Penser le corps - UP de Narbonne  - Mars 2008

 

Il suffit de questionner notre expérience  immédiate concernant le corps pour mesurer à quel point cette idée du corps recouvre de multiples dimensions qui peuvent paraître antagonistes, selon les points de vue que nous adoptons. Si faire œuvre de philosophie, c’est en premier lieu définir ce dont on parle, la tâche s’avère comme d’habitude difficile !

 

Il y a le corps objectif, tel qui peut m’apparaître chez autrui qui est en face de moi, délimité par une certaine forme, contenu dans un certain espace, assimilable à un « corps – objet ».  C’est celui, d’une certaine façon, que je vois lorsque je me regarde dans la glace. Je ne l’ai pas choisi ; il m’est en quelque sorte imposé ; il peut se décliner de manière relativement « objective » : âge, poids, taille, sexe, nez, corpulence, mais aussi peut-être habileté ou maladresse, carte génétique particulière …etc. C’est aussi le corps objectivé de la science ou de la médecine, décomposable en autant d’éléments, d’organes, de systèmes, de fonctions, qui apparaît aujourd’hui comme totalement visible et transparent avec les nouvelles techniques médicales d’exploration iconographique.

 

Mais ce même corps est aussi le mien, que l’on peut nommer le corps propre, qui délimite mon « intérieur » de l’extérieur du monde, celui qui est le lieu et la condition indépassable de mon existence dans le monde, constitutif de ma personne. Ce qu’on peut appeler le « corps-sujet ».

 

En ce sens mon corps est avant tout un corps vivant, il est moi-même en tant qu’être charnel et mortel. Mais le corps peut aussi être un corps mort, inanimé, cadavre.

 

Ces quelques éléments descriptifs pour parler du corps montre la difficulté qui est la nôtre pour le penser : le problème du rapport entre corps-objet et corps- sujet est l’un des problèmes principaux qui se posent dès que l’on cherche à réfléchir au corps humain. La question posée est avant tout celle-ci : « avons-nous un corps ou sommes- nous ce corps ? ».

C’est sans doute dans la maladie que nous pouvons le mieux comprendre l’ambiguité et la difficulté du problème : lorsque je suis en bonne santé (« le silence des organes… »), mon corps , pourrait-on dire, « me colle tellement à la peau » que je ne le distingue pas de moi, il est l’immédiateté médiatrice de mon être dans la situation. Mais si, par exemple, j’ai mal à la main, je ne suis plus cette main qui écrit, elle devient objet d’altérité, elle s’impose à moi et refuse de se faire oublier. Je ne dispose plus tout à fait de moi-même avec mon corps malade, il s’opère comme un dédoublement ou une discordance. C’est particulièrement visible lors de certains états vécus de dissociation (corps vécu comme étranger, altération qui menace mon intégrité). Mais, en même temps, si je ne dispose pas de moi-même, c’est précisément parce que mon corps est moi-même et non une chose extérieure. « Je suis malade » et non « mon corps est malade » !

 

Comment la philosophie aborde ces questions ? Sans avoir la prétention d’y répondre, nous voudrions ici présenter ce qui pourrait être les premiers éléments de la thèse suivante (il ne s’agit que d’une première réflexion qui revendique son inachèvement et son caractère provisoire !) : la tradition philosophique occidentale a longtemps proposé à ce sujet une distinction entre le corps et l’esprit (ou l’âme) en termes d’oppositions complémentaires qui a profondément marqué (et continue de le faire) nos traditions de pensée, sans pour autant trouver un équivalent dans d’autres cultures. Nous essaierons de voir concrètement les conséquences de cette approche sur la conception du « soma » (et corrélativement, puisqu’il s’agit d’un système de disjonctions) et de la « psyché », et d’évoquer quelques voies se proposant de refonder différemment une théorie du corps et de l’organisme. Il s’agirait aussi de mettre cette réflexion en perspective avec la place et le statut du corps aujourd’hui

 

·                Dans un premier temps : l’âme prisonnière du corps et le dualisme âme-corps : évocation des thèses de Platon et de Descartes, figures emblématiques de cette tradition de pensée

·                Dans un deuxième temps : comment est-il possible de penser unitairement et intégrativement soma et psyché ? Quelques voies : le « monisme » de Spinoza, les confirmations apportées par les neuro-sciences (Damasio) et la médecine « body-mind » (D. Servan Shreiber), Le corps dans la philosophie de Nietzsche, La philosophie chinoise…

·                Dans un dernier temps, en guise de conclusion :  qu’en est-il de notre corps aujourd’hui ? Un éclairage de nature sociologique sur le corps dans notre société ( l’imaginaire social contemporain concernant « la réhabilitation du corps ») : s’agit-il réellement d’un changement de paradigme par rapport à l’ancien modèle ?

