"Masculin, féminin, pluriel"

 

ATELIER PHILO APTE JEUDI 7 MARS 2019 9H30

« Masculin, féminin, pluriel : la question du genre »

 

Ecarter pour commencer toutes les bêtises, les hystéries, les propos haineux qui stigmatisent les soient-disant partisans de la « théorie du genre » (qui n’existe pas en réalité comme théorie unique) : ils voudraient à tout prix déguiser les petites filles en petits garçons et vice versa, vanter l’homosexualité aux enfants…etc. Les quelques actions menées à l’école auprès des enfants (qui ont été souvent récriminées) visent simplement à défendre l’idée de l’égalité entre les sexes et à s’interroger sur la validité des stéréotypes traditionnels sur l’homme et la femme.

Mais la question sous-jacente est toujours très intéressante : qu’est-ce qu’un homme ? Qu’est-ce qu’une femme ? S’agit-il d’une séparation naturelle ? D’une « différence d’être » irréductible ? Ou bien est-ce le fruit d’une construction artificielle et culturelle ?Est-ce le produit d’une « culture hétérosexuelle dominante », comme le pensent les principaux représentants des diverses théories du genre ?

Deux définitions du concept de genre :1) « Hommes et femmes ne se présentent en quelque sorte jamais nus : ils sont socialement situés et solidaires de significations et d’attributs que les sociologues ont appelés « genres » », Sylviane Agacinsky. 2) « La notion de genre désigne la construction historique, culturelle, sociale du sexe, qui l’investit de sens dans un système à deux termes où l’un (le masculin) ne peut s’envisager sans l’autre (le féminin). Système dissymétrique et inégal, les hommes ayant longtemps été dans les rapports sociaux en position de domination incontestée et l’homme ayant servi de référence unique pour penser l’universel humain. »

Le combat pour l’égalité des sexes→refuser que la femme ne soit pas « un homme comme les autres » sur le plan des droits. Pendant longtemps (et aujourd’hui ?) la subordination de la femme par rapport à l’homme se justifiait par des inégalités prétendument naturelles.

Dire qu’elle est son égale veut-il dire qu’elle n’est pas différente ? Est-elle « un homme comme les autres », cette fois-ci au sens où toute différence liée au sexe ne serait que le résultat d’une construction historique et sociale dominée par les hommes ?

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Si tel est le cas, il faut « dynamiter » les concepts d’ « homme » et de « femme », car cette distinction ne serait que la marque du « genre » et prendraient l’allure de quelque chose de naturel alors qu’elles seraient en réalité conventionnelles… Comme le dit la formule devenue canonique de Simone de Beauvoir : « On ne naît pas femme, on le devient »

Mais cela signifierait  donc que l’on peut sortir du jeu de rôle imposéet créer progressivement des rôles qui nous conviennent mieux individuellement et qui viennent « troubler » les  stéréotypes jusqu’à brouiller définitivement la partition binaire traditionnelle homme/femme. C’est en substance la théorie du mouvement « Queer » (mot anglais qui signifie « étrange », « peu commun », et qui était utilisé comme insulte vis-à-vis des gays ou des transexuels). Libre construction « genrée » qui peut être plurielle indéfiniment, forme « sur-mesure », ajustée à l’individualité de chacun. Le genre ne doit plus être défini à partir du sexe (biologique), déconstruisant ainsi la catégorie d’homme ou de femme…

Peut-on dénier à la femme une certaine « nature » (comme par exemple sa fécondité qui la rend capable d’avoir des enfants…) ? Et si elle existe (cette nature), la femme doit-elle s’en émanciper pour rejoindre une identité commune à tous les êtres humains ? Pour Simone de Beauvoir, c’est nécessaire car la domination sociale des hommes sur les femmes s’est historiquement appuyée sur un « destin biologique » de la femme qui l’emprisonnait dans la fécondité et la procréation. La nature est vécue par elle « sur un mode plus ou moins persécuteur » (Sylviane Agacinsky)

Les « genderstudies » (Judith Butler est leur principale représentante) décrivent dans le détail les qualités, les comportements (vestimentaires par exemple), les pratiques sociales des femmes et leur variation selon l’histoire, les religions, les civilisations, mais qui passent toujours par une histoire dominée par les hommes.Nous perpétuons un genre en « faisant » l’homme ou la femme, en jouant, mimant, presque à notre insu, un personnage fait d’apparences et de normes sociales plus ou moins souples, plus ou moins contraignantes, que nous n’avons pas inventées, et dans lesquelles nous nous insérons.

