Faut-il avoir des principes ?

 

Samedi 9 juin 2018 à 17h45 à la Maison du Malpas

Le Sujet

"Faut-il avoir des principes ?"

 

Présentation du Sujet

   « Faut-il avoir des principes ? »

 Voilà une expression populaire beaucoup moins « simple » qu’il n’y paraît… De quels   genres de principe parlons-nous ? Et qu’entend-on au juste par « principe » ? La   tradition gréco-latine s’inscrit bien dans une recherche personnelle  de principes dont   l’application  doit nous faire devenir meilleur… Le philosophe Michel Foucault, à la fin   de sa vie, fait revivre cette tradition en parlant de « gouvernement de soi » où la   question principale devient : « Est-ce que tes actes ressemblent à tes paroles, est-ce   que ta vie est conforme à tes principes, est-ce que tu ordonnes ton existence selon   des maximes que tu te donnes ? ». Il est vrai que dans le domaine de la morale, la   préoccupation des grandes philosophies morales a été de définir un principe directeur   universel pour l’ensemble de nos conduites… Mais l’on sait aussi les nombreuses   difficultés rencontrées quand il est question d’appliquer de tels principes généraux à   une situation singulière…  Alors pourquoi ne pas inverser ce schéma  et penser que   les principes ne sont pas premiers mais résulte de façon immanente de l’expérience   et du désir ? La philosophie spinoziste semble en effet le faire : on ne désire pas une   chose parce qu’elle est bonne, mais une chose est bonne parce qu’on la désire…

 

Ecrit philo

 

►Nous connaissons tous ces expressions « c’est une personne de principe, ou qui a des principes… ». Cependant, qui s’est réveillé un beau matin en se disant : je vais écrire la liste des principes qui vont désormais gouverner ma vie ? Peu de gens assurément, peut-être parce qu’il s’agitd’une mauvaise réponse (est-ce bien sûr ?) à une bonne question, celle de la conduite de notre vie. Mais nous pouvons tenir à certains principes sans pour autant se soumettre à un tel exercice…

►La référence à des « principes » excède la seule mention des règles de vie quotidiennes qui sont là fois liées aux mœurs, à la culture ambiante et aux conventions sociales, mais aussi nos petites habitudes ou fantaisies personnelles, même si elle peut parfois les englober…

►De quel genre de principe parlons-nous donc ? Des principes moraux, éthiques, stratégiques, esthétiques ? Des principes qui peuvent revendiquer légitimement une certaine universalité, ou au contraire particuliers et subjectifs, propres à chacun ?

►La question posée n’est pas de savoir quels sont ces principes, mais si nous devons en avoir… Nous proposerons simplement quelques éclairages sur un chemin dont l’exploration restera inachevée, tant la question de ce soir, dans son apparente simplicité, recèle une grande complexité…Commençons par préciser cette notion de « principe »…

Des principes ?

Le terme « principe » s’il est initialement synonyme de commencement ou de point de départ, est utilisé le plus souvent du point de vue de l’existence comme la source ou la cause de l’action, ce qui fait agir[1]. Le principe est dans ce cas ce qui rend compte de cette action, ce qui en est la cause agissante et finale. Nous ne retiendrons ici que ce sens pratique et normatif, en écartant les principes théoriques des logiciens, des physiciens ou des mathématiciens… Nous mettrons également de côté les principes rationnels ou principes directeurs de la connaissance, comme les principes de causalité, de raison suffisante, d’identité, de contradiction…etc. Le principe se réfère ici à une règle ou une norme pratique clairement représentées à l’esprit et qui doivent guider mon action ou ma pensée. En ce sens, les principes entretiennent des relations de proximité avec les valeurs. Quels que soient la nature ou la source de celles-ci, elles sont normatives et solidaires de jugement d’évaluation du type : « cette décision est plus juste (valeur de justice) que celle-ci ». Elles disent ce qui est préférable, mais à la différence des principes elles n’impliquent pas prescription… Elles restent assez générales et n’incluent pas des principes d’action concrets. Les principes engagent donc davantage dans l’action que les valeurs…Enfin des principes d’action et de pensée pour la conduite de sa vie peuvent être moraux, mais aussi plus largement éthiques (non seulement ce que l’on doit faire au nom d’impératifs moraux, mais également ce qui est souhaitable pour une « vie bonne »), voire esthétiques ou encore stratégiques (comment être efficace ou efficient dans l’action). Concernant la distinction entre la morale et l’éthique, nous pouvons nous référer à ce qu’en dit Ricoeur[2] : par convention la morale désigne un système de normes, d’obligations, caractérisé par une exigence d’universalité et un effet de contrainte, alors que le terme d’éthique concerne une vie accomplie sous le signe des actions estimées bonnes « « visée de la vie bonne, avec et pour les autres, dans des institutions justes ». Ricoeur propose une synthèse entre deux héritages, celui d’Aristote et de la perspective dite « téléologique » (primauté du télos, des fins poursuivies), et celui de la perspective dite déontologique, qui est celle de la philosophie morale du devoir de Kant. Ainsi l’éthique est en amont et en aval de la morale : en amont où elle se préoccupe de montrer comment les normes s’enracinent dans la vie et dans le désir (en vue du bonheur) ; en aval où elle s’occupe d’insérer les normes dans des situations concrètes, souvent génératrices de conflits de valeurs, nous y reviendrons. Si nous prenons dans un sens élargi l’une des quatre grandes questions kantiennes auxquelles la philosophie est censée répondre[3], la question « Que dois-je faire (de ma vie) » est bien la question centrale à laquelle l’élaboration de ces principes tenterait de répondre…

« Faut-il » avoir des principes ? Cette question interroge sur le principe qui consiste à avoir des principes. Principe qui serait en quelque sorte un supra-principe qui indiquerait un impératif moral (faut-il ?).

Principes ou truismes ? Principes et « ordre moral » ?

Nous parlions de listes de principes en introduction… ces listes existent. Il suffit d’aller sur Internet visiter des sites de coaching pour en trouver. Parmi mille autres, celui-ci, trouvé au hasard :

« Les principes pour une vie meilleure?Certains principes sont naturellement positifs, et les introduire dans notre vie peut nous aider à atteindre une vie meilleure. Voici quelques principes qui reviennent souvent et qui pourraient vous interpeller : Vivez selon vos valeurs. Soyez maître de vous-même. Soyez positif. Fréquentez des personnes qui vous inspirent. Ayez un objectif précis. Croyez en vous. Donnez plus que ce que l’on attend de vous et sans attendre en retour. Gardez une attitude positive. Ayez de l’initiative. Tirez profit de vos échecs »

