Familles je vous hais, familles je vous aime…. - Décembre 2013
La présentation du sujet
« Famille, je vous hais … Famille, je vous aime… »
« Dans la pièce de théâtre « 2-3 grammes », l’actrice Line Wible nous tient en haleine en nous racontant sa famille… Au-delà de la manière dont chacun vit ou a vécu son milieu familial (vécu nécessairement singulier), nos deux formules antagonistes sont significatives d’une époque déterminée : la première, qui est une phrase de Gide, pourrait facilement faire écho au beau film de K. Loach, « Family Life », assez emblématique de la « pensée 68 ». La seconde est empruntée à un récent titre du philosophe Luc Ferry qui met effectivement en relief les valeurs de la famille contemporaine. Ces formules bien sûr à l’emporte-pièce ne peuvent-elles pas être utilement considérées comme marqueurs des bouleversements qu’à connu la famille durant ces quatre dernières décennies ? De la famille traditionnelle comme rouage de l’ordre social à la famille d’aujourd’hui qui s’apparente à un simple groupement privé entre personnes, avons-nous mesuré toute l’ampleur de ces changements ? Et quels en sont les enjeux existentiels mais aussi sociétaux ? »
Daniel Mercier, le 4/12/2013
L'écrit philosophique
« Familles, je vous hais... Familles, je vous aime ! »
La première phrase (Gide) illustre parfaitement la révolte jeune contre une famille vécue comme aliénante, et rappelle celle de 68. La deuxième est le titre d’un livre récent de Luc Ferry. Au-delà du caractère anecdotique de ces références à quarante ans d’intervalle, ne sont-elles pas toutes deux significatives des transformations qu’à connues la famille entre ces deux moments ?
Des formules fortement connotées
Ces deux formules sont connues. La première est extraite des Nourritures terrestres d’André Gide (période de l’après-guerre) ; la phrase complète est : « Familles, je vous hais ! Foyers clos ; portes refermées ; possessions jalouses du bonheur. » Il exprime là une abomination pour la famille qui cependant, dit-il quelques phrases après, permet pourtant la « socialisation primaire » absolument nécessaire au développement de l’enfant. Elle aurait pu être le sous-titre de ce beau film de Ken Loach, « Family Life », emblématique des « années 68 ». Avec Family Life, Loach aurait, selon certaines analyses, reprit le propos de l’antipsychiatre (qui récusait d’ailleurs cette appellation) Ronald Laing. En premier lieu, la prédominance de l’influence du milieu familial dans la construction d’une maladie mentale. Family Life n’est pas non plus le portrait d’une martyre : Janice est bel et bien perturbée. Mais, selon ses propres termes, elle ne parvient pas à exister dans un milieu familial où ses parents savent et décident de tout. Pire encore, sa sœur, pourtant bien plus aimante et respectueuse de Janice, reproduit le schéma, en tentant d’imposer à la jeune femme de venir vivre avec elle, loin de leurs parents. Si l’intention est positive, elle reste similaire dans les moyens : le schéma se reproduit. Et Janice de saisir un couteau et de graver son nom sur une table évidemment fort prisée de ses parents : elle veut exister, non pas pour les autres, mais pour elle-même. « Etre-soi-même », voilà un mot d’ordre emblématique de cette époque ! Au-delà de la description d’une pathologie qui est le produit d’un certain fonctionnement familial, c’est plus globalement le caractère aliénant et oppressant d’un univers entièrement refermé sur lui-même qui est ici dénoncé, rejoignant la contestation 68 qui est d’abord une révolte de la jeunesse contre une autorité familiale jugée répressive (cf. le livre de Gérard Mendel, « La révolte contre le Père »). La seconde est le titre d’un livre de Luc Ferry « Familles je vous aime. Politique et vie privée à l’âge de la mondialisation ». Il vante dans ce livre les mérites des valeurs véhiculées par la famille, qui sont selon lui symptomatiques de la montée en puissance de la vie privée dans nos démocraties (ce qui le réjouit).
Si nous avons pris soin de préciser un peu ces références, c’est que, au-delà de leur caractère anecdotique, nous pensons que ces deux phrases sont révélatrices de quelque chose qui s’est passé concernant la famille dans les quatre dernières décennies. Prenons donc le parti pris de considérer ces deux formules comme emblématiques de ces deux périodes : qu’est-ce qui peut justifier des jugements aussi diamétralement opposés (bien que la charge en affect soit toujours massive, ce qui n’est sans doute pas non plus un hasard...) ? Des changements anthropologiques profonds nous ont fait passer d’une famille-institution en tant que rouage essentiel de l’ordre social à un groupement privé qui a tendance à se désinstitutionnaliser pour devenir un simple regroupement entre personnes, transformations qui s’accompagnent d’une refonte du droit familial (entre 65 et 75), et dont les conséquences sont très nombreuses.
Il n’y a peut-être pas plus de sens à vilipender la famille qu’à l’encenser ? Puisqu’elle est le creuset ou la matrice dans lequel nous nous développons et nous existons, nous faisant ainsi ce que nous sommes. C‘est un peu comme si on s’interrogeait pour la dénoncer ou la justifier sur l’existence sociale en tant que telle (dénoncer « l’aliénation-de-l’individu- par-la-société » n’a strictement aucun sens, puisque l’individu, sous la forme qu’on lui connaît, c’est-à-dire la nôtre, n’est qu’un produit de cette société) ! Ou encore, pourquoi pas, sur la justification de notre apparence physique (pourquoi deux yeux placés ainsi ?) ! N’exagérons pas : la famille peu revêtir des formes très diverses ; elle n’est pas figée à jamais, et il est donc légitime de s’interroger sur leurs valeurs. A condition de ne pas être trop tentés, pour paraphraser Clément Rosset, de fuir le réel au profit d’un quelconque double plus ou moins fantasmatique... Pensons aussi aux recommandations de Spinoza quand il nous demande de comprendre plutôt que de se plaindre ou de déplorer... Donc avant de nous interroger directement sur nos sentiments en direction de la famille (une question qui somme toute n’a pas beaucoup d’intérêt, au moins sur un plan philosophique), nous pouvons légitimement questionner ses transformations actuelles, celles que nous vivons aujourd’hui (depuis quelques décennies).