 

Enfin, concernant la forme, je m’efforcerai d’émailler mon exposé de lectures de textes de philosophes à l’appui de mon propos.

 

PREMIERE PARTIE

 

 L’âme enchaînée au corps – Platon

 

Le thème de l’âme et du corps est fréquemment abordé dans les œuvres de Platon, mais c’est dans le Phédon qu’il est systématiquement développé. Le Phédon est une suite d’entretiens de Socrate avec quelques amis peu de temps avant l’exécution de la sentence de mort qui a été décidée par ses juges.

 

Lecture d’un premier texte : le corps comme clou de l’âme  ( « Le Roman du Monde »   p 140)

 

L’enjeu principal du philosophe sera de « sauver » l’âme en la délivrant (autant que possible) de sa dépendance vis-à-vis du corps, qui se traduit particulièrement par l’illusion de croire que les « messages » du corps, c’est à dire les affections occasionnées par les plaisirs et les peines, sont les réalités véritables alors qu’il n’en est rien. « Sauver l’âme », c'est-à-dire dégager la fonction propre à la pensée de toute servitude par rapport au corps. Le danger principal étant ce risque permanent de « mélange » avec le corps qui priverait la pensée de sa capacité d’accès aux vraies réalités, c'est-à-dire aux réalités intelligibles. Les rapports entre l’esprit et le corps sont appréhendés ici sur le mode des risques de contamination de l’un par l’autre ; il faut par conséquent « purifier » l’âme, préserver à tout prix cette pureté, refuser la domination du corps. Dans cette perspective, les enseignements supposés du corps (attrait des plaisirs ou peur des souffrances) sont toujours opposés à la vérité. L’emprise de la vie affective hypothèque la pureté nécessaire d’une pensée affranchie de toute sujétion, condition nécessaire pour l’accès à la Vérité.

 

Socrate va expliquer dans ce même Dialogue pourquoi il accepte sereinement la sentence (boire la cigüe), même injuste dont il est victime :

 

Lecture textes Phédon p 114, 115 et 120 : le corps comme « tombeau de l’âme »

 

Socrate nous explique donc qu’un philosophe digne de ce nom s’est attaché toute sa vie à se libérer du lien qui rendait l’âme prisonnière du corps, et que par conséquent il ne peut qu’accueillir la mort comme une libération, avec l’espoir d’une âme libérée de tout obstacle corporel (c'est-à-dire du monde sensible), qui pourra dans le royaume de l’au-delà avoir accès, grâce à la force et à la pureté de sa pensée, à la vérité et à la pureté des réalités intelligibles.

C’est la vie avant la mort le véritable problème, et non la vie après la mort.

 

Cette prise de position est archétypale d’un courant de pensée qui va traverser toute l’histoire des idées occidentales, à commencer bien sûr par le christianisme. Nietzsche est sans doute celui qui l’a identifié le plus clairement (nous reviendrons sur sa critique d’une pensée qui pour lui incarne les forces de négation de la vie et comment il réintègre le corps au sein de la pensée). Il dit dans l’avant-propos de « Par delà le Bien et le Mal » : « le christianisme est un platonisme pour le peuple ». Voilà comment Michel Onfray, dans sa « Théorie du corps amoureux »,  résume cette parenté ( notamment celle de l’enseignement de Paul de Tarse avec le platonisme) :

 

Lecture texte p 116 et 117

 

Le Dualisme cartésien :

 

On ne trouve pas chez Descartes ces conceptions dévalorisantes du corps telles qu’elles sont développées dans le Phédon. Ce qui l’intéresse c’est de fonder théoriquement la distinction du corps et de l’âme en essentialisant cette différence : c’est l’argument des deux substances séparées, radicalement hétérogènes. D’un côté l’âme en tant que chose pensante (découverte à partir du cogito « « je pense donc je suis ») ; de l’autre, le corps défini comme «étendue » :

 

 L’âme comme chose « pensante » :

 

Lire   Méditations Métaphysiques : cf. texte joint (« L’erreur de Descartes » Antonio R. Damasio)

 

Le corps comme étendue :

 