La séparation du sexe et du genre doit permettre de réhabiliter toute sorte de particularités individuelles, y compris celles qui sont considérées comme les plus déviantes. Sortir de la division H/F, individualiser au maximum notre identité genrée et nos vies sexuelles, doit nous conduire à faire sauter comme arbitraire les catégories habituelles d’homme et de femme. Devenir « le libre créateur de soi » ?

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Nous avons été attachés dans cette première partie à restituer toute la logique et les conséquences théoriques et pratiques d’une idéologie du genre aboutissant à l’idée d’une libre création de soi en dehors de toute norme ou contrainte culturelle et sociale. Peut-on soutenir jusqu’au bout une telle logique ? N’y-a-t-il pas des limites à un tel processus ?

Peut-on vraiment prétendre faire abstraction des normes de genre ? Se recréer librement à chaque instant en dehors de tout ce qui nous précède, d’un monde qui est déjà là, celui là-même où nous possédons un sexe et un corps déterminé, où notre naissance n’a pas été choisie (par nous), dans lequel nous sommes traversés par une culture et des normes socioculturelles qui nous préexistent, bref un ordre social et symbolique qui nous fait ce que nous sommes ?  Ne sommes-nous pas alors dans l’illusion d’une logique hyper-individualiste ?S’il est vrai que les différences de genre ne sont pas inscrites « dans le marbre de la nature », il y a alors deux options possibles pour sortir d’une telle illusion :

1) la neutralisation ou l’occultation des différences –notamment sexuelles – au profit de l’universalisme abstrait de l’ « humain » (« l’homme » au sens générique englobant les deux sexes). Mais comme le dit Sylviane Agacinsky, souhaitons-nous « effacer les différences, uniformiser les modes de vie des hommes et des femmes », et même « égaliser leur condition au sens de supprimer toute dissymétrie dans les comportements » ? La différence sexuelle n’est-elle pas constitutive de l’humanité elle-même ? Par ailleurs, l’idée d’un individu abstrait et sexuellement indéterminé ne fait-il pas in fine le jeu du statu-quo ? Autrement dit, ne conduit-il pas à identifier l’humain à un des termes de la différence qu’elle prétend ignorer, à savoir au modèle masculin du citoyen de sexe mâle (comme dans la Déclaration des droits de l’homme) ? Lorsqu’on veut ignorer le « deux », ne risque-t-on pas d’affirmer « l’un des deux » ? Enfin, cet individu abstrait sans sexe ne rend plus vraiment compte de ce que nous sommes concrètement en tant qu’êtres de la culture et de l’histoire…

2) Il n’est pas juste de dire « qu’il n’y a plus de sexes mais que des genres » (théories du genre). Il y a une différence irréductible des sexes.Ni l’homme ni la femme ne sont tout l’humain : l’humanité est mixte. Mais nul hiérarchie, ni primauté d’un sexe sur l’autre (La femme ne sort pas de la côte d’Adam !). La différence sexuelle est relative à l’organisation de la génération des vivants, et elle ne se réduit pas à l’anatomie des organes génitaux. Même si les nouvelles techniques de procréation brouillent les cartes, l’expérience de l’engendrement montre la nécessité de la dualité sexuelle : il faut deux individus différenciés sexuellement pour la procréation, c’est une donnée incontournable de l’expérience humaine. La dualité sexuelle s’enracine sur cette relation. La maternité n’est pas la paternité : il y a une relation de continuité avec l’enfantement pour la femme, et une relation de discontinuité pour l’homme. « Le père à un rapport distant de spectateur devant un processus qui lui reste extérieur » (Sylviane Agacinsky). Dans une tel approche le désir d’enfantement est un donné archaïque, contrairement à la thèse selon laquelle elle serait le résultat de pratiques sociales qui produiraient un tel désir à des fins reproductives. La fécondité et la procréation sont des données naturelles qui, loin d’être un poids asservissant pour la femme (Simone de Beauvoir) peuvent constituer un « modèle universel d’ouverture au souci et à l’altérité en général ». Il est vrai que certaines pratiques come l’adoption, la GPA, et surtout « l’utérus artificiel », que certains annoncent pour bientôt, relativisent cette nécessité de la procréation par deux individus de sexe opposé… D’où aussi l’importance bioéthique des débats autour de certaines techniques.