Que penser d’une telle liste, que l’on peut d’ailleurs prolonger indéfiniment ? Nous sommes-là dans le domaine du truisme[4] : nous savons tous qu’il vaut mieux se maitriser, être positif, fréquenter les gens qui nous inspirent, ou croire en nous, plutôt que de ne pas se contrôler, être négatif, fréquenter des gens qu’on a pas envie de voir, et se sous-estimer ! Ce genre de préconisations est un peu du type : « il vaut mieux être riche et bien portant que pauvre et malade » ! Ces lapalissades ne nous donnent aucune indication concrète sur ce que je dois faire… Mais je ne peux attendre non plus un programme d’action qui me dirait précisément ce que je dois faire, du genre : demain tu vas marcher ¾ d’heure autour de chez toi, puis tu vas rencontrer tous tes amis pour leur dire que tu les aimes, tu fais un régime de telle sorte, tu refuses de consommer autrement que bio, Tu prends contact avec la France Insoumise….etc.! Il s’agirait alors de tout autre chose, qui serait en quelque sorte une caricature des société totalitaires décrites dans certains romans de science-fiction, ou peut-être aussi de l’ingérence des religions dans la vie des gens existante dans certaines théocraties. Le livre de Boualem Sansal « 2084. La fin du monde », qui décrit l’Abistan, du nom du prophète Abi,«délégué» de Yölah sur terre, société où toute pensée personnelle est bannie au profit d’une série de prescriptions et d’un système de surveillance omniprésent permettant de connaître les idées etles actes déviants, nous donne un  aperçu entre fiction et réalité d’une telle soumission.De tels principes dictant nos vies au quotidien ne peuvent qu’être rejetés avec la plus grande force. Il s’agit donc de se demander – si de tels principes légitimes existent – quelle est leur nature et quelle est le fondement de cette légitimité…

Des principes pour devenir meilleur…

La tradition gréco-latine

La tradition philosophique grecque et latine s’impose ici : Pierre Hadot a magistralement montré comment ces philosophes veulent examiner notre vie et proposer des méthodes de conduite de vie afin de l’améliorer et de la transformer. Il s’agit de réaliser le plus possible une certaine unité de la vie humaine selon un ordre, une cohérence et une hiérarchie des désirs et des projets. Pour eux, la connaissance et la rationalité qu’elle suppose, associé à une volonté de changement, est tout à fait en mesure de nous rapprocher d’un idéal de vie désirée. Non pas, donc, des principes transcendants qui s’imposent à nous de l’extérieur, mais une recherche personnelle qui passe par une formation et des exercices spirituels qui modèlent progressivement sa vie. Les « principes » dont il est question ici sont des principes de second degré, si l’on peut dire, au sens où il ne s’agit pas d’obéir à une sorte « d’ordre moral » contraignant qui nous prescrirait des recettes de vie et d’action précises en termes de contenus déterminés valables en tout temps et en tout lieu, mais plutôt de quelques principes ou préceptes généraux d’action et de pensée à partir desquels on peut déduire des choix ajustés aux situations singulières que l’on rencontre dans le quotidien de la vie ordinaire.Donnons quelques exemples[5] : Les Cyniques (Diogène) se distinguent par le refus des conventions et la volonté de se conformer à ce qui est « naturel », d’où le parti pris de l’impudeur et de la provocation. Les platoniciens à la suite de Platon mettent toute leur énergie à libérer l’âme et la détacher du corps. Les épicuriens priorisent « les plaisirs naturels et nécessaires », l’amitié, le refus de la politique, tout cela concourant à la recherche de cette jouissance pour eux fondamentale de la simple joie d’exister. Les aristotéliciens défendent l’idée de « la vie théorétique », c’est-à-dire une vie consacrée aux études, à la contemplation des choses, mais aussi à la contemplation de la pensée divine à travers la contemplation des astres, la physique étant considérée comme un exercice spirituel en ce temps. Les sceptiques trouvent la tranquillité d’âme en suspendant leur jugement sur toutes choses, excepté concernant les lois et les coutumes où ils préconisent un grand conformisme. Enfin les stoïciens ont des manuels où on leur indique la conduite à tenir dans toutes les circonstances de la vie (certains écrits de l’époque s’en moquent…). On se demande sans cesse quelle est l’attitude conforme à l’idéal philosophique. Les exigences sont ici très fortes : exigences d’une loyauté, d’une transparence, d’un désintéressement absolus. C’est peut-être avec eux que le tiraillement entre un tel idéal ascétique (qui ressemble, dit Hadot, aux prescriptions adressées aux novices religieux quand ils entrent au couvent… Il en parle en connaissance de cause), et la vie quotidienne est le plus problématique. Il y a d’un côté une volonté de se séparer du monde, et de l’autre une adaptation qui se veut réaliste visant à mener la vie quotidienne avec les autres, car c’est nécessaire aussi d’entrer dans ce monde. Toutes ces écoles de pensée et de vie partagent en commun trois convictions fondamentales : tout d’abord, l’amour des hommes, le souci d’autrui et le désir de bien agir. Ensuite, une vision cosmique de l’univers, avec l’idée que le Tout doit être constamment présent à l’esprit. Enfin, une liberté intérieure qui est l’instrument principal de cette « tranquillité de l’âme » ou « ataraxie » si souvent mentionnée lorsque l’on parle de la sagesse antique.

Est-ce bien raisonnable ? Une domination absolue de la pensée sur la vie

Monique Canto Sperber[6] soutient qu’une telle domination absolue de la pensée sur la vie, propre à la pensée grecque, ne semble plus pouvoir être soutenable aujourd’hui. Nous pourrions ajouter, malgré la tendance contemporaine à recycler en l’édulcorant l’imaginaire social grec, à travers le retour en force des spiritualités. Mais quelles sont les raisons avancées plaidant pour cette « insoutenabilité » de l’idéal grec en faveur d’un tel « modelage » de la vie humaine ? En quelques mots[7] : la conscience du tragique de l’existence correspondant au nouveau paradigme de l’homme dans le monde (très différent de la cosmologie harmonieuse et anthropocentrique des grecs). L’impossibilité de « défusionner » ou désolidariser l’acteur de son existence : la vie n’est pas ce matériau extérieur que l’on modèlerait à loisir comme le sculpteur la matière. Je suis en même temps et indistinctement sujet et objet de ma vie. Cela revient à critiquer sévèrement le  modèle (anglo-saxon) de l’agent rationnel qui aurait la vie en face de lui comme un grand rectangle vide dont la taille est déjà connue, qu’il s’agirait de remplir à partir d’une délibération rationnelle sur les différentes options de vie, cela en fonction de nos préférences concernant notre conception du bonheur… Nous savons ce modèle obsolète pour la simple raison que le genre de vie que je mène conditionne grandement, à chaque moment, les désirs et jugements ultérieurs. Nous sommes plongés dans cette vie qui s’impose à nous comme une réalité irréductible à toute emprise de cette nature.Loin d’être « un empire dans un empire » (Spinoza), nous ne pouvons plus croire raisonnablement que nous sommes cet individu souverain qui dispose de sa vie au nom des libres décrets de sa raison ou de sa volonté.La pleine maîtrise espérée par les grecs n’existe pas… Mais cela ne doit pas nous conduire à l’abandon de tout pouvoir sur notre propre vie, ou sur nos vies collectives. Tout jugement unilatéral en la matière est faux, et Raphael Enthoven, quand il affirme que « ce n’est pas la philosophie qui nous donne des raisons de vivre mais la vie des raisons de penser » pêche justement par unilatéralisme. La formule de André Comte-Sponville est en cela plus juste, car plus équilibrée : il nous incite à « penser sa vie et vivre sa pensée » : les rapports de la pensée et de la conduite de son existence doivent alors être davantage pensés en termes d’aller-retour permanent : ce sont les deux pôles distincts dont la philosophie constituerait l’ellipse, et l’heureuse formule de André Comte-Sponville exprimerait bien cette dialogique entre l’un et l’autre. Nous devrons à ce sujet revenir plus tard sur le cas de Michel Foucault qui est l’exemple même du philosophe contemporain s’inscrivant explicitement, dans la dernière période de sa vie, comme un continuateur du « souci de soi » cher aux grecs. Mais nous essaierons de montrer en quoi il a parfaitement conscience de la nécessité mais aussi des difficultés d’une telle dialogique.