Lire : «  Par le corps, j’entends tout ce qui peut être terminé par quelque figure, qui peut être compris en quelque lieu, et remplir un espace en telle sorte que tout autre corps en soit exclu » (Méditation seconde)

 

La définition est très générale et peut concerner un corps animé ou inanimé ; elle désigne les critères de l’espace qui permette de penser le corps et de lui donner son objectivité physique mais aussi anatomique et physiologique. Pour ce qui concerne la composition interne du corps, Il va trouver sa source d’inspiration dans la figure anatomique découverte sur les cadavres (il faut noter à ce sujet que depuis peu, se développe les pratiques de dissection des cadavres) :

 

Lire : « Je me considérais, premièrement, comme ayant un visage, des mains, des bras, et toute cette machine composée d’os et de chair, telle qu’elle paraît en un cadavre, laquelle je désignais par le nom de corps (Méditation seconde) ».

 

Une telle représentation du corps réduit le somatique à une réalité physique d’où la vie semble désormais exclue, et appelle donc secondairement la clause complémentaire de l’existence qu’on appelle le psychisme. Ainsi l’écrit Merleau Ponty dans « La Phénoménologie de la Perception » :

 

Lire : « l’attitude réflexive purifie simultanément la notion commune du corps et celle de l’âme en définissant le corps comme une somme de parties sans intérieur et l’âme comme un être tout présent à lui-même sans distance. Ces définitions corrélatives établissent la clarté en nous et hors de nous : transparence d’un sujet qui n’est rien que ce qu’il pense être…. L’objet est objet de part en part et la conscience conscience de part en part. Il y a deux sens et deux sens seulement du mot exister : on existe comme chose ou on existe comme conscience. »

 

Mais rendons tout de même justice à Descartes : dans la 6ème Méditation, après l’expérience de pensée initiée par le doute « hyperbolique », qui lui a permis de faire table rase du monde pour mieux fonder le « roc » du cogito (qui seul résiste à cette entreprise), il doit « récupérer » la totalité du monde dans sa réalité sensible : comment faire une fois établie la séparation ontologique des substances ?

 

Lire 6ème Méditation  « Le pilote dans son navire »   cf. texte joint

 

Mais comment pouvoir réunir ce qu’il a si radicalement séparé ? Cette mystérieuse union de l’âme et du corps est pourtant nécessaire si l’on veut rendre compte de tout ce qui constitue la vie, l’existence d’un corps animé de volitions, de perceptions, de sensations, d’émotions, c'est-à-dire tout ce qui constitue précisément la réalité sensible. On sait que Descartes désignera la « glande pinéale » comme l’hypothétique lieu de jonction ou de jointure entre substance matérielle et substance immatérielle…

 

DEUXIEME PARTIE : D’autres voies pour penser le corps

 

Cette construction dualiste est également solidaire de toute une tradition philosophique de réification d’une Raison « chimiquement pure », dont l’exercice serait seul capable d’atteindre l’universalité du jugement, qu’il soit théorique ou pratique (la morale), et qui doit à tout prix exclure toute contamination sensorielle ou affective.

 

Les travaux de nombreux neurophysiologistes contemporains, dont notamment Antonio R. Damasio, montrent que les approches les plus fécondes aujourd’hui dans le domaine des neuro-sciences sont de caractère holiste et systémique, proposant des modèles complexes qui intègrent la totalité corps – esprit –cerveau – environnement. Il montre à quel point la pensée et les affects sont imbriqués, pour le meilleur et pour le pire. L’erreur de Descartes, dit-il, est d’avoir instaurer une séparation catégorique entre le corps, fait de matière, doté de dimensions, fait de mécanismes, d’un côté, et l’esprit, non matériel, sans dimensions et exempt de tout mécanisme, de l’autre. Pourquoi faut-il se soucier d’une telle erreur ? Personne aujourd’hui par exemple lui reprochera ses nombreuses erreurs particulières, comme par exemple sa conception de la circulation du sang, parce que la question du pourquoi et du comment de la circulation a été éclaircie depuis longtemps de manière totalement satisfaisante. Mais il n’en est rien concernant le dualisme, et celui-ci exerce encore une profonde influence. Nombreux sont ceux pour qui les conceptions de Descartes vont de soi, et n’ont pas besoin d’être réexaminées. Elles ont orienté en particulier, selon Damasio, la façon dont la médecine occidentale a abordé l’étude et le traitement de la maladie :

 

Lire (« L’erreur de Descartes ») p 314 

Il faut cependant ajouter un rectificatif important à cette critique : le modèle mécanique d’observation et d’explication du soma initié par Descartes n’est point en lui-même à rejeter : il a en effet permis des développements scientifiques considérables (y compris bien sûr du côté des sciences médicales), et sa grande fécondité technique est incontestable. Il s’agit simplement d’apprécier les limites d’une conception qui fait du  somatique l’expression abstraite et réduite du corps vivant.