La culture, art de cultiver la différence ? N’est-il pas illusoire de poser ainsi une différence originaire qui justifierait des différences qui sont en réalité le produit historique d’une société dominée par les hommes, et qui par conséquent apporterait de l’eau au moulin du phallocentrisme ? Le risque est réel, mais nous pouvons faire la part des choses entre d’une part la différence des sexes et d’autre part le « construit social » que défendent les théories du genre. L’anthropologue Françoise Héritier (« Masculin/Féminin. La pensée de la différence » 1996) nous indique le chemin d’une telle synthèse : chaque culture « fait des phrases » avec l’alphabet que constitue la différence originaire des sexes, nous livrant sa propre version du couple masculin/féminin (tout en sachant que jusqu’à présent la valeur du masculin est posée comme supérieure). Autrement dit nous n’avons jamais accès à l’original, mais seulement à des versions culturelles différentes. La différence des sexes est donc à la fois naturelle, artificielle et politique. Nul ne peut dire que les lèvres rouges (ou peintes d’une autre couleur !) et les talons hauts, ou encore les traits psychologiques que les best-sellers à la mode attribuent à la femme, sont « naturels » et sont l’expression « vraie » de la dichotomie sexuelle. Ces différences sont certes « jouées » et « représentées » dans un langage culturel particulier, mais cela ne signifie pas qu’elles ne doivent rien à la nature. Ces codes (pratiques corporelles, apparences, vêtements, styles érotiques…etc.) sont conformes aux normes de genre, et variables selon le contexte culturel, mais il est remarquable de constater qu’ils témoignent partout et toujours d’une différenciation culturelle des sexes, même lorsque la hiérarchie homme/femme s’est considérablement affaiblie.S’il est vrai que « les sociétés cultivent les différences sexuelles comme on cultive les plantes et les fleurs », ces manifestations de la différence de sexe sont des « formations » à la fois naturelles et culturelles. Il faut noter à ce sujet que ces différents signifiants et emblèmes sont moins contraignants dans une société des individus qui privilégie les droits et la liberté de chacun, et que d’autre part l’on peut jouer avec, indépendamment de son corps, ce que fait par exemple un drag queen lorsqu’il adopte un genre féminin). Il y a autant de naïveté à vouloir ramener les sexes à la nature seule qu’à dénoncer dans leur différence le simple effet d’une construction historique arbitraire. Les différences sexuelles ne sont certes pas isolables des formes historiques qu’elles prennent.

Il n’y a pas de « vérité » des sexes, puisque la nature se dérobe toujours, toujours objet d’une reconstruction symbolique, sociale, culturelle et politique. Il y a par contre une « politique des sexes », c’est à dire une possibilité de « transformer » ou de « faire jouer autrement » la différence sexuelle, de souhaiter des évolutions ou de refuser des pratiques ou des apparences jugées négatives pour l’un ou l’autre sexe. Mais sa tentative d’effacement est vouée à l’échec. 

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Comment penser maintenant les différentes façons de jouer avec le genre et rendre compte des différentes options possibles ? Le « jeu » avec les normes est en effet beaucoup plus large qu’auparavant et surtout d’autres figures apparaissent en marge des genres dominants de l’homme et de la femme : gay, lesbienne, travesti, trans, intersexué…etc.