Les principes en philosophie morale…

Une liste de devoirs et d’interdits

Les morales consistent souvent en une liste de devoirs et d’interdits, normes qui doivent être considérées comme un point de départ : exemples du Serment d’Hippocrate et du Décalogue (illustration parfaite des morales du commandement divin), sur le modèle de ce qu’on doit et ne doit pas faire. Mais à partir du moment où elles ne fournissent pas un principe simple capable de déterminer pour chaque action si elle est bonne ou mauvaise, elles courent le risque de tourner au catalogue arbitraire ou trop dépendant de contextes historiques ou culturels particuliers : qui aujourd’hui peut sérieusement considérer l’ensemble des commandements du Décalogue comme fiable ? Les trois premiers au moins ne peuvent plus prétendre à figurer dans une morale universelle (Tu n’auras pas d’autres dieux à côté de moi – Tu n’abuseras pas du nom du seigneur, ton Dieu – Tu sanctifieras le jour du repos -), et d’autres apparaissent tout de même comme décalés (Tu ne commettras pas d’adultère – Tu ne convoiteras pas la maison de ton prochain...).

Fonder la morale, au-delà des catalogues de préceptes, sur un principe premier

La philosophie morale a précisément pour objet d’élaborer de tels principes, même si le domaine concerné est bien délimité, et ne concerne pas l’ensemble des choix d’une vie humaine : il s’agit d’identifier ce qu’est une action bonne ou mauvaise. La notion de « principe » est présente dans les principales théories : principe ou maxime subjectifs de mon action avec Kant. Principe du plus grand bien avec les « conséquentialistes », principe d’utilité avec l’utilitarisme (courant principal du conséquentialisme : Bentham ou Stuart Mill[8] ; principe responsabilité avec Hans Jonas…etc. Il s’agit d’un effort d’abstraction pour parvenir à l’idée d’une plus grande « systématicité » de la morale :fonder la morale, au-delà des catalogues de préceptes empiriques, sur un principe premier qui détermine toutes les actions morales ou amorales/ immorales (par défaut). Deux grandes traditions morales s’opposent à ce sujet : les morales dites déontologiques et les morales conséquentialistes. Il peut être utile de les esquisser rapidement pour comprendre les enjeux derrière cette question de « principe »…

► L’approche conséquentialiste privilégie l’idée de la poursuite du bien. En ce sens, une action est bonne par la bonté de ses conséquences. Si un psychopathe lancé à la poursuite de votre meilleur ami vous demande où il se trouve, la bonne action consistera à lui mentir et lui indiquer une fausse direction, et ainsi épargner la mort ou de très mauvais coups à cet ami. Seule compte la conséquence de son action. La plupart du temps les morales conséquentialistes sont « monistes » c’est-à-dire ne reposent que sur un seul critère, d’où leur « élégance » et leur force théorique. L’utilitarisme, qui est une des traductions possibles, met en avant le critère d’utilité : « les actions sont bonnes ou mauvaises dans la mesure où elles tendent à accroître le bonheur, ou à produire le contraire du bonheur »[9]. L’idée du bonheur est souvent associée à une forme hédoniste d’opposition entre le plaisir et la douleur. Ainsi une action est bonne quand elle contribue « peu ou prou » (il y a des options radicales ou une action pour être bonne doit maximiser au maximum la quantité de bonheur possible) « au plus grand bonheur pour tous ». Dans cette logique, la question de la valeur des intentions ou des mobiles de l’acte est indifférente (bien que, nous le verrons, la plupart des utilitaristes ont nuancé le propos…). Nous pouvons même faire une bonne action en ayant aucune intention de le faire (effet collatéral indépendant de ma volonté). Cette morale a des applications dans le domaine personnel mais aussi dans le domaine politique où elle peut donner une finalité à l’action.

Evoquons seulement ici les objections qu’on lui a opposées[10] : 1)objection relative au critère retenu du plaisir, à laquelle on répond généralement par la distinction entre quantité et qualité du plaisir –autrement dit, il y aurait des plaisirs supérieurs à d’autres -. Une expérience de pensée est également proposée[11] pour montrer qu’une vie entièrement virtuelle d’expériences de plaisir (argument très actuel aujourd’hui à l’époque de l’accès à des mondes virtuels…) ne peut valoir une vie réelle, même si celle-ci est plus « dure » que la précédente (priorité donnée à la réalité plutôt qu’à une illusion agréable)… Certains répondent à cette première objection en remplaçant le critère du plaisir (tout en gardant celui du bonheur) par la notion de préférences informées (préférence de celui qui dispose de toutes les informations pertinentes). 2) La doctrine utilitaristes peut mener à des conséquences monstrueuses : imaginez un chirurgien qui opère une personnede l’appendicite, et qui a cinq autres patients très gravement blessés dont seule une greffe d’organes pourraient les sauver : le médecin fidèle aux principes utilitaristes devrait alors, au nom du plus grand bien possible, sacrifier son premier patient pour pouvoir prélever ses organes et ainsi sauver les cinq autres. Cet acte serait évidemment monstrueux (sauf que certains utilitaristes semblent l’assumer !)… La plupart cependant ont  proposé de remplacer l’utilitarisme classique par celui de la règle : la règle du plus grand bonheur pour tous ne peut fonctionner ici car,nonobstant le plus grand bonheur local pour les cinq patients, la généralisation d’un tel principe aboutit à une catastrophe : plus personne n’accepterait d’être hospitalisé par peur de se faire confisquer ses organes… De nombreuses autres expériences de pensée sont proposées qui vont dans le même sens. Les déontologistes reprochent sans doute à raison aux utilitaristes de tout justifier au nom de « la fin qui justifie les moyens ».  3) Le caractère impersonnel du point de vue adopté : c’est du point de vue d’un observateur impartial que l’on peut juger de la quantité de bonheur ajoutée : le bien-être de n’importe quel inconnu a autant d’importance que celui de son meilleur ami, ou d’un parent proche. Si je peux aider plus de monde en faisant une action, je dois la faire, éventuellement en négligeant d’aider un ami dans la vie de tous les jours (en cas de choix nécessaire). Bernard Williams[12] est ainsi très opposé à cette approche qu’il juge aliénante au sens où elle nous tient trop à distance de nos projets personnels et de notre spontanéité. Certains utilitaristes ont essayé de pallier à cette objection en introduisant dans le calcul utilitariste la façon dont l’agent vit son acte d’un point de vue personnel…

► A l’opposé de cette approche utilitariste ou conséquentialiste, la tradition déontologique (morales du devoir) acquiert avec Kant ses lettres de noblesse : une action n’est pas bonne par ses conséquences mais par sa nature même : c’est parce qu’une action est bonne qu’il faut l’accomplir, quel que soit par ailleurs ses conséquences empiriques. Ce n’est pas l’appréciation de son impact qui peut décider de sa valeur, mais la pureté ou la moralité de ses intentions. 