 

Avant les neuro-sciences, la découverte de l’Inconscient a apporté également un démenti décisif à ces conceptions. Freud disait, je crois, que notre narcissisme avait été trois fois blessé de manière significative : d’abord par la révolution copernicienne (nous ne sommes pas au centre de l’univers) ; ensuite par la révolution darwinienne (l’homme n’est que le maillon de la longue chaîne de l’évolution - l’homme descends du singe !) ; enfin la révolution de la psychanalyse (l’homme n’est pas transparent à lui-même, la conscience n’est plus « maîtresse au logis »). Cependant, le statut du corps en psychanalyse est tout sauf évident et les relations entre la psychanalyse et la neurobiologie ne vont pas de soi. Il est vrai que l’inconscient freudien n’est pas de nature biologique, même si le rêve, l’acte manqué, le phantasme, le symptôme, sont autant de phénomènes psychiques ayant parties liées avec le corps. Des concepts comme celui de « pulsion », un des concepts fondamentaux de la psychanalyse selon Lacan, est un concept « charnière » ou « limite » entre le psychique et le somatique. Il est défini ainsi par Freud dans « Trois Essais sur la théorie sexuelle » :

« Par pulsion, nous ne pouvons de prime abord rien désigner d’autre que la représentation psychique d’une source endosomatique de stimulations, s’écoulant de façon continue, par opposition à la stimulation produite par des excitations sporadiques et externes.»

Freud avait un moment pressenti et projeter comme avenir pour la psychanalyse une possible articulation du psychologique sur le biologique. Pour Lacan en revanche, le champ de la psychanalyse est irréductible à tout autre, et l’inconscient dont il parle n’a aucun point commun avec ce que d’autres appelle l’inconscient neurologique ou cognitif. Il s’efforce au contraire, c’est le cas par exemple en ce qui concerne la pulsion, de dégager la démarche freudienne de ses assises biologiques. Cependant, les travaux d’un certain nombre de spécialistes des neurosciences avancent sur la voie d’un tel inconscient, et les résultats de ces derniers éclaireraient souvent de manière très complémentaire certains acquis de la psychanalyse… Le dernier livre de Boris Cyrulnik propose une réflexion qui prétend « tenir ces deux bouts ». Il ne m’appartient pas ici de trancher un tel débat, mais cependant :

 

Lire la petite fable autobiographique qu’il nous propose dès la première page (« De chair et d’âme ») p 9, 10, 11

 

Une nouvelle problématique

Au point où nous sommes arrivé, est-il possible de formuler, à partir de la critique esquissée concernant les limites et même les impasses du modèle des relations corps – esprit présenté ici, les termes d’une nouvelle problématique propre à notre sujet ? Comment dépasser ce vieux contentieux philosophique qui pervertit quelque peu, dans notre culture occidentale, l’approche du corps ? Mais il faut tout de suite reconnaître que cette intégration nouvelle est dores et déjà compromise par l’existence même d’une distinction préalable. En ce sens, aucun trait d’union (corps-esprit) ne pourra l’annuler complètement. Comment peut-on néanmoins échapper à cette tenaille du problème « corps-esprit » ? Nous pensons qu’il y a un chemin de contournement qui partirait cette fois d’Epicure et des stoïciens pour arriver à Spinoza, et qui sauterait Kant pour retrouver Nietzsche, la phénoménologie (notamment Merleau Monty et sa « Phénoménologie de la Perception »), mais aussi les avancées des neurosciences dont nous venons de parler. Il est hors de question ici de parcourir l’ensemble de ces approches ; nous nous bornerons à montrer comment Spinoza et Nietzsche s’inscrivent à leur manière dans cette orientation. Nous terminerons en évoquant, avec François Jullien, comment la philosophie chinoise se situe d’emblée en deçà ou au-delà d’une distinction qui est pourtant le socle sur lequel s’édifie la nôtre.

