"Une nouvelle relation avec la nature ?"

 

le samedi 19 mars 2022 à 17h45 au Chapiteau Hérault Culture Scène de Bayssan 

Le sujet

« Une nouvelle relation avec la nature ? »

 
 

Présentation du sujet 

 

La crise écologique historique que nous traversons depuis les années 70 bouleverse radicalement notre façon de penser la Nature. La question philosophique qui nous est posée est en fin de compte la suivante : peut-on élaborer un nouveau paradigme des rapports que nous entretenons avec la Nature, qui nous aiderait à mieux penser la crise environnementale, et nous donnerait les outils conceptuels pour mieux la dépasser ?  Nous ne pouvons plus en effet penser ces relations d’une manière dualiste – d’un côté la « matière » nature et ses ressources à disposition de l’homme, de l’autre une histoire des humains et de leurs cultures, étrangère à cette dernière. A l’heure de l’anthropocène, nous ne pouvons plus séparer ce qui relève de l’histoire de la nature et ce qui relève de l’histoire humaine. Comment pouvons-nous donc sortir de cette grande opposition Nature/Culture emblématique de la Modernité ? Comment, confrontés à cette situation nouvelle, penser à nouveaux frais une nouvelle relation de  l’homme avec la nature ?

 
 
 
 
 
 
 

Ecrit Philo

« Une nouvelle relation avec la nature ? »

Cette intervention s’appuie largement sur la réflexion de Catherine et Raphaël Larrère. L’une est philosophe et l’autre un ingénieur qui a fait une carrière de directeur de recherche à l'INRA. La complémentarité de leur approche constitue à mon sens une pertinence particulière. Ils ont écrit à deux mains deux ouvrages importants : « Du bon usage de la nature », et « Penser et agir avec la nature ». Mais bien sûr nous alimenterons également notre propos d’autres contributions sur le sujet (Michel Serres, Harmut Rosa, Hans Jonas, Philippe Descola…etc.). Je vous propose quelques pistes pour l’esquisse d’un nouveau paradigme des rapports entre les hommes et la nature, qui pourrait nous aider à mieux penser la crise environnementale, et mieux répondre aux problèmes qu’elle nous pose. Un paradigme est en quelque sorte une façon de penser le monde propre à une culture, une langue, et dont nous sommes nécessairement dépendants. Bien trop naïf en effet celui qui croit penser exclusivement par ses propres moyens ! Nous sommes au contraire étroitement tributaires de formes de pensée et de vie qui nous précèdent parfois depuis très longtemps…  Il s’agit donc de montrer dans un premier temps la prégnance du paradigme moderne dit du « Grand Partage entre l’Homme et la Nature » (selon l’expression du grand anthropologue P. Descola), et de la difficulté que nous avons pour nous en émanciper. Et dans un deuxième temps, il s’agit de commencer à esquisser ce nouveau paradigme

Donc ne voyons pas dans le propos qui va suivre un manifeste ou un quelconque programme écologique, mais une réflexion philosophique centrée sur la question du rapport que l’homme entretient avec la nature. Ce que je propose ici, c’est une tentative de déconstruction progressive de ce paradigme dualiste homme/nature…

INTRODUCTION

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René Dumont (le premier écologiste français à s’être présenté aux Présidentielles en 1974, où il réunit 1,32 % des voix) disait cette année-là (il y a donc 48 ans) : « Les menaces se précisent. La croissance aveugle ne tient compte ni du bien-être ni de l’environnement. Nos sociétés s’emballent sans autre souci que de se reproduire… ». Un diagnostic qui s’est avéré exact, et qui fait preuve d’une rare clairvoyance… Quoi de neuf depuis ? Peut-être la globalisation et la planétarisation des problèmes : c’est à partir du Sommet de la Terre à Rio (1992), et surtout la conférence de Kioto (1997) que nous réalisons que le changement est global par excellence ; Le gaz à effet de serre a le même impact d’où qu’il soit émis et le dérèglement climatique est planétaire. Mais c’est également le cas pour l’érosion de la diversité et la pollution des océans, la pénurie de l’eau potable et l’érosion des sols arables. Cette globalisation fait de l’humanité la victime potentielle et oblige à un devoir moral résolument anthropocentrique, c’est-à-dire, quoiqu’on en dise, centré sur l’avenir de l’humanité et les générations futures.