Kant est précisément l’auteur déontologiste qui cherche à fonder la morale sur un principe permettant de déterminer à lui seul nos devoirs. Rigoureusement indépendante de la question du bonheur ou du bien, une telle morale ne se préoccupe que de savoir si l’action est en soi juste ou injuste. Elle considère pour cela les normes (devoirs et interdictions) comme des absolus, qui ne sont pas dérivées d’autres considérations morales. Ce premier principe ne peut être déduit de l’analyse (raison théorique) de nos valeurs morales, mais d’une connaissance synthétique à priori (indépendante de l’expérience) qui relève de la raison pratique : la seule valeur morale absolue est la « volonté bonne », c’est-à-dire celle qui agit par devoir - et non conformément au devoir, c’est la distinction kantienne célèbre entre légalité et moralité -. Le fondement consiste dans l’analyse même du concept de devoir, de l’obligation dans laquelle l’individu, malgré le poids de sa nature empirique (de ses intérêts, désirs, mobiles divers), s’engage devant lui-même comme individu également raisonnable et libre, indépendamment de tous « sentiments moraux » (Kant s’oppose ici à Hume). L’impératif auquel obéit ce genre de loi (La loi morale selon Kant) n’est pas hypothétique, au sens où il dépendrait d’autres considérations que la sienne propre (par exemple « je dois agir honnêtement si je veux garder mes clients »), mais « catégorique » : « je dois », indépendamment de tout « si » qui subordonne l’action à un but. L’impératif catégorique se formule ainsi (première formulation) : « Agis de telle façon que la maxime de ta volonté (c’est-à-dire le principe de ton action) puisse servir à la fois en chaque cas comme principe d’une législation universelle ». Une loi morale est une loi qui s’applique à tous, d’où la règle d’universalisation. Cela signifie qu’elle ne peut pas être enfreinte sans contradiction logique : par exemple je ne peux vouloir emprunter de l’argent sans intention de le rendre sans contradiction : un monde où chacun agirait selon cette maxime serait un monde où l’acte d’emprunter n’existerait simplement pas. Je ne peux voler ce parapluie en sortant de ce restaurant sous la pluie sans violer la loi morale, car l’extension universelle d’un tel principe non seulement m’empêcherait de trouver le moindre parapluie à voler, mais encore contrevient au principe même de propriété, et fait perdre tout son sens à l’action de voler (puisqu’il n’y a plus rien à voler). La deuxième formulation de l’impératif catégorique met l’accent sur la valeur inestimable (sans prix) de l’être humain en tant qu’être raisonnable et libre : « Agis de telle sorte que tu traites l’humanité, aussi bien dans ta propre personne que dans la personne de tout autre, toujours en même temps comme une fin, jamais seulement comme un moyen. ».Transformer autrui en simple instrument au service de mes désirs et en faire un objet pour moi contrevient à l’humanité de l’homme. Malgré le succès historique de cette morale dans notre monde occidental et tout particulièrement dans notre Europe continentale, entreprise intellectuelle unique et si imposante du système kantien pour fonder des principes moraux échappant au relativisme au nom de la transcendance de la loi morale, le déontologisme ainsi élaboré n’est pas sans rencontrer des objections importantes.

On reproche tout d’abord au déontologiste de s’intéresser davantage à sa propre pureté morale qu’aux problèmes du monde et d’être uniquement  préoccupé par l’idée de ne pas faire du mal, et non de réduire le mal dans le monde[13]. En fin de compte, l’argumentation repose malgré tout en dernier ressort sur des intuitions morales, qu’il s’agit ici de justifier en droit. Mais que valent ces intuitions lorsqu’elles sont confrontées aux situations concrètes de la vie ? Très nombreux sont les exemples (cf. les expériences de pensée proposées à de vastes populations, exposées in « L’influence de l’odeur des croissants chauds sur la bonté humaine ») où nous constatons que nous sommes confrontés à des conflits de valeurs dans lesquels aucune raison déterminante ne nous permet de choisir dans le sens d’une valeur plutôt qu’une autre : par exemple le fameux principe « la fin ne peut justifier les moyens » est souvent bousculé par les circonstances ; les exemples invoqués sont célèbres, et ne font que reprendre symétriquement ceux qui étaient évoqués au sujet du conséquentialisme : Faut-il dire toujours la vérité au risque delivrer en pâture un innocent à son criminel ? Ne vaut-il pas mieux torturer un terroriste pour permettre de sauver des milliers de personnes ? Peut-on, et à quelles conditions, sacrifier volontairement une personne pour pouvoir en sauver cinq autres[14] ? Comment concilier ce caractère absolu du devoir avec l’idée que parfois la fin peut justifier les moyens ? Avec l’existence de conflits de devoirs ? Comment considérer qu’un devoir peut « valoir » plus qu’un autre, alors qu’ils sont des absolus, et donc incommensurables ?

Le « principe-responsabilité »

Pour compléter ce rappel des deux grandes philosophies morales voulant déduire, l’une à partir des faits moraux, l’autre d’un jugement synthétique à priori, un principe unique directeur pour l’ensemble de nos conduites, citons également Hans Jonas et son « principe-responsabilité », qui considère caduque l’éthique traditionnelle, et nous propose de repenser le concept de responsabilité non plus dans le cadre du présent ou du futur proche, mais dans le cadre d’un avenir qui peut même être lointain. Il nous propose donc un nouvel impératif catégorique sur le modèle kantien sous la forme suivante : « Agis de façon que les effets de ton action soient compatibles avec la permanence d’une vie authentiquement humaine sur Terre ». C’est « l’euristique de la peur » qui doit ici nous servir de guide pour déterminer ce qui nous tient véritablement à cœur pour l’avenir de l’humanité. S’agit-il d’une réponse au niveau individuel ou collectif ? Seul le pouvoir politique, selon lui, est en mesure de mettre en œuvre une telle éthique de la responsabilité. La difficulté est que ceux qui sont directement concernés ne sont pas encore là (ils ne sont pas nés…), et le pouvoir ne peut donc pas s’adosser sur la réalité politique qu’ils ne peuvent représenter[15]. Peut-être qu’aujourd’hui certains pensent pouvoir se saisir d’une tel impératif au plan individuel, mais il faut rappeler qu’il a été pensé par Jonas sur un plan collectif… Il a souvent été critiqué comme le « prophète du malheur » à cause notamment de sa vision exclusivement négative de la technique, mais il répond : « La prophétie du malheur est faite pour éviter qu’elle se réalise ». Il faut reconnaître que malheureusement aujourd’hui ses sonneries d’alarme n’ont pas suffi, même si elles ont manifestement étaient tardivement entendues.