La famille est souvent, pourtant, dans le collimateur des philosophes...
Je citerai pour commencer cette belle phrase de Socrate, qui montre toute l’étendue de son humour : « Dans tous les cas mariez-vous. Si vous tombez sur une bonne épouse, vous serez heureux. Si vous tombez sur une mauvaise, vous deviendrez philosophe, ce qui est excellent pour l’homme ». Il faut bien reconnaître que la famille et le mariage ont rarement bonne presse auprès des philosophes. Principal chef d’accusation depuis l’Antiquité jusqu’aux années 68 : elle serait un obstacle à la liberté de penser et d’agir. J’ai d’ailleurs découvert qu’ils étaient souvent orphelins ou célibataires endurcis (cf. Philo Mag janvier 2011). A partir de la pensée des Lumières, nous pouvons faire l’inventaire des griefs : à l’heure où sont posées les bases théoriques de la démocratie, la famille traditionnelle symbolise le poids des privilèges et de l’hérédité pour les penseurs ce cette période ; au XIXème siècle, c’est la famille bourgeoise qui est l’objet des critiques, son étroitesse, ses stupidités conjugales souvent fatales à l’amour, ou encore le dévoiement d’énergie qu’elle représente, carcan social rétrograde, en particulier au travers de la critique marxiste qui dénonce « l’exploitation des enfants par leurs parents » (il ne faut pas oublier que la famille est souvent à cette époque une cellule de production ) et la défense d’un ordre social inégalitaire par le biais de l’héritage (transmission du patrimoine) dans les familles fortunées (cf. à ce sujet le dernier livre très documenté de Thomas Piketty, « Le capital au XXIème siècle »). C’est Freud également qui au début du XXème siècle va montrer du doigt la famille comme berceau de toutes les névroses. En 68, c’est surtout l’ordre patriarcal qui est dans le collimateur, dans le cadre d’une pensée globalement antiautoritaire, la famille incarnant de ce point de vue une institution répressive empêchant le libre développement des individus (famille, je vous hais !).
La fonction « matricielle » de la famille
Nous devenons des individus au sein de la famille
En même temps, ne devons-nous pas tout de suite insister, comme nous avons déjà commencé de le faire, sur la fonction matricielle de la famille concernant la formation des individus que nous sommes, par delà nos « soumissions » ou nos « révoltes » devant l’ordre familial ? La famille serait, dit le philosophe Patrick Declerck, membre de la société psychanalytique de Paris, « le terrain d’une lutte fondatrice ». C’est-à-dire ? Que nous le voulions ou non, nos parents sont des « objets internes », c’est-à-dire qu’ils nous accompagnent à l’intérieur de nous-mêmes sous forme de souvenirs, de représentations, d’injonctions diverses. Pour pouvoir renoncer à ce que les psychanalystes appellent « le fantasme de la toute-puissance phallique », c’est-à-dire plus simplement accepter la castration symbolique, condition de possibilité d’une vie psychique « suffisamment bonne », ne faut-il pas passer par les fourches caudines du complexe d’Œdipe, dont la structure familiale est le support ? La psychanalyse n’est pas la seule à mettre l’accent sur ce caractère matriciel de la famille en ce qui concerne notre vie psychique, avec bien sûr aussi tous les symptômes qui vont avec. Nous ne pouvons pas nier que c’est au sein de la famille et par elle que nous devenons des individus. La famille (avec l’école aujourd’hui) est de ce point de vue une institution éducative incontournable (même si, nous le verrons plus loin, elle a de plus en plus de mal à assurer ce rôle...). Par l’apprentissage de sa langue maternelle, par des « expériences fondatrices de la culture ultérieure » (JF Mattéi), la famille est le creuset de cette formation. Lieu privilégié de la transmission des héritages (et nous ne parlons pas ici essentiellement des héritages économiques mais plutôt des héritages symboliques), la famille est la matrice essentielle du « devenir-individu », qui réunit dialectiquement individuation et socialisation. Les familles sont aussi en cela « le laboratoire de toutes les inégalités » (Marcel Gauchet), car elles remplissent très inégalement leur rôle (nous y reviendrons). Il faut comprendre la révolte antiautoritaire de Mai 68 comme une révolte générationnelle contre les carcans familiaux, comme d’ailleurs aussi les carcans scolaires (cf. « Une société sans école » de Illich). C’est en effet au nom de ce même individu et de ses droits inaliénables que la famille est mise en cause. Mais même dans ce cas de figure d’une contre-dépendance qui s’oppose à la dépendance antérieure (mais aussi la suppose), la famille apparaît toujours comme un lieu structurant et formateur du « devenir-individu ». Tous les « psy » ou sociologues reconnaissent en effet cette valeur structurante de l’opposition ou de la transgression... Prenant en compte toute la mesure de ces enjeux familiaux, il est pertinent maintenant d’analyser les évolutions et les transformations de la famille pour les mettre en perspective avec ces derniers.
La famille, une valeur en hausse ?
Tout d’abord un constat : Luc Ferry a raison de dire que les valeurs de la famille telles que
Les affections conjugale, parentale et filiale n’ont sans doute jamais autant prospérées qu’aujourd’hui. Le seul lien social qui se soit enrichi, prétend-il en s’appuyant sur « les meilleurs historiens des mentalités », est celui qui réunit les générations au sein d’une famille. Représentant de façon emblématique les valeurs de la vie privée, la famille devrait même être selon lui l’axe des futures politiques de la nation. Car « la sphère privée doit devenir ... la grande affaire publique de demain », et ce que nous croyons appartenir à la logique individuelle (les joies et les peines de l’existence) est en réalité « éminemment public et collectif ». Nous ne le suivrons pas dans un discours d’inspiration très libérale où la politique ne serait que la traduction dérivée des intérêts privés, dussè-j’être ceux de la famille. En revanche, reconnaissons avec lui que malgré la crise des mariages, le nombre de divorces de plus en plus nombreux, les décompositions et recompositions familiales, les familles homoparentales, les familles monoparentales...etc., la famille tient bon. Elle prend et prendra sans doute des formes de plus en plus variées, mais ne cesse pas pour autant d’avoir une place très importante dans la société, et de faire aujourd’hui quasiment consensus, les anciennes critiques dénonçant son caractère aliénant et oppressant semblant avoir « fait long feu ».... La famille n’est pas en danger, ne « décline » pas... Elle se maintient au-delà de la Révolution plus vivante que jamais. Indépendamment du mariage qui a en effet fortement régressé, et des divorces qui ont logiquement progressés en sens inverse, le lien familial est plus fort que jamais. Mais nous ajouterons à la suite de Luc Ferry que si la famille n’est effectivement pas en danger, en revanche sa forme institutionnelle est en train de s’évanouir sous nos yeux, ce qui d’ailleurs explique qu’elle ne suscite plus les critiques évoquées précédemment... C’est ce que nous allons essayer de montrer plus loin, mais énumérons avec Luc Ferry, mais aussi des sociologues comme François de Singly, les trois ruptures constitutives de la « famille moderne », qui la distinguent radicalement de la famille traditionnelle.