Aujourd’hui la « Queer théorie » arrime la question de l’identité de genre à celle de l’orientation sexuelle. La dualité des sexes elle-même, telle qu’elle apparaît de façon dominante aujourd’hui (masculin/féminin), bien loin d’expliquer la norme hétérosexuelle (le désir pour le sexe opposé), serait au contraire instituée par une prescription hétérosexuelle obligatoire caractéristique d’une société phallocratique. Rien ne viendrait orienter le désir avant l’intervention de la Loi qui en quelque sorte vient « naturaliser » l’hétérosexualité. La figure de « femme » (ou fille) reposerait donc entièrement sur l’idée que l’on ne désire pas une fille mais un garçon… Inversement, on n’est pas une femme ou une fille si l’on ne désire pas un garçon. D’où l’impossibilité, selon Butler comme Wittig, d’être « femme » en tant que lesbienne. Un tel modèle de pensée éradique toute référence au sexe biologique et ne prend en compte que les pratiques sexuelles qui se veulent radicalement déconnectées de la sexuation et seules déterminantes du genre. Nous avons montré l’excès d’une telle position. Proposons un modèle s’appuyant de façon équilibrée sur les trois composantes de l’identité sexuée que sont : la sexuation, l’orientation et les pratiques sexuelles, le genre. Un tel modèle préserve la référence normative à la bipolarité sexuelle tout en pouvant rendre compte de multiples formes d’identités sexuées. Nous pouvons partir du modèle normatif en vigueur organisé autour de l’articulation des trois composantes citées précédemment : mâle ou femelle, hétérosexuel(le), femme ou homme (cf. schéma). Un sexe mâle ou femelle implique une orientation sexuelle pour le sexe opposé et définit le genre : être un homme ou une femme. Si nous désolidarisons maintenant chacune de ses composantes, nous pouvons alors obtenir une combinatoire qui peut rendre compte des multiples options possibles (huit au total), s’avèrant empiriquement présentes dans notre réalité. Si par ailleurs, chacun des pôles se trouve également interrogé (inter-sexuation, bisexualité, hybridation des genres…), l’éventail des possibles s’élargit considérablement. La référence à ces trois composantes distinctes en matière d’identité, et à leurs configurations singulières, permet ainsi de décrire assez précisément les cas de figures possibles. Par ailleurs, même quand nous nous coulons dans les normes hétérosexuelles dominantes, les genres de l’homme et de la femme sont individuellement reçus de façon singulière : l’un souhaite en jouer et les incarner avec passion, un autre les rejette, un troisième négocie une « participation » relative, un quatrième les déteste mais s’y conforme, un cinquième refuse de choisir...etc. Tous ces « choix » sont en partie le résultat de dynamiques inconscientes...Toutes les variations individuelles sont possibles dans la façon d’habiter son genre. Est-ce à dire que nous n’avons plus besoin de normes de genre, et que chacun s’auto-construit librement, faisant dès lors exploser cette catégorie du genre, et considérant la sexuation comme une variable secondaire ? Certainement pas : nous avons très probablement besoin de normes vécues comme extérieures pour que le monde fonctionne, et il est remarquable de voir que cette « ouverture » qui vient d’être décrite doit être pensée comme « écart par rapport à la norme » (c’est-à-dire les normes de genre dominantes masculin/féminin), puisque c’est bien par rapport à elles que les choix personnels se construisent. Dans cette optique, l’écart ne peut se comprendre que par rapport à l’existence de normes majoritairement assumées. Par exemple, un homme transgenre se ressent et s'identifie à un homme bien qu'il soit né avec des organes sexuels féminins tandis qu'une femme transgenre se ressent et s'identifie à une femme bien qu'elle soit née avec des organes sexuels masculins. D'autres encore se définissent comme « genderqueer », ou fluides sur l'échelle du genre, c'est-à-dire hors du schéma binaire « homme ou femme ». Mais dans tous ces cas la référence à la binarité normative masculin/féminin prévaut, qu’elle soit inversée ou rejetée, et les corps continuent d’être sexués…La subversion des genres traditionnels n’est pas déliée de toute référence à la binarité, c’est-à-dire à l’altérité sexuelle et aux corps sexués[1]. Nous avons besoin de normes structurantes à partir desquelles (et contre lesquelles) nous pouvons opérer notre construction personnelle.

 



[1] Pour l’explicitation plus détaillée de cette idée à partir des différentes sexualités, cf. S. Agacinsky, « Femmes, entre sexe et genre », p106-107-108.

 

 

 

ESQUISSE D’UN MODELE EXPLICATIF DES DIFFERENTES FIGURES DE L’IDENTITE SEXUEE

Il est important de distinguer les trois dimensions constitutives autour desquelles s’organise la question de l’identité sexuelle : le sexe, la sexualité, et le genre

 

La norme de l’identité sexuelle

                                              Sexe biologique (Mâle, Femelle)

                                                    

Sexualité (orientation sexuelle hétéro)             Genre (Homme ou Femme)

 

Eclatement de ce modèle normatif : le sexe biologique n’est plus associé systématiquement à une orientation sexuelle, pas plus qu’à un genre. L’orientation sexuelle n’est plus normée, et d’autres combinaisons sont possibles :

Mâle homo homme/Mâle hétéro homme/Mâle homo femme/ Mâle hétéro femme

Femelle homo homme/Femelle hétéro femme/Femelle homo femme/Femelle hétéro femme

Soit 8 combinaisons différentes au lieu de 2

Mais chacun des trois pôles se trouvelui-même également très ébranlé : celui du sexe biologique par l’existence de plus en plus revendiquée de l’intersexualité (ambigüité, indétermination sexuelle) ; celui de l’orientation sexuelle par la bisexualité et le possible refus d’une stabilisation définitive ; celui du genre avec le refus de deux seuls genres homme et femme, le « transgenre » pouvant signifier également dans ce cas la sortie des cadres et pratiques genrés dominantes.

Il est donc possible à partir de là d’élargir considérablement l’éventail  des comportements et des constructions identitaires. Mais remarquons également qu’un tel modèle est construit sur des couples d’oppositions : mâle/femelle –homo/hétéro – homme/femme. Il s’agit bien des catégories normatives dans et avec lesquelles nous nous sommes construits… Là encore il ne peut y avoir une forme de transgression ou d’écart qu’en lien organique avec de telles catégories.