raison d’être de l’éducation et de la culture, en tant que médiation permettant d’avoir prise symboliquement sur le monde ?
L’art, comme la philosophie, sont souvent hantés par le fantasme du « point zéro », du retour aux choses mêmes dans la nudité de leur « premier commencement »… Bref à la virginité du regard enfantin. Mais nous nous rendons compte que Cézanne ou Paul Klee qui rêvent de « peindre avec la naïveté d’un enfant », de « Donner l’image de ce que nous voyons en oubliant tout ce qui a été fait avant. » (Cézanne, 1904), Montaigne de préserver « la simplicité naturelle et la naïveté enfantine », Descartes de faire table rase de toute les connaissances antérieures pour s’appuyer sur le « point zéro » de toute connaissance (le cogito) et reconstruire à parti de là, Husserl ou Merleau-Ponty qui veulent revenir à « la chair des choses mêmes » en les débarrassant de toutes les stratifications mentales ou sociales qui les recouvrent, sont tous sans exception pétris de notre vieille culture occidentale, et,pour les peintres, rompus à toutes les techniques de l’histoire de la peinture qui les ont précédées. La figure de l’enfance peut servir ici de métaphore, tout en sachant qu’aucun enfant ne pourra faire un tableau de Paul Klee, ou écrire les Méditations cartésiennes de Husserl… De telles recherches en direction d’une sorte de fraîcheur ou de créativité enfantine ne peuvent paradoxalement aboutir à un résultat qu’au prix d’arides et souvent douloureuses médiations sociales et culturelles dont le trajet personnel de tous ces artistes ou philosophes est l’illustration.
En conclusion :
Peut-être y-a-t-il implicitement dans la manière de présenter ma pratique un ressenti personnel (mais pas seulement…) que deux « cultures » se confrontent aujourd’hui : les médiations de communication entreraient de plus en plus en conflit avec les médiations d’éducation : d’un côté, communication immédiate et horizontale, utilisation d’un savoir externalisé dans la boîte de l’ordinateur que l’on utilise en self-service selon les besoins, et goût pour la spectacularisation de ce savoir ; publicité, désir de divertissement, goût pour la polémique. De l’autre côté, communication hiérarchisée, lente, coûteuse ; appel à la mémoire comme moyen et comme hommage, dans le cadre d’un rapport vivant à son passé. Changement de logiciel en perspective ? J’ose espérer que non !
Même si la solitude intérieure est un passage obligé du retrait réflexif (je le crois), le dialogue avec les autres et tout aussi nécessaire. Et en particulier le dialogue virtuel avec tous ceux qui se sont avérés être des figures incontournables de la « réflexion » que l’humanité n’a jamais cessé d’opérer sur elle-même, et donc les philosophes notamment. C’est eux que je tâche de faire vivre dans ma présentation.
Je ne reviendrai pas sur la précédente conférence sur l’héritage, mais je rappellerai seulement ces paroles de André Comte-Sponville : « On ne possède jamais que ce qu’on a reçu et transformé, que ce qu’on est devenu grâce à d’autres ou contre eux », et celles de Derrida : « Hériter, c’est reconnaître « que nous devons recevoir ce qui est plus grand, plus vieux, plus puissant, plus durable que nous ». Il n’y a pas de pensée véritable qui ne s’inscrive dans un héritage, même les pensées les plus innovantes…
Je peux maintenant essayer de répondre aux trois questions posées par DIOTIME :
1) Comment t’es venue cette idée d’animer un café philo, et pourquoi es-tu passé à l’acte ?
Je pense avoir déjà répondu dans la première partie de mon précédent propos : il s’est agi pour moi de renouer avec mes anciennes amours interrompues (en surface) un long moment par l’histoire de ma vie. Achever ou « réparer » en quelque sorte quelque chose qui était inachevé et s’était interrompu prématurément… et qui « manquait » à ma vie…
2) Que représente pour toi un café philo ? Et plus particulièrement le tien ?
Un lieu de discussion nourrie, alimentée, par la pensée qui nous précède, d’où mon travail de présentation. Pourquoi faire ? Tenter d’avoir une compréhension et donc aussi un usage du monde qui nous élève au-dessus de la nature et au-dessus de la barbarie spontanée… Un lieu aussi qui essaie de construire un équilibre autour d’une double exigence : celle d’une nécessaire initiation/éducation (qui passe qu’on le veuille ou non par une transmission), la précédence étant constitutive de l’expérience humaine, mais aussi la nécessaire démarche active du « nouvel individu » qui revendique justement son autonomie dans la construction et l’appropriation subjectives de sa pensée et de ses connaissances. Le café philo tente ainsi de proposer un équilibre entre indépendance et appartenance…
3) Tu passes le cap de tes vingt ans d’animation. Quel bilan peux-tu faire ? Quelles sont tes satisfactions ? Y aurait-il d’après toi des aspects à améliorer ?
J’ai le sentiment d’avoir tenu bon du côté des médiations d’éducation sans négliger les médiations de communication ! Mais je sais que beaucoup des personnes qui sont passées au café philo depuis 20 ans ne se sont pas arrêtées longtemps parce que leurs attentes étaient ailleurs : pouvoir « être soi-même » et parler en dehors de tout code un tant soit peu contraignant, sans s’embarrasser de toute forme d’antécédence dans la pensée (du moins le croient-ils…). Ne pas souhaiter se confronter à une pensée dont l’altérité première nécessite l’effort d’une compréhension parfois laborieuse… Privilégier plutôt l’expression de soi à la découverte d’une autre pensée qui résiste à la spontanéité des premiers jets… Bref, chacun a pu se prononcer en connaissance de cause et je suis à postériori satisfait de cette décantation. Ceux qui viennent aujourd’hui au café philo le font en sachant précisément ce qu’ils peuvent y trouver. Les insatisfactions ou satisfactions inhérentes à la pratique que je viens d’évoquer tournent surtout autour d’une préoccupation centrale pour moi : celle du bon « dosage » ou équilibre entre les deux exigences que j’ai essayé d’identifier : transmettre une pensée philosophique de qualité, et faire vivre une activité réflexive authentiquement populaire. Double exigence qui recouvre en partie un double souci : celui de la transmission et celui de conditions de communication et d’échanges les plus fonctionnelles possibles. Voilà en fin de compte ce qui me sert de thermomètre intuitif à l’issue de chaque séance… En ce qui concerne les aspects à améliorer, sans doute sera-t-il nécessaire de revoir l’organisation temporelle, beaucoup de personnes profitant de la pause pours’en aller (il faut dire que c’est l’heure du repas, 19H30 ou 19H45, parfois 20h !). Notre café philo, entrecoupé par une pause de 20’, s’étire un peu trop en longueur et devrait gagner en « dynamisme » en raccourcissant le temps global de discussion et en reportant l’apéritif à la fin… Un changement facilement réalisable, même si les personnes « fidèles » sont très sensibles à l’aspect très ritualisé et habituel des séances ! Enfin pour terminer, il faut constater au cours du temps un certain tassement de la participation du Café Philo Sophia, alors que d’autres cafés philo, sur le territoire, naissent et se développent (avec mon concours) … Cette tendance sera à suivre de près…