" Spiritualité, religion, philosophie "
CAFE PHILO SOPHIA
samedi 14 janvier 2017 à 17h45 à la médiathèque de Maraussan
Le sujet : « Spiritualité, religion et philosophie. »
Présentation du sujet
Religion, spiritualité, philosophie
Question autant difficile que passionnante : comment pouvons-nous poser un diagnostic sur les liens et les lieux respectifs de la religion, de la spiritualité et de la philosophie ? C’est à une entreprise de clarification que nous sommes d’abord conviés : quel est le champ propre à chacune ? Quelles sont les relations qui les réunissent ? Qui les opposent ? Clarification d’autant plus utile à l’époque du syncrétisme de ceux qui se présentent comme les grands fédérateurs. Doit-on considérer leur discours, comme certaines mauvaises langues n’hésitent pas à le dire, comme des « sous-produits de la philosophie » ? Clarifier implique ici non seulement de faire les distinctions notionnelles nécessaires, mais aussi d’interroger l’histoire des idées : que c’est-il passé depuis cette spiritualité archaïque et pré-philosophique qui existait dans la Grèce antique, et reposait sur l’idée qu’il faut accomplir un certain nombre de pratiques sur soi pour avoir accès à la vérité et se transformer ? Nous ne pouvons en effet comprendre la complexité des relations qui unissent ces trois champs de l’esprit sans les resituer dans ce qu’on pourrait appeler l’histoire d’un désenchantement.
Religion, spiritualité, philosophie : ont-elles une source commune ? Qu’est-ce qui les rapproche ? Les oppose ? Que doit-on penser de ce que certains appellent « une spiritualité sans Dieu » ? La philosophie est-elle convoquée par elle, comme le prétend André Comte-Sponville (qui a écrit un livre au titre éponyme) ? L’exploration du surnaturel ou de l’invisible n’est-elle pas la marque de fabrique de la religion comme de la spiritualité ? Quelques unes des questions, parmi bien d’autres, que nous aurons à nous poser samedi prochain.
ECRIT PHILO
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Spiritualité, religion, philosophie
1- Introduction
Religion, spiritualité, philosophie, trois domaines de l’esprit qui ont depuis toujours entretenu des relations de grande proximité, même lorsqu’ils se sont vigoureusement opposés... La « vastitude » - excusez ce néologisme – d’un tel sujet doit nous obliger à beaucoup de rigueur sur le cadre et la direction que nous devons respecter : poser un diagnostic sur les liens et les lieux respectifs de la religion, de la spiritualité et de la philosophie, montrer en quoi et dans quelles limites la philosophie peut avoir une fonction spirituelle, en quoi au contraire son positionnement est « critique » à l’encontre d’une spiritualité qui serait extérieure à son champ propre, telle est l’orientation que nous nous proposons de suivre. Pour nous aider dans cette tâche sur un plan méthodologique, la référence à la vieille « logique des classes » développée par Aristote peut sans doute être utile : considérons ces trois domaines comme trois ensembles distincts : ils peuvent être totalement indépendants les uns des autres (aucun élément de l’un appartient aux deux autres, hypothèse sans doute peu probable), mais peuvent également comporter des zones d’intersection (l’élément de l’un peut appartenir aussi au second et/ou au troisième). Le schéma suivant peut figurer cette hypothèse :
A ensemble spiritualité - B ensemble religion - C ensemble philosophie
ABC zone d’intersection des trois domaines
AC, BC, AB zone d’intersection de deux domaines
Chaque partie ne partageant rien de commun avec les autres correspond à la spécificité propre de son domaine
Nous suivrons une progression en lien avec ce fil conducteur, nous efforçant de clarifier logiquement ces distinctions, en commençant par des éléments de définitions s’appuyant sur le Vocabulaire philosophique de Lalande. Mais nous ne pouvons pas entrer directement dans cette entreprise de clarification sans évoquer le contexte particulier de cette vague d’écrits qui aujourd’hui se réclament d’une spiritualité paradoxalement considérée comme menacée par le « matérialisme » de la société contemporaine. Certains parlent du « retour du religieux » de manière sans doute peu rigoureuse, toujours est-il que l’intérêt pour les discours prônant la réactivation de perspectives spirituelles qui ne se contentent plus de la santé de l’âme individuelle, mais se présentent aussi comme susceptibles de provoquer un sursaut collectif capable de « Guérir le monde » (titre d’une récente conférence de Frédéric Lenoir). Abdennour Bidar et son militantisme actuel en faveur d’une spiritualité libératrice et bienfaitrice (cf. sa récente conférence à Sortie Ouest : « Quelles valeurs universelles doit-on défendre ? ») en est un autre exemple. La crise actuelle que connaissent nos sociétés serait aussi une crise « spirituelle » ou plutôt une crise révélant un déficit de spiritualité. On fait souvent référence aujourd’hui à un monde « sans âme » et consumériste, qui ne ferait plus de place à la spiritualité. N’explique-t-on pas parfois les errements meurtriers des jeunes terroristes islamistes d’origine occidentale par le recours désespéré à une forme d’idéal, en l’absence d’autres spiritualités proposées... Je me souviens d’un ancien propos de Mathieu Ricard expliquant que l’Occident s’était depuis toujours intéressé au développement du monde « matériel », alors que pendant le même temps l’orient s’était préoccupé du développement de l’esprit. Propos qui faisait d’ailleurs écho à celui de Claude Levi Strauss qui, dans sa critique en règle de l’ethnocentrisme[1], juge que ce même occident à développé « la machine » comme nul par ailleurs, mais qu’en revanche l’orient a des milliers d’années d’avance concernant l’étude de cette « machine particulière » qu’est le corps humain, et sur les relations entre le physique corporel et le mental...
Une autre tendance, complémentaire et non moins présente que la précédente, toujours en lien direct avec « la crise de l’avenir » que connaît notre monde contemporain, et l’échec des grands horizons politiques et des anciens idéaux, est celle du repli frileux sur l’existence individuelle, « le cocon de la maison, les petits plaisirs, les choses simples, les instants tranquilles...Le monde entier s’est mis à rêver de « déjeuner en paix »[2]. Cet auteur n’hésite pas à adresser une virulente critique « aux prédicateurs et marchands de bonheur en quinze leçons », tous ceux – et ils sont très nombreux aujourd’hui – qui surfent sur cette nouvelle vague de spiritualité sans doute un peu « de pacotille », « sous-produit de la philosophie »[3], mais qui répond à une demande réelle, au lieu de maintenir l’ambition philosophique qui est à la véritable hauteur de l’enjeu des questions qui sont posées... Il est temps maintenant d’y voir plus clair...
2- Distinctions notionnelles
Religion. Nous pouvons repérer trois usages de cette notion, souvent réunis, mais avec une prédominance pour l’un deux suivant les cas :
- La religion est une institution sociale. Nous sommes ici proches de la définition sociologique de Durkheim[4] : « Système solidaire de croyances et de pratiques relatives à des choses sacrées... qui unissent en une même communauté ceux qui y adhèrent. ». La religion correspond à une communauté unis par l’accomplissement de certains rites, par la croyance en une valeur absolue que cette communauté est chargée de maintenir, par la mis en rapport de l’individu avec une puissance spirituelle supérieure à l’homme. Celle-ci peut être diffuse ou multiple (c’est le cas du polythéisme, des religions païennes), ou encore unique (le Dieu des trois religions monothéistes).
- La religion est un système individuel de sentiments, de croyances et d’actions ayant Dieu pour objet (on met ici d’avantage l’accent sur le système de représentation et d’action du « croyant »)
- La religion, c’est le respect scrupuleux d’une règle, d’une coutume, d’un sentiment.
L’étymologie du terme est discutée. Deux origines semble-t-il : « religare », qui suggère l’idée d’un lien, voire même d’une obligation par rapport à certaines pratiques, qui unit les hommes, et les hommes et les dieux. « Relegerer »[5], qui signifie relire/revoir avec soin, mais sans doute le « re » peut signifier aussi « recueillir, rassembler »... Pourrait signifier aussi « prendre soin, avoir des égards pour quelque chose ». Dans le prolongement de cette signification, la dimension de la tradition et de la transmission apparaît un élément essentiel : la religion est avant tout une tradition qui transmet la révélation et le pacte d’alliance comme un dépôt sacré. Enfin, autre élément essentiel, l’existence de deux mondes radicalement différents l’un de l’autre, d’un ordre supérieur des choses, est postulée. Il peut y avoir religion sans foi en l’existence de Dieu (à la manière du monothéisme), mais non sans cette dualité de mondes, sans perspectives sur une nouvelle sorte d’être ; en ce sens, la question de savoir si le bouddhisme est une religion est toujours discutée, mais il peut être considérée comme tel dans ce dernier sens : le Nirvana n’est pas le Samsara, le Bouddha accède bien à un autre ordre de réalité, par la dissolution de soi ou « Eveil ». Le fait de pouvoir, après des réincarnations successives, saisir de mieux en mieux la Nature ultime de l’Esprit qu’est la Vacuité, au-delà de son agitation de surface, semble bien entrer dans cette catégorie de la religion... Comme le souligne également Ferdinand Brunetière[6], il n’y a pas de religion sans l’élément du surnaturel.
Philosophie. Il n’y a pas de définition « canonique » de la philosophie, et il est là encore utile de s’en référer au vocabulaire Lalande unanimement reconnu comme référence dans ce domaine. On trouve cinq définitions : la première est sans doute celle qui a le plus longtemps prévalue, et se trouve associée à toute l’histoire de la philosophie : elle est le savoir rationnel en général, qui englobe tous les savoirs. Elle a longtemps été en effet, comme le disait Descartes, « comme un arbre... dont les branches représenteraient tous les domaines de connaissance spécialisées (les sciences) ». Elle est aussi (et demeure) une tentative de synthèse totale, de conception d’ensemble de l’univers. Troisièmement, la philosophie désigne aussi l’ensemble des études qui concernent l’esprit, et cela de deux manières : d’abord il s’agit d’études critiques par rapport aux connaissances scientifiques, et qui porte particulièrement sur l’origine, la nature, les conditions de possibilités de la connaissance (domaine que Kant nommait celui de la raison théorique) ; ensuite, il s’agit de l’étude de l’esprit en tant qu’il est caractérisé par des jugements de valeur : la morale, l’éthique et l’esthétique sont ici évidemment convoquées. Quatrièmement, la philosophie est une disposition à voir les choses de haut, à s’élever au-dessus des intérêts individuels, et donc à supporter avec sérénité les accidents de la vie. Enfin, philosophie se dit parfois pour désigner un système constitué (la philosophie de...). Un autre sens, si l’on peut dire originel, et étroitement associé au premier sens, est celui de « philosophie première » : ce sens, venant d’Aristote, est peu usité aujourd’hui, et désigne la philosophie comme une sorte de science théologique, première par rapport à la physique notamment. Par exemple elle concerne chez Descartes « les premières causes » et les « premiers principes », c’est-à-dire Dieu, la création des substances, les vérités éternelles. Le titre complet des Méditations Métaphysiques est significatif à ce sujet[7].