 

Le monisme de Spinoza

 

La philosophie de Spinoza, formulée il y a plus de cinq siècles, et en contradiction avec les idées de son temps, rejoindrait de façon géniale les hypothèses défendues par les neurosciences (c’est en tout cas l’idée soutenue par Damasio dans son livre au titre évocateur « Spinoza avait raison »)

Avec lui, il ne s’agit pas tant de répondre à la question des rapports entre l’esprit et le corps que de dissoudre la question même (pour Wittgenstein, le travail de la philosophie est avant tout un travail de désencombrement ou de « désobstruction » qui consiste « à dissoudre des questions » ; Le but de l’activité du philosophe ne serait pas d’ajouter encore quelque chose à la philosophie, mais au contraire de retrancher et d’évacuer). Dissoudre la question, c'est-à-dire montrer qu’elle ne se posait pas, ou qu’on peut ne pas la poser.

En effet, on se pose toute sortes de questions pour savoir comment l’âme va pouvoir agir sur le corps, et réciproquement comment le corps va modifier les états de l’âme, etc. Mais ces questions sont les produits de l’illusion dualiste selon laquelle on aurait affaire à deux substances différentes. Pour Spinoza, il n’y a qu’une substance, celle de Dieu ou de la Nature infinie (ce qui est  pour lui la même chose). Il parlera donc d’attributs différents d’une même substance (le monisme). Henri Atlan, éminent scientifique et philosophe réunis, et spinoziste convaincu, parle volontiers « d’aspects » ou de « points de vue » différents sur la même chose. Le parallélisme signifie que les rapports entre l’esprit et le corps humain sont des rapports d’équivalence et non des relations de causalité : « L’ordre et la connexion des idées sont les mêmes que l’ordre et la connexion des choses » (Eth. II, 7).

 

Le corps chez Spinoza : lire in « 100 mots sur l’Ethique de Spinoza» de Robert Misrahi »

P 110

 

Les conséquences de cette thèse sont considérables, en particulier sur le cœur de son éthique concrète ; le « conatus » chez Spinoza, qui est désir de persévérer dans son être et de développer sa puissance d’agir, concerne autant le corps que l’esprit : « Personne ne peut désirer être heureux, bien agir et bien vivre, qu’il ne désire en même temps être, agir, et vivre, c'est-à-dire exister en acte » (Eth. IV, 21). Cette existence en acte implique évidemment celle de l’esprit, et par conséquent aussi celle de son objet immédiat, le Corps. Cette éthique concrète peut se définir comme la recherche de « l’utile propre » concernant le corps et l’esprit, qui est amour de soi et accroissement de son pouvoir d’agir et de sa joie. La signification précise de cette éthique est précisée :

 

Lire p115 (Eth IV, 45,sc)

 

Pour conclure sur cette approche, répétons qu’un état mental ne peut pas être la cause d’un état du corps (et vice-versa), parce que c’est la même chose. Prenons l’exemple pris par H. Atlan et Damasio (émission de France-Culture…) concernant l’émotion et le sentiment ; l’une est traditionnellement rattachée au corps ; l’autre, qui est la conscience de l’émotion accompagnée de la connaissance (adéquate ou inadéquate) de ce qui est en est la cause, est du côté de la psyché. On pourrait dire que l’émotion est au corps ce que le sentiment est à la psyché sans qu’il y ait une relation causale entre les deux. C’est l’hypothèse du « fameux parallélisme » défendue par Spinoza. Il y aurait là des relations d’équivalence et non de causalité.

 

Le corps dans la philosophie de Nietzsche (cf. article de Harita Wybrands, philosophe, écrivain, in « Cultures en mouvement » mai 2001)

 