Les trois ruptures constitutives de la famille moderne (Luc Ferry).
Première rupture : le passage du mariage de raison (critères économiques ou de lignage) au mariage d’amour, qui représente une mutation capitale. Avant, les raisons du mariage étaient essentiellement économiques. Les passions peuvent s’exercer en dehors (relations extraconjugales). Le mariage à l’âge classique : « assure la pérennité du lignage et de la propriété familiale par la prise en charge, partagée entre époux, des nécessités de la production et de la reproduction. ». Une union s’imposait ainsi de force aux partenaires. Le théâtre du XVII, celui de Molière en particulier montre déjà cette opposition entre des enfants qui veulent se marier par amour et des parents qui veulent des mariages de raison. Dans « Jadis » de Maupassant, une vieille dame effarée par le procès d’une femme mariée trompée, acquittée alors qu’elle a tiré sur son mari et vitrioler sa maîtresse, dit la chose suivante qui définit exactement le sens du mariage de son époque : « Le mariage et l’amour n’ont rien à voir ensemble. On se marie pour fonder une famille, et on forme une famille pour constituer la société. La société ne peut pas se passer du mariage. Si la société est une chaîne, chaque famille est un anneau. Pour souder ces anneaux là, on cherche toujours les métaux pareils. Quand on se marie, il faut unir les convenances, combiner les fortunes, joindre les races semblables, travailler pour l’intérêt commun qui est la richesse et les enfants. On ne se marie qu’une fois, fillette, et parce que le monde l’exige ; mais on peut aimer vingt fois dans sa vie, parce que la nature nous a fait ainsi. Le mariage ! C’est une loi vois-tu, et l’amour c’est un instinct qui nous pousse tantôt à droite, tantôt à gauche... ». De ce point de vue, le mariage d’amour apparaît comme un curieux mélange des genres... La montée en puissance des divorces est bien sûr directement liée à la révolution introduite par le mariage d’amour, puisque prévaut désormais le libre choix des partenaires, et que rien désormais ne pourra se placer au dessus de l’amour...ou du désamour...
Deuxième rupture : l’amour parental. (cf. les historiens des mentalités Jean-Louis Flandrin, in « Famille, maison, parenté, sexualité dans l’ancienne société », et François Lebrun. Contrairement à ce que nous pourrions penser, s’il a toujours existé, il est loin d’avoir toujours été une priorité. Montaigne ne se souvenait pas du nombre exact de ses enfants morts en nourrice ... Rousseau abandonne sans sourciller ses 5 enfants. Bach et Luther perdirent chacun une dizaine de leurs petits... Il faut dire que la chose était courante à cette époque ... Mais l’enfant n’a pas l’importance qu’il a revêtue depuis. De la même manière les « devoirs parentaux » ne s’affirment qu’au XVIIIème siècle, et l’on ne parle auparavant que des « devoirs des enfants » envers les parents. Dans les familles un peu aisées, l’héritier était choyé aux dépens des cadets, souvent nombreux (pas de contrôle des naissances... et beaucoup d’enfants non désirés...), qui empêchaient « l’ascension de la maison » en réclamant leur dus. Il n’était pas rare de nourrir à leur encontre de « mauvais desseins », d’autant que la mortalité de l’époque est très élevée. Ils étaient en général mis en nourrice à la campagne alors que l’héritier restait seul à la maison. Il faut savoir que la mise en nourrice, qui représente au XVIIIème siècle un cinquième des bébés, équivaut quasiment à une mise à mort : dans la deuxième moitié de ce siècle, la mortalité avant un an est de 62 à 75% (!), sans que nourrices ou parents en soient vraiment perturbés. La seule pratique de l’emmaillotement prenait une part conséquente dans la responsabilité d’une telle mortalité infantile... Les abandons à cette époque représente 30% des naissances enregistrées et parmi les enfants recueillis à l’Hôpital de Paris, un sur dix survivent au-delà de 10 ans (maladies, mais aussi mauvais traitement et indifférence).
Troisième rupture : la naissance de la notion de sphère privée et d’intimité en même temps que celle de la famille moderne. La première privatisation est celle de la famille (cf. à ce sujet les analyses de François de Cingly). Auparavant, tout le monde vit dans une seule pièce (l’aristocratie ou la bourgeoisie comme les paysans). Dans les maisons nobles, les pièces, pourtant nombreuses, n’ont pas de fonction particulière et ouvrent les unes sur les autres. La communauté intervient dans la vie familiale : cf. « pratique du charivari » : les maris cocus, par leur incapacité à faire respecter l’autorité du chef de famille, mettent la communauté en danger ; il s’agit donc d’enfermer le coupable avec sa femme dans sa maison pendant 48h et de frapper jour et nuit sur les portes et les fenêtres jour et nuit pour que le chef de famille n’oublie pas ses devoirs ! Dans certaines régions, l’infortuné mari est monté à l’envers sur un âne et promené dans tout le village.