Les difficultés pour appliquer les principes…

Les expériences de pensée, certes privilégiant des situations extrêmes, ne font que révéler cependant l’existence de nombreuses incertitudes morales dans les situations les plus ordinaires de la vie quotidienne. Rivarol[16] disait « Le plus difficile (en période trouble) n’est pas de faire son devoir mais de le connaître ».Toutes les discussions de philosophie morale entre philosophes déontologistes et philosophes conséquentialistes montrent que l’on peut faire de nombreuses objections à chacune de ces options, et les aménagements qui y sont apportés pour pallier leurs inconvénients respectifs traduisent des réponses morales qui sont souvent des réponses hybrides… L’application du principe idéal du devoir aux situations empiriques a toujours été la pierre d’achoppement de la morale, que Ricoeur a bien analysé. Ce sont précisément les questions que l’éthique se pose en aval, dans le cadre de ce qu’il appelle « la sagesse pratique ». Ces difficultés sont en partie celles des conflits de valeur, Antigone en est déjà une illustration exemplaire : le conflit entre le devoir de donner une sépulture à son frère et celui de la Cité (la raison d’Etat incarné par Créon)[17]. Il est très difficile de prescrire immanquablement l’action morale adaptée à telle situation déterminée, car aucune hiérarchie de valeurs valable dans toute situation ne semble pouvoir s’imposer : par exemple, nos réponses pour trancher dans des situations concrètes entre des valeurs comme la sécurité, la liberté, la légalité, la solidarité, ne peuvent qu’être singulières, et ne relèvent pas d’une hiérarchie préétablie[18]. C’est ce qui justifie pour Ricoeur une « sagesse pratique » en lien avec une visée éthique originaire capable d’apporter un correctif à la règle générale. Parlant de la supériorité de l’équitable par rapport au juste, Aristote observe : « La raison en est que la loi est toujours quelque chose de général et qu’il y a des cas d’espèce pour lesquels il n’est pas possible de poser un énoncé général qui s’y applique avec certitude ». Ricoeur parle à ce sujet du caractère « contextualiste », culturellement et historiquement déterminé, des estimations morales. Même dans le cadre d’une même tradition morale, les désaccords moraux sont difficilement surmontables : il est souvent difficile de trancher par exemple dans une situation particulière entre différents types généraux de valeurs : les obligations que nous devons à nos très proches, les valeurs centrées sur la communauté au nom de son bien commun, les valeurs relatives à son propre devoir de faire fructifier ses talents propres (cf. Kant)…etc.  Sans décider de la question de savoir si nous avons des valeurs universelles ou non, nous sommes conduits à constater que, si elles existent, elles sont de nature si générale  qu’elles ne peuvent se décliner directement en principes d’action ajustés à une situation empirique spécifique. L’objet de « l’éthique postérieure », c’est-à-dire en aval des principes moraux proprement dits, consistant à mettre le mot éthique au pluriel en tâchant d’insérer les normes dans des situations concrètes, souvent génératrices de conflits de valeurs, est précisément une tentative de réponse à cette difficulté. Cette « sagesse pratique » sera par ailleurs accompagnée d’un complément qui indique une spécialisation : éthique médicale, juridique, des affaires…etc. Ce complément s’appelle souvent l’éthique appliquée.

 

Ruwen Ogien radicalise encore cette difficulté inhérente à l’application de principes moraux de plusieurs manières : tout d’abord, il montre[19] comment, à partir de diverses expérimentations de psychologie morale et d’expériences de pensée, nos intuitions morales, que l’on pourrait croire reposer sur un socle solide, se fissurent ou se brouillent face à des situations de réalité complexes, ce qui confirme les observations antérieures.Nous constatons que nous sommes confrontés à des conflits de valeurs dans lesquels aucune raison déterminante ne nous permet de choisir dans le sens d’une valeur plutôt qu’une autre. Il n’y aurait pas de discours éthique général indépendammentdes circonstances dans lesquelles il peut être appliqué. Le respect stricte de la règle, en bonne logique kantienne privilégiant la règle d’universalisation (est moral ce qui peut être universalisée aux comportements de tous), s’avère souffrir de très nombreuses exceptions… Le respect strict d’une telle règle est impraticable. Il n’y a pas vraiment, selon lui, un principe ultime, unique, inaltérable, indépendant de ce que nous sommes comme êtres de désirs ou de besoins,  sur lequel l’ensemble de noscroyances morales pourrait reposer, consacrant ainsi leur universalité. « L’idée qu’il pourrait y avoir d’autres devoirs moraux, des « impératifs catégoriques », inconditionnés, absolus, complètement détachés des désirs, des besoins, ou des intérêts des êtres concrets, n’est-elle pas complètement farfelue, une pure fantaisie philosophique sans véritable importance ? »[20]

Les distinctions classiques entre ce qui est et ce qui doit être, entre une morale positive et universelle d’un côté, et ce qui est de l’ordre de nos préférences personnelles ou des conventions sociales, sont bien poreuses lorsqu’elles sont là encore confrontées à des situations réelles. La morale serait certes un domaine hétérogène par rapport aux autres, mais ne pourrait pas revendiquer une réelle autonomie comme le prétend une morale déontologique. Nous devons reconnaître l’existence de plusieurs conceptions morales, aussi raisonnables, et dont la confrontation doit nous conduire à approfondir et complexifier ces théories d’ensemble. Nous retrouvons là une idée chère à Aristote : ce qui relève des affaires humaines échappent à la nécessité et relèvent d’une forme de contingence et donc d’un savoir qui est lié aux circonstances et à la singularité d’une situation donnée. Seule la délibération et l’expérience peuvent me permettre de trouver les bons moyens en fonction des fins que je me suis prescrit. La prudence, valeur cardinale, n’a rien à voir avec une tiédeur qui manque d’audace ou de courage, mais avec une intelligence pratique de choisir l’action juste, au sens de justesse. Il faut aussi se méfier de l’habitude – ne peut-on pas la considérer comme un « ersatz » de principe ? - certes utile pour faire des choses sans y penser vraiment, économiser du temps et de l’énergie, parfois se protéger contre les affects (et ne pas se laisser « suffoquer » par l’évènement), mais qui risque souvent de s’avérer inopérante là où prime l’irréductibilité d’une situation unique et singulière.