Nous essaierons de montrer que cette situation inédite dans l’histoire de l’humanité,  rend caduc et obsolète le débat philosophique qui a longtemps animé la réflexion écologique entre les partisans de l’éco-centrisme et ceux de l’anthropocentrisme ou de l’humanisme, c’est-à-dire autour de la question de savoir s’il faut d’abord privilégier les valeurs humaines, les besoins et intérêts humains, ou considérer l’ensemble des êtres vivants (ou la communauté biotique) comme étant la seule valeur absolue). En effet, avec l’ère dite de l’anthropocène – première ère géologique marquée par le fait que l’humanité constitue la principale force géologique capable de modifier les grands cycles planétaires -, s’efface la distinction entre ce qui relève de l’histoire de la nature et ce qui relève de l’histoire humaine. Michel Serres, dans son Contrat Naturel, le dit très bien : « L’histoire humaine entre dans la nature. La nature entre dans l’histoire humaine ». Cette réalité factuelle remet profondément en question l’opposition habituelle que nous sommes portés à faire entre Nature et Culture…C’est précisément cette remise en question qui doit nous intéresser ce soir : comment, confrontés à cette situation nouvelle, penser à nouveaux frais les rapports de l’homme avec la nature ? Et pour commencer, quel est ce paradigme qu’il s’agit d’interroger, et qui gouverne habituellement notre conception de l’homme et de la nature ?

Eléments de définition de ce que l’on entend par « nature »

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Il s’agit d’un terme très « polysémique » (on ne retient pas moins de 11 sens dans le Vocabulaire philosophique de Lalande). Nous nous contenterons ici d’une synthèse un peu sommaire qui dégage 3 sens essentiels : 1) tout ce qui existe (en incluant souvent le principe qui organise l’ensemble, les fameuses « lois de la nature ») ; 2) Propriétés essentielles de l’ensemble des êtres ; 3) la nature est ce qui se fait sans intervention de l’homme, à l’inverse de l’artificiel. Autrement dit, tout ce qui est extérieur à l’homme ou indépendant de celui-ci (naturel≠artificiel). Ce troisième sens nous intéresse en particulier car est déjà en quelque sorte inscrit en lui ce que nous allons appeler avec P. Descola (grand anthropologue français qui occupe au collège de France la chaire qu’occupait Claude Levi Strauss. Son livre le plus important : « Au-delà de nature et culture ») « le Grand Partage » entre nature et culture que va consacrer la Modernité.

« Le Grand Partage » de la Modernité

La cosmologie moderne dont nous sommes les héritiers est indissociable de la construction scientifique, pratique, idéologique, sociale de l’idée de Nature, qui naît au XVIIème siècle. A quoi ressemble donc cette cosmologie moderne ?

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Rappelons brièvement que pour les Anciens l’univers est géo-centré (la Terre au centre), anthropo-centré (l’homme comme élément central), clos, hiérarchisé et finalisé (chaque élément du Cosmos prend sens en fonction de l’homme), suivant une logique de cercles concentriques. La raison est le principe organisateur du cosmos, et ma nature est parfaitement insérée dans LA nature. C’est à partir de Galilée, Kepler, et plus tard Newton, qu’on accède à une véritable astronomie physique, et donc à un univers infini, non hiérarchisé, non géo-centré, non anthropocentré. La nature devient mathématisable et entièrement soluble dans l’explication mécanique (Descartes), sur le modèle de la machine (cf. par exemple la théorie des animaux-machines chez Descartes). Contrairement à une « naturanaturans », expression scolastique désignant une nature vivante, active, productrice, non pas comme créée, simple résultat d’un processus, mais se produisant elle-même, la nature est plutôt conçue comme « naturanaturata »[1], c’est-à-dire assimilable  à une machine que l’on peut décomposer en pièces distinctes. C’est « l’argument du fabricant ». La nature est une simple chose à la disposition des hommes, stable, fixe, aux lois éternelles,  dont on doit devenir « maître et possesseur » (Descartes). La vision chrétienne renforce et conforte cette représentation : Dieu, qui créé l’homme à sa propre image (donc coupé du reste de la nature), créé également la Terre pour son usage ; il peut en faire ce que bon lui semble… Nous retrouvons-là la fameuse formule de Descartes : l’homme doit devenir « maître et possesseur de la nature ». Ainsi l’occident construit avec la Modernité une représentation qui sépare radicalement l’homme de son environnement physique (Descola). Cette séparation peut se décliner conceptuellement en une série d’oppositions : homme/nature ; Sujet/objet (la séparation et l’extériorité du « sujet » par rapport à l’objet de connaissance est indispensable à toute connaissance scientifique) ; pensée/étendue(les deux substances séparées de Descartes) ; esprit/matière ; liberté/nécessité ; artificiel/naturel…etc. L’homme est ainsi « hors nature ». Kant sera le philosophe de cette altérité radicale entre l’homme et la nature, opposant l’ordre de la nécessité naturelle à l’ordre de la liberté humaine. Une opposition qui est redoublée dans l’homme lui-même sous la forme de l’humanité comme espèce biologique, opposée à l’humanité comme moralité. Cette forme de dualisme philosophique sera bien sûr mis en question par certains philosophes – Spinoza notamment critiquera cette conception de l’homme « comme empire dans un empire » au profit d’une conception où il est à part entière une partie de la nature, et donc soumis à ses déterminations ; mais ce paradigme est dominant et continue de s’imposer. Francis Bacon (scientifique et philosophe de la fin du XVIème siècle, début XVII) a très bien résumé la substance d’un tel paradigme anthropocentriste : « L’empire de l’homme sur les choses n’a d’autre base que les arts et les sciences, car on ne peut commander à la nature qu’en lui obéissant ». « Etendre l’empire et la puissance du genre humain tout entier sur l’immensité des choses ». Telle est la profession de foi de nature prométhéenne de la Modernité occidentale, qui doit être mise en perspective avec la supériorité technologique de l’Europe de cette époque.