Jusqu’au XIXème siècle, la quasi-totalité de l’espace reste public. C’est la famille qui, en se séparant du reste de la société, des voisins, de la parenté, du monde du travail, et en se resserrant autour du père, de la mère, et des enfants, signe ce qu’on peut appeler « la première individualisation ». A ce moment là, vie privée personnelle et vie privée familiale se confondent et sont conciliables. A la fin du siècle, les premières chambres conjugales et chambres d’enfants apparaissent. Chacun à sa place dans la maison : la femme dans sa cuisine, l’homme dans son jardin ou son bureau. Il faut attendre les années 60 pour qu’une « seconde individualisation » se produise : les femmes revendiquent leur indépendance, la maîtrise de leur corps. Et rapidement pour tous les acteurs de la vie familiale, va s’affirmer l’existence d’une intimité personnelle en plus de l’intimité familiale : nous voulons avoir « du temps à soi », en dehors du conjoint. L’individu s’émancipe de plus en plus de ses groupes d’appartenance (et pas seulement la famille). En couple, « la vie commune » est compatible avec une différenciation entre « nous » et « soi ». Chacun peut ainsi avoir « son territoire personnel ». La vie privée s’est donc dédoublée (« le privé du privé ») en vie privée familiale et en vie privée personnelle.
Mais nous voilà déjà entrer dans l’ère de la famille contemporaine, que Luc Ferry semble considérer dans la continuité de la famille moderne. Ce que nous allons mettre en cause prochainement... Il est vrai que ce mouvement général d’individualisation et de privatisation s’inscrit naturellement dans la dynamique démocratique d’émancipation et d’égalisation des individus. Mais Luc Ferry semble minimiser les transformations des dernières décennies. Il est conscient du fait qu’elles sont des conséquences logiques de ce qu’est la famille moderne, mais ne prend pas la mesure du véritable changement « anthropologique » de la famille contemporaine.
Pour Luc Ferry, la révolution des mentalités dans la famille que la modernité va opérer à ce sujet illustre de façon privilégiée ce qu’il appelle l’apparition d’un « nouvel humanisme post-nietzschéen », car libéré des idoles des anciennes transcendances. Nous passons d’une société holiste et hiérarchisée à une société individualiste et égalitaire. Le salariat, loin d’être avant tout une forme d’exploitation comme une lecture marxiste superficielle conduit à le penser, représenterait au contraire une forme d’émancipation par rapport aux appartenances traditionnelles, et une forme de liberté imposée par le capitalisme : je suis désormais dans l’obligation de me comporter come un individu autodéterminé (cf. l’américain Edouard Shorter, « La naissance de la famille moderne », 1977). Les exigences du marché vont de pair avec une liberté individuelle qui ne peut que se transférer dans les domaines de la culture et des relations humaines. Le libre choix de son compagnon s’inscrit ainsi dans ce mouvement de liberté associé au développement du salariat (recherche d’autonomie matérielle à travers le choix de son travail). cf. aussi Benjamin Constant et « la liberté des Modernes »[1].
Les transformations contemporaines de la famille
Ce qui est en jeu dans ces transformations, c’est un mouvement de désinstitutionnalisation de la famille. Le sociologue François Dubet nous le fait comprendre très concrètement à propos de l’institution du mariage : on ne reste plus ensemble parce qu’on est marié, mais parce qu’on est amoureux ; et de la même manière l’on se quitte lorsque l’amour n’est plus au rendez-vous ; Le mariage n’est plus un obstacle à la rupture. A l’inverse, l’institution du mariage n’est plus nécessaire pour la pérennité d’une relation amoureuse. Marcel Gauchet et celles qui travaillent avec lui ( Dominique Ottavi et Marie-Claude Blais) , en particulier dans un livre intitulé « Conditions de l’Education » consacré à l’école, examine dans son premier chapitre ces transformations de la famille...
De la famille institutionnelle au groupement privé entre personnes
Refonte du droit familial
Entre 65 et 75, on a redéfini le droit familial. Réécriture d’un tiers du Code civil pour l’adapter à la logique égalitaire : nouveau statut de la femme, nouveau statut de l’enfant, fin de la maritalité qui sanctionnait la dépendance de l’épouse envers le mari, remplacement de l’antique puissance paternelle par l’autorité parentale…Ces changement juridiques se sont accompagnés de changements sociaux également importants « qui ont affecté successivement la natalité, la nuptialité, le divorcialité » (il faudrait étudier ces changements dans le détail mais ce n’est pas l’objet ici). Par ailleurs, le droit s’immisce partout, y compris dans les familles à travers les lois sur la protection de l’enfant et sur l’hygiène. Cette tendance doit être rattachée plus globalement un brouillage des repères entre vie publique et vie privée.
Obscurcissement de la frontière entre public et privé
De même que le droit s’immisce de plus en plus dans la vie privée, le privé prend position sur la place publique. La quête d’individualisation assumée par la famille, mais qui a été pendant longtemps le pendant symétrique de l’obligation de se soumettre aux règles impersonnelles du public au dehors, s’étend désormais à toutes les sphères de la vie collective : les moindres recoins de la vie personnelle et intime s’exhibent dans les médias, toutes les particularités identitaires telles que l’orientation sexuelle, les origines ethniques, les croyances religieuses, les appartenances régionales demandent à être reconnues et représenter publiquement. Les nouvelles technologies de la communication (blogs, réseaux sociaux, téléphones portables...) contribuent beaucoup à ce brouillage des repères... (l’importance de cette question justifie qu’un café philo lui sera consacré en décembre prochain !)
La famille, rouage de l’ordre social
Quand nous parlons de désinstitutionnalisation, cela veut dire que la famille devient une affaire privée, c'est-à-dire le contraire d’une affaire publique. Elle était auparavant un rouage de l’ordre social : « Elle était l’un des derniers refuges de l’obligation symboliquement signifiée aux acteurs de sortir d’eux-mêmes et de leur petit monde pour aller vers l’autre et son monde, se lier avec lui, passer alliance avec lui. Ce fut millénairement l’un des principaux modes de constitution du lien social.». A travers le mariage on s’allie aussi avec une autre famille, en engageant son propre groupe familial, et en créant un troisième, consistant par lui-même. On entrait dans un cycle où « on avait à rendre ce qui nous avait été donné ».
