"Etre soi-même, devenir soi ?" I-La révolution de l’authenticité

 
 

Samedi 14 novembre 2020 à 17h45

à la salle des fêtes de Maureilhan

 

Le sujet : 

 

 

Présentation du sujet :

 Ces formules  fleurissent aujourd’hui de toute part sur les écrans de nos ordinateurs,  la plupart du temps synonymes d’affirmation de son « petit moi » plus ou moins   narcissique. Mais derrière cette normalisation un peu stérilisante d’expressions   pourtant aussi anciennes que notre philosophie antique, se cache une préoccupation   philosophique essentielle : la vérité sur soi-même, la question de l’individualité qui lui   est attachée, qui ne peuvent se réduire à l’illusion du repli frileux sur son petit moi. Et   tout d’abord, comment comprendre de telles formules sans tomber dans le piège du   truisme ou du cercle qu’elles nous tendent malgré tout, et qui peuvent se résumer   dans le bon mot d’Oscar Wilde : «  Soyez vous-mêmes, les autres sont déjà pris ».   Comment en effet pourrait-on ne pas être soi ? Et comment puis-je devenir ce que je   suis déjà ? Nous nous conterons ici d’évoquer quelques figures philosophiques   emblématiques de l’être soi : l’authenticité chez Rousseau, le devenir chez Nietzsche,   le naturel chez Montaigne…  

 

 
 
 

Ecrit philo

 

« Etre soi-même, devenir soi? » I La révolution de l'authenticité

Etre « authentique » ? La révolution de l’authenticité avec Heidegger et Jean-Jacques Rousseau

Nous nous proposons d’aborder ici l’être soi-même à travers la figure de l’authenticité telle que Heidegger et Rousseau l’incarnent dans leurs oeuvres. Nous nous appuyons en particulier sur la réflexion de Claude Romano dans son livre « Etre soi-même. Une histoire de la philosophie »