Une relation clivée à la nature avec la Modernité (Harmut Rosa)

Nous terminerons en observant, avec Harmut Rosa, que cette grande séparation entre nature et culture caractéristique de la Modernité aboutit à un paradoxe remarquable : la culture moderne oscille entre deux rapports à la nature opposé : un rapport institutionnel, celui du monde compétitif de l’économie et de la politique, qui envisage la nature comme simple ressource à exploiter : l’autre rapport, psycho-émotionnel, qui voit dans la nature une sphère primordiale de résonance dans les moments extra-quotidiens de la vie, sur le mode essentiellement de la esthétique et de la contemplation romantique. Nous pouvons parler à ce sujet de relation clivée à la nature, cette perception un peu « schizophrénique » traduisant une forme de dissociation de soi avec soi-même. Clivage ou dissociation de soi avec soi-même qui se retrouve également à l’encontre des animaux : d’un côté les animaux de compagnie qui sont une source intense de relations résonantes et empathiques dans la sphère familiale, de l’autre côté les exploitations d’engraissement et d’abattage, et les laboratoires scientifiques où les animaux sont torturés et lentement mis à mort.

Qu’en est-il aujourd’hui ? Une contestation qui emprunte le même modèle dualiste en inversant ses signes ?

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Nous voyons bien que la conception de l’économie et de la politique dépend encore fortement d’un tel paradigme.La rationalité économique s’est développée jusqu’à il y a peu en dehors de toute considération écologique. La nature est envisagée comme un gigantesque Meccano, objet physique éternel non susceptible de dégradation, « naturanaturata » (celle des choses créées) et non naturanaturans (ce qui est cause de soi, principe créateur), c’est-à-dire ce qui est vivant et donc susceptible de dégradation. Ce qui conduit à penser l’économie comme appartenant au seul domaine de la culture comme séparée de la nature, et facilite par là-même l’oubli de la limitation et de la fragilité des ressources naturelles

Il est vrai aussi que se développe aujourd’hui d’autres façons de penser, mais elles empruntent souvent le même modèle, en en inversant les signes.Beaucoup de discours très critiques empruntent finalement la même idée de l’opposition et de la séparation entre Nature et Culture en inversant les signes de celles-ci : sacralisation de la Nature comme valeur suprême, constituant une véritable autorité morale et se trouvant détentrice d’une justice immanente. Le Bien est du côté de la nature et du naturel, la méfiance systématique du côté de l’artificiel. Le naturel serait synonyme de santé, d’authenticité, d’essentialité, et les interventions humaines intrinsèquement coupables de prédation. D’où la défense inconditionnelle des espaces sauvages censés être vierges contre ce qui ne peut être que souillure. Ce que par exemple certains défenseurs américains de la « wilderness » (la nature sauvage) oublient, c’est que cette prétendue wilderness (nature sauvage) est dans presque tous les cas une création culturelle de l’occident : par exemple, la forêt amazonienne n’a rien d’une nature sauvage et a été pendant très longtemps habitée par des populations autochtones… « Votre nature, c’est notre culture », pourraient rétorquer ces populations… Les pensées de la décroissance (Serge Destouche), certains courants de la « DeepEcology »[2], semblent reconduire de manière anthropocentriste, et ethnocentriste, le dualisme homme/nature. La dénonciation anti-technique de Heidegger, philosophe souvent reconnu comme un des pères fondateurs de l’écologie, qui dénonce « l’arraisonnement de la nature par l’homme »[3], n’est-elle pas le pendant exact de l’affirmation cartésienne de « l’homme possesseur et maître de la nature » ? Inversion du sens, mais reconduction du même paradigme dualiste.

Pour en revenir au dualisme homme/nature, nous voyons bien qu’à l’heure de l’anthropocène, il est très problématique d’opposer absolument et simplement le naturel et l’artificiel. Pourquoi ? L’anthropocène nous montre factuellement l’empreinte indélébile de l’homme sur la nature. Nous oblige à penser ensemble aussi bien la naturalisation de l’homme que l’humanisation de la nature. La nature se distingue de moins en moins de l’artifice, comme le dit mieux que quiconque Michel Serres (Le contrat Naturel) :« Les grandes agglomérations, « ces plaques humaines immenses et denses » ont acquis au niveau planétaire un poids équivalent à celui d’une mer, d’un désert ou de grands massifs montagneux, modifiant le climat, la circulation de l’eau et la composition de l’atmosphère ». Nous ne pourrons plus faire comme si nous pouvions gérer les affaires entre les hommes (autrement dit la gestion de nos sociétés politiques) indépendamment de la nature. Nous ne parvenons pas encore à intégrer cette dimension, d’où notre difficulté à passer à une véritable écologie politique. Il faut faire entrer dans cette politique la Nature et les relations que les hommes entretiennent avec elle. 