Ruwen Ogien avance enfin deux affirmations d’importance :1) une morale positive en direction du bien d’autrui ou du mien propre n’est pas légitime car elle excède sa fonction : la question du Bien est politique ou personnelle. Nul ne doit me dire comment organisait ma propre vie, choisir les options de mon existence, car la réponse à la question de savoir ce qu’est une vie réussie est pluraliste et n’appartient qu’à moi. 2) Seul une morale minimaliste est légitime quant à mon rapport à autrui : « Ne pas nuire à autrui, rien de plus »[21].Concernant le rapport à soi-même, aucune prescription morale ne doit venir entraver mes choix, dans les limites d’une non-nuisance à autrui. Car il n’y a pas de symétrie entre rapport à autrui et rapport à soi-même : Kant a tort de mettre sur le même plan le meurtre et le suicide, et la promesse à soi-même n’a pas de sens : nous ne pouvons pas concentrer dans la même personne le débiteur et son créancier, celui qui oblige et son obligé.[22] Cette position sur la promesse a des conséquences considérables sur la conception que l’on a de la morale : Ricoeur, à la suite de Kant, considère le respect de la parole donnée, dans une forme de fidélité que l’on doit à soi-même et aux autres, comme le fondement éthique de l’identité même[23]. Il ne nous appartient pas ici de poursuivre le débat commencé, mais de prendre conscience de l’existence d’un pluralisme moral qui rend difficile la référence à des principes moraux universels…

Ceci étant dit, le caractère relatif de ces principes, le fait qu’ils n’appartiennent pas, pour certains d’entre eux, à l’univers des devoirs moraux, n’invalide pas la possibilité de les mettre en application… De la même manière, le fait de ne pas pouvoir appliquer ces principes, comme nous l’avons montré précédemment, de façon automatique ou mécanique n’invalide pas non plus l’affirmation selon laquelle « il faut en avoir »… Cependant l’incertitude morale qui s’attache à un tel questionnement ne rend pas la tâche facile, et nous sommes légitimement en droit de nous demander s’il est à la fois viable et même moralement légitime de vouloir s’en tenir à des principes intangibles…

Nous terminerons par une autre difficulté, que souligne Edgar Morin[24] : les conséquences de nos actions étant incertaines et nous échappant en partie, l’engagement systématique sur des principes à priori peut s’avérer même calamiteux. Il a souvent décrit la façon dont on pouvait justifier et cautionner l’injustifiable, ou pour le moins ne pas vouloir le voir, pour éviter que celui-ci viennent percuter les principes pour lesquels nous nous sommes entièrement voués : nous pourrions citer la justification du goulag par les communistes français de l’époque, et d’une façon générale l’accusation de mensonge en direction de toute information critique sur l’URSS, ou encore aujourd’hui le refus de s’informer en accusant les médias des pires maux pour garder intact ses convictions, etc. Un tel engagement peut conduire à un système d’aveuglement redoutable où je me mens à moi-même. De nombreux mécanismes existent pour me convaincre que j’ai raison (Edgar Morin s’est attaché à les identifier). L’attitude réactionnelle face aux informations dissonantes est d’autant plus violente que l’a priori des principes semble indiscutable. Elle génère le plus souvent des comportements d’incompréhension, de fureur, de rejet, de haine…. Si nous faisons l’hypothèse que dans beaucoup de jugements émis sur des situations déterminées (politiques et sociales notamment)sont en jeu des conflits de valeurs, l’attachement inconditionnel à un certain nombre de principes peut être contre-productif, dans le sens où elle ne permet pas la production de compromis viables.

D’une manière plus globale, si nous élargissons la question à toute sorte de principes, qui peuvent être moraux, mais aussi d’éthique personnelle, esthétiques, ou bien stratégiques (comment être ou agir le plus opportunément), nous sommes alors conduits à réfléchir sur la phrase de Montaigne, qui a déjà fait l’objet d’une analyse attentive : « que pour bien agir, il faut agir à propos ». Nous avions montré qu’en réalité deux conceptions s’affrontaient en ce qui concerne la pensée de l’action : une pensée occidentale pour laquelle le schéma du modèle ou du projet prévaut, c’est-à-dire celui d’une forme idéale qui fixe le but à atteindre. Et une pensée chinoise pour laquelle l’attention au cours réel des choses pour déceler son potentiel de situation, et savoir quelle est la manière de s’y engager, prévaut de beaucoup sur un investissement personnel sensé s’imposer au monde… Cette stratégie de « l’être en phase »n’a à proprement parler pas de terme fixé à l’avance et qui ordonnerait la démarche. A l’inverse, l’application systématique de principes préétablis peuvent être jugés de ce point de vue peu efficace au sens où cette action se trouve dans un rapport d’extériorité ou d’ingérence avec les choses sur lesquelles elle porte, et donc possiblement en porte-à-faux. Il n’est sans doute pas souhaitable de vouloir trancher en adoptant un point de vue unilatéral, mais nous pouvons cependant retenir le danger qui consisterait à agir systématiquement selon un plan et des principes arrêtés, de façon ponctuelle et en forçant les choses… Au risque de pseudo-changement qui irait à l’encontre de véritables transformations durables. Et comment pouvoir saisir l’occasion qui passe (kaïros), avec toute la disponibilité que cela suppose, si nous sommes arcboutés sur la réalisation de nos principes ? Nous voilà donc de plus en plus gênés pour trancher, conscients du fait de la valeur supposée de tel principes, mais de plus en plus embarrassés pour savoir comment les mettre en œuvre… 

Des principes qui ne sont pas premiers. La philosophie de Spinoza et l’immanence de l’expérience.

C’est le désir qui est premier dont la valeur résulte…

Cette philosophie est sans doute, avec celle de Nietzsche, celle qui s’oppose le plus à cette référence à un système de valeurs ou de principes à priori à la manière kantienne, et moins éloigné qu’on pourrait le croire des morales conséquentialistes préoccupées par les conséquences empiriques de l’acte. Rien n’est plus étranger à l’éthique de Spinoza que de conduire sa vie en appliquant des valeurs posées comme bonnes et qu’il s’agirait de mettre en œuvre, selon le paradigme du « système de jugement » propre à toute morale[25], suivant l’exemple du Tribunal de l’Apocalypse et du Jugement dernier. La vision d’un homme souverain, « empire dans un empire », soustrait des lois de la nature, gouvernant sa vie selon les libres décrets d’une volonté toute puissante, est tout à fait à l’opposé de la conception du monde spinoziste. Plutôt que de valeurs transcendantes qui s’imposeraient à nous, il n’y a que des choses « bonnes » ou « mauvaises » pour nous, des valeurs relatives au désir qui est le mien. L’éthique spinoziste relève d’une véritable « amoralisme théorique »[26]. « Tout suit de la nécessité de la nature divine », et il n’y a ni bien ni mal dans la nature. La morale est ainsi dissoute dans le vrai. Les valeurs sont relatives car strictement immanentes à la normativité du désir : C’est le désir qui est premier, dont la valeur résulte : ainsi, on ne désire pas une chose par ce qu’elle est bonne ; elle est bonne parce qu’on la désire : « nous jugeons qu’une chose est bonne parce que nous nous efforçons vers elle, la voulons, appétons et désirons. » (Ethique III). S’il n’y a pas chez Spinoza une « morale théorique », il rejoint en revanche une morale pratique : certes le relativisme des valeurs est radicale (est bon ce que je désire, mauvais ce que j’ai en aversion ; ainsi mes affects décident de ce qui est meilleur et de ce qui est pire), mais à travers le conatus c’est le mouvement permanent vers le mieux vivre qui m’habite : « Le désir de vivre, d’agir...etc. de façon heureuse, c’est-à-dire bien, est l’essence même de l’homme » (Ethique IV).Ce qui convient à mon essence, avec quoi par conséquent je peux composer, et qui conforte et augmente ma puissance d’exister et ma joie, est bon. L’inverse est mauvais. Et cela vaut pour tout homme : nous avons là la clef d’une véritable éthique pratique de vie, à partir d’une stricte immanence du désir, et de ce que Spinoza appelle la recherche de « l’utile propre » (qui est recherche d’affectivité joyeuse). Mais nous ne pouvons y avoir accès sans l’aide de la raison : « nos affects ouvre ainsi la voie à la raison ». Car en effet cette quête du désir est véritablement efficace que si elle se fait sous la conduite de la raison, faute de quoi « nous sommes la proie des choses » (sous la servitude des passions tristes). Ce qui est désirable ne se confond pas avec ce que l’on imagine désirer. Autrement dit, les voies concrètes suivies par la réalisation du désir sont la plupart du temps illusoires car reposant sur des idées inadéquates. La recherche de l’utile passe par conséquent par la conduite de la raison. La puissance d’exister et la joie qui l’accompagne, visée de cette quête, ne peuvent être effectives que si les hommes « n’appètent rien pour eux-mêmes qu’ils ne désirent aussi pour les autres hommes, et sont ainsi justes, de bonne foi, et honnêtes. ». Il y a donc bien des valeurs universelles, au moins du point de vue de l’humanité, qui rejoignent ce que Spinoza appelle « les commandements de la raison », à condition de considérer que la raison ne vaut que pour qui la désire. Mais une telle conduite s’avère beaucoup plus attentive à l’expérience personnelle et à la réflexion à propos de cette expérience vécue qu’à une application systématique de principes posés comme des à priori…