Le lien précède les éléments liés
La famille est longtemps restée, malgré la logique individualiste, un îlot où « le lien continuait de précéder les éléments liés, le groupe de dicter sa loi à ses membres, et les rôles de dominer les personnes, avec son lot d’inégalité et de dépendance concernant en particulier les femmes ». Ce système familial est dominé par le chef de famille qui protège, interdit et autorise. C’est cette primauté du tout sur les parties, caractérisant la nature même de ce qu’est une institution, qui est en train de s’estomper.
Un regroupement volontaire, des relations de personnes à personnes
De ce point de vue, l’émancipation féminine a été déterminante dans le changement anthropologique qu’a connu la famille. On peut désormais se rapporter aux autres en général, et à son conjoint en particulier, d’une manière non symbolique, d’une manière purement personnelle, psychologique. La figure du père dans ce contexte ne peut que s’effacer, avec le cadre institutionnel qui lui procurait nécessité et consistance : pour quoi en effet un représentant de la loi extérieure ou de l’Autorité, alors que rien ne justifie plus « l’existence d’un gouvernement domestique » ? Et si vous vous engagez vis à vis d’un enfant, c’est sur le même mode psychologique et privé. La famille devient un regroupement volontaire qui se fait sur des fins affectives, et la procréation également doit être comprise en termes affectifs.
« L’enfant du désir »
Des nouvelles conditions de venue au monde et de l’entrée dans la vie sont inséparables de ces changements. « L’enfant du désir » (Marcel Gauchet) ne signifie surtout pas l’enfant du désir sexuel, puisque précisément la séparation aujourd’hui entre le sexe et la procréation n’a jamais été aussi forte. L’enfant du désir est l’enfant de cette famille privée dont on vient de parler, qui n’a d’autre sens que celui de l’épanouissement affectif de ses membres : on fait un enfant pour soi et pour lui-même. La venue de l’enfant na de sens que si elle est voulue et désirée, l’horreur étant la contrainte ou le hasard. La sexualité est entièrement à la disposition des individus. A l’inverse, l’enfant était auparavant le fruit de la nécessité de la vie qui se poursuit, et non essentiellement le fruit du désir personnel de ses parents. La famille institutionnelle, au croisement du biologique et du social, avait en effet pour fonction sociale de reproduire l’espèce et la société. Chaque existence peut ainsi être considérée comme le maillon d’une chaîne ; la question existentielle du « sens de la vie » ne concerne en réalité que l’individu qui n’existe que pour lui-même… Le sens de la vie était auparavant dans la perpétuation de la vie. Un des signes les plus visibles de ce changement de paradigme est le changement de statut du prénom : il signifiait auparavant intégration dans un héritage et nous liait aux ancêtres. Il est désormais le fruit de la créativité des parents, et un phénomène de mode. On publie régulièrement une « côte des prénoms », dont les plus utilisés sont souvent liés aux séries américaines (et pas aux ancêtres !).
Par ailleurs, la place centrale du désir d’enfant introduirait, selon Marcel Gauchet, une inégalité entre le masculin et le féminin. : « La procréation n’a plus de sens du point de vue masculin ; elle n’en a que par association au désir féminin ». D’où une nouvelle cause d’ effondrement du principe patriarcal. L’autorité du chef de famille, jusque dans les années soixante, se traduisait en particulier à son sommet par le pouvoir de faire des enfants à une femme. Avec les changements déjà indiqués et surtout l’émancipation féminine par le travail et la contraception, ce pouvoir a complètement disparu. La thèse d’un « matriarcat psychique » du côté de la femme, qui porterait désormais à la fois le désir d’enfant et l’autorité, est même de plus en plus soutenue.
L’enfant, pivot de la famille ?
Le mariage dans la famille conjugale moderne articule le biologique et l’électif. Il fait passer du « je » au « nous », dont le projet de monde est la naissance d’un enfant en tant qu’être qui, comme le dit Hannah Arendt (qui n’a d’ailleurs jamais eu d’enfant...), est destiné à entrer dans ce monde pour assurer sa continuité mais aussi son renouvellement. Le lien d’alliance (le lien conjugal) qui va s’objectiver dans un enfant est le fondement du couple et de la famille. L’enfant découvre en son sein qu’il participe de la chaîne des générations et qu’il est destiné à se diriger vers les autres et entrer dans l’espace public. Aujourd’hui, il y a effacement de ses repères institutionnels : l’enfant et le pivot de la famille et le couple essaie de se maintenir autour. Autrement dit, le lien d’engendrement ou de filiation a pris la place du lien d’alliance. Ce n’est plus le mariage mais la filiation qui fait aujourd’hui la famille. Celle-ci existe prioritairement autour de l’enfant malgré la séparation du couple (cf. par exemple l’aménagement de la vie des parents séparés qui tient compte du maintien de la famille de l’enfant ; même si le couple est désuni, les parents restent unis autour de leur enfant).
Une individualisation qui peut éroder la solidité du couple ; un désir d’enfant comme compensation ?
Le « nous » du couple est également érodé par cette « seconde individualisation » dont parle François de Cingly : Les hommes et les femmes ont acquis un degré de liberté supplémentaire et chacun s’attache à préserver son indépendance, négocie rationnellement un certain partage des tâches, décide de l’enfantement ou non, mais il s’agit désormais de rapport de personnes à personnes qui franchit difficilement le cap du « nous ». Chacun « se maintient dans sa séparation », et cette relation ne suffit plus vraiment pour combler le besoin de reconnaissance, à en croire un désir d’enfant de plus en plus pressant, témoignant sans doute d’une quête affective éperdue... Besoin d’enfant pour trouver son équilibre affectif ? Si c’est le cas, il renvoie à une certaine forme de fragilité et d’immaturité affectives. Si les parents n’intègrent pas l’enfant dans une réalité instituée qui lui préexiste, comment feront-ils pour lui transmettre ce qui lui permettra à son tour de créer lui-même sa propre histoire ? XXX
N’y a-t-il pas aujourd’hui un certain abandon de la vocation mondaine de la famille aujourd’hui ? Avant de nous interroger à ce propos, précisons de quoi il s’agissait : La famille moderne de la première modernité instaure certes un espace privé en externalisant les activités liées à la production[2], mais articule « un espace privé en vue du public ». D’un côté la famille nucléaire offre désormais un espace de vie pour la formation de l’individualité concrète et le développement de relations intimes et personnelles, de l’autre côté on pose à l’extérieur l’égalité juridique des êtres. La famille est ainsi un élément clé du bon fonctionnement de la collectivité, préparant les individus à entrer dans le monde de la vie publique. Facilitant l’expression de la subjectivité et de l’intimité au-dedans, la famille prépare également à être un homme parmi d’autres au dehors (autour des nécessités de la production et de la vie politique).