Relativiser l’opposition naturel/artificiel

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Une question qui divise les écologues eux-mêmes…

Cette opposition divise les écologues eux-mêmes : prenons l’exemple de la restauration des milieux. Le désaccord est profond entre les partisans de la naturalité absolue et les gestionnaires de la biodiversité que sont par exemple les acteurs des sites protégés, comme les parcs nationaux. Ces derniers revendiquent de « cultiver (ou jardiner) la nature », c’est-à-dire de mettre en œuvre des travaux d’entretien ou de restauration des milieux, ou de faire la régulation des prédateurs, lutter contre les espèces invasives…etc. Ils font l’objet de critiques de la part des premiers qui qualifient ces pratiques de « gesticulations écologiques » (JC Génot, écologue. « La nature malade de la gestion »), et qui défendent une nature sauvage ou « ensauvagée », comme par exemple les friches industrielles, des espaces en dynamique naturelle… Nous retrouvons-là une opposition franche entre naturel et artificiel. Nous voyons bien ici comment l’intervention humaine est synonyme d’artificialisation, et donc contraire au Bien, inconditionnellement du côté de la Nature. Comme nous le disions, les rapports de l’homme et de la nature sont pensés comme résolument antagoniques.  A l’inverse, les « gestionnaires » pensent les objets et les êtres comme se situant dans un continuum entre nature et artifice, selon leur degré d’artificialisation : autrement dit, tous les milieux de vie sont hybrides, production conjointe de l’activité humaine et des processus naturels qui continue de s’auto-entretenir. Toute la question étant de savoir où nous plaçons le curseur entre les deux pôles opposés de ce continuum…

 

Le caractère hybride de nos milieux de vie : une nature de plus en plus « anthropisée »

Nous voulons dire par là que nous évoluons dans des environnements où l’hybridation de fait nature/culture est présente  dans tous les objets ou systèmes existants ; nous vivons dans une nature massivement humanisée. Comme le disait Tintin dans « Objectif Lune », « Y-a-t-il encore un endroit où la main de l’homme n’a pas encore mis les pieds ? ». Nous pouvons appeler « techno-nature » ou « techno-sphère » tous ces éléments : objets, instruments, véhicules, bâtiments, cités, mais aussi champs et forêts, éléments constitutifs de paysages entièrement anthropisés, mais aussi tous ces objets qui échappent à la maîtrise de notre maintenance, tous ces objets dont nous avons perdu le contrôle, et qui finissent par échouer dans la nature pour devenir des éléments naturels à part entière… Pour comprendre cela, pensons seulement au devenir naturel d’une vieille poêle qui rouille au fond du jardin…Ces objets sont en réalité et plus sérieusement les déchets de toutes sortes, les détritus, les épaves, les gaz d’échappement des voitures, les nitrates en excédent, les pesticides, les fumées d’usine, mais aussi le trou dans la couche d’ozone, l’effet de serre, les pollutions diverses…etc., dont nous ne maîtrisons pas l’avenir naturel. Ces derniers objets sont-ils sociaux ? naturels ? Ils sont autant l’un que l’autre, et sont au cœur de la crise environnementale.

La réalité,c’est cette nature ainsi anthropisée, qui met en question fortement la crédibilité de l’ancien paradigme, celui du « Grand Partage » entre l’homme et la nature… Ce qui fait dire à certains philosophes (François Dagonier, ou Bruno Latour) qu’il faut se passer de l’idée séculaire de nature, notion « molle et dangereuse », sans contenus véritables : « Il faut la congédier (la notion), son temps est fini » (Dagonier). Sans doute une position trop excessive, car même s’il est vrai que la notion de nature relève d’une construction sociale et culturelle (nous y reviendrons dans un instant quand nous parlerons de l’anthropologie de P. Descola), il n’en demeure pas moins que les artefacts techniques n’empêchent pas les processus naturels d’exister. Et même, il y a un paradoxe que Francis Bacon (scientifique et philosophe de la fin du XVI et du début du XVIIème siècle) avait déjà très bien formulé : la technique ne peut être dominatrice par rapport à la nature « qu’en s’y soumettant » (elle doit en effet connaître cette nature de façon à pouvoir s’appuyer sur ses lois et ainsi l’utiliser à son profit). Ce qui montre bien qu’il y a une dimension irréductible propre à la nature… Il y a une « productivité de la nature » qui persiste derrière les créations des hommes (Merleau Ponty).

Toujours est-il que l’artificialisation de la nature et la naturalisation des artifices sont un seul et même processus, de telle sorte qu’une distinction claire entre nature et culture soit quasiment impossible. Tous les systèmes écologiques de la planète sont ainsi anthropisés, l’intervention humaine étant partie intégrante de l’écosystème (nous allons y revenir).