Spiritualité : cette notion vient donc de « spirit », l’esprit. Qu’entend-on par là, philosophiquement ? Le sens étymologique est proche de souffle vital ou principe de vie. Le sens théologique (l’Esprit) est équivalent à « âme raisonnable ». Dans un sens plus impersonnel, l’esprit désigne la réalité pensante, le sujet de la représentation en tant qu’il est opposé à l’objet. C’’est le sens le plus général dans la philosophie contemporaine. L’Esprit est souvent opposé soit à la Matière, soit à la Nature (opposition entre ce qui est principe producteur et la production elle-même, entre la liberté et la nécessité, entre la réflexion et l’activité spontanée...), soit à la Chair, en tant que celle-ci représente l’ensemble des instincts de la vie animale. Citons ici Saint Paul : « La chair a des désirs contraires à ceux de l’esprit, et l’esprit en a de contraires à ceux de la chair ».Enfin le dernier sens de « esprit » concerne l’idée centrale d’une doctrine, d’une institution, comme par exemple l’usage du mot dans « L’esprit des Lois » de Montesquieu. A partir de là, on peut mieux saisir la signification de « spiritualité » : elle concerne ce qui est spirituel. Précisons que ce mot des spiritualité ne se prête pas volontiers à une définition précise. Même l’EU[8] se dispense de le faire. Il a certes une « résonnance » particulière, mais ne se laisse pas volontiers contenir dans une définition un tant soit peu rigoureuse... Le spirituel s’oppose au matériel, au corporel, au charnel. C’est ce qui appartient à l’Esprit. Historiquement, l’usage de ce terme appartient à un ordre des choses religieuses, et spécialement mystiques, notamment dans l’expression « exercices spirituels », certes utilisé par Pierre Hadot[9] pour décrire l’orientation de la philosophie antique, mais dont l’origine est religieuse. La spiritualité désigne donc tout ce qui concerne la vie de l’esprit, mais le Vocabulaire précise que cette expression est souvent entendue au sens religieux... Le spirituel est parfois opposé au temporel, au sens où la vie de l’esprit s’oppose aux intérêts pratiques, à la vie mondaine comme au pouvoir politique. Enfin, une autre notion, proche de celle de spiritualité, doit être évoquée : le « spiritualisme » (et non le spiritisme...) : Le spiritualisme postule l’existence de substances radicalement séparées, dont l’une, l’esprit, a pour caractères essentiels la pensée et la liberté, et dont l’autre, la matière, a pour caractères essentiels l’étendue et la mécanique du mouvement (chez Bergson par exemple, la vie comme énergie créatrice est radicalement séparée de la matière). L’homme est double, âme et corps, vie biologique et esprit. A minima, l’esprit est « au-dessus » de la nature, et il peut être parfois le principe explicatif de la nature elle-même... Il est important de faire mention de cette notion car beaucoup de spiritualités apparaissent aussi comme spiritualistes. A tout le moins, la spiritualité est un courant de pensée caractérisé par la place essentielle qu'il accorde à l'esprit ou à l'âme considérés comme une réalité autonome à la source de l'agir humain et donc de la conscience morale[10]. C’est en particulier la définition de tous les Anciens. Quand Sénèque affirme que l’essentiel dans l’existence est de s’occuper de son âme[11], c’est bien de cela dont il s’agit... Mais ce n’est pas suffisant. Il faut y ajouter deux éléments. La spiritualité s’attache à identifier des fins propres à l’homme qu’il s’agit de réaliser. D’où un certain nombre de pratiques destinées à l’accomplissement du sujet. La philosophie antique fait ainsi référence à la partie proprement essentielle de l’être humain qu’est son âme, de nature divine. Ce dualisme n’est pas forcément systématique, certains courants de pensée spirituels orientaux comme le confucianisme ou le taoïsme n’en relevant pas. Enfin, ce processus de transformation, qui peut donner lieu à un processus initiatique de transmission, doit ouvrir l’accès à la vérité ou à plus de vérité. L’accès à la vérité est ainsi inséparable d’une modification ou transformation de soi, la vérité n’est jamais donnée de droit. En retour, cet accès à la vérité produit des effets en donnant la paix et le bonheur véritable : développement personnel et recherche de la vérité constituent la double tâche de toute spiritualité, l’un ne va jamais sans l’autre. Michel Foucault, qui veut s’inscrire dans cette tradition antique, définit ainsi la spiritualité : « La recherche, la pratique, l'expérience par lesquelles le sujet opère sur lui-même les transformations nécessaires pour avoir accès à la vérité ». Et il ajoute : « l'ensemble des pratiques, recherches et expériences qui peuvent être les purifications, les ascèses, les renoncements, les conversions du regard, les modifications d'existence, etc., qui constituent pour le sujet, le prix à payer pour avoir accès à la vérité».
Ce premier travail de repérage conceptuel nous indique déjà, malgré les différences qui se dessinent, les liens étroits qui unissent les trois domaines. Seule une perspective historique peut nous permettre de montrer à la fois les parentés et les ruptures. Cette histoire est peut-être aussi en partie l’histoire d’un « désenchantement »...
3- L’histoire d’un désenchantement ?
Une spiritualité archaïque et pré-philosophique[12]existait dans la Grèce antique, et reposait sur l’idée qu’il faut accomplir un certain nombre de pratiques sur soi pour avoir accès à la vérité et se transformer. Gaëlle Janmard cite les rites de purification (nécessaires pour pouvoir faire des sacrifices, comprendre l’oracle, ou bénéficier d’un songe qui nous éclaire). De telles pratiques sont bien sûr en relation directe avec les dieux de l’époque. Sans purification, pas de rapport avec la vérité détenue par les dieux. Il y avait aussi les techniques de concentration qui doivent permettre à ce « pneuma » qu’est l’âme de ne pas se disperser, d’acquérir une densité et une consistance qui lui permette de résister aux pressions diverses (intérieures ou extérieures). La technique de la retraite (anakhorèse) va également jouer un rôle considérable et connaîtra une grande fortune dans la spiritualité chrétienne. L'anachorèse est une certaine manière de se détacher ou de s'absenter du monde, de faire comme si on ne voyait plus et plus généralement, de ne plus sentir aucune sensation, dans l'objectif, de nouveau, de ne plus être agité par tout ce qui se passe autour de soi. Depuis les travaux célèbres de Pierre Hadot sur les exercices spirituels dans la philosophie antique, nous avons découvert la proximité profonde de la philosophie avec la spiritualité et particulièrement avec les exercices de cette spiritualité ancestrale. Elle est primitivement une cure de l'âme qui, à l’aide de pratiques réfléchies et volontaires, vise une conversion de cette âme qui la fasse passer d'un état désaxé, perturbé par le souci et la passion, à un état qualitativement autre, où l'homme atteint à une vision exacte du cosmos et de sa place dans ce cosmos, où il parvient à la conscience de lui-même et à la paix et à la liberté intérieures. Le « connais-toi toi-même » socratique est une invitation à prendre soin de son âme avant de se soucier de sa richesse ou de sa renommée. Il s’agit à travers ses exercices de se « guérir » de la maladie dont nous sommes l’objet, et que nous pourrions appeler anachroniquement aliénation par des choses inessentielles et qui nous sont étrangères, afin d’être vraiment nous-mêmes et de revenir à ce qui dépend de nous.
La philosophie antique n'est donc jamais seulement une doctrine abstraite, une théorie, c'est une direction spirituelle destinée à transformer de l'intérieur l'apprenti-philosophe. Depuis Pierre Hadot, nous avons pris l’habitude d’opposer la philosophie comme manière de vivre (Pierre Hadot) avec une philosophie de professionnels de la pensée et de l’élaboration de grands systèmes théoriques qui n’auraient qu’un rapport très affaibli avec la pratique. Cette opposition est sans aucun doute excessive : Spinoza, Descartes, Kant ont élaboré de gigantesques systèmes spéculatifs, mais qui ont aussi vocation à changer notre regard sur le monde et donc aussi notre façon d’être dans ce monde (un changement de regard ne peut qu’avoir des conséquences sur sa « manière de vivre », même si nous ne sommes plus à proprement parler sur l’application de « préceptes » à la façon des anciens...). Il est donc caricatural d’opposer la pratique du changement à celle de la connaissance. Ce qui est juste, c’est l’idée qu’il n’y a pas une relation de cause à effet mécanique entre l’accumulation des connaissances et la conduite de sa vie. : comme le dit Porphyre[13], « on n'est pas cultivé pour avoir appris toutes sortes de connaissances, mais pour s'être affranchi des passions de l'âme ». La philosophie antique se fixe comme but et réalisation d'elle-même une sagesse « qui ne se dépose pas seulement dans un système mais s'incarne dans une existence ». Et son lien avec la spiritualité archaïque ne fait aucun doute. En ce sens les questions traditionnelles de la philosophie antique (qui étaient déjà celle de l’ancienne spiritualité), telles que « Que faire de ma vie ? », « Qu’est-ce qu’une vie bonne ? », « Comment être heureux? », « Comment être juste ? », « Quelles sont les fins dernières de l'existence ? », « Quel est le sens de la mort et comment l'affronter au mieux ? »...etc. sont la signature de la dimension proprement spirituelle de cette philosophie.
Mais la philosophie sort progressivement du champ de préoccupation de la contemplation et de la sagesse...
Sans forcer le trait comme le font certaines études, il est vrai que ce qu’on appelle aujourd’hui philosophe n’est plus nécessairement une figure de la sagesse (qui semble avoir disparues en dehors d’une part des grandes religions traditionnelles, et d’autre part des nouveaux prédicateurs du développement personnel) ne serait-ce qu’en projet[14], mais davantage une figure du savoir[15]. Comment expliquer cette évolution ? Comment le philosophe renonce-t-il à être une figure de la sagesse au profit de celle de l’intellectuel ? Nous voudrions évoquer à titre d’hypothèses sur ce sujet plusieurs pistes de réflexion complémentaires, s’appuyant sur le travail de philosophes aux orientations différentes, Pierre Hadot, Michel Foucault, mais aussi Marcel Gauchet.
→ Originellement, un partage des tâches s’opèrent entre une religion païenne ne se préoccupant quasiment pas de spiritualité (Antiquité) et une spiritualité comme matière de prédilection de la philosophie. Les religions païennes sont en effet beaucoup plus des religions civiques (qui normatisent la vie sociale), relativement détachées de la spiritualité et du choix d’un mode de vie personnel particulier impliquant l’âme toute entière, et ne concurrencent pas la philosophie.
→ La spiritualité antique a finit par être digérée par la spiritualité chrétienne (Pierre Hadot). Le passage de la philosophie antique par le monde chrétien, qui a impliqué la confiscation de sa dimension spirituelle originelle par la discipline monastique, s’est en quelque sorte conjugué avec un changement épistémologique relatif au statut de la vérité, affectant réciproquement les sciences et la philosophie. Mais procédons par étapes.