Nietzsche va s’efforcer de réinscrire la pensée dans et par le corps, contre la négation du sensible et donc du corps qui est consubstantielle à la métaphysique platonicienne. Le « sujet-conscience », plutôt que de se poser sur fond de corps conformément à l’expérience vécue, s’institue au contraire contre sa condition sensible. Sa « maîtrise » repose sur l’exploit toujours renouvelé de s’arracher à tout ancrage, de se poser comme origine de ce qui pourrait le précéder. Le geste premier et fondateur de la philosophie selon Nietzsche est cette mise hors circuit de quelque chose d’initial et de réel. Cette négation du sensible et par conséquent du corps est négation de la vie dans sa multiplicité originaire, au profit du supra-sensible qui s’approprie toute la sphère du pensable identifié à l’être même. Il s’agit par conséquent de retrouver le fil rompu qui va de la pensée au corps. Cette pensée qui s’est construite sur fond de néant (négation du sensible), ne peut éviter à un moment donné la revanche de ce même sensible qui va provoquer l’effondrement de sa construction. La vie dans sa multiplicité sensible fait éclater l’étau qui était censé la contenir, fait « retour », comme Freud parle du « retour du refoulé ». La question du corps va pouvoir enfin se poser vraiment quand la pensée identitaire sera déstabilisée, mise en échec (c’est, pour Nietzsche, dans l’histoire de la pensée occidentale, ce qu’il appelle la période nihiliste européenne après « la mort de Dieu » et la crise des valeurs, qui est celle dans laquelle il vit…). Mais dans un premier temps, l’absence du corps et sa prolifération, son excès dans la sphère qui l’avait désavoué, sont les deux modalités complémentaires d’un rapport vicié au corps (nous pouvons là encore faire le rapprochement avec le symptôme comme retour du refoulé). Il s’agit par conséquent de réhabiliter le corps comme lieu originaire d’où peut naître et se développer la pensée. Réhabiliter le corps, çà n’est pas tant lui donner un statut au sein de la pensée (c’est en ce sens que l’on parle aujourd’hui d’une société qui réhabilite le corps ?), que réancrer la pensée dans le corps désormais investi comme lieu d’une multiplicité originaire à laquelle elle se serait prématurément arrachée (illusoirement, car même lorsqu’on revendique le détachement ou l’arrachement, c’est encore les forces souterraines de la vie et du corps qui s’expriment, même si, dans ce cas de figure, celles-ci sont des forces « réactives » tournées contre elles-mêmes, des forces de non-vie). Il s’agit pour la pensée d’accepter et d’assumer d’être, au sens propre, « incarnée », pour le meilleur et pour le pire.

 

L’homme est énergie… Le corps dans la pensée chinoise

On connaît la démarche de François Jullien : s’appuyer sur l’étude de la pensée chinoise traditionnelle pour mieux mesurer les écarts avec notre propre pensée occidentale, et ce faisant interroger des notions si familières pour nous quelles ne sont plus interrogées, faisant en quelque sorte partie d’une sorte d’ « impensé préalable » à toutes nos constructions théoriques. La notion d’âme, nous dit-il, est précisément une notion qui n’existe pas en Chine. L’homme est énergie, corps et esprit en même temps. Pas d’essence de l’âme ni immortalité. Seule la question de la longévité est importante : je suis un capital d’énergie que je dois conserver le plus longtemps possible. Il n’y a pas non plus dans cette pensée l’obsession de la maîtrise de l’esprit en fonction d’un but, d’une finalité : « nourrir sa vie », tel serait la seule préconisation. Cela signifie précisément se défaire, se déprendre, laisser venir, c'est-à-dire non pas ne rien faire mais être « branché », « évoluer comme un poisson dans l’eau » (Mao-Tse Tung utilise cette expression dans le Petit Livre Rouge pour dire que le révolutionnaire doit être dans les masses « comme un poisson dans l’eau » !), c'est-à-dire au plus près des processus de la vie et du monde, internes et externes à soi. Etre en phase avec les évolutions et transformations qui s’opèrent, y compris à travers soi. Cette attention et ce respect portés aux processus vitaux (de la Terre et du Ciel, qui est pour les Chinois le principe de régulation des choses!), apparaît significatif d’une orientation qui, même si elle n’a pas explicitement pensée le statut du corps, est du côté d’une pensée qui fait toute sa place au corps, dans le cadre d’une approche holiste, unitaire du corps et de l’esprit.

 

TROISIEME PARTIE : Le corps dans la société d’aujourd’hui

 

En guise de conclusion et d’ouverture sur des prolongements possibles de cette question du corps, que penser de la manière dont notre société « pense » le corps aujourd’hui ? Quelles relations entretenons-nous avec notre corps dans notre monde contemporain ? Et comment interpréter ce rapport au corps par rapport à ce qui précède : est-il en lien ou en dissonance avec le modèle traditionnel du rapport entre psyché et soma ? Autrement dit, avons-nous changer de paradigme ou non ?

 

Références utilisées : Les travaux (sociologiques) de Vigarello sur l’histoire du corps et de ses représentations dans la société. Le livre de philosophie pratique de Maria Michela Marzano Parisoli : « Penser le corps » (PUF). Conférence de François Mattei lors d’une Rencontre Internationale sur « Le corps et son langage », 2002. Pascal Brukner : « L’euphorie perpétuelle »

 

Le corps comme objet de culte ?