La notion de « paysage » est peut-être celle qui peut l’illustrer le mieux : un paysage ne résulte-t-il pas de l’interaction des processus naturels et des activités humaines ? Sur un arrière-plan naturel, nos sociétés façonnent leurs territoires : les modes d’occupation des sols, les différents systèmes de mise en valeur vont modifier la disposition des habitats et des infrastructures, la répartition des agrosystèmes, la physionomie des forêts etc. Autant nous devons dénoncer les effets néfastes de la puissance technicienne sur la nature, autant nous devons aussi en percevoir les effets positifs : sans ces mises en valeur, la nature reprendrait le dessus, mais pas nécessairement de façon profitable à l’homme. Nous devons assumer le caractère hybride des milieux, et penser l’insertion de l’homme dans une perspective d’évolution permanente où la nature n’est pas une identité fixe et immuable.

Nous venons de voir comment la réalité factuelle elle-même met en question la pertinence de ce paradigme classique homme/nature. Comment cela peut-il se traduire sur un plan théorique ?

Vers un nouveau paradigme…

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Un nouveau modèle d’écologie scientifique

La « théorie du climax » a longtemps prévalu dans le domaine de l’écologie scientifique : selon cette théorie, la Nature est un système harmonieux naturellement en équilibre s’il n’est pas déséquilibré par l’action humaine. L’équilibre du côté de la Nature, le déséquilibre causé par l’intervention humaine…  Cet équilibre nommé « climax » est réalisé grâce à des mécanismes autorégulateurs. Or nous savons aujourd’hui qu’il n’en est rien. Le « climax » a laissé la place à un nouveau modèle qui intègre tout type de perturbations, naturelles comme humaines (pris en compte des nouvelles théories du chaos). Selon lui, les systèmes écologiques sont régulièrement soumis à des processus de nature « chaotique », dont l’intervention humaine (mais pas seulement). Ce sont ces facteurs de perturbation qui structurent les communautés biotiques[4](la communauté biotique est l'ensemble des êtres vivants et non-vivants qui vivent en interdépendance.), les écosystèmes et les paysages. On doit bien sûr prendre en compte les activités humaines, souvent comme facteur négatif, mais aussi également comme facteur positif, notamment quand il s’agit des pratiques de génie écologique qui sont à l’origine de la restauration des milieux

Biodiversité, éco-centrisme et anthropocentrisme

A travers la question urgente du maintien et de la défense de la biodiversité[5], nous pouvons mesurer à quel point, comme nous le disions en introduction, l’opposition entre éco-centrisme (centration sur la nature ; attribution d’une valeur absolue et intrinsèque à l’ensemble des êtres vivants humains et non humains, et aux écosystèmes) et anthropocentrisme (centration sur les êtres humains comme seuls créateurs de valeurs) est obsolète. C’est la première fois que la planète est bouleversée en un instant relativement très court par une espèce vivante (l’homme), et que l’activité de celle-ci est en partie responsable d’une période d’extinction sans précédent des espèces…. Mais défendre et protéger la biodiversité, la primauté absolue du système écologique  et la nécessaire interdépendance des éléments, cela rejoint évidemment aussi un anthropocentrisme bien compris, celui d’un pilotage vigilant des dynamiques naturelles visant à pouvoir léguer aux générations futures un héritage pas trop dégradé… Il ne s’agit pas de considérer que tout ce qui est naturel est bon par principe (nous savons bien par expérience qu’il n’en est rien !) et tout ce qui est artificiel est douteux, mais d’évaluer les activités humaines du point de vue des conséquences qu’elles ont en matière de diversité biologique, et de « piloter » la nature dans un sens favorable à cette diversité, et donc aussi désirables pour les hommes. Pragmatiquement, le point de vue de la nature est celui des affaires humaines doivent aujourd’hui se rejoindre complètement.Rien de plus légitime que de se préoccuper du sort des générations futures,et il s’agit bel et bien d’un objectif anthropocentriste ! Mais pour y parvenir, et c’est là que l’éco-centrisme est tout aussi important, il faut s’efforcer de  « Penser comme une montagne », selon la formule célèbre du premier grand écologiste et garde-forestier, et père de la gestion et de la protection de l’environnement aux Etats-Unis, Aldo Léopold (« Almanach d'un comté des sables »)[6]. « Penser comme une montagne », c’est-à-dire adopter le point de vue des dynamiques naturelles… Pour ce faire, la connaissance scientifique que nous avons du monde doit être sans cesse convoquée, tenir une place centrale.  Michel Serres dans son « Contrat naturel » insiste beaucoup à ce sujet : il incombe aux scientifiques d’être les « mandataires des choses de la nature », de les faire témoigner en personne sur la place publique.