● Les Pères de l’Eglise chrétienne se sont appropriés la philosophie grecque, et particulièrement platonicienne. Cette dernière philosophie est reconnue proche de vérités des Evangiles, et l’on postule même que la source des unes et des autres est commune : Platon, disait-on, avait emprunté à Moïse et aux prophètes tout ce qu'il y avait de vrai dans son enseignement. On reconnaît donc au platonisme une vision juste du monde ainsi que des principes moraux, mais aussi on le juge inapte, spirituellement parlant, à transformer les sujets. Dès l'Antiquité, des apologistes ou des évêques chrétiens comme Justin, Origène ou Augustin ont pu présenter le christianisme comme le seul mode d'être, le seul style de vie, qui mène précisément et plus sûrement à la sagesse que les philosophes recherchaient et n'ont pu, selon eux, trouver. Cette concurrence des spiritualités grecque et chrétienne par rapport à leur efficacité quant à la transformation des sujets est très intéressante. Pendant un temps la spiritualité est autant l’affaire de la religion chrétienne que de la philosophie, mais assez rapidement une partition des tâches s’effectue : l’une développe plutôt des arguments théologiques, l’autre des arguments rationnels (notamment des « preuves » de l’existence de Dieu). Mais pour le christianisme, la finalité ultime de la vie humaine, la réalisation des buts mêmes de la vie philosophique, la guérison de l'homme et l'accès à la béatitude, devait désormais passer par les formes de la vie chrétienne. Car la finalité ultime de la vie humaine ne peut être atteinte par les moyens de la seule nature et de la seule raison. Il y fallait l'intervention de la Grâce divine qui répondait à la foi humaine. En revanche, la philosophie peut toujours prétendre surmonter la théologie au nom d’une métaphysique rationnelle réputée imparable. Ainsi, le fossé se creuse entre une métaphysique qui ne se fonde que sur la Raison, et une croyance religieuse qui s’appuie essentiellement sur la révélation et la foi[16]. La spiritualité monastique n’assume pas l’héritage de la philosophie antique, mais surtout en modifie considérablement la portée en la plaçant dans un cadre sotériologique[17]surnaturel.
La spiritualité se nourrit alors de la pensée chrétienne, sans pour autant faire toujours bon ménage avec l’institution officielle. L’histoire de leurs rapports est souvent même très conflictuelle. Il n’en reste pas moins vrai que les deux phénomènes sont organiquement solidaires. Les exercices spirituels passent du côté de la théologie ou de certaines de ses subdivisions, la morale, l’ascétique, la mystique, et les « directeurs de conscience ont mis les philosophes au chômage spirituel »[18]. La philosophie fournit à la théologie un outillage notionnel logique et métaphysique, et devient un discours plus théorique et abstrait. Nous pouvons d’ailleurs comprendre à partir de là (c’est une hypothèse qui demanderait à être testée...) comment nous en sommes venus à développer une perception de la philosophie grecque comme essentiellement théorique : pour utiliser un concept foucaldien, la façon dont on se représente l’histoire des idées –notamment la philosophie – d’une époque est fonction d’une « épistémê » propre à cette époque. C’est en quelque sorte l'aboutissement de cette distinction opérée par les chrétiens entre une spiritualité (chrétienne) et une philosophie grecque à prétention seulement théorique. Il faut attendre Pierre Hadot pour prendre une mesure plus juste de la véritable nature de la philosophie antique. Pour revenir au processus décrit, il est important de noter qu’il est tout sauf brutal : même si des figures emblématiques de sage - sans aucun doute mythiques – comme Epicure ou Marc-Aurèle, ne sont plus d’actualité à l’âge classique de la philosophie, il est clair que le souci de sagesse est loin d’être absent chez certains auteurs modernes, comme le souligne Pierre Hadot, « à commencer par Descartes, tout comme chez Spinoza, Schopenhauer ou Alain, pour ne citer qu’arbitrairement qu’eux, et pour ne point parler de quelques réactualisations contemporaines. ».
● Mais cette séparation entre une spiritualité religieuse intimement reliée à l’idée du surnaturel et de l’au-delà, et une philosophie qui ne s’autorise que de l’exercice de la raison doit être impérativement éclairée par les bouleversements introduits dans la pensée d’un point de vue anthropologique par l’avènement de la Modernité, et pas seulement considérée de manière négative et nostalgique comme une privation ou une confiscation par la religion du glorieux passé philosophique antique. La philosophie ne pouvait pas ne pas connaître elle-même aussi une forme de « désenchantement »... Si l’on essaie de cerner l’identité de la philo au milieu de ces transformations, il est nécessaire de faire appel à sa longue histoire… Et l’histoire de la philosophie occidentale se confond avec l’histoire du désenchantement du monde. L’apport de Marcel Gauchet est ici précieux.
L’avènement de la philosophie, c’est avant tout la découverte de la possibilité d’une connaissance du tout cosmique, d’une saisie de la totalité au moyen d’une démarche autonome et rationnelle qui ne tire rien que de son propre fond (contrairement à la religion). « La philosophie c’est la suprême connaissance du point de vue le plus large et le plus haut. ». A l’époque de la philosophie antique, la philosophie est ainsi au sommet d’une hiérarchie de la connaissance qui englobe tous les savoirs, y compris les savoirs « scientifiques » (comme la physique par exemple). Le polythéisme, on l’a vu, laisse également le champ libre à cette « connaissance des choses humaines et divines » dévolue à la philosophie. Et rien, à mon sens, ne peut justifier ici la division entre les connaissances théoriques et la recherche pratique d’un mode de vie orienté vers la sagesse. En grec, le mot « sophia » désigne les deux dimensions, et un autre mot existe, « phronesis » pour désigner « la science de ce que nous devons faire et de ce que nous devons éviter »...Autant dire que cette prétendue division ne peut être légitime. Et si la philosophie peut embrasser l’ensemble du spectre, c’est précisément par ce que rien ne vient limiter son exercice : la connaissance ultime du tout cosmique côtoie nécessairement l’exercice de la vertu et de la justice, et il n’y a pas à proprement parler deux ordres mais un seul qui réunit à la fois la connaissance et l’action. Pour les mêmes raisons, la spiritualité et l’éthique, la contemplation et l’exercice de la vertu, les exercices spirituels et l’exercice de la justice, sont une seule et même chose. Les philosophies sont spirituelles et les sciences naissantes elles-mêmes sont baignées de spiritualité... Pensons par exemple à Zenon à l’époque de la Renaissance, médecin, architecte, et alchimiste, dont Marguerite Yourcenar raconte l’histoire dans l’œuvre au Noir. Qu’est-ce qui va changer alors (car la concurrence de l’Eglise en matière de spiritualité ne peut expliquer à elle-seule pourquoi la philosophie s’en éloigne (cet « éloignement » devra être analysée plus loin...) ? En réalité, c’est la constitution des nouvelles sciences, cette fois-ci sur des fondements rationnels très solides, qui va progressivement provoquer une césure entre d’un côté le travail de la raison sur le réel et le développement d’une emprise matérielle grandissante sur ce dernier (Descartes : « devenir maître et possesseur de la nature.... »), et une certaine forme de spiritualité liée au surnaturel (qu’il sera peut-être nécessaire de définir plus précisément). C’est le moment où la devise non-dite de la philosophie selon laquelle elle ne peut s’autoriser que d’elle-même c’est-à-dire de l’exercice de la pure raison, va être mise à l’épreuve par les nouvelles conditions de la connaissance. Du point de vue de la pensée, l’autonomie moderne consiste à ne faire confiance qu’en ses propres ressources cognitives pour montrer rationnellement le bien fondé de, ses propositions. Désormais les hommes doivent « penser par eux-mêmes » sans le recours au surnaturel et à la tradition. En ce sens, toute « hétéronomie » de la volonté, référence « à plus haut que soi », recours à une réalité surnaturelle, sont foncièrement antinomiques avec l’esprit de cette Modernité et de sa raison législatrice. Le tournant majeur de ce parcours sera l’émergence de la science galiléenne (début de la pensée moderne) ; si, dans un premier temps, la métaphysique classique s’arrange très bien avec cette nouvelle science mathématique et expérimentale (la physique) qu’elle va englober et surplomber comme auparavant (c’est « l’odyssée de l’âge classique » de la philosophie), dans un deuxième temps, c’est une véritable révolution philosophique (avec Kant) qui va être la conséquence de cette révolution scientifique : Kant va mettre en lumière l’impossibilité d’une connaissance métaphysique (suprasensible), et réfléchir sur les conditions qui rendent la science et notre connaissance en général possibles. La physique exclut la métaphysique comme connaissance. En même temps que la connaissance sépare le visible de l’invisible, elle contribue à faire de la philosophie un supplément certes intéressant mais qui ne correspond plus à son ancien statut souverain (en tant que science de toute chose). Nous sommes toujours en train de tirer les conséquences de cette révolution en ce qui concerne l’évolution de la philosophie. Cela ne signifie pas que depuis Kant, la philosophie ne se préoccupe plus de métaphysique, loin s’en faut (nous y reviendrons) ; ni bien sûr et surtout qu’elle aurait abandonné le domaine de la conduite de nos vies et de l’éthique (au contraire). Mais force est de constater que s’opère un découplage progressif entre philosophie et spiritualité (chrétienne ici) : découplage sur deux plans ; d’abord celui de la connaissance : l’avènement de véritables connaissances scientifiques va également signer le deuil d’un rapport absolu à LA vérité, dont seule la religion devient dépositaire. Ensuite, découplage de la philosophie avec la vie spirituelle, désormais accaparée par la religion chrétienne. Par ailleurs, il n’est plus besoin pour avoir accès à la vérité, comme c’était le cas avec les philosophes grecs, de se transformer au cours d’un parcours initiatique difficile pour accéder au savoir, le nouvel ordre de la raison rend tout sujet capable – le bon sens étant universellement partagé – de connaître la vérité. Avec Descartes, « L’évidence s’est substituée à l’ascèse ». C’est l’hypothèse de Michel Foucault. Il me semble qu’il se trompe sur un point : en refusant de distinguer l’exercice de transformation de soi et l’accès à la vérité (suivant en cela l’exemple des philosophes grecs), il en vient à dénier à la philosophie contemporaine une dimension éthique et pratique. Apparaît ici sa résolution de s’inscrire dans une forme antimoderne de retour à une problématique philosophique qui solidarise l’éthique du « façonnage de soi » avec la connaissance de La vérité... mais est-ce encore possible ? Quoiqu’il en soit, on peut dire que Descartes inaugure un nouveau mode de philosopher : il est à ce titre un penseur emblématique de la Modernité avec son cogito qui ne s’autorise que de lui-même (c’est le véritable initiateur du « penser par soi-même »). Le fondement du savoir se trouve non plus dans la tradition mais dans la certitude du sujet pensant, que seule la raison peut établir. Il faut comprendre le lien structurel qui existe entre le fait que le collectif humain ne dépend plus d’aucun ordre extérieur transcendant et doit au contraire s’auto-instituer (principes premiers de la Modernité), et l’autonomie d’une pensée qui ne doit pouvoir trouver qu’en soi-même les principes internes de sa légitimité, et non en s’en remettant à la tradition. Ces découplages rapidement évoqués ne sont que tendanciels mais nous permettent de mieux comprendre l’histoire des rapports entre la philosophie, la religion, et la spiritualité. Avec Descartes, et Kant après lui, nous sommes entrés dans l’âge moderne de la connaissance. Ce sont désormais seules les conditions internes de l'acte de connaissance, à savoir les règles formelles, la méthode, la structure de l'objet à connaître et la structure du sujet connaissant, qui peuvent seules définir l'accès à la vérité, évacuant ainsi de son champ une certaine forme de spiritualité. Si, comme le dit Foucault, la spiritualité monastique peut garder le monopole sur la transformation spirituelle sur les individus, c’est parce que la Modernité a fait de son côté ce travail de différenciation concernant le rapport à la vérité.