Le « pis-aller » d’une « morale de tout le monde »

Les « principes », si principes il y a, apparaissent bien davantage comme résultant d’une expérience de vie. Mais ce faisant, Spinoza rejoint une « morale de tout le monde »[27] au sens où les exigences d’une véritable morale de la liberté, inséparable d’une éthique de la connaissance et de l’amour conduisant à la béatitude, sont telles qu’il ne peut s’agir que d’un aboutissement ultime que la plupart d’entre nous ne peuvent atteindre totalement. C’est la raison pour laquelle nous avons besoin aussi  d’obéir aux « préceptes de la raison » : nous retrouvons-là nos valeurs générales et hypostasiées, qui ne peuvent tenir lieu de connaissances singulières. C’est en rappelant à notre imagination ces valeurs, et les images mentales qui lui sont associées – par exemple penser à une offense faite à un homme et à la meilleure manière d’y répondre par la générosité et non par une haine réciproque – que ces images « ne manqueront pas de s’offrir à nous quand une offense nous sera faite », et que cette règle de vie aura plus de chances d’être réalisée. Autrement dit, faute de connaissance et d’amour suffisants, l’obéissance à des principes paraît nécessaire. De la même façon, même si l’espoir et la crainte sont regroupées par Spinoza dans la catégorie des passions tristes (l’espérance est une passion triste car il n’y a pas d’espérance sans crainte), ou encore la pitié, la honte, la culpabilité, l’humilité,  il reconnaît qu’en l’absence de sagesse suffisante, ces « affections » ou sentiments sont « plus utiles que dommageables » (Ethique IV). Ne sommes-nous pas conduits, dans la réalité, à nous trouver quelque part entre cette « morale de tout le monde »[28], et la morale de la liberté mentionnée plus haut ? Il est donc souhaitable, selon Spinoza, « de concevoir une conduite droite de la vie, autrement dit des principes assurés de conduite, de les imprimer dans notre mémoire et de les appliquer sans cesse aux choses particulières qui se rencontrent fréquemment dans la vie, de façon que notre imagination en soit largement affectée et qu’ils nous soient toujours présents. ». Cette obéissance à des principes est donc souvent utile, mais l’objectif essentiel est de pouvoir se libérer progressivement d’une morale de l’obéissance à la morale du « bien faire et se tenir en joie », celle de la joie active de connaître et de vivre, voie ouverte par le désir guidé par la raison. Et cette voie doit être suivie sans plus attendre… 

L’application de principes devient une sorte de palliatif ou de « pis-aller » qui peut nous aider dans notre conduite. Mais celle-ci ne peut désormais éviter de faire l’expérience essentielle de la confrontation vécue avec des situations singulières mobilisant mes affects sous la conduite de la raison. Rien n’est joué à l’avance et l’expérience est déterminante. Car la raison ou l’application de tels principes ne valent que si nous les désirons. Les valeurs apparaissent comme des créations humaines intimement associées aux logiques du désir et du conatus.

La valeur de l’expérience

Ses logiques sont indissociables du vécu. Spinoza, sans jamais le mentionner, semble faire la place qui revient à l’expérience. Peut-être pourrions ici redonner toute sa force à l’adage populaire : « le voyage est plus important que la destination », non pas parce que la destination n’est pas importante, mais parce qu’il n’y a pas de destination possible sans le parcours expérientiel du voyage. Car si tout était déjà presque là dans l’énonciation des principes (il suffit de les appliquer), le voyage est superflu, et la destination si proche…   François Jullien met en valeur[29]le fait qu’il faut avoir vécu pour vivre avec une plus grande initiative sur sa vie : nous gagnons cette liberté non pas « à l’arrache » par un effort volontariste, mais par un long processus de décantation par lequel nous devenons capable d’exercer un tel pouvoir, témoignant d’une plus grande liberté dans ses choix. L’action d’un sujet est ainsi inséparable de ce qui lui arrive au cours du temps. Nous pouvons avoir reçu en héritage des principes de vie éthiquement ou stratégiquement dignes d’intérêt, mais ceux-ci n’ont pas vraiment de valeur tant qu’ils ne sont pas mis à l’épreuve et lentement « digérés » dans le cadre d’une expérience parfois très longue et réservant des surprises.

Le souci et les « techniques de soi » : le « gouvernement de soi » avec Michel Foucault :

Foucault est très sensible à la question des rapports entre les principes et leur application concrète, et plus globalement entre la pensée et la vie. Cette question est d’autant plus importante qu’il en va de la possibilité ou non de mener une vie véritablement philosophique. Il me semble de ce point de vue plus proche de l’éthique spinoziste sous-tendue par la place reconnue aux affects, que par une perspective morale classique. En ce sens, sa réflexion sur le souci et les techniques de soi en vue d’une transformation, me paraissent assez complémentaires de cette éthique, étant entendu  ce que reconnaît par ailleurs Spinoza sur le rôle de nos représentations imaginaires concernant « ces principes assurés de conduite »…