« La nature n’existe pas » (Philippe Descola, « Au-delà de nature et culture »)

Formule provocatrice, on l’a vu, mais qui revêt avec Descola un sens très précis… La perspective est ici résolument anthropologique. Imprégné comme tout occidental  par la distinction nature/culture, il va vivre avec les Indiens Achuar aux confins de l’Amazonie, dans les années 70, une population décrite comme « à peine dissociée de la nature » par les voyageurs européens depuis le début du XVIème siècle. Ces observateurs se demandaient ce qui pouvait bien faire « société » chez des gens qui apparaissaient comme dispersés, « sans foi ni roi ni loi »… Il fait une hypothèse qui va s’avérer très féconde : et si les plantes et les animaux constituaient avec les humains une société élargie qui n’avait pas été perçue jusqu’alors par les explorateurs ? Il découvre en effet à sa grande surprise que le dualisme entre l’homme et la nature n’a aucun sens dans cette population. Il qualifie d’animisme leur système de pensée : ils attribuent une âme à des êtres non humains, comme les plantes et les animaux. Et les hommes dialoguent régulièrement avec eux : « un plant de manioc peut venir vous visiter en songe sous les traits d’une personne humaine ». Il y a, dit P. Descola, « continuité des intériorités », et des relations véritablement intersubjectives entre les humains et les non humains. En revanche, il y a « discontinuité des physicalités » : chaque espèce à une nature qui lui est propre (son corps), grâce à des dispositions physiques spécifiques, et aucune « nature » commune ne les réunit. Autrement dit, leur représentation du monde est l’exact opposé de la nôtre : en ce qui nous concerne, les humains sont perçus comme les seuls détenteurs de l’esprit, ce qui les distingue radicalement des non humains. Inversement, les uns et les autres sont englobés dans une nature régie par les lois de la physique, de la biologie etc. : discontinuité des intériorités, continuité des physicalités. P. Descola appelle cette « ontologie » (c’est ainsi qu’il appelle ces représentations différentes) - qui n’est en fait qu’une représentation propre à cette « modernité » - « naturalisme », au sens d’une conception qui présuppose l’existence d’une nature en face de l’esprit humain, et qui rejoint par conséquent ce qui été dit sur « le grand partage ». A partir de deux seuls critères et leur combinaison : (1) Intériorité similaire ou non entre les humains et les non humains ? 2) L’organisme des non humains a-t-il les mêmes propriétés que celui des humains ?), l’anthropologue complète sa typologie avec deux autres « ontologies »: le totémisme et l’analogisme. P. Descola a ainsi le grand mérite de montrer la relativité culturelle du paradigme homme/nature que l’occident a pu faire passer comme universel car associé à l’histoire de la domination occidentale sur la planète entière.

Desserrer l’étau du dualisme. Pour un « dualisme faible »

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Comment donc penser un rapport de l’homme et de la nature qui ne soit pas d’extériorité (l’homme comme « hors nature »), mais qui ne relève pas non plus d’un finalisme de ce nouveau Dieu que serait la Nature et auquel les humains seraient subordonnés ? Le monisme de Spinoza – il n’y a qu’une seule substance, et l’homme est une simple partie de la nature – peut apparaître comme une réponse possible : « Montagnes, loups, humains, nous ne sommes jamais que des modes de la substance unique et infinie, des fragments de tout ce qui est». Catherine Larrère pense que çà n’est pas si simple : peut-on en effet considérer que les hommes sont des êtres naturels comme les autres, sans prendre en considération leur responsabilité particulière vis-à-vis du reste de la nature, ce qui est le propre d’une perspective écologique ? Aucun autre être naturel ne peut avoir cette place… C’est un peu comme lorsqu’on dit que « la science montre que l’homme est un animal comme les autres » : le seul fait de l’affirmer montre que cette proposition est fausse, sinon elle supposerait que les animaux sont capables de science, ce qui n’est pas le cas… Dire cela, c’est paradoxalement reconnaître une certaine forme d’exception humaine. Le paradoxe est alors le suivant : il faut remettre en question la séparation homme/nature, et en même temps la conserver pour évaluer, qualifier la façon dont les hommes se comportent, et agir pour le changement. Cette difficulté est aussi celle de notre langue et de notre culture, qui, d’une certaine façon, opposent des limites difficilement franchissables. En vérité, ce n’est pas une discontinuité qui sépare l’homme de la nature, mais une véritable continuité qui existent entre les deux pôles de la nature et de l’artifice. Prenons un exemple botanique : un sapin en plastique est plus artificiel que le sapin planté pour être coupé, qui est plus artificiel ou moins naturel que celui d’une forêt de conifères qui s’est régénérée toute seule, qui est moins naturel que le sapin d’une forêt primaire. Il n’y a pas de frontière définitive, la question étant de savoir où nous souhaitons faire passer le curseur… il en va de même probablement pour les politiques écologiques.En réalité, aucun critère interne au naturel ou à l’artificiel ne nous permet de les départager dans l’absolu. C’est le fruit d’un arbitrage social et politique, d’un « nomos », c’est-à-dire d’une convention résultant d’une délibération rationnelle. « Elle-seule peut tracer la ligne de partage entre « phusis » (concept philosophique grec signifiant la nature au sens 1) et « technè »(concept philosophique grec signifiant la fabrication, la production)(Catherine Larrère).