4- Religion, spiritualité, philosophie : ce qui les rapproche ? Ce qui les distingue ou les oppose ?
4.1 Une source commune ?
L’aperçu historique précédent tend à nous faire penser qu’une source commune irrigue effectivement les trois. Pouvons-nous évoquer à ce sujet un questionnement humain universel sur le sens de notre existence et du monde que nous habitons ? Probablement... il est hors de question ici d’embrasser l’ensemble des courants philosophiques, spirituels, ou religieux dans le monde, mais pour ce qui concerne l’occident, il semble que ce soit l’exercice spirituel– au sens primitif de l’outil mental qui va permettre de trouver le chemin escarpé qui mène à la sagesse, conçue comme un idéal que l’homme ne peut que se contenter d’approcher - qui semble ici être le tronc commun à partir duquel des branches vont pouvoir grandir dans des directions divergentes. Il s’agit de viser la transformation en s’appuyant sur la connaissance. Pierre Hadot a très bien décrit ces exercices spirituels propres aux différentes écoles philosophiques, et qui peuvent se résumer ainsi : critiquer les représentations, les images qui viennent du monde, ne pas se précipiter pour dire que telle chose qui arrive est un mal ou un bien (voilà un exercice qui serait précieux aujourd’hui !), vivre concrètement l’éthique dans la vie avec les autres hommes, voir les choses « d’en haut », du point de vue du cosmos et de la nature, et non de manière anthropomorphique, prendre conscience que l’on est une partie du tout (conscience cosmique »), contempler l’univers dans sa splendeur, y compris ses choses les plus humbles, percevoir les choses comme étranges…etc. La philosophie est avant tout une affaire de changement de regard. Ces exercices spirituels seront recyclés par le christianisme, mais plus généralement sont (ceux-là ou d’autres) familiers à la plupart des religions, et reste pour la philosophie des pratiques mentales toujours fondamentales.
4.2 Religion et Philosophie
→ Indéniablement, les communications entre les deux ont été et demeurent permanentes : la présence des préoccupations spirituelles est une point qui les réunit ; d’ailleurs, le terme précédent d’exercices spirituels a une consonance religieuse, même si en réalité et concernant l’Occident, c’est le christianisme qui a eu la volonté de se présenter comme une philosophie sur le modèle de la philosophie grecque. On pourrait être tenté de minimiser la distinction et vouloir les rapprocher le plus possible en donnant à la religion une tonalité philosophique et à la philosophie une tonalité religieuse (ce que ne manque pas de faire certains)
→ Pierre Hadot pense que cette distinction repose essentiellement sur le fait que la religion est un phénomène « qui comporte des images, des personnes, des offrandes, des fêtes, des lieux, consacré à Dieu ou aux dieux », ce qui n’existe absolument pas pour la philosophie. Placer à cet endroit la distinction n’est pas en effet contestable, mais est-ce suffisant ? Il semble le croire puisqu’à l’objection (qu’il se fait à lui-même) suivante : « Que faites-vous de la religion en esprit et en vérité, la religion libérée des aspects sociologiques et rituels et réduite à un exercice de la présence de Dieu ? », il répond tranquillement : elle est alors de l’ordre de la sagesse et de la philosophie. Pour Pierre Hadot, il n’y a fondamentalement pas de différence entre philosophie, spiritualité, mysticisme, que ces derniers soient de nature religieuse ou non. La philosophie pour lui s’est développée comme une critique purificatrice de la religion pour transformer cette dernière en philosophie ; Elle a toujours eu tendance à rationaliser les mythes religieux en les vidant de leur contenu mythique et en leur donnant un contenu philosophique. Un des récents ouvrages de Luc Ferry pourrait volontiers illustrer cette idée : « Mythologie et Philosophie ».Que fait en effet Luc Ferry, sinon construire des ponts entre les deux ? Cette communication et cette circulation du sens entre les deux champs est guère contestable. Mais elle conduit à minimiser fortement ce qui les sépare.
→ Une différenciation plus essentielle repose sur deux points : premièrement, la philosophie se distingue par la découverte de la possibilité d’une connaissance et d’une saisie de la totalité au moyen d’une démarche autonome et rationnelle qui ne tire rien que de son propre fond (contrairement à la religion). Descartes et son cogito pourrait en être de ce point de vue la figure emblématique. Autrement dit, il y a selon moi un pacte secret qui lie la philosophie vis-à-vis d’elle-même, celui de ne compter que sur les ressources rigoureusement immanentes à sa raison, et d’écarter par conséquent tout recours au surnaturel ou au « sur-réel ». Il n’est pas dit que ce pacte soit toujours tenu jusqu’au bout, mais il constitue un idéal régulateur essentiel à l’existence même de cette discipline de pensée. En ce sens, Le pôle théologique et religieux de la foi, que l’on peut appeler « croyance-foi », distingue fortement la religion de la philosophie
Le deuxième point est dans le strict prolongement du premier et concerne le rapport à la vérité : la religion considère que la vérité, au lieu d’être devant soi comme un horizon jamais atteint et qui recule au fur et à mesure qu’on avance, est derrière soi, en tant que vérité révélée dans le passé. Ce que nous pouvons appeler un rapport à la « vérité-possession », représenté par le dogme, est véritablement constitutif de la vérité religieuse. Ce rapport à une autorité transcendante qui prescrit la vérité est typique de l’argument d’autorité tel qu’il apparaît dans tous les monothéismes. Prenons l’exemple du Coran, et sa prétention d’avoir été écrit directement sous la dictée de Dieu lui-même, mais plus familier à la plupart d’entre nous, celui du catéchisme de l’Eglise catholique : « Le motif de croire n’est pas le fait que les vérités révélées apparaissent comme vraies et intelligibles à notre raison naturelle. Nous croyons à cause de l’autorité de Dieu même qui révèle et qui ne peut ni se tromper ni nous tromper. ». Nous pouvons citer aussi l’Encyclique de Jean-Paul II : ceux qui ne soumettent pas à « la vérité sur le bien et le mal, vérité établie par la loi divine, norme universelle et objective de moralité », vivent dans le péché et on ne saurait leur reconnaître le droit d’en juger autrement. Il faut bien reconnaître que la philosophie dès son avènement, et malgré son allégeance de principe à une pensée libre et critique, n’échappe pas volontiers à un tel dogmatisme, source de tous les fanatismes. Le mythe platonicien est archétypal à ce sujet : Les prisonniers dans la caverne tournent le dos à la lumière ; face à la paroi, ils ne voient que des ombres projetées, prisonniers qu’ils sont des apparences du monde sensible. On va libérer un prisonnier et le contraindre – car tel n’est pas son désir – à sortir de la caverne : tout d’abord ébloui par la lumière, il va pouvoir, en se dégageant de l’illusion du monde des ombres, accéder à la vraie réalité qui est le monde des Idées et même au divin, le Soleil, source de toute lumière (« Dieu est lumière », la Bible). Cet homme incarne bien sûr le philosophe illuminé, dans tous les sens du mot. Mais l’histoire ne s’arrête pas là : le philosophe redescend dans la caverne et va s’employer à libérer les prisonniers de leurs chaînes, les libérer de l’erreur et du mensonge et les conduire à la Vérité « par la persuasion ou par la force si nécessaire ». Ce rapport à « la vérité qui va de soi », cette conviction intime que nous la possédons, que nous détenons en quelque sorte le secret ultime de l’univers, est à l’évidence d’essence dogmatique. Le dogme ici est bien un pur produit de la raison, en lieu et place du dogme théologique... De ce point de vue, le processus de désenchantement contemporain de l’avènement de la Modernité évoqué précédemment va permettre de radicaliser le principe d’une pensée de l’immanence au sens où elle ne pourra plus prétendre –au nom de la raison – saisir la présumée réalité ultime et suprasensible. C’est la Critique de la Raison Pure qui philosophiquement permet ce mouvement de bascule. Cela ne signifie pas que la philosophie va cesser de produire des « contre-façons de Dieu »[19], mais désormais la croyance philosophique ne devrait plus se faire passer pour un savoir. Car en effet, quand la croyance se prend pour un savoir absolu, dit André Comte-Sponville, nous avons affaire à « la barbarie des fanatiques » : « Ils sont plein de certitudes, d’enthousiasme, de dogmatisme : ils prennent leur foi pour un savoir. Ils sont prêts, pour elle, à mourir et à tuer… Ils connaissent le Vrai et le Bien. Qu’ont-ils besoin de sciences ? De démocratie ? Tout est écrit dans le Livre. Fondamentalisme. Obscurantisme. Terrorisme. ». Au nom du Vrai et du Bien, il est alors possible de « faire la loi » sous la contrainte, en lieu et place de l’ordre juridico-politique et des lois humaines. C’est en effet une des formes les plus malsaines de la barbarie.. ». A la suite de Kant, la philosophie doit considérer la raison comme l’outil principal pour l’examen et la critique des productions de la raison elle-même, l’analyse de ses conditions de possibilité et de ses limites.
4.3 Religion et spiritualité[20]
La spiritualité n’est bien sûr pas étrangère à la plupart des religions, mais son champ dépasse largement ceux des religions, l’existence d’une « spiritualité sans dieu », pour reprendre une partie du titre d’un livre de André Comte-Sponville[21], étant communément reconnue. N’oublions pas non plus que s’il y a des religions sans Dieu, il y a à fortiori des spiritualités sans Dieu, qui peuvent d’ailleurs ne pas cesser d’être « religieuses »... Mais pour d’autres cette extension du terme de spiritualité n’est pas légitime et relève d’un abus de langage... Il est vrai que nous faisons parfois mention de « mysticisme athée », « d’athéisme chrétien », de « religiosité sans Dieu »..., et qu’il est difficile aujourd’hui de s’y retrouver. D’où la nécessité de clarifier cette question.