Foucault va mettre le projecteur à la fin de sa vie sur les nombreuses occasions de distorsions qui existent entre d’un côté ce que l’on pense et ce que l’on dit, et de l’autre ce que l’on fait et ce que l’on est. Une véritable éthique de la pensée ne peut que se focaliser sur cette question… Il est nécessaire de s’engager entièrement dans ce que je fais de façon à faire le moins de choses possible machinalement. Autrement dit, « intensifier son rapport à soi, son immanence à soi » par l’attention, la présence, l’étonnement. Nous retrouvons avec lui le dépositaire de l’héritage des Anciens, puisqu’il en appelle lui aussi à des « techniques de soi » par lesquelles « les hommes se fixent non seulement des règles de conduite, mais cherchent à se transformer eux-mêmes. »[30]. « Le bon gouvernement de soi » s’étend non seulement au corps, mais aussi à l’esprit, aux pensées. Nous retrouvons comme chez les Anciens le même « souci de soi » : il s’agit de se préoccuper de son âme, d’affirmer son indépendance morale, de cheminer vers la vérité, la sagesse ou le bonheur» : « Que dois-je faire de ma vie ? ». Et se demander régulièrement : « est-ce que tes actes ressemblent à tes paroles, est-ce que ta vie est fidèle à tes principes, est-ce que tu ordonnes ton existence selon des maximes que tu te donnes ? ».Assurer le réglage entre les principes d'action que l’on se donne et ce qu'effectivement on accomplit, entre ses discours et ses actes. « Mes actions d'aujourd'hui correspondent-elles aux principes que je me suis donnés ? ». Comme par exemple ne pas se laisser assombrir par le chagrin, garder du temps pour soi, éviter les mouvements passionnels…etc. Ces maximes sont bien plus des principes d’éthique personnelle que des impératifs catégoriques… Les exercices spirituels, souvent des exercices de lecture et d’écriture, sont destinés à réduire de plus en plus l’écart entre ces principes et la réalité de mon existence. Ils visent à s’imprégner d’un petit nombre de principes et de règles, les assimiler et les incorporer au maximum, en prenant des notes, relevant des maximes que l’on apprend par cœur et que l’on se répète… Il s’agit de pouvoir disposer à tout moment d’un énoncé qui sera une arme efficace pour affronter des moments critiques (malheurs, catastrophes, deuils). Il y a dans ce retour à la construction antique de soi un goût prononcé de la maîtrise, et une vigilance propre à empêcher tout plaisir d’abandon. En cela le souci de soi de Michel Foucault est très proche du « grand style nietzchéen », que nous avions métaphoriser dans un autre texte[31]par la figure du cavalier et sa monture.Même si Spinoza ne semble pas avoir insisté autant sur l’importance d’une telle discipline de corps et d’esprit, nous retrouvons là l’utilité de ce que Sponville appelle « la morale de tout le monde », sous forme de « principes assurés de conduite » que « nous imprimons dans notre mémoire », et que nous répétons. Mais plus fondamentalement, l’expérimentation de soi permanente, qui caractérise le « souci de soi » foucaldien, serait sans doute considéré par Spinoza comme le chemin nécessaire  pour atteindre une plénitude qui n’est jamais totalement acquise…Il aurait sans doute était séduit par cette « esthétique de l’existence » qui, contrairement aux reproches qu’on lui a adressé au sujet d’une certaine forme de dandysme ou de narcissisme, consiste essentiellement dans cette façon d’accorder de manière harmonique les actes et les paroles, tel Socrate qui réalise cet accord « entre ses principes de justice tels qu’il les défend par ses paroles et les fait voir dans ses actions »[32]. Foucault est celui qui montre à quel point l’application des principes est une entreprise coûteuse indispensable dans le cadre du souci de soi, qui devient de fait, à la fin de sa vie, l’objet même d’une vie authentiquement philosophique, renouant ainsi en la réactualisant avec la problématique des grecs et des latins.

 


[1] Vocabulaire de Philosophie, Lalande

[2] Article sur « Ethique » dans le Dictionnaire d’Ethique et de philosophie morale

[3] Que puis-je connaître ? », « Que dois-je faire ? », « Que m’est-il permis d’espérer ? », « Qu’est-ce que l’homme ? »

[4] Une proposition qui ne mérite pas d’être énoncée, parce qu’elle est trop évidente ou même inutilement tautologique.

[5] « La philosophie comme manière de vivre », Pierre Hadot

[6] Dictionnaire d’Ethique et de philosophie morale, article « vie humaine »

[7] Cette question a été plus systématiquement traitée dans « Penser sa vie pour la réussir ? »

[8] L’Utilitarisme, J.S Mill

[9] Idem

[10] « La Morale, éthique et sciences humaines », sous la direction de Nicolas Journet

[11] La « machine à expérience » de Nozick, in « Anarchie, Etat, Utopie »

[12] « Philosophe anglais, considéré comme l'un des plus brillants spécialistes de philosophie morale de son temps. » Wikipédia. Mort en 2003

[13] Cette problématique est mise en scène par Sartre dans « Les mains sales ».

[14] Autre expérience dite « du tramway »

[15]Le pouvoir démocratique étant selon lui difficilement compatible avec une éthique du futur (horizon temporel limité, difficulté à s’opposer à la volonté du peuple), il est plutôt favorable à « une tyrannie bienveillante, bien informée, et animée par la juste compréhension des choses »…

[16]Antoine Rivarol, dit de Rivarol, ou simplement Rivarol, né le 26 juin 1753 à Bagnols-sur-Cèze et mort le 11 avril 1801 à Berlin, est un écrivain, journaliste, essayiste et pamphlétaire royaliste français. Wikipédia

[17] Cf. Ricoeur, Anthologie, p 319

[19] «L’influence de l’odeur des croissants chauds sur la bonté humaine »

[20] Idem, p 296

[21] Savoir ce que signifie exactement « ne pas provoquer de préjudice à autrui », et qui est « autrui » dans cette formule, seront alors les véritables questions de la morale. Il faut notamment exclure de la morale « le crime sans victime », comme par exemple les « offenses à des identités abstraites » (Dieu, la nation, le drapeau…etc.), ou encore le « crime » sans dommage à un tiers dans le cas de relations consentantes. L’argumentation de Ruwen Ogien débouche donc sur un grand libéralisme moral (aide active à mourir, gestation pour autrui, PMA, prostitution, vente d’organes…etc.)

[22] Lorsque nous faisons une promesse à autrui, nous devenons son débiteur ou son obligé, et nous sommes moralement liés par cette promesse vis-à-vis de lui, sauf s’il m’en libère. Mais quel est le sens moral d’une promesse faite à soi-même, alors que nous avons à tout moment la capacité de nous en libérer ? Comment pourrais-je être à la fois débiteur et créancier, celui qui oblige et celui qui est obligé ?

[23] Ricoeur, « Soi-même comme un autre »

[24] « La méthode », tome IV, « L’éthique »

[25] Deleuze, « Spinoza. Philosophie pratique »

[26] André Comte-Sponville, article Spinoza dans le dictionnaire éthique et de philosophie morale. Nous suivrons de près son argumentation…

[27] Idem

 

[29] « Une seconde vie »

[30] « L’Usage des plaisirs »

[31] « Sommes-nous maîtres de nos désirs ? »

[32]Frédéric Gros, article sur « Le gouvernement de soi », in « Morale et sciences humaines », p 107