Agir avec la nature ou contre elle ? (« Le démiurge et le pilote »)

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Nous voudrions montrer,comment, concrètement, un tel changement de paradigme peut se traduire dans les domaines de la restauration des milieux ou celui de l’agriculture

Dans le domaine des techniques, il y a deux modèles techniques différents, qui instaurent des rapports avec la nature et entre les hommes différents. Le premier est celui de l’art du faire ou de la construction, de la fabrication, le second celui des arts du « faire-avec », du pilotage ou de la manipulation des êtres vivants et des processus naturels. Il s’agit bien sûr de types idéaux : dans la réalité des pratiques, toute production réelle comprend des éléments de chacun.

Les arts de la fabrication : fabrication d’artefacts[7], de  quelque chose de nouveau dans le monde selon un plan préétabli dans la tête du fabricant, qui sont foncièrement étrangers  et indifférents à la complexité de la biosphère dans laquelle nous les introduisons, et dont nous ne maîtrisons pas l’avenir (artefacts « repris » par des processus naturels, dont certains vont finir en pollutions et en déchets…). Industrialisation et standardisation (taylorisme)… Ce modèle va être dominant. Il s’agit « d’élargir notre empire sur les choses grâce à la connaissance et aux arts de la fabrication », nous dit Bacon. Marx ajoutera à l’empire des hommes sur les choses, l’empire sur les hommes, fruit des rapports sociaux d’exploitation.

Dans le modèle du pilotage, on ne commande pas les processus naturels, on les infléchit, on n’exerce pas un empire sur les choses, on s’efforce qu’elles en viennent à nous être utiles…

Prenons l’exemple de l’agriculture-élevage traditionnel : Labourer semer, sarcler, épandre du fumier relèvent de pratiques de pilotage de processus naturels. L’agriculteur ou l’éleveur ne fabriquent ni les micro-organismes du sol, ni le climat, ni la topographie, ni le patrimoine génétique des plantes cultivées, ni celui de leur concurrentes, de leur parasites ou de leurs ravageurs… On peut parler de collaboration ou de coproduction du cultivateur et de la nature. De la même façon, l’amélioration des cultivars et des races d’animaux domestiques est une amélioration intentionnelle des mécanismes de la transmission héréditaire. Les fermentations contrôlées qui sont des manipulations de fermentations naturelles (pain, bière, yaourt etc.). On peut aussi prendre l’exemple de la médecine : malgré ses tendances de plus en plus interventionnistes, Georges Canguilhem montre que le traitement médical consiste finalement à stimuler et gouverner ces capacités curatives de l’organisme, lui prêter main forte et restaurer sa dynamique affaiblie. A accompagner une conception du corps vivant capable spontanément de conserver sa structure et de réguler ses fonctions.

Nous terminerons en montrant quels sont les enjeux aujourd’hui concernant l’application de ce modèle de pilotage dans deux domaines, la restauration des milieux et l’agro-écologie

Eco-mimétisme : écologie de la restauration et agro-écologie

L’écologie de la restauration concerne la restauration de milieux et de paysages dégradés. Ces restaurations peuvent aussi bien concerner la biodiversité que la restauration du sol. Dans certains cas on brûle, on sème des espèces indigènes, dans d’autres cas on plante des arbres et on élimine des plantes susceptibles d’empêcher leur croissance etc. Ces pratiques sont souvent critiquées (par certains courants écologistes) en tant que « contrefaçons » (par rapport à l’original d’un milieu naturel «sauvage », la restauration serait comme la contrefaçon d’une œuvre d’art… Nous voyons bien dans ce genre de critique à quel point elle repose sur une sacralisation de la nature), ou à cause du « caractère artificiel » des milieux restaurés… Il s’agit de la même « philosophie technique » : imiter certains processus naturels (bio-mimétisme) pour bâtir de nouveaux écosystèmes. Amorcer des processus qui s’appuient sur les dynamiques naturelles comme dans le cas de la guérison d’une maladie.Bien sûr les endroits restaurés sont une manifestation de l’empreinte de l’homme sur la nature ! Mais nous devons renvoyer dos-à-dos ces oppositions binaires et reconnaître le caractère hybride de nos milieux dits naturels ou fortement  anthropisés, et il n’y a rien de critiquable et paradoxal à utiliser des moyens techniques pour lancer ou entraver des dynamiques naturelles.

L’agro-écologie

L’ancien modèle de l’agriculture productiviste : conception de la nature que l’on peut résumer ainsi : bien loin de vouloir se servir de la nature, on la considère comme une menace et une source de perturbations qu’il s’agit de contrer : préparation du sol, épandage des engrais et des herbicides (d’où la mécanisation), traitement chimique et irrigation. Monocultures fréquentes, d’où prolifération des ravageurs et de parasites, d’où utilisation croissante des produits du traitement. On sait les conséquences très négatives sur l’environnement de ces pratiques….