→ Nous pouvons commencer par dire qu’il n’y a ni inclusion logique, ni incompatibilité entre religion et spiritualité : la religion n’implique pas logiquement la spiritualité, et réciproquement. Nous pouvons pratiquer une religion sans pratiquer une quelconque spiritualité, et inversement. Cependant, aucune incompatibilité non plus : la spiritualité peut être religieuse et compatible avec la croyance en Dieu comme la pratique religieuse et la foi en Dieu peut être associée à une forme de spiritualité.
→ La religion se manifeste par des rites, des mythes et souvent des dogmes. Elle est une forme d'assentiment à une tradition, à un enseignement et à une représentation du monde. En revanche, la spiritualité est individuelle, voire individualiste. Elle se préoccupe de l'intériorité alors que la religion, elle, « est toute d'extériorité, de gestes, de comportements et de conventions ». Cette différence, historiquement juste, s’estompe au fur et à mesure que la croyance devient un phénomène privé et intime, de plus en plus déconnecté des normes de comportement prescrits par l’Eglise, et qui n’exclut pas des formes de « bricolages » et de syncrétismes personnels mêlant plusieurs sources d’inspiration, revendiquant souvent sa totale indépendance par rapport à une institution religieuse.
→ La spiritualité se présente souvent aujourd’hui comme interconfessionnelle et même aconfessionnelle. Beaucoup aujourd’hui semblent s’inscrire dans un mouvement tendant à promouvoir une spiritualité qui dépasse tous les clivages et les diverses « paroisses » ou « clochers », dans une perspective de changement personnel et/ou collectif et social (les deux cas existent : tantôt l’aventure spirituelle veut se cantonner à une expérience intime et personnelle, tantôt elle vise le changement collectif). La plupart de ceux qui, aujourd’hui, se réclament d’une approche spirituelle, prétendent le faire non seulement de façon interconfessionnelle (toutes religions rassemblées), mais aussi laïque, c’est-à-dire en mettant entre parenthèse l’existence divine, voulant réunir en quelque sorte « celui qui croyait au ciel, celui qui n’y croyait pas » (Louis Aragon). Cette spiritualité aconfessionnelle revendique d’être un dénominateur commun de tous les courants spirituels : mais que reste-t-il de véritablement consistant dans ce plus petit dénominateur commun ? Peut-on négliger ainsi parfois plusieurs millénaires de réflexion et d’expériences, au profit de ces fameuses « valeurs spirituelles communes »[22] ? Comme le dit fort bien François Jullien à propos des diverses tentatives de récupération des cultures étrangères par l’occidentalo-centrisme (ce serait un peu l’esprit de l’Unesco ?), nous sommes ramenés à des synthèses superficielles, à des truismes sans intérêt, dont la généralité est telle qu’ils n’on plus aucun caractère opérant. Vouloir trouver le dénominateur commun de toutes les spiritualités présente le risque d’appauvrir singulièrement chacune d’entre elles, adossées qu’elles sont souvent à des millénaires de tradition (cf. la préconisation du Dali Lama de garder sa religion plutôt que de vouloir la troquer pour une nouvelle qui serait sans doute en décalage par rapport à sa propre culture, ou pire de se contenter d’un « syncrétisme de bazar» façon New Age...).
→ L’appel vers un « ailleurs » semble réunir la spiritualité et la religion. La prière en direction du « Très haut », le sentiment de « manque à être » toujours excentré par rapport à soi-même, et ce que Alain Houziaux appelle « la dilatation de l’être et une forme d’envol » du côté de la spiritualité, témoigne de ce recours à une transcendance. Mais doit-on conclure pour autant que toute spiritualité se caractérise ainsi ? Nous touchons là un point très important, qui sera repris lorsque nous nous intéresserons aux relations entre la philosophie et la spiritualité. La spiritualité dont parle le pasteur est sans conteste une spiritualité que nous pourrions qualifier de « type monothéiste », même si elle revendique à bon droit son indépendance par rapport à la religion : elle est fondée sur le manque et l’espoir tendu vers le « Tout Autre ». La quête d’un absolu comme réponse à ma finitude et mon besoin de plénitude... La verticalité de la transcendance est ici requise... Cependant d’autres spiritualités semblent développer à l’inverse la recherche du « perpétuel maintenant » du réel et du vrai, l’absolu d’un réel totalement immanent à lui-même, celui du Tout de ce qui existe, ou de la Nature... L’expérience très souvent évoquée (Pierre Hadot l’a vécue adolescent et reconnaît qu’elle a été déterminante dans son choix d’être philosophe ; André Comte-Sponville la considère aussi en quelque sorte comme « fondatrice » ; l’un comme l’autre la décrivent assez longuement[23]) que Romain Rolland a qualifié de « sentiment océanique » (Sponville utilise lui le barbarisme d’ « immanensité »), serait très représentative et emblématique de ce que certains appellent une « mystique sauvage »[24]. Nul besoin dès lors d’un Sauveur ou d’un Juge Suprême ; nul besoin d’un au-delà. Il y aurait ainsi des spiritualités de la transcendance et des spiritualités de l’immanence. Pourtant, elles semblent pouvoir se rejoindre, c’est du moins le point de vue de André Comte-Sponville qui, après avoir témoigné de la spiritualité sans Dieu dans une logique athée, dont il se réclame, ne ménage pas ses efforts ensuite pour la rapprocher d’autres expériences tirées de la tradition chrétienne. Ce qui somme toute est cohérent avec l’idée d’une expérience universelle qui dépasserait et unifierait toute sorte d’expériences, avec ou sans Dieu. Mais la difficulté d’une telle tentative réside dans le fait qu’à la fin du livre, au terme du chapitre III intitulé : « Quelles spiritualité pour les athées ? », nous ne savons décidemment plus de quoi il est question... André Comte-Sponville reconnait le caractère très « exceptionnel » de ces expériences qui rendent « notre ego dérisoire » dans ce contact avec « le grand Tout », et l’intuition d’une grande Unité qui me relie à lui, me permettant d’expérimenter, comme le disait déjà Spinoza, l’éternité dans cette présence mystique au Tout de l’univers. Il ne s’agirait « que d’une simple visée », « idéal non figurable »... Tout en reconnaissant que ce type d’expérience ne prouve rien, André Comte-Sponville n’hésite pas à le rapprocher de toutes les expériences mystiques, la plupart du temps inspirée au départ par la foi en Dieu, en prenant soin de montrer comment ces mystiques avaient eu maille à partir avec leur Eglise. « La mystique ronge le mythe, dit le Père de Lubac, au bout du compte, le mystique s’en passe ; il le rejette comme une coquille vide, tout en demeurant indulgent pour ceux qui en ont encore besoin ».... et aussi « le mystique est sensible à une lumière intérieure qui le dispense de croire... »[25]. Mysticisme athée, athéisme mystique, de proche en proche, nous ne savons plus où se trouve la limite entre une spiritualité immanente et une spiritualité de la transcendance (religieuse ou non)
→ Quelque chose d’ « ineffable » qui a du mal à se définir ou un objet de croyance toujours un peu évanescent... Une expérience subjective non partageable dans les deux cas. La spiritualité a beau être une affaire d’expérience (nous préciserons ici la différence de ce point de vue entre spiritualité et philosophie), n’avons-nous pas l’impression cependant que cette « expérience » » semble suffisamment vague pour ne pas être en mesure de discriminer des chemins qui paraissent pourtant aussi différents ? Nous pouvons retrouver là l’observation profonde de Clément Rosset sur la croyance : le fait de croire est l’essentiel, et l’on est généralement très évasif sur son objet. En simplifiant à l’excès, nous pourrions dire : peu importe le contenu pourvu qu’on ait le contenant, et la croyance néglige volontiers son complément d’objet. Nous reconnaissons d’ailleurs généralement que les mots sont impuissants à dire et expliquer ce dont il s’agit... Nous ne pouvons pas ici ne pas penser à ce que dit Wittgenstein à ce sujet, lui qui pourtant est loin d’être insensible à ce qu’il appelle « la mystique » : « ce dont on ne peut parler, il faut le taire », seul le silence convient par rapport à de telles expériences ... La chose commune qui semble les réunir , c’est le ressenti d’un vague sentiment de plénitude, qui est toujours et quoiqu’il arrive à la fin de ce genre de quête, sans que l’on sache d’ailleurs vraiment de quoi il s’agit... Quel est cet état de quiétude et de bonheur qui est susceptible de nous faire courir ? De mauvaises langues pourraient facilement soupçonner qu’il n’est que le fruit de notre imagination ? Une espérance en un absolu aussi lointain qu’indéfini que le rapport d’un être fini à l’idée d’infini ne peut manquer de provoquer ? La théologie négative l’a bien montré : nous ne pouvons, par définition, rien dire du Tout Autre. Mais alors il faut prendre au sérieux la préconisation de Wittgenstein : ce qui ne peut se dire, il faut le taire. On retrouve là peut-être un point commun avec la croyance : les croyances religieuses sont aussi l’objet d’un pari pascalien dont on ne sait jamais s’il est réussi ou non. Faute de savoir précisément en quoi consiste l’objet de la croyance (toujours remarquablement flou), à quels signes, manifestations concrètes, critères précis, nous pourrions évaluer le chemin parcouru dans sa direction, nul autre que celui qui le vit peut en dire quelque chose. Un observateur extérieur ne dispose d’aucun élément objectif probant pour décider. Dans un cas comme dans l’autre (la quête spirituelle comme celle de la foi et de la croyance) nous sommes confrontés à un ordre d’expériences subjectives non vraiment partageables et dont on ne peut que témoigner personnellement : « moi, j’ai vécu telle ou telle chose, et je vous demande de me croire... ». A la base des croyances, dit Clément Rosset, il y a toujours l’idée d’un secret à trouver. Les romans initiatiques comme L’alchimiste ou d’autres en sont des illustrations. Certains prétendent même l’avoir découvert, mais cette affirmation s’accompagne généralement d’un vague et d’une imprécision remarquable. Peu importe au fond l’objet de la croyance. « Le complément d’objet de la croyance est non seulement accessoire mais contre-indiqué »[26]. Enfin, beaucoup de croyants aujourd’hui, en se désolidarisant de l’institution religieuse et en interrogeant sans cesse ses dogmes théologiques, vivent le plus souvent une expérience strictement privée et syncrétique qui renforce sensiblement la tendance décrite plus haut. Dieu est de plus en plus assimilable à l’idée de « quelque chose de plus haut que soi » dont on ne sait rien.