A première vue, les changements sont importants : le corps, qui avait tendance à être caché et brimé, est aujourd’hui l’objet de toutes les attentions et tous les regards. Véritable culte dédié au corps, les images véhiculées par la publicité et les médias imposent une image du corps très prescriptive et normative : les corps doivent être mince, gracieux, musclé, souple et élancé, mais aussi bronzé … et le plus jeune possible ! Les magazines  foisonnent en « impératifs catégoriques discrets mais prégnants » (P. Brukner). Le corps devient le lieu privilégié de réalisation de soi, à travers la recherche du corps parfait. L’idéal de perfection se concentre aujourd’hui sur le corps. Vigarello suggère à ce sujet qu’il se pourrait que cette religion du corps se développe en lieu et place de transcendances anciennes. Quoiqu’il en soit, il semble désormais entendu qu’on ne doit pas se contenter du corps que l’on a ; il incombe à chacun de le perfectionner, de le prendre en main. Ce retour sur soi et sur son corps, a probablement un versant démocratique  (développement de l’individu et de ses valeurs, droit égal pour chacun d’avoir le corps qu’il souhaite, la nature n’est pas une fatalité et donc nul n’est condamné à ses défauts physiques), mais il est source de culpabilisation permanente : « ne vous tenez jamais pour quitte, vous pouvez faire mieux, le moindre relâchement vous précipitera dans l’enfer des ramollis, des avachis » (P. Brukner).

Les préoccupations concernant la santé du corps sont de plus en plus omniprésentes. La définition de la santé par l’OMS ne se contente plus du « silence des organes » traditionnel : « Etat complet de bien-être mental, physique et social » ; extension de la santé au versant psychologique. Nous devons de plus en plus nous surveiller par rapport à la maladie

et des instruments d’auto-contrôle sont maintenant fréquemment proposés. La lecture des magazines de Santé a littéralement explosée : 4,5 millions de lecteurs aujourd’hui.

Il faut parler aussi du développement de nouvelles techniques médicales qui on sans doute modifié notre représentation du corps (nous y reviendrons) : procédé endoscopique (l’intérieur de mon corps est devenu transparent…), la machine pénètre de plus en plus le corps (prothèse, puces électroniques…etc), mais aussi des corps étrangers (greffes) …

 

A partir de ce très sommaire « état des lieux », que pouvons-nous en conclure du point de vue de notre question de départ, que je rappelle : avons-nous changer de paradigme concernant notre représentation du corps et la relation que nous entretenons avec lui ?

 

Le corps, objet de perfection :

Viser le corps parfait, c’est encore placer le sujet de la conscience en position de maîtrise, miser sur sa capacité de contrôle ; nous sommes proches de la métaphore du « pilote en son navire ». Le corps, ou du moins son image, est effectivement magnifié, mais au prix d’une instrumentalisation contraignante : le corps doit se travailler, se modeler à notre guise. Il peut être entièrement voué à la performance (sports de haut niveau, goût pour l’aventure de l’extrême, les raids …etc). N’y a-t-il pas une certaine contradiction entre l’hédonisme parfois revendiqué, et ce qu’il faut bien appeler une forme d’ascétisme ? En ce sens, Michel Onfray n’a sans doute pas tord de penser que l’ascétisme judéo-chrétien est toujours une idéologie dominante. L’utopie du corps parfait fait appel à beaucoup de contraintes, d’effort, de renoncement. Le corps devient le lieu de « l’illimité du travail possible », sans doute à la place de l’illimité traditionnel assuré par les anciennes transcendances. Ces quelques remarques sur la représentation du corps dans notre société sont bien sûr partielles. D’autres dimensions, tout en participant à cette valorisation du corps, semblent davantage relever de la problématique du « corps-sujet » : attitudes plus réceptives et accueillantes par rapport au corps, où il s’agirait d’épouser sa présence, de l’écouter davantage, de se réconcilier avec lui. Cependant les aspects évoqués nous paraissent les plus prégnants. Ceux-ci, s’inscrivent bien, et cela ne présuppose aucun jugement de valeur, dans ce dualisme décrit précédemment,même si par ailleurs l’importance et la place du corps sont devenues très importantes. Mais pour mieux comprendre les représentations du corps qui sont en jeu, nous voudrions nous arrêter quelques instants sur trois phénomènes, fils de notre époque : l’avènement d’un véritable « corps-machine » dans les nouvelles techniques médicales (donnant en quelque sorte raison à Descartes par leur développement même). Le jeunisme comme symptôme de cette volonté (illusoire ?) de maîtrise évoquée précédemment. Et enfin une pathologie individuelle et sociale elle-même très symptomatique : l’anorexie

 

Le modèle médical du « corps-machine »

Il s’avère que ce modèle initié par Descartes à la suite de la naissance de la médecine moderne et des premières dissections de cadavres au XVIème siècle a profondément marqué l’histoire de la médecine. Le corps objectivé, objet comme un autre, va pouvoir désormais être réparé comme on le fait d’un mécanisme en panne. Ces processus d’objectivation des corps sont sensiblement accentués à travers le développement de la technicisation iconographique. Le regard médical sur le patient passe de plus en plus par toute une série de moniteurs, de graphiques, interprétés par des spécialistes intermédiaires qui souvent ne portent aucun regard sur le patient lui-même. Cette réduction du « soma » aux mécanismes physiologiques purement objectifs a produit historiquement des résultats considérables, et continue d’en produire de manière spectaculaire (elle est corrélative d’une conception de la psyché expurgée à son tour de toute référence au somatique). Mais ce modèle réussit au prix de la mise entre parenthèse de l’être charnel, du corps véritablement vivant. La représentation d’un corps réduit tendanciellement aux images de l’échographie, de la radiographie ou du scanner entre en tension avec un rapport direct et authentique avec le corps vivant où toutes les dimensions de la personne sont convoquées, avec la chaleur d’une proximité avec la chair de l’autre, où cet autre n’est pas réduit à ses attributs physiques ou physiologiques. Ce qui fait le succès des sciences médicales est aussi ce qui les limitent : notre organisme est totalement imbriqué avec notre psychisme, et il est très réducteur de vouloir soigner les problèmes du premier en mettant le second entre parenthèses. Non seulement le fameux « mens sana in corpore sano » est vrai, mais il faut aussi considérer son inverse « pas de corps sain sans esprit sain ». La nouvelle médecine en provenance des E.U qui se nomme médecine « body-mind », et dont le représentant le plus connu en France est D. Servan Shreiber (« Guérir ») semble vouloir affirmer davantage cette solidarité réciproque du corps et de l’esprit.

 

La dérive du « jeunisme » :

C’est une conséquence de ce qui a été évoqué concernant cette recherche du « corps parfait » ; La dérive du jeunisme, qui consisterait à rêver que l’on peut donner à son corps l’âge que l’on a dans sa tête, et qui renvoie à cet enjeu narcissique très fort associé à l’image du corps, est finalement assez périlleuse : en effet, le réel reprendra tôt ou tard le dessus, et le corps se refusera à toutes les tentatives d’amélioration esthétique. Quelle sera alors la capacité des nouvelles générations à accepter l’image d’un corps vieillissant ? L’image du corps ne peut que se froisser et se ternir au fil des années. Cela ne peut-il pas se traduire par une haine grandissante vis-à-vis de ce corps rebelle aux efforts accomplis pour le rendre plus beau ou plus jeune ? Ce qui au départ pouvait apparaître comme une réconciliation avec notre corps, peut conduire au contraire à une difficulté grandissante à accepter la réalité de ce corps.

 

Le cas de l’anorexie

L’anorexie nous intéresse ici car elle peut être considérée – si toutefois nous sommes d’accord pour reconnaître qu’elle n’est pas seulement une pathologie individuelle, mais aussi une pathologie sociale – comme un symptôme aigu de cette volonté de toute-puissance sur le corps au nom du mythe de la minceur idéale. Dans son livre « Penser le corps », Maria Michela Marzano Parisoli se réfère à l’ouvrage de Bel sur « l’anorexie sainte » au Moyen Age, pour montrer les convergences avec l’anorexie comme maladie mentale :

 

Lire p 42

 

Nous avons là la caricature d’un refus (ou d’un déni) de la réalité du corps et de ses sensations, d’une volonté démesurée de toute puissance sur sa propre vie, qui conduit à un échec et a des résultats qui sont l’inverse de ceux recherchés : le corps nié réapparaît tragiquement sous la figure de la maladie et des risques de mort, l’alimentation devient une véritable obsession, le rêve d’une vie sous contrôle de la volonté devient le cauchemar d’une vie où toute maîtrise est perdue.

 

L’anorexie pourrait illustrer de manière métaphorique et paroxystique la séparation et le clivage entre ces deux instances de l’âme et du corps, et la dépréciation de la réalité du corps sous l’emprise exclusive de la volonté.