Cette agriculture a été utile après la guerre pour nourrir à bas prix des populations aux revenus très modestes. Elle a été soutenue par des politiques publiques (en Europe par exemple : recherches scientifiques, prix garantis, aides diverses, annulation du principe pollueur/payeur ; cette agriculture échappe à une véritable concurrence), et exportée dans un second temps dans les pays du Sud sous le nom de « révolution verte ». Là encore, elle est soutenue par des politiques publiques très incitatives : protections tarifaires, subventions pour l’achat de produits phytosanitaires et l’équipement mécanique, garanties d’achats de récoltes dans certains pays. Cette « révolution verte » a permis l’alimentation d’une population humaine en forte augmentation. Mais depuis les années 90, elle semble avoir épuisé ses capacités productives et ses conséquences sociales et environnementales sont désastreuses. D’une façon générale, ce type d’agriculture  est d’un rendement énergétique très faible (consomme énormément d’énergie fossile, d’engrais, de produits chimiques divers), et a des conséquences très négatives sur son environnement : fortes émanations de CO2 et de méthane contribuant à l’effet de serre, gaspillage des ressources en eau, érosion des sols, pollution des nappes phréatiques, des rivières, de l’air ambiant, développement de problèmes sanitaires, érosion de la biodiversité.  Par ailleurs les conditions de vie des animaux se dégradent (je n’insiste pas sur cet aspect, qui est largement couvert par les médias), comme d’ailleurs de ceux qui s’en occupent.

Quelle est donc l’alternative ? Qu’est-ce que l’agriculture écologiquement intensive ? Oxymore inévitable si l’on pense dans le cadre du dualisme : agriculture très technologisée donc intensive, mais aussi productiviste et polluante/ agriculture traditionnelle, donc extensive, non productiviste et non polluante… En réalité l’agro-écologie est le fruit de la rencontre entre les sciences agronomiques et l’écologie : nous pouvons penser des technologies nouvelles qui pourraient permettre, loin de contrer la nature, d’utiliser ou même de mimer ses processus au service de l’humain. Contrairement à l’agriculture productiviste, il faut ouvrir la boîte noire du sol pour découvrir et tirer parti des mécanismes biologiques qui président à la reproduction de la fertilité et ceux qui contribuent à maintenir une structure et un taux de matière organique favorables à l’enracinement des cultures et à la rétention de l’eau. Non plus chercher la maîtrise, mais établir une connivence…Nous ne pouvons pas ici faire un inventaire détaillé des techniques. Nous citerons simplement les plus importantes de celles-ci (et je voudrais rappeler ici que je ne suis pas le moins du monde spécialiste de ces questions là, ni agriculteur, ni écologue, ni agro-écologue, mais il s’agit seulement ici de nommer les acquis concernant ces nouvelles agricultures): la sélection de variétés résistantes et l’amélioration des variétés et des races locales, l’utilisation de prédateurs (et de parasites) naturels des ravageurs,  diversifier les cultures et les associer à l’élevage, pratiquer la rotation sur chaque parcelle (permet un meilleur contrôle des adventices (mauvaises herbes) et des insectes), introduire des légumineuses dans la rotation (enrichit le sol en azote), associer des cultures compte-tenu des synergies qui peuvent exister entre certaines espèces (par exemple le maïs et les haricots, ou une graminée et le trèfle blanc dans les prairies), pratiquer les semis sans labour à la place du travail du sol, en utilisant des plantes de couverture susceptibles de former une couche relativement épaisse de « mulch » pour entraver le dynamisme des mauvaises herbes (il s’agit d’ obtenir une structure de sol suffisamment aérée, et un taux de matière organique assurant une bonne rétention de l’eau).

La mise en œuvre et l’organisation de telles pratiques sur un territoire fait nécessairement appel aux capacités collectives des agriculteurs, et se heurtent à un grand nombre de difficultés difficiles à surmonter (cf. annexe). Mais c’est un autre sujet dont les politiques écologiques doivent s’emparer….

CONCLUSION

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Aujourd’hui, nous sommes victimes de notre propre puissance technique, et les effets dommageables non voulus de cette puissance l’emportent sur les effets bénéfiques intentionnellement voulus. La crise est globale et planétaire et Hans Jonas avait raison de nous dire qu’il en va de la survie de l’humanité, et que par conséquent notre responsabilité est totale : nous devons désormais être « les gardiens de la création »…

Cela ne sert à rien, au contraire, de dramatiser nos rapports à la nature et nous devons prendre nos distances aussi bien avec le grand récit prométhéen à la gloire de l’industrie humaine, qu’avec le grand mythe du Paradis Perdu.

Nous ne pouvons plus penser séparément l’homme et la nature : « non pas OU les humains OU la nature, mais les humains pris dans des relations ». Nous ne pouvons plus raisonnablement penser la nature comme dehors de l’humanité, et nous devons concevoir sur un autre mode que celui de la domination et l’exploitation les relations d’interdépendance entre les humains et les non humains aussi bien que celles des humains entre eux. Nous sommes de la nature, et en même temps nous agissons sur et dans la nature. Nous devons relativiser grandement le dualisme occidental qui a introduit une rupture entre nature et culture. La naturen’est ni bonne, ni mauvaise. Elle n’a « ni conscience, ni morale, ne se soucie ni