→ L’expérience de la vie spirituelle s’est exprimée dans le moule et le langage de la religion chrétienne (en Occident) : Depuis les premiers siècles de notre ère jusqu'au XIXe siècle, la religion chrétienne a été en situation de monopole pour tout ce qui concerne la vie de l'esprit. Et c'est ainsi que l'expérience de la vie spirituelle s'est exprimée dans le moule et le langage de la religion chrétienne. De fait, jusqu'au XXe siècle, la spiritualité a peiné à trouver son langage propre et à s'exprimer indépendamment des catégories du christianisme. Par ailleurs, il faut bien reconnaître que le mot « Dieu » est très polysémique, et peut désigner aussi bien un Dieu personnel, tout puissant et extérieur à l’homme, qu’un Dieu impersonnel, mystique, intérieur (pensons à l’idée de l’ « homme-dieu » de Luc Ferry !). Deuxième sens, si l’on peut dire, purement spirituel, qui favorise un tel rapprochement, en dépit de ce qu’est sensé être le christianisme orthodoxe. Cette observation rejoint le point précédent : nous assistons actuellement à de nouvelles formes de croyances religieuses (chrétiennes et notamment protestantes) en un Dieu pour ainsi dire spirituel et intérieur éloignées des formes du christianisme orthodoxe, et même du théisme classique. Elles ne sont pas pour autant incompatibles avec la religion, la pensée de saint Augustin –un chemin vers Dieu qui passe par l’intériorité et le coeur du moi – le montre. Cependant, cette tradition qui a été présente dans l’Eglise a toujours été distincte du christianisme orthodoxe, parfois même condamnée par l'Eglise catholique officielle. Mais le monde religieux a toujours eu en son sein des mystiques ou des croyants vivant une expérience spirituelle pour un Dieu non personnel, à la limite du silence et du rien (nous pouvons citer ici l’exemple de Maître Eckhart -1260-1327)
→ Spiritualité et croyances traditionnelles Les croyances populaires telles qu’elles pouvaient se manifester par exemple dans les sociétés traditionnelles - quand l’Eglise était l’intercesseur naturel entre Dieu et les humains, et que la société était organisée en fonction de ce principe de la dépendance individuelle et collective à cette puissance divine surnaturelle - n’avaient pas grand chose de commun avec une telle quête existentielle et personnelle. Dieu n’était pas sujet à interrogation existentielle, mais sa présence structurait littéralement l’organisation de la vie collective quotidienne. Avec la spiritualité aujourd’hui, comme expérience existentielle, d’inspiration religieuse ou non, que l’on croit en Dieu ou pas, que l’on prenne acte de « la mort de Dieu » ou pas, il est désormais absent (« le silence du monde » dont parle Camus...) et ma vie ici-bàs n’a plus vraiment de rapport avec son existence ou non. Nous assumons notre existence comme si Dieu n’existait pas. Religion et spiritualité sont de plus en plus indépendantes l’une de l’autre. En ce sens, Marcel Gauchet a parfaitement raison de parler de « sortie de la religion ». Il ya ceux qui continuent à confesser Dieu sans que cela corresponde à une quelconque expérience intérieure, n’impliquant plus une dimension spirituelle, et ceux, nombreux aujourd’hui, qui vivent une forme d'expérience spirituelle et même d'expérience de Dieu (ou du moins du divin) mais en dehors de toute confession de Dieu. Dieu peut revêtir alors des noms divers, comme par exemple l’Absolu, l’Infini, l’Ouvert... Et c'est ce deuxième courant qui a été à l'origine du renouveau de la spiritualité depuis une cinquantaine d'années. En même temps, une spiritualité qui se libère du poids de la tradition religieuse au profit d’un Dieu sur mesure préserve le rapport au grand Autre... Quelque soit le nom qu’on lui donne.
→ En conclusion, la spiritualité est-elle nécessairement vouée à scruter l’invisible ou le surnaturel ? Le sens de ce qui précède est clair : peu importe finalement que l’on utilise ou non le mot « Dieu », seul semble importer l’appel vers l’au-delà, l’invisible, l’inexprimable. Saint Bernard écrit : « Nous cherchons ce que l'oeil ne voit pas, ce que l'oreille n'entend pas, ce qui n'est pas monté jusqu'au coeur de l'homme. C'est cette chose là, quelle qu'elle soit, qui nous plaît, nous attire et que nous désirons atteindre ». Et Victor Ségalen, quant à lui, se dit « attentif à ce qui n'a pas été dit, soumis à ce qui n'est point promulgué, prosterné devant ce qui ne fut pas encore ». Le fait que les supports ou les étayages de la spiritualité sont la plupart du temps profanes : l’écoute de la musique, le contact avec la nature, le lâcher-prise, le renoncement...etc., et ne passent pas par les pratiques de la foi traditionnelle (solidaires de rituels, liturgies, textes fondateurs) ne compromettent en rien sa véritable dimension qui semble être de traverser le voile des apparences au profit de ce qui constituerait une « surréalité » d’autant moins visible qu’elle serait plus fondamentale.... En vérité, la spiritualité est la quête d'une forme d'enchantement intérieur : il y a dans l’expérience spirituelle un « plus » irréductible qui fait « décoller » d’une réalité prosaïque pour atteindre quelque chose de l’ordre de la transcendance. Tendue vers « l’inommable », qu’on l’appelle Dieu ou pas. Que nous soyons dans une perspective religieuse ou athée, l’expérience de la spiritualité est marquée par la structure du désir. Et que l’objet du désir soit Dieu ou n’importe quoi d’autre (sentiment de fusion dans le tout, dit « océanique », expérience de l’éternité dans l’instant présent, relation subjective à une forme d’absolu de l’être...etc.), cela n’importerait pas vraiment.... Comte-Sponville semblait nous décrire une autre spiritualité « laïque » dont toute référence à la transcendance serait exclue ; mais il nous décrit quelque chose qu’il finit lui-même par rapprocher d’expériences mystiques religieuses ou non...En ce sens, et dans une optique rossetienne, tout matérialiste qu’il prétende être, ne résiste pas aux « doubles du réel », qu’on pourrait interpréter comme l’ultime tentative pour « sauver » le réel... mais le réel selon Rosset n’a pas besoin d’être sauvé, destiné à « être ce qu’il est », ni plus ni moins....
4.4 Spiritualité et Philosophie
Observer que la spiritualité comme la philosophie relève de l’activité de l’esprit est naturellement un truisme qui ne nous apporte pas grand-chose : la poésie, la musique... mais peut-être aussi bien l’activité scientifique ou tout autre activité où « l’esprit » est mobilisé peuvent entrer dans cette catégorie...
Expérience personnelle ou activité intellectuelle
Plus sérieusement évoquons ce qui passe souvent pour une distinction première entre l’une et l’autre, et qui a été implicitement admise dès le départ dans ce texte : la spiritualité relève d’une expérience personnelle et subjective, alors que la philosophie est un exercice rationnel mobilisant avant tout nos ressources cognitives. L’expérience spirituelle est de l’ordre du « vécu » et du « ressenti », alors que la philosophie est affaire de compréhension et de réflexion. L’une engage tous les registres du corps/esprit, l’autre seulement l’exercice de la raison. D’un côté la sensibilité et la méditation, de l’autre la raison et la réflexion... Cela n’empêche pas que les expériences spirituelles, comme le dit André Comte-Sponville, puissent être pensées par la philosophie, dans le but de mieux les comprendre... Mais cela dans certaines limites, qu’il s’agira de préciser avec Wittgenstein (cf. plus loin)... En effet, certaines expériences sont difficles à traduire en mots car réfractaires à la rationalité discursive. Par ailleurs, comme nous l’avons vu plus haut, La force du recours à l’expérience est aussi sa principale faiblesse : nul ne peut en effet dire à la place de celui qui en est le témoin ce qu’il doit en penser, ni même statuer et juger ce qu’il n’a pas éprouvé, et en même temps l’expérience subjective risque de s’enfermer dans une sorte de solipsisme si chacun est renvoyé à son vécu personnel sans que jamais le moindre critère objectif puisse venir confirmer la réalité de ce que je vis.
Ceci dit, cette opposition entre « l’expérience » spirituelle et le « discours » philosophique » n’est pas première mais seconde, puisqu’elle n’est pas de mise avec les Anciens pour qui la philosophie est inséparable d’une « manière de vivre »...
Initialement, un tronc commun semble réunir philosophie et spiritualité dans une commune recherche de la sagesse ou du moins d’un art de vivre qui permet de réaliser le meilleur. L’idée d’un cheminement ou d’une quête personnelle, source d’évolution et de transformation de soi est en effet centrale dans la philosophie antique. Sa question existentielle première n’est-elle pas « Que fais-tu de ta vie ? », question indissociable pour les grecs de cette autre question : « Qu’est-ce qu’une vie bonne ?» (même si cette formulation est à ma connaissance de Paul Ricoeur). Autrement dit, en tant que la spiritualité aide à vivre mieux, elle n’est pas vraiment distinguable de la philosophie, et les exercices spirituels ne sont là que pour mettre en pratique au niveau du quotidien la connaissance philosophique acquise.
Ultérieurement les figures de la spiritualité vont se diversifier et ne concerneront plus directement ce souci de nature proprement éthique. Extase hors de soi dans le sentiment océanique, voyage intérieur avec une priorité donnée à l’intériorité du moi, recherche d’intensité, exploration de tout les possibles « pour toujours remettre tout en cause, sans repos » (Georges Bataille), expérience de la fusion avec le monde...etc, l’expérience spirituelle n’est plus spécifiquement référée à cet idéal de perfection cher à la sagesse antique. La plupart de ces orientations spirituelles sont plutôt animées par le sens du mystère, du sentiment de l’infini, y compris à travers la rencontre avec des faits anodins de la vie quotidienne : rencontre avec un visage, avec la « petite feuille verte » dont parle Christian Bobin : « Je me tais, je ne fais rien, et dans ce rien d'une soirée, j'apprends lentement à nommer ce qui me comble et m'échappe : l'émerveillement d'une petite feuille verte égarée dans la crue des lumières ». Rencontre avec « Quelqu’un d’Autre que soi» dit-il aussi... Il y a quelque chose de surnaturel qui semble auréoler « la petite feuille verte »... Nous sommes en présence d’un autre registre de la spiritualité (que celui des Anciens) qui privilégie une expérience intime me permettant l’exploration de l’invisible, la recherche d’un secret caché. Il y a quelque chose à « trouver » ou à « se trouver » en soi-même, au-delà des apparences... Le mythe du Graal pourrait symboliser ce genre de spiritualité : Perceval est au départ un naïf vivant dans l'extériorité la plus totale, ne connaissant rien, pas même son nom. Toute son histoire est celle de son développement psychique vers une conscience de soi, du monde et du sens. Perceval se trouve, se révèle et devient lui-même. Le roman du Graal est une sorte d'odyssée de la conscience et de chemin vers l'intériorité.