Quelques conséquences de ces mutations anthropologiques de la famille...
La famille comme valeur refuge
Contrairement à ce qui se passe dans « une société de pénurie », la famille n’est plus le lieu privilégié de l’apprentissage de la vie sociale, mais plutôt celui de la quête du bonheur individuel de chacun de ses membres, ce qui change considérablement le rapport à l’avenir social : la famille représente de plus en plus une rupture de fait avec la vie collective à laquelle la famille est pourtant censée préparer... Le raisonnement repose sur une fiction psychologique : l’enfant en étant épanoui, sera de fait armé pour faire son chemin. La famille tient lieu de rempart à la vie publique. Bien loin d’être un tremplin, elle joue la plupart le temps le rôle de valeur-refuge face aux difficultés de cette vie. Une des conséquences de cette tendance est le phénomène « Tanguy ». « Les gens de ma génération se sont révoltés contre l’ordre patriarcal des années 60. Le problème aujourd’hui, ce serait plutôt comment on en sort, comment on se « défamilialise » (Irène Théry « Démariage », 1993). Ce qui est questionné ici, c’est le fait que les ados restent de plus en plus à la maison, que les mères sont parfois prêtes à tout pour garder leur fils... La difficulté de certains adolescents pour se détacher a été notamment l’objet d’un film (par ailleurs peu réussi) : « Tanguy ». Nous pouvons dès lors pressentir les raisons de l’évolution des sentiments concernant la famille. Lieu de l’amour avant d’être celui de l’apprentissage parfois coercitif de la vie sociale, il est bien davantage vécu comme un lieu protecteur où nous sommes reconnus dans notre individualité, que comme une instance répressive. Nous reviendrons sur l’analyse de ce moment un peu paroxystique des années 60 où peut-être jamais autant la famille a été vécue comme insupportable...
L’exacerbation du souci de soi et la difficulté face à l’impersonnalité du collectif
Il y a une difficulté constitutive d’accepter la règle de base de toute vie sociale, qui est l’impersonnalité ou l’interchangeabilité. A l’intérieur de la famille aujourd’hui, il y a une relation « contentieuse » avec la société qui serait incapable de délivrer la reconnaissance qui est due à chaque enfant dans sa singularité absolue. C’est en particulier le point d’achoppement le plus sensible des relations de la famille avec l’école, qui est accusé de ne pas reconnaître la singularité de leur rejeton et de ses besoins. Il faut ici faire une différence entre les milieux privilégiés et les milieux populaires (se reporter à ce sujet aux travaux de Annette Lareau, 2003, aux Etats-Unis, portant sur la cause des inégalités de réussite scolaire à partir des différences de « style éducatif » des familles). Ces derniers sont plus désarmés face à ce mouvement d’individualisation, alors que les premiers savent mieux user de la contrainte ; c’est peut-être « la racine de l’inégalité telle qu’elle incube dans le laboratoire des familles » Marcel Gauchet. Mais plus globalement, la société démocratique porte en germe l’exacerbation du souci de soi et le déni du collectif. Il s’agit d’un réel danger pour l’éducation, car un être conçu « pour être lui-même », indépendamment d’une communauté qui le dépasse, et dont l’autonomie n’est pas à conquérir mais postulée dès la naissance comme indépendance radicale, un tel être n’a sans doute pas besoin d’éducation, mais seulement de soins et de protection…
L’enfant-tyran
Nous valorisons, dans le meilleur des cas, les pratiques de la négociation avec des enfants qui sont reconnus à égalité de droit avec leurs parents. Les enfants ont de moins en moins de vécu par rapport à la prééminence d’une antériorité des règles et des héritages du passé. Aldo Naouri explique que cette place de l’enfant au sommet de l’édifice familial est responsable de ce qu’il est convenu d’appeler aujourd’hui la tyrannie de « l’enfant-roi » ou de « l’enfant-tyran ».
De nouvelles conditions de socialisation...
Plus globalement, Cette disparition de l’institution famille a des conséquences décisives sur l’éducation, au sens de « l’institution des êtres » : la famille « socialise » de plus en plus difficilement, c’est l’affirmation d’un illustre historien de l’éducation (Antoine Prost), que Marcel Gauchet reprend. C'est-à-dire ? Elle reporte sur l’école cette fonction qu’elle assurait auparavant. Or celle-ci est également singulièrement corrodée comme institution. De plus on demande à l’école en quelque sorte le double de ce qu’on lui demandait autrefois (instruction), sans compter qu’il est difficile d’instruire sans un minimum de socialisation. En réalité la famille socialise à sa façon, mais il ne s’agit plus du même mode de socialisation. Qu’est-ce que la socialisation ? Si nous nous accordons sur la notion minimale d’apprentissage adaptatif, désignant ainsi le processus d’incorporation des usages et règles qui assurent la coexistence collective, on peut considérer que la famille continue tant bien que mal cette socialisation, avec cependant des défaillances de plus en plus importantes dans certains milieux défavorisés ; il s’agit de ce qu’on appelle la « socialisation primaire » : contrôle de soi, incorporation des codes fondamentaux de vie en commun, reconnaissance d’autrui. En revanche, la famille d’aujourd’hui, en tant qu’elle est avant tout un refuge contre la société, ne remplit plus le même rôle que la famille qui avait en charge la production d’un être pour la société (car tel était le rôle de la famille en tant que rouage de l’ordre social). Pour comprendre le changement, il est nécessaire de se référer à un autre sens du mot socialisation : cela ne signifie pas seulement apprendre à coexister avec d’autres, mais à se considérer comme « un parmi d’autres ». L’apprentissage de cette distance à soi-même est ainsi décrite : « Apprentissage de l’abstraction de soi, qui créé le sens du public, de l’objectivité, de l’universalité, apprentissage qui vous permet de vous placer au point de vue du collectif, abstractions faites de vos implications immédiates ». C’est cet apprentissage du détachement qui est fondamentalement remis en cause. Un des traits de la personnalité contemporaine est au contraire ce qu’on peut appeler « l’adhérence à soi ». Le déclin du public, la difficulté à dissocier l’élément public de l’élément personnel.
« Familles je vous hais, familles je vous aime » : quarante ans de mutations
Nous avons choisi le parti pris de considérer ces deux formules comme représentatives de deux moments de société (choix qui peut-être discutable, mais l’analyse des mutations anthropologiques qui séparent ces deux moments l’est beaucoup moins...). La première – « familles je vous hais » - serait très symptomatique d’une période de tensions entre d’un côté
le mouvement irrésistible d’égalisation et d’individualisation des individus, et de l’autre le maintien de l’ilôt familial et de son ordre plus traditionnel. Les institutions sont toujours des facteurs de résistance aux changements, la famille en particulier. Elle a essayé de maintenir le plus longtemps possible un cadre traditionnel de rôles et de positions hiérarchiques en décalage de plus en plus profond avec le processus de libéralisation et d’égalisation des individus, la revendication de plus en plus tenace de relations affectives débarrassées des contraintes qu’imposait la famille institutionnelle. « Familles je vous hais » serait ainsi représentatif de cette période de transition où s’exacerbe la contradiction entre l’ancienne structure familiale et la montée en puissance de ces nouveaux requisits. De la même façon, « familles je vous aime » exprime le soulagement de ces tensions sous le régime de plus en plus affirmé de la désinstitutionnalisation. L’idéal d’un groupement privé privilégiant l’épanouissement de chaque membre (même quand la réalité dément cette visée) a pris la place d’une famille dont les comportements sont réglés par ses rôles respectifs. La famille, au cœur même des contradictions sociales qui ne pouvaient manquer de grandir dans le contexte de la montée en puissance de « la société des individus », se devait de muter...
Jusqu’où la famille peut-elle se transformer ?
Nous n’avons bien entendu pas de réponse simple à cette question ! Elle semble en tout cas être très « plastique » au cours du temps. Bien loin de se décomposer, elle a toujours la ressource de se « recomposer » autrement... Organisation à l’articulation de la nature et de la culture, lieu de reproduction à la fois biologique et culturelle assurant la continuité entre générations, elle peut se métamorphoser sans jamais disparaître. Beaucoup de philosophes dans les années soixante, sans doute en phase avec le mouvement profond d’individualisation décrit précédemment, n’ont pas hésité à bousculer l’ordonnancement familial orthodoxe de l’époque : Sartre par exemple veut dissocier complètement parenté biologique et parenté symbolique, et faire de cette dernière l’objet d’un libre choix. Il revendique la plasticité de la famille, et son couple avec Simone de Beauvoir incarne la dimension contractuelle et choisie de cette plasticité : un « amour nécessaire » qui s’appuie sur une affinité élective, et la possibilité d’amours contingents, qui peuvent entrer passagèrement dans le cercle de leur « petite famille ». Jacques Derrida, dans le même sens, dit : « Avec un homme et une femme, on peut faire tellement de choses ! Avec de la différence sexuelle (et l’homosexualité, ce n’est pas de l’indifférence sexuelle)[3], on peut imaginer tant de configurations dites « familiales » ! ». La nouvelle loi sur le mariage homosexuel s’inscrit dans ces évolutions. Le mariage hétérosexuel n’est plus le seul organisateur de la vie sociale et familiale ; de nouvelles règles semblent s’imposer. En particulier le mariage homosexuel, et les perspectives proches d’adoption, de GPA ou de GMA, ne feront que renforcer l’axe de la filiation comme soutenant l’existence de la famille. Etant entendu que la filiation ne sera plus seulement associée à la relation d’engendrement, mais à une relation parentale et filiale de plus en plus déconnectée d’un enracinement biologique. La mutation précédemment décrite est donc toujours en voie d’approfondissement, avec un ensemble de questions afférentes : jusqu’où sommes-nous les libres auteurs de telles configurations, et n’y a-t-il pas « une extériorité et une antériorité », même relatives et socialement déterminées, de tels modèles ? En poussant jusqu’au bout la logique de l’égalité juridique des êtres humains, ne risquons-nous pas de scier la branche sur laquelle nous sommes posés, c’est-à-dire de miner le socle qui nous fait tenir ensemble, ce que Marcel Gauchet appelle « le politique », et qui est selon lui « le transcendantal » ou condition de possibilité du droit ? « La logique du droit poussée jusqu’à son terme entre en collision avec ce qui le rend possible (ses conditions de possibilités ; nous pourrions dire ce qui constitue le « transcendantal » du droit, au sens où le droit ne peut pas se fonder lui-même.). Elle débouche sur « l’utopie d’une juridicisation intégrale et sans reste de l’espace social » (plus d’Etats, de frontières, de rapports de pouvoirs, de conflits, de collectivités historiquement constituées… etc. au profit d’une société civile mondiale des individus), suspendant ainsi la démocratie dans le vide. ». Nous pourrions nous poser la même question sur la détermination des « genres » (cf. les « gender studies ») : cette pensée en provenance des USA (Judith Butler en particulier) prône actuellement une déconstruction radicale des normes masculin/féminin, et une individualisation de nos vies sexuelles telle que chacun serait en droit de créer sa propre identité de genre, originale entre toutes... Cela peut conduire à s’affirmer ni homme, ni femme, et à repérer ces catégories comme arbitraires... La question qui est encore posée ici est celle des limites : il y a des « limites à l’intérieur desquelles cette démarche de redéfinition en droit de l’ordre politique est susceptible de s’appliquer ». En dehors de telles limites, l’avancée du droit détruit le fondement sur lequel il repose ... car le droit n’est pas en mesure de se soumettre entièrement le politique ; il y aura toujours en démocratie du conflit, du pouvoir, et de l’appartenance. Toute la question est donc de savoir « au-delà de quelle limite notre ticket (celui de l’hyper-individu) n’est plus valable » (titre d’un livre de Romain Gary). Car il y a une illusion à penser qu’aucune précédence ou antériorité – ne serait-ce celle du sexe – ne devrait prévaloir sur l’autodéfinition de ce que l’on est. Que nulle contingence de la naissance, nulle contrainte extérieure, nulle prédétermination sociale ne saurait empêcher le choix de soi-même, l’autoproduction de soi. Le « devenir-individu » suppose au contraire un monde déjà là, un Autre antérieur à nous et qui nous précède, que les psychanalystes appellent l’ordre symbolique. En ce sens, l’individualisation poussée jusqu’à son ultime terme conduit à affecter profondément les conditions même de l’individuation. L’individualisation comme fait social joue contre l’individuation comme fait psychique. Dans un langage peut-être plus concret, il ne s’agit pas de contester la possibilité de faire évoluer nos modèles sociaux (comme par exemple la famille, ou les rapports de genre...), mais d’affirmer qu’il est impossible et dangereux de prétendre faire éclater toute norme commune, au profit d’une individualisation radicale des choix de chacun. Toute la difficulté consiste à repérer au-delà de quelle limite la démocratie se retourne contre elle-même de manière irréversible... Le débat est désormais ouvert...
Daniel Mercier, le 4/12/2013
[1] La liberté des modernes sera donc les garanties accordées par les institutions à l’exercice en toute sécurité des jouissances privées.
[2] Contrairement à la famille traditionnelle qui participe de l’ordre stable et hiérarchisé des activités économiques et sociales dont elle ne peut échapper. Dans un environnement de pénurie relative, la famille est le lieu privilégié de l’apprentissage de la vie sociale : « le travail, l’obéissance et l’endurance », dit Antoine Prost (cf. sa conférence « la famille et l’école : histoire d’une mésentente »)
[3] Derrida distingue ici la différence fondée sur le sexe (biologique ; en ce sens pas de différence sexuelle entre deux hommes ou deux femmes), de la différence fondée sur la sexualité (c’est-à-dire l’orientation sexuelle ; en ce sens deux hommes ou deux femmes dont l’orientation est homosexuelle peuvent autant que des hétéros avoir une sexualité qui s’alimente de leur différence.)
L'aperçu de la discussion
Familles je vous hais, familles je vous aime….
Aperçu de la discussion du café philo sophia de fin de saison 2013 au Chapiteau Gourmand de Sortie Ouest, en lien avec la pièce « 2 , 3 grammes », une histoire de famille où l’actrice Line Wible nous tient en haleine en nous racontant la sienne…
Les relations familiales sont souvent ambivalentes : ainsi Gide déclarait « familles je vous hais », alors qu’aujourd’hui, le titre d’un ouvrage de Luc Ferry, quarante ans plus tard, est « Familles je vous aime »….Il loue les mérites de la famille, résultante de la montée en puissance de l’individu et du domaine du privé.
Que l’on soit dans un esprit de révolte ou de soumission, on sait que la famille est la matrice essentielle de l’individu. Son rôle est essentiel et déterminant dans l’ « élevage », l’éducation, et la socialisation des enfants.
Qu’est-ce que la famille aujourd’hui ? On peut repérer trois ruptures constitutives qui ont contribué à la définition de la famille contemporaine : - Le mariage d’amour s’est substitué au mariage de raison ; quand on cesse de s’aimer, on divorce.- On voit au XIXème siècle l’amour parental prendre de l’importance ; l’attention de plus en plus grande apportée à l’enfant est récente.- La sphère privée va apparaitre et prendre de plus en plus de place, et ainsi donner naissance à un individu nouveau ; les statuts de la femme et de l’enfant, leurs droits, vont largement évoluer. Le mariage n’est plus obligatoire, et d’ailleurs, il n’engage plus définitivement. La famille n’est plus aujourd’hui un rouage de l’ordre social : dans notre monde contemporain, elle s’est désinstitutionalisée. Ce qui tient le devant de la scène, c’est la quête du bonheur, de l’épanouissement personnel, du développement de soi. Dans ce contexte, la famille, valeur refuge, rempart contre les difficultés de la vie, n’a plus pour mission d’éduquer des êtres pour la société, a perdu sa mission de socialisation. Ce rôle est désormais plutôt attendu de l’école…
L’expression « familles je vous hais » serait le symptôme de ce moment de passage et de tension entre ces deux formes de la structure familiale.
Qu’est-ce qu’une famille ? Le couple ne fait pas une famille ; cela commence avec l’enfant. Quand le couple se sépare, c’est donc l’enfant qui va maintenir la fiction de la famille. Elle se construit autour de lui, et se maintient par lui- ce qui peut être parfois une lourde tâche, et de plus, qu’il n’a pas choisie-. Le lien d’engendrement remplace ainsi le lien d’alliance. Peut-on encore dire que la famille fait lien social ?
L’enfant humain nait prématuré, il poursuit son développement dans l’environnement familial ; et « on ne nait pas homme, on le devient » (Erasme). C’est donc cet environnement qui définira l’humain en devenir… La famille a ce rôle fondamental. A l’articulation entre la nature et la culture, elle a cette fonction matricielle pour l’individu. Et dans ce cadre, dans les relations autour de l’enfant, les sentiments d’amour et de haine sont bien mêlés, avec les inévitables ambivalences et tiraillements qui en découlent. Par ailleurs, on ne peut que souligner l’importance des conditions socio- économiques et sociétales dans lesquelles cette éducation du « petit d’homme » va s’inscrire…
On constate que la famille socialise moins qu’avant, ou plus comme avant : On constate en conséquence des difficultés à l’entrée en société, à l’entrée dans la vie publique. Des difficultés qui se font jour face à l’altérité : en dehors du contexte de la famille, et de la famille réduite, il y a une « peur de l’autre »…
Mais on a pu constater que les sociétés qui ont tenté de fonctionner sans la structure familiale ont échoué… Aujourd’hui, on peut la contester, ou l’aimer, mais surtout on sait combien elle continue d’être fondamentale pour construire l’humain.
CR Marie Pantalacci 3/01/14