La révolution de l’authenticité

Toute une tradition philosophique s’inscrit dans un courant de dénonciation de la société comme espace de fausseté et de dissimulation qui empêche l’individu d’accéder à lui-même et d’être soi. Un tel discours prend sa source, nous nous y arrêterons plus loin, chez Rousseau, qui a littéralement incarné un tel idéal d’authenticité face au mensonge social. De telles pensées se réfèrent tour à tour à l’authenticité, à la sincérité, à la transparence, comme instrument d’épanouissement personnel et de réalisation de soi. Les relations sociales nous jettent hors de nous, et nous devons nous soustraire à la tyrannie du regard des autres et de l’opinion. « Sitôt qu’il faut voir par les yeux des autres, il faut vouloir par leurs volontés »[1]. La question vestimentaire est ici paradigmatique car elle consacre le triomphe du paraître sur l’être et le vain jeu des apparences sociales, c’est-à-dire de tous les artefacts, les convenances, les codes, les conventions de la société. Il est donc vital d’être soi « envers et contre tout », ou encore «être ce que la nature a voulu », ou bien « être son propre maître »[2]. Nous retrouvons également chez Rousseau l’idée que c’est en paraissant toujours ce que l’on est (je « dois » le faire) qu’on deviendra tôt ou tard ce que l’on est. Nous retrouvons ici l’idée déjà évoquée de Bernard Williams : le « devoir être » sincère devant les autres possède une valeur auto-réalisatrice et performative du point de vue de la sincérité que nous nous devons d’abord à nous-même : en s’engageant ainsi dans son comportement et ses paroles devant les autres, on finit par devenir ce que l’on veut être… Cependant nous pouvons identifier déjà un certain nombre de tensions dans cette identification qui est faite entre être et devoir être : s’agit-il d’être soi ou de vouloir être ainsi ? De coïncider avec son être, ou de s’en façonner un à la mesure de son idéal ? L’impératif normatif d’être soi ne risque-t-il pas d’empêcher la factualité de cet être soi ? Toute pensée de l’authenticité est traversée par ce paradoxe, nous le constaterons particulièrement en examinant les pensées de Rousseau et de Heidegger. Par ailleurs, nous retrouvons en elle l’idéal de transparence : « ne fais ni ne dis jamais rien que tu ne veuilles que tout le monde voie et entende ; et, pour moi, j’ai toujours regardé comme le plus estimable des hommes ce Romain qui voulait que sa maison fût construite de manière qu’on vît tout ce qu’il y faisait. »[3]Le premier vice est celui de la dissimulation, et je dois la transparence aussi bien aux autres qu’à moi-même. Enfin la chose la plus importante de l’authenticité est bien sûr la vérité ; mais celle-ci repose sur « un sentiment de vérité » et n’exige pas la reproduction d’une réalité préalable. Il suffit qu’il y ait adéquation à un sentiment intérieur de vérité, ce que Rousseau appelle « la pureté du cœur ». C’est l’authenticité de la confession qui devient essentielle, non la vérité des faits. Nous voyons toutde suite la faiblesse d’une telle conception : tout se passe comme si pour Rousseau la sincérité impliquait nécessairement la vérité, comme une sorte de talisman. Or le fait d’être sincère n’empêche pas le fait de n’être pas lucide, pas plus que l’intention de dire la vérité implique l’impossibilité de se tromper. Il en découle une conception originale mais problématique de la vérité. La quasi sanctification du sentiment intérieur, seul garant de « la vérité du cœur », s’intéresse seulement à un régime de vérité très subjectiviste indissociable de la personne même qui l’énonce. Le fait de « me peindre comme je me vois »[4]n’implique pas nécessairement que je me peins tel que je suis ! La règle d’évidence rationnelle des idées claires et distinctes de Descartes est remplacé par la règle de la sincérité du cœur, entièrement privée et subjective. L’image de la « belle âme » qui s’atteste elle-même devant son propre tribunal  n’illustre-t-elle pas avec beaucoup d’acuité une tendance affirmée de nos mentalités contemporaines ? Comme le dit John Locke :ce n’est pas parce que « nos persuasions sont droites », et qu’elles sont « fortement établies dans (nos) esprits » que nous ne pouvons pas nous tromper sur ce que nous sentons[5].

Le naturel, arrière-plan de l’authenticité…

Nous voyons bien que l’arrière-plan de l’authenticité est le « naturel » : ne risquons-nous pas de retrouver l’opposition trop répandue et fort discutable du naturel et du social ou du culturel, que nous allons retrouver de manière emblématique chez Rousseau ? Le « naturel » signifiant alorsun rejet de tout ce qui peut être vécu comme aliénation sociale. Après tout, pourquoi des conventions sociales ou l’imitation des autres (dans une certaine mesure qui reste à définir…) seraient-elles exclusivement ce qui nous empêche d’être nous-mêmes ? Ne sont-elles pas aussi ce qui nous permet de l’être ou de le devenir ? La référence commune à cette norme du « naturel » chez nombre de moralistes qui ont abordé la question de l’être soi-même est une évidence. Mais attention, elle ne renvoie pas toujours à la même signification, et JJ Rousseau en particulier se démarque du sens habituel jusque-là, et pose une dichotomie radicale entre nature et culture, l’homme naturel et l’homme social, la nature et la civilisation etc.   Pour mieux comprendre, il est nécessaire de revenir à la signification du « naturel » : le terme est en effet très polysémique ; pour l’honnête homme du XVIIème siècle, le « naturel » n’est pas une nature primitive, mais une nature cultivée qui s’épanouit dans la pratique des vertus sociales. Le naturel opère une synthèse entre nature et culture : «  A son plus haut degré d’accomplissement, l’art rejoint la nature, l’acquis retrouve l’inné, la conformité à la règle ne fait qu’un avec la plus parfaite spontanéité, l’excellence et la naïveté se confondent. »[6]. La Bruyère ne dit rien d’autre. Mais au contraire chez Rousseau, il n’y a pas de moyen terme entre la dépravation sociale et la bonté naturelle de l’homme. Toute la pédagogie de Rousseau (« l’Emile ») découle de cette antithèse. La nature est une voix intérieure qui parle à notre cœur et s’oppose aux artifices de la socialisation. A l’inverse, la nature des moralistes fait signe vers une spontanéité éduquée et cultivée couronnant l’acquisition. Valéry : « Je prétends que l’artiste finisse par le naturel… Le spontané est le fruit d’une conquête. ». Nous comprendrons mieux comment des auteurs comme Rousseau et Montaigne semblent se rejoindre dans la référence et l’usage communs de cette notion, alors qu’ils diffèrent radicalement sur leur conception de l’être soi-même…