L’attention, l’étonnement, la présence, des dispositions communes à l’une et à l’autre... Ces dispositions sont en effet communes à la fois à toutes les formes de l’expérience spirituelle, et aussi à la philosophie. Michel Foucault, dans la dernière partie de son oeuvre, a particulièrement insisté sur cet aspect : reprenant à son compte les exercices spirituels de la philosophie antique, il y voit principalement une fonction de vigilance, de concentration et d’attention vis-à-vis de soi-même. Il ne s’agit pas d’initier une forme de dédoublement introspectif où je m’observerai comme un objet. Interpréter ainsi le « connais-toi toi-même » socratique serait un véritable contre-sens. Il s’agit de « me concentrer en moi et de m’accompagner » de façon à faire en sorte que le moins de choses se fassent machinalement, mais qu’au contraire elles puissent m’engager entièrement. Autrement dit, il est question « d’intensifier son rapport à soi, son immanence à soi ». Lorsque je pose la question « Que fais-tu de ta vie ? », il est nullement question de déchiffrer une identité secrète et cachée qui me définirait, mais à assurer l’adéquation entre ce que je dis et ce que je fais. Le problème est de savoir si ce que je fais aujourd’hui correspond bien aux principes que je me suis donné. Cette reprise de l’esprit des exercices spirituels revisités par Foucault apparaît tout à fait compatible avec ce que peut-être l’esprit de la philosophie contemporaine. On peut penser ici à Nietzsche et son « Deviens ce que tu es »[27] « L’étonnement philosophique », l’idée que le philosophe est en quelque sorte disposé à l’étonnement, de sorte qu’il est capable de voir pour la première fois quelque chose qu’il a pourtant l’habitude de voir régulièrement, est parfaitement compatible avec ses dispositions mentionnée par Foucault, aussi bien qu’avec la tonalité de certaines expériences spirituelles. Excepté le fait que l’étonnement n’est pas toujours synonyme d’émerveillement, comme souvent dans la littérature spirituelle, mais peut également signifier une forme de déréliction, d’insignifiance ou de nausée... L’émerveillement ressemble en ce sens à une valeur ajoutée poétique – le presque rien de la petite feuille verte de Bobin – qui « sacralise » en quelque sorte l’objet. Par ailleurs cette reprise des exercices spirituels de l’Antiquité nous oblige aussi à apporter un « bémol » relativement à l’optimisme grec sur cette capacité de « modelage » de la personne...
La philosophie peut-elle encore se définir comme « sculpture de soi ? »
La manière dont Michel Foucault véhicule plus ou moins implicitement une conception philosophique originaire du sujet comme matière éthique qui se façonne dans un rapport à lui-même, aux autres et au monde, peut apparaître problématique aujourd’hui. Cela ne signifie pas qu’il faille négliger la question des exercices spirituels, mais la croyance en la primauté absolue de l’activité intellectuelle pour littéralement façonner sa vie selon une figure idéale relativement bien identifié de « sage », me paraît définitivement obsolète pour deux raisons que nous ne pouvons pas développer ici : premièrement, nous savons maintenant que cette vie n’est pas un matériau qu’on modèle à loisir, et qu’elle est irréductible à tout « modelage » (cf. réflexion précédente sur le tragique de l’existence) ; deuxièmement, les contours de ce qui serait « le sage idéal », comme d’ailleurs ceux du bonheur (malgré ce qu’en disent nos prédicateurs contemporains) sont définitivement brouillés. Le relativisme et le pluralisme inhérent à la Modernité ne peuvent que laisser leur empreinte, et la connaissance de la sagesse ultime est passée à la trappe avec l’ensemble des connaissances qui prétendent saisir l’absolu. La réflexion éthique aujourd’hui ne peut en faire l’économie, quelqu’un comme Ruwen Ogien l’a bien compris.... Ce qui entre parenthèses réduit à néant les cours en quinze leçons sur le bonheur.
Désenchantement de la philosophie, enchantement de la spiritualité ?
Derrière cette phrase un peu énigmatique, se cache l’idée de comprendre quelles sont les conséquences de ce que nous avons appelé l’histoire d’un désenchantement de la philosophie (avec Marcel Gauchet) sur la vie spirituelle et ses rapports à la philosophie. La critique kantienne de la métaphysique, ou si l’on préfère l’établissement des conditions de possibilités de toute connaissance véritable possible, qui exclut par conséquent la métaphysique se déployant hors de toute expérience possible (dans le domaine du suprasensible), ne peuvent que changer le statut de la philosophie qui perd du même coup la place royale qu’elle avait par rapport à l’ensemble de la connaissance. Cela ne signifie pas que les philosophes vont abandonner la métaphysique. Mais l’évènement intellectuel le plus important du début du XXème siècle sera le « positivisme logique » de l’ « Ecole de Vienne » (dont Wittgenstein sera en quelque sorte l’initiateur, même s’il s’en désolidarise rapidement) : le projet de substituer la science positive à la métaphysique, autrement dit remplacer la philosophie par la science. Le projet échoue, et le XXème siècle sera aussi le siècle de la crise des fondements de la connaissance : il faut définitivement faire le deuil de pouvoir embrasser le Tout de ce qui existe et connaître la nature ultime des phénomènes. C’est un tremblement de terre qui secoue une deuxième fois le monde de la connaissance, et pour la philosophie les choix sont les suivants : 1) Suivre la voie d’une ligne critique et épistémologique dans le prolongement de l’entreprise kantienne. La philosophie analytique anglo-saxonne s’est engagée dans cette direction : philosophie du langage, philosophe de la logique, philosophie de l’esprit...etc. La spiritualité ne semble pas avoir sa place ici. 2) Réagir contre le scientisme ambiant et poser face à lui une perspective de restauration de l’ancien statut de la philosophie : retour à la métaphysique et à l’ontologie, « réenchantement » de la philosophie, priorité à la face cachée de l’être et à sa vérité. Bergson, Heidegger (même s’il se propose de critiquer la métaphysique classique), Levinas, sont quelques uns des principaux philosophes qui ont incarné cette orientation... et représente, selon Gauchet, « le dernier surgeon de l’ancienne ambition philosophique ». Dans cette optique, une spiritualité de nature « spiritualiste » apparaît comme un complément naturel à la métaphysique, la seconde pouvant éventuellement commenter et expliquer la première. 3) La philosophie tire les leçons du désenchantement et se propose de philosopher « à hauteur d’homme » : une philosophie vivante ne peut plus ressembler aux grands systèmes de l’histoire de la philo, mais ne peut se contenter non plus de n’être qu’une épistémologie sur des domaines limités. Car nous sommes toujours ramenés à des questions concernant la globalité de l’expérience qu’aucune démarche scientifique ne peut nous procurer. Nous avons toujours besoin d’une intelligibilité globale. Pensons par exemple au domaine politique, mais aussi au domaine de l’éthique : s’orienter dans l’existence vis-à-vis de soi, vis-à-vis des autres, vis-à-vis du monde est un type de réflexion d’un tout autre ordre que celle des sciences, même si elle est soumise à une même exigence rationnelle. Cependant, il ne peut plus s’agir d’une connaissance de l’être, mais plus modestement d’une connaissance du domaine humain. Dans cette optique, la question de l’existence ou non de l’exercice spirituel comme partie prenante de la philosophie devient problématique lorsqu’il prétend s’étendre au-delà de préoccupations éthiques et politiques proprement humaines. Bien sûr une telle orientation philosophique ne peut que laisser le champ libre à une spiritualité de nature spiritualiste, comme à la métaphysique d’ailleurs, mais comme une activité qui lui devient alors foncièrement étrangère. Nous pouvons en effet penser que le besoin de religiosité est irréductible au désenchantement de la sortie de la religion (au sens où Marcel Gauchet l’entend), et qu’il s’exprimera toujours par des voix plus ou moins détournées des religions instituées, mais tout en affirmant leur caractère « hors champ » par rapport à la philosophie. Pour résumer, l’étude des relations entre philosophie et spiritualité nous apprend qu’il n’y a pas d’incompatibilité interne qui opposerait l’une et l’autre : un certain type de philosophie peut volontiers être associé à un certain type de spiritualité (par exemple Bergson et une spiritualité spiritualiste, ou encore Foucault et les exercices spirituels antiques revisités) ; et inversement. En vérité, l’essentiel repose sur la compatibilité philosophique de l’une et de l’autre. Nous sommes donc amenés à distinguer, pour conclure, des spiritualités de nature différentes...
« Ce qui ne peut se dire, il faut le taire »
Nous pouvons nous appuyer sur la critique du langage initiée par Wittgenstein pour nous aider à préciser les limites qui séparent la philosophie de l’exercice spirituel (au second sens), qu’il appelle « la mystique »[28]. Pourquoi, selon lui, l’expérience mystique (nous pouvons ici considérer que l’expérience spirituelle au second sens s’apparente à celle-ci) ne peut-être analysée ou critiquée, pas plus que son existence être mise en doute ou confirmée ? Elle est en effet « hors sujet » pour la philosophie. Nous pouvons résumer ainsi son argument : en tant que le langage représente (ou pense, c’est la même chose ici) le monde, il y a une coïncidence quasi parfaite entre les deux, et nous sommes pris dedans (dans le monde et dans le langage).Tout ce que nous pouvons exprimer est dépendant de cette appartenance, et les limites internes de notre dire sont tracées par les limites du langage. L’essence des choses est inexprimable, la forme logique même du langage qui rend possible son exercice (le langage ne peut rendre compte de ses propres conditions de possibilité, car il faudrait sortir du langage pour l’observer de l’extérieur), correspond nécessairement avec la forme logique de la réalité. Nous sommes ainsi rivés à un solipsisme qui nous contraint aux limites de mon langage (qui est en effet le mien et le mien seul) : «Les limites de mon langage représentent les limites de mon univers ». Ce positivisme logique[29] conduit Wittgenstein à « une mystique » : si nous sommes dans le langage, l’inexprimable correspond à un au-delà des limites du langage et des limites du monde. Et la grande question du mystique –même le matérialiste Rosset en convient – n’est pas le comment du monde (pourquoi ceci plutôt que cela), mais pourquoi quelque chose plutôt que rien, et donc la question aussi du sens ultime de ce monde : « Le sens du monde doit se trouver en dehors de lui. Dans le monde, toutes choses sont comme elles sont et arrivent comme elles arrivent (autrement dit, toute question sur le sens du monde ici n’a pas de sens).... « Ce n’est pas le comment du monde qui est le « mystique » mais c’est le fait qu’il soit. ». Nous savons que Wittgenstein était lui-même attiré par cette dimension mystique : la question ici posée n’est donc pas celle du choix pour telle ou telle orientation philosophique ou spirituelle, mais beaucoup plus fondamentalement celle de l’impossibilité pour la philosophie de pouvoir en dire quoi que ce soit. André Comte Sponville expose dans son livre « L’esprit de l’athéisme » sa conception d’une spiritualité sans Dieu : à partir de la fameuse expérience dite « laïque » du sentiment océanique, il développe philosophiquement ce qu’il appelle lui-même un « athéisme mystique » : expérience spirituelle de l’ « immanensité », du sentiment de ne faire qu’Un avec le Tout, d’un ego dérisoire perdu dans le Tout de l’Etre, mais aussi expérience de l’éternel présent, de la sérénité et de la plénitude...etc. Il reconnaît que les quelques moments dans sa vie où il a vécu « dans ses tripes » ce type d’expérience sont « rares » et « exceptionnels », et surtout qu’ils sont de l’ordre « de l’inexprimable et de l’irremplaçable » (ne serait-ce que par les mots...). Mais alors pourquoi en faire l’objet d’un exercice philosophique ? C’est Wittgenstein qui a raison ici contre lui. Comte-Sponville reconnaît cependant que de telles expériences spirituelles n’appartiennent à aucune religion ni aucune philosophie, mais que la philosophie, en tant qu’elle a pour fonction de penser l’expérience humaine, doit également « penser notre relation avec l’absolu, même si celui-ci n’est pas, en tant que tel, dicible »... Nous voyons ici la difficulté qu’il y a dans le franchissement des limites du langage. Sponville en vient même à se demander comment nous pouvons parler du Silence... Nous sommes loin ici de l’exigence rationnelle que nous sommes en droit d’attendre de l’exercice philosophique. Revendiquant « une spiritualité sans Dieu », et strictement « matérialiste », il finit par rapprocher ce type d’expérience mystique de l’ensemble des expériences spirituelles qui appartiennent à la tradition spirituelle chrétienne, et revendique le recours à une forme de transcendance. L’apport de Wittgenstein est difficilement contournable : c’est la limite du langage qui trace la frontière de l’indicible.