Heidegger : la figure de l’être authentique

Selon Romano, Heidegger, Rousseau, mais aussi Kierkegaard, sont les meilleurs exemples de l’authenticité concernant la question de l’être soi-même. Nous examinerons ici les deux premiers, dont la convergence de vues apparaît évidente. Est authentique selon Heidegger celui qui a acquis une pleine autorité sur lui-même, celui qui est son propre maître. Pour saisir avec précision ce qu’il entend par là, préoccupons-nous de son inverse, quand il y a déchéance du « Dasein » (l’Etre-là), fréquente dans le cadre de la vie dans la quotidienneté. Le Dasein s’identifie alors aux autres, et vit sur le mode du « On », rejoignant la cohorte impersonnelle de la masse et du troupeau. Il devient tout le monde et personne à la fois. Signalons tout de suite que nous retrouvons chez Rousseau les mêmes dimensions de cette déchéance quand il explique la perte de soi-même : la dissimulation, le conformisme, l’aliénation. En quoi consiste donc cette fausse socialité ? Une dissimulation faite de feinte, de déguisement et d’hypocrisie ; derrière elle, se cache la sourde envie, la jalousie et la rivalité larvée derrière le masque des bons sentiments et de la civilité.Là encore la société d’aliénation rousseauiste fondée sur les analyses concernant l’amour propre sont très proches : lui aussi avait fustigé « la fureur de se distinguer » comme l’origine de tous les vices et le mobile essentiel des sociétés de l’inégalité. Comme chez Rousseau, le mensonge est social, ontologiquement solidaire de la socialité elle-même.Il faut souligner qu’un tel mode d’être se dissimule à lui-même  (et donc méconnaît aussi cette déchéance).Le « On-même» se manifeste par un nivellement de ses possibilités d’être authentique (« l’être-dans-la-moyenne »), et par un conformisme extrême qui se traduit par des relations sociales où chacun veut occuper la place de l’autre, ainsi qu’une sourde émulation entre « égaux ».« « Je » ne « suis » pas au sens du Soi-même propre, mais je suis les autres selon la guise du « On » »[7].

Le plus paradoxal dans cette forme d’aliénation de soi peut se résumer ainsi : la soif de distinction et la comparaison permanente place le Dasein sous la coupe réglé d’autrui, en entraînant une fuite en avant permanente devant la responsabilité qui lui incombe en vérité, celle de prendre en charge le poids de son existence en décidant de ce qu’elle doit être. Mais il n’en développe pas moins des prétentions de plus en plus « égotistes » et une revendication forcenée à l’indépendance :Même au plus profond de la déchéance et de l’anonymat du « On », dit Heidegger, l’individu clame haut et fort sa singularité et sa différence, et cherche à se démarquer des autres. Peut-être retrouvons-nous ici la complicité secrète entre conformisme et individualisme qu’entretient notre société contemporaine… Il y aurait ainsi une rivalité et un désir de distance vis-à-vis d’autrui d’autant plus grands que nous nous différencions moins des autres et que nous vivons davantage sous leur empire.  « Plus le Dasein est les autres, et plus il hait les autres »[8]

Mais en quoi consiste vraiment cet « être authentique », ou « soi-même »,  opposé au « On-même » ? Il n’a pas grand-chose de commun avec l’identité numérique à travers le temps (A=A), ou avec ce que Ricoeur nomme « l’idem » ou « la mêmeté », mais plutôt avec le fait de se posséder soi-même ou de s’auto-appartenir (s’appartenir en propre). Il est bien question ici d’ipséité en tant que manière d’être ou d’exister.L’être authentique est celui qui se rapporte à lui-même et fait de son être un enjeu, dans la mesure où celui-ci ne lui est pas livré tout fait, une fois pour toutes, mais où il a à en décider à la lumière de son pouvoir être. Le Dasein est l’étant qui se soucie fondamentalement de lui-même et de son être. Il y a donc deux façons d’être ou deux modes d’être : authentique et inauthentique. Le second ou « On-même », désigne une manière d’être au monde sur le mode de ne l’être pas(oxymore). Le premier est celui de l’ipséité  d’une existence menée « en personne » ou « en vérité », et non pas par procuration, où l’on s’en remet à d’autres pour décider à sa place. L’ipséité ne fait pas référence à la conformité à un moi préalablement posé, pas plus à une « nature » présupposée. La loyauté ou fidélité vis-à-vis de soi-même doit désormais s’interpréter en termes de « résolution » ou de « décision » : cela signifie fidélité du Dasein à l’égard de ses choix essentiels, tels qu’il peut les endosser et les assumer. Ce n’est pas pour rien que Heidegger est souvent considéré comme le père de l’existentialisme… Fidélité moins à ce qu’il est qu’à ce qu’il s’engage à être. D’où l’usage de la notion de « vérité de l’existence ». Mais fidélité à quoi plus concrètement ? Vérité par rapport à quoi ? Là est la difficulté.Cette vérité subjective de l’existence ne s’appuie pas sur un contenu - vertu de sincérité envers soi-même reposant sur une conformité à son « moi » naturel, attesté par exemple par le sentiment intérieur chez Rousseau, ou par le contenu même de la foi chez Kierkegaard. Avec Heidegger, cette authenticité est vide de tout contenu, mais désigne exclusivement une manière d’être qui déborde toute preuve ou témoignage extérieur, et n’a même plus besoin d’être reconnu par le jugement d’autrui. Elle s’atteste de soi à soi par l’intermédiaire de la conscience. Elle n’obéit à aucune réponse déterminée, simplement auto-attestation silencieuse accomplie par le Dasein. « La vérité de l’existence n’est plus que le pur être décidé ou être résolu lui-même »[9], certitude immanente à l’acte de résolution lui-même….

Le danger du solipsisme : nous terminerons précisément en montrant dans quel genre de solipsisme risque de sombrer une telle conception : « La vérité sur soi ne fait qu’un avec la solitude la plus radicale du Dasein »[10]Cette conception aboutit à une sorte de contradiction ou d’aporie :« plus le Dasein, perdu dans le « On », cherche à faire preuve d’originalité et à s’extirper de la masse, et plus, nous dit Heidegger, il consolide la puissance de cette dernière ; plus il cherche à « être quelqu’un », plus il devient Monsieur tout le monde ; plus il prétend exister en propre et n’avoir d’autre modèle que lui-même et plus il succombe à un conformisme aggravé. »[11]Autrement dit, cela même qui pourrait être interprété comme une véritable fidélité à soi-même – souci de distinction, recherche d’autonomie personnelle -, apparaît au contraire comme le signe de notre dépendance à la conformité sociale. Malgré les efforts de Heidegger pour identifier les indices qui permettent de distinguer la vraie de la fausse authenticité –conquérir son être de haute lutte pour s’arracher au nivellement général, « se choisir lui-même » et choisir ses héros plutôt que de se les voir imposer par l’espace public et la publicité etc. -, les difficultés demeurent redoutables… Seul, semble-t-il, un éprouvé d’angoisse devant la possibilité de la mort, un appel de la conscience dans sa solitude, la « résolution » elle-même, pourrait nous permette de repérer « l’authenticité authentique »… La réponse est donc résolument solipsiste : seul « le solipsisme existential[12] » suffit à pouvoir échapper au mimétismeComment pourtant être sûr que nous échappons à toute norme, à tout conditionnement social, à tout modèle inconscient ? Et cela est-il d’abord possible ? Nous voyons bien là la fragilité d’une telle orientation : d’un côté, la recherche d’indépendance est la conséquence du conformisme social ; de l’autre, nous n’aurions d’autre ressource pour en sortir que de nous livrer à une quête d’authenticité qui en reproduit toutes les caractéristiques. Nous pressentons pour notre part que cet idéal d’authenticité, si valorisé aujourd’hui, n’est peut-être que la production d’une pression sociale vers une « culture de la nature »[13] de plus en plus marquée dans nos sociétés individualistes contemporaines, avec aussi l’angoisse qui va avec et qu’un sociologue comme Ehrenberg a su mettre en relief[14] ? Le critère proposé par Heidegger pour distinguer le vrai de l’illusion est aussi problématique que celui du «  sentiment du cœur » chez Rousseau concernant la sincérité vis-à-vis de soi-même :« L’auto-certification que l’authenticité s’adresse à elle-même, et sans autre témoin qu’elle-même » est purement privée et subjectiviste. 

Enfin, nous pouvons entrevoir dans une telle conception du soi-même une façon de penser solidaire d’une dichotomie forte entre individu et société. Nous allons y revenir avec Rousseau, auteur emblématique en ce sens, mais une contradiction apparaît insurmontable entre la dimension de la socialité et de l’imitation, et l’expression de soi. La vie sociale devient alors logiquement un lieu d’aliénation de l’individu. Nous retrouvons là notre question, ou plutôt celle de Romano : « Pourquoi donc les conventions sociales et l’imitation des autres seraient elles exclusivement ce qui nous empêche d’être nous-mêmes ? ». Ne sont-elles pas aussi ce qui nous permet de l’être ou de le devenir ?

Rousseau : l’homme de la nature contre l’aliénation sociale

Cette dichotomie entre individu et société est particulièrement présente dans l’oeuvre de JJ Rousseau. La vérité de l’individu devant lui-même, la sincérité que l’on se doit à soi-même, qui s’enracine dans la proximité à soi immédiate du « sentiment intérieur », s’oppose frontalement au mensonge social.  Nous retrouvons là le thème connu chez Rousseau d’une bonté naturelle du genre humain et d’une corruption de la nature humaine par la société et par l’histoire. Ce modèle de l’individu qui se dresse pour condamner les moeurs et la morale sociale est inauguré par Rousseau, et aura une longue postérité.

Les sources de ce modèle sont au moins doubles : l’influence grandissante de la Réforme à cette époque, et le stoïcisme. Les accents stoïciens de Rousseau sont palpables. On retrouve chez Sénèque la « corruption collective » d’une société régie par les intrigues, l’ambition, la recherche effrénée du luxe, ou l’obsession du paraître qui détourne les hommes du seul bien véritable, la vertu. Sujet au sentiment de persécution et se disant victime de raillerie et de calomnie, il se prévaut de « la stoïque fierté d’Epictète » pour ne pas sombrer. Son idéal d’authenticité, la franchise et la totale transparence à soi et aux regards des autres, sa résolution de « toujours dire la vérité » sont manifestement de source stoïcienne. Au-delà du stoïcisme, sa position est également proche de l’école cynique[15], pourfendeur des conventions sociales, et pour qui la liberté de parole était fondamentale. C’est bien cette attitude, d’ailleurs, qui isole Rousseau, comme elle avait isolé Alceste[16], dont l’idéal si élevé ne pouvait être satisfait qu’en se plaçant au ban de l’humanité… Mais la doctrine du témoignage intérieur de la conscience propre à la Réforme a également profondément influencé Rousseau. La conscience religieuse ne renvoie plus au devoir de respect d’un dogme, mais relève en effet du « témoignage intérieur », pur effet de la Grâce de Dieu. Pour Calvin, la certitude d’avoir la foi repose sur la révélation secrète de notre salut que Dieu nous prodigue par l’entremise de notre conscience. Rousseau radicalise à sa façon l’esprit de la Réforme, la véritable « religion naturelle » reposant toute entière sur cette révélation intérieure : « le culte que Dieu demande est celui du cœur ! » s’exclame le vicaire savoyard. Notre conscience est notre guide infaillible, gage de toute authenticité et juge du Bien et du Mal[17]

L’envers de cette authenticité revendiquée par Rousseau est bien sûr le social comme théâtre d’ombre, espace de fausseté et de paraître où « tous mentent ». Le paradoxe de Rousseau est que celui qui est le héros de l’homme de la nature, est aussi celui d’une utopie politique qui appelle à une dénaturation complète qui serait l’œuvre de la société civile à travers le pacte républicain. Mais ce n’est pas ce Rousseau du Contrat social qui nous intéresse ici. La première voie de la désaliénation, la voie individuelle, s’apparente à un retrait volontariste en soi-même, à l’écart des autres, à un idéal de transparence. Il y a trois chefs d’accusation à l’encontre de la société :1) hypocrisie et mensonge 2) conformisme 3) aliénation. L’hypocrisie et le mensonge :l’homme social est tout entier dans son masque. « Ce qu’il est n’est rien ; ce qu’il paraît être est tout pour lui. »[18].  Le conformisme : « Tous les esprits semblent avoir été jetés dans un même moule[19] ». Ce pouvoir uniformisant de la société est facteur d’anonymat et d’impersonnalité. Quant aux règles ou usages, ils sont au mieux des « carcans » et une « insupportable contrainte ». On retrouve ici la référence à la foule ou à la masse, ce que Heidegger nomme le « On-même ». Henri-Frédéric Amiel, ce philosophe helvète auteur du célèbre « Journal Intime »[20], décrit très bien ce souverain » qui s’appelle « On », et qui a trois bouches et donc trois visages : « La première déclare ce que On dit ou fait et s’appelle l’usage. La seconde déclare ce que On pense et s’appelle l’opinion. La troisième déclare ce que On trouve beau et s’appelle la mode… Chacun trouve donc tout décidé sans qu’il s’en mêle… Pourvu qu’il imite, copie, et répète les modèles fournis par ON, il n’a plus rien à craindre. »[21].Cette phrase de Rousseau ne fait qu’anticiper la même idée : « Il faut faire comme les autres, c’est la première maxime de la sagesse de ce pays (qu’est la France). Cela e fait, cela ne se fait pas. Voilà la décision suprême. »[22]...Enfinl’aliénation, qui est le fait de cesser d’être soi, d’être étranger à soi-même. L’authenticité est l’existence sous la forme d’une auto-possession de soi-même, alors que l’aliénation est l’existence sous la forme d’une radicale dépossession, d’une altérité indépassable vis-à-vis de soi-même. L’amour-propre, qui se substitue à l’amour de soi, « inspire aux hommes tous les maux qu’ils se font mutuellement » : l’envie et la rivalité deviennent le mobile universel de nos conduites ; cette dynamique s’appuie sur les besoins factices toujours nouveaux dont la société favorise l’apparition, et se traduit par une soumission de chacun à tous. Personne n’est épargné, pas plus les pauvres et les faibles que les riches et les puissants. Il serait très intéressant de comparer de ce point de vue la réflexion de Rousseau avec la théorie du désir mimétique de René Girard : dans un cas comme dans l’autre, l’homme succombe à la rivalité mimétique  qui lui fait abdiquer tout être propre, et le fait vivre dans le regard des autres. Il nous faut rappeler une nouvelle fois qu’une très vive ambivalence hante le discours de Rousseau : le Rousseau philosophe politiquepense une société capable d’échapper au règne de l’aliénation ; il analyse les conditions historiques  et socioéconomiques qui ont rendu cette société aliénante et corrompue telle (à commencer par l’avènement de la propriété privée)[23], et conçoit un pacte républicain qui pourrait être le fondement philosophique et juridique d’une société civile juste qui ne doit rien à la nature[24]. Mais à d’autres moments plus fréquents, apparaît le Rousseau moraliste : le salut de l’individu authentique viendra de son extraction totale de la société en tant que telle ; Rousseau essentialise alors l’aliénation et considère de façon préromantique qu’elle signe le destin de l’individu en société. C’est cette seconde option retenue par Rousseau, la réponse éthique et individuelle, qui nous intéresse ici…

Le retour à la nature pour échapper à l’aliénation

Je dois pour redevenir vivant dresser une barrière infranchissable entre moi et le jugement d’autrui, et renouer avec la voix de la conscience et de la nature. « Rien d’étranger à moi » ne doit me déterminer. Me replier sur mon âme, couper toutes les relations extérieures, renoncer aux comparaisons. Mais aussi à d’autres moments s’oublier par la rêverie qui me permet d’élargir mon existence aux confins de l’univers. Des pages célèbres des « Rêveries du  Promeneur solitaire »[25] insistent notamment sur le caractère précieux de ce qu’il appelle « le sentiment d’existence » qu’il contacte lors de ses longues promenades en bateau sur le lac[26]« à l’instar de l’eau tranquille qui oscille au rythme de sa barque »[27]... Il ne s’agit plus d’exercer une pensée réflexive sur soi-même, mais se contenter d’écouter son « sentiment intérieur », c’est-à-dire sa propre nature et la nature elle-même. Il s’agit de se rapprocher d’une nature originelle et perdue, défigurée par la culture et la civilisation, « dont l’évocation se teinte d’accents élégiaques[28] ». Nous verrons à quel point cette idée de la nature est éloignée de celle de Montaigne…

« L’être authentique » n’est-il qu’une posture ? Des contradictions irréductibles

Une contradiction traverse la conception de l’être authentique chez Rousseau, que l’on peut résumer ainsi : comment peut-on écrire, continuer de s’adresser à ses semblables,  et désirer aussi ardemment désirer être écouté, approuvé, et en même temps proclamer une telle indifférence aux opinions des autres ? Seul le silence et le retrait seraient une conséquence logique d’un pareil constat négatif à l’endroit des autres hommes (le rapprochement avec Alceste va de soi ici), et non le fait de rester captif de ceux dont il prétend répudier le jugement. A force de vouloir se présenter aux yeux du monde comme le seul être honnête, sincère, désintéressé, innocent, vertueux, il s’expose comme nul autre sous une forme très « histrionique », propre au délire de persécution,  qui va complètement à l’envers de ce qu’il proclame ! La figure de l’individu authentique se métamorphose alors en son contraire, c’est-à-dire en « posture » soutenant un « personnage ».Plus il s’ingénie et prétend être lui-même face aux mensonges de la société, et plus il apparaît comme un personnage soucieux de sa réputation aux yeux du monde. Il y a dans le personnage Rousseau une part de mauvaise foi dont il n’est sans doute pas conscient. Romano soutient que probablement il a psychologiquement besoin que « tous le regardent » et de se sentir l’objet de la réprobation générale, pour exister en échappant à la fragmentation. Ce qui fait tenir debout l’individu Rousseau, relèverait de cette dépendance du regard des autres qu’il refuse avec véhémence…  En ce sens, le statut de « bouc-émissaire » lui est nécessaire pour « être lui-même », intègre, entier, soustrait prétendument à toute dépendance. Mais une telle posture d’exemplarité et de victime n’est-elle pas incompatible avec l’oubli de soi ? Avec Rousseau nous sommes au contraire en présence d’une véritable obsession de soi, qui se concilie très difficilement avec le « naturel » pourtant revendiqué. Nous reviendrons plus longuement sur cette difficulté propre à la recherche de naturel avec Montaigne.

Un solipsisme moral

Au-delà du « cas » Rousseau, relevant selon toute vraisemblance de la pathologie, il faut retenir que le paradigme rousseauiste d’authenticité fortement individualiste a prospéré après lui dans la philosophie moderne, et nous en sommes les héritiers avec ce que Marcel Gauchet appelle « la culture de la nature » : sacralisation de l’individu dont la véracité du jugement jaillit de lui et de lui-seul, et au nom de laquelle la morale sociale pourra être condamnée. La philosophie contemporaine a souvent mentionné le solipsisme cartésien dans le domaine de la connaissance, c’est-à-dire critiquer l’idée d’un « cogito ergo sum » emmuré dans la forteresse du sujet. Nous sommes en présence ici d’une sorte de solipsisme moral où les autres sont déchus de leur statut d’interlocuteurs et de partenaires éthiques. Rousseau dans son obsession finit par ne voir que des masques grimaçants en lieu et place des « visages d’hommes »… Un tel solipsisme se soutient autour de l’unique règle de « la sincérité du cœur », sorte d’auto-attestation de soi qui ne peut parvenir à sortir du cercle subjectiviste.

Rousseau est le représentant d’une « souci de se distinguer » qu’il dénonce pourtant avec virulence…

Pour conclure concernant notre philosophe, nous décelons chez lui une furieuse envie de se distinguer qui le place au ban de l’humanité. Mais celle-ci n’est-elle pas objet de jouissance, et surtout n’est-elle pas précisément à l’origine de tous les vices et de l’aliénation sociale elle-même qu’il dénonce pourtant de façon véhémente ? Rousseau désire plus que tout, semble-t-il, se démarquer : « J’aimerai mieux être oublié de tout le genre humain que regardé comme un homme ordinaire » (« Mon Portrait »). Nous retrouvons-là la même difficulté que celle rencontrée en parcourant la réflexion de Heidegger : les motivations qui sous-tendent la recherche d’authenticité semblent très proches de celles qui président à la tromperie sociale : même fureur de se distinguer, déjà identifiée dans le Premier Discours comme étant à l’origine de tous les maux ! Comment s’y retrouver ? Si Heidegger a raison de relier un certain désir d’authenticité avec l’aliénation sociale elle-même, comment désormais s’y prendre pour trier le grain de l’ivraie ? Cela paraît très difficile, et l’aspiration à être soi, entendue ainsi, ne peut que se confondre avec la passion la plus commune du « On »… Le désir d’authenticité serait ainsi secrètement motivé par les ruses de l’amour-propre… L’authenticité devient l’expression la plus achevée de la théâtralité des relations humaines. 

 


[1] JJ Rousseau

[2] JJ Rousseau

[3] JJ Rousseau, Lettre de saint Preux, in « La nouvelle Héloïse »

[4]«  La profession de foi du vicaire savoyard »

[5] « Essai philosophique concernant l’entendement humain »

[6] Georges Romano, « Etre soi-même »

[7]Heidegger.

[8]Romano

[9] Georges Romano, « Etre soi-même 

[10] Ibid

[11] Ibid

[12] Expression heideggerienne 

[13] L’expression se trouve dans les écrits de Marcel Gauchet

[14] « La fatigue d’être soi », Ehrenberg

[15] Diogène de Sinope, IVème siècle av JC

[16] Le Misanthrope, Molière

[17] La Nouvelle Héloïse

[18] « L’Emile »

[19] « Discours sur les sciences et les arts »

[20] Fin XIXème siècle

[21] « Fragments de journal intime », Amiel

[22] « La Nouvelle Héloïse »

[23] C’est l’objet du Discours sur l’origine des inégalités parmi les hommes

[24] C’est bien sûr l’objet du Contrat social

[25] Cinquième promenade oùildécrit longuement son séjour au lac de Bienne au milieu de l’ile de Saint-Pierre.

[26]« De quoi jouit-on dans une pareille situation ? De rien d'extérieur à soi, de rien sinon de soi-même et de sa propre existence, tant que cet état dure on se suffit à soi-même comme Dieu. Le sentiment de l'existence dépouillé de toute autre affection est par lui-même un sentiment précieux de contentement et de paix, qui suffirait seul pour rendre cette existence chère et douce à qui saurait écarter de soi toutes les impressions sensuelles et terrestres qui viennent sans cesse nous en distraire et en troubler ici-bas la douceur. »

 

[27] Georges Romano, « Etre soi-même »