André Comte-Sponville et Wittgenstein sont cependant d’accord pour dire que c’est finalement l’existence même du monde qui constitue le seul mystère qui vaille et qui résiste définitivement à toutes nos tentatives d’interprétation...
L’exemple d’une spiritualité de l’immanence[30] Clément Rosset, à la suite de Nietzsche, adhère également totalement à cette proposition, mais s’efforce de rendre compte de façon radicalement immanente (sans avoir recours à une quelconque « extase » ou « entase ») de « l’expérience nue du réel ». Il ne peut s’agir alors d’aller chercher derrière lui ou au-dessus de lui un « double » consolateur ou réparateur (tel n’est pas le cas, de mon point de vue, dans « L’esprit de l’athéisme »). Et pourtant, c’est dans cet instant précis où nous acceptons cette confrontation brutale avec « la cruauté du réel », que nous prenons conscience, malgré ce qui pourrait ressembler à une malédiction, qu’une « grâce » mystérieuse de l’existence nous fait choisir « to be » plutôt que « not to be ». Grâce selon laquelle cette vie apparaît comme infiniment désirable malgré son caractère tragique, et qui ressemble en quelque sorte à un miracle ( !). Miracle qui consiste en une sorte de séduction et de jubilation qui nous fait aimer cette vie... C’est bien d’une sorte d’enchantement dont il s’agit, qui nous fait aimer le réel, et nous-mêmes qui en faisons partie. L’amour, tel que le Banquet de Platon nous le présente, est ce remède miraculeux qui nous sauve. La grâce est ce quelque chose qui nous est donné « par surcroît » (comme disent les évangélistes et les psychanalystes), et qui fait de la vie un paradoxe : d’une part la conscience de son insignifiance et de sa cruauté, avec « l’inespoir » (ce terme n’est pas de Clément Rosset) qui y est associé, d’autre part notre indéfectible attachement à cette vie. Mais cette grâce porte en réalité un nom, qui évacue le moindre soupçon d’intervention « surnaturelle » : ce nom désigne un sentiment, celui de l’allégresse ou de la joie, c’est-à-dire au fond toujours l’amour du réel. Là réside le « secret » ou le « mystère »... Ce qui est remarquable et assez jouissif dans ce texte, c’est la manière dont un vocabulaire volontairement et systématiquement religieux parvient à être détourné au service d’une orientation d’où est expurgée tout « saut » vers une transcendance quelconque, « à raz le réel » pourrait-on dire... S’agit-il encore d’une forme d’exercice spirituel ? Si oui, il se confond alors totalement avec l’exercice philosophique...
Pour conclure, et faire retour sur quelques points évoqués en introduction, que penser de tous ces auteurs aujourd’hui qui inondent le marché de leurs ouvrages, et qui se réclament de la spiritualité, surfant autant sur les inquiétudes de plus en plus pressantes de nos contemporains sur leur avenir, que sur le repli individualiste vers le bien-être individuel ?
→ Tout d’abord, précisons la fonction propre de la philosophie sur le plan éthique : la question héritée de la philosophie antique « Que faire de sa vie » est toujours privilégiée, avec les limites que nous avons déjà évoquées. Mais nous ne devons pas confondre cette démarche philosophique avec des questions que Kant qualifiaient de « techniques », relatives à mon bien-être, et qui relèvent selon lui des règles de la diététique, de l’économie domestique, de l’art des relations sociales...etc. Compte-tenu du fait que le secteur du bien être a littéralement explosé durant ces dernières décennies, il est cohérent que les nombreux techniciens et spécialistes du bien-être s’emparent de ces questions
→ Il faut ensuite observer le caractère très éclectique de la plupart des écrits qui prétendent aborder la globalité des problèmes humains et l’avenir de l’humanité, traitant d’un coup d’un seul les problématiques individuelles et collectives : tous les registres semblent confondus, philosophie, sciences politiques, écoles de spiritualité, Histoire, psychologie, médecine...etc. Eclectisme qui n’a rien de commun avec l’interdisciplinarité qu’Edgar Morin appelle de ses voeux. Pourquoi pas, après tout certaines « mixtures » peuvent être intéressantes... Mais il est nécessaire dans ce « magma » de baliser et de reconnaître ce qui constitue en propre l’entreprise philosophique. Et pas seulement l’entreprise philosophique : les pratiques psychothérapeutiques par exemple ont beaucoup à perdre également à se retrouver noyées dans cette « littérature ». Si l’on doit retenir un seul enseignement de cette prolifération de prescriptions et de conseils en tout genre, c’est l’omniprésence des truismes qui sont exprimés, c’est-à-dire des banalités sans consistance qui n’enclenchent que très rarement la « machine à penser »[31].
Daniel Mercier, le 07/01/2017
[1] « Race et Histoire »
[2] Roger-Pol Droit, « La philosophie ne fait pas le bonheur... et c’est tant mieux ! »
[3] C’est ainsi que François Jullien qualifie la multitude des ouvrages et conseils en tout genre que l’on peut regrouper sous le terme générique de « développement personnel »
[4] « Les formes élémentaires de la vie religieuse »
[5] Ciceron
[6] Ferdinand Vincent-de-Paul Marie Brunetière, né à Toulon le 19 juillet 1849 et mort à Paris le 9 décembre 1906, est un historien de la littérature et critique littéraire français.
[7] « Médiations Métaphysiques touchant la philosophie première, dans lesquelles l’existence de Dieu et la distinction réelle qui est entre l’âme et le corps sont démontrées ».
[8] L’Encyclopédia Universalis
[9] « Exercices spirituels et philosophie antique »
[10] Lire article sur Internet « Philosophie et Spiritualité aujourd'hui » de Gaëlle Janmard, Université de Liège (février 2007)
[11] « De la brièveté de la vie »
[12] Lire article sur Internet « Philosophie et Spiritualité aujourd'hui » de Gaëlle Janmard, Université de Liège (février 2007), qui s’appuie sur le travail de Foucault, « Herméneutique du Sujet, Paris, Gallimard/Seuil, coll. « Hautes études », 2001.
[13] Philosophe néoplatonicien, disciple de Plotin
[14] Car la philosophie antique n’a jamais confondu les « sages » des « amis de la sagesse » que sont les philosophes...
[15] Ce qui n’empêche nullement que l’engagement philosophique se traduise également dans une vie qui est nécessairement transformée. Ni que ce savoir porte préférentiellement sur la « matière » de la conduite de nos vies (éthique, philosophie politique).
[16] Mais ce processus est progressif ; un philosophe comme Spinoza parvient encore à réunir ces deux dimensions, notamment avec son concept d’ « amour intellectuel de Dieu »...
[17] Sotériologie : théorie du salut
[18] J.-L. Solère, « La servante et la consolatrice. La philosophie dans ses rapports avec la théologie au Moyen Âge »
[19] Expression de Cioran : de Dieu ou de ses contrefaçons ». Il entend par « contrefaçons » « les excès suscités par la Déesse-Raison, où l’idée de nation, de classe ou de race sont parents de ceux de l’Inquisition ou de la Réforme ». En savoir plus : https://www.cafephilosophia.fr/sujets/la-raison-est-elle-une-arme-pour-combattre-le-fanatisme/
[20] Cette réflexion s’appuie en partie sur une conférence de Alain Houziaux éditée sur Internet « Peut-il y avoir une spiritualité sans Dieu ? ». Il est pasteur de l’Église protestante unie de France, docteur en théologie et en philosophie. Il est l'auteur d'ouvrages de philosophie et de spiritualité.
[21] « L’esprit de l’athéisme. Introduction à une spiritualité sans Dieu »
[22] Nous pouvons au moins citer trois noms connus aujourd’hui qui s’expriment au nom d’un tel unanimisme spirituel et humaniste : André Comte-Sponville dans le livre déjà cité, Fréderic Lenoir (lire par exemple « l’Ame du monde » dont le scénario consiste à réunir 7 sages d’origine différentes chargés de produire un discours commun sensé ne retenir que ce qui est commun mais essentiel à ces 7 sagesses. Et enfin, Abdennour Bidar, qui défend en particulier cette thèse dans « Les Tisserands », un de ses derniers ouvrages.
[23] « La philosophie comme manière de vivre », p 23, et « L’esprit de l’athéisme », p157 et p
[24] Michel Hulin, « La Mystique sauvage ». Ce livre très intéressant regroupe autour de cette expérience fondatrice d’autres expériences qui peuvent s’en rapprocher, dont celles qui sont la conséquence de prise de drogue...
[25] Volume collectif sur La Mystiques et les mystiques. Le Père de Lubac est un jésuite français
[26] Clément Rosset, « Traité sur l’idiotie du réel »
[27] Lire à ce sujet le très bon article de Dorian Astor dans le Philo Mag de novembre 2016
[28] In « le Tractatus Logico-Philosophicus », ouvrage du « premier » Wittgenstein. Pierre Hadot commente ce livre dans « Wittgenstein et les limites du langage »
[29] Pour le résumer : W s’attache à identifier les limites du « sensé » concernant les propositions du langage ; toutes celles qui n’en relèvent pas n’ont pas de sens, comme la plupart des propositions philosophiques...
[30] Le réel. Traité de l’idiotie, Clément Rosset
[31] Ayant lu un certain nombre de livres ou écouter de conférences se proposant de « Guérir le monde » pour préparer cette discussion, j’ai été sincèrement atterré par leur teneur. Pour éviter que l’on juge ces paroles « légères » et infondées, je me propose prochainement de faire l’inventaire de ces truismes dans un « livre de sagesse » écrit par Frédéric Lenoir, « L’Ame du Monde ». A propos, depuis quand le monde a-t-il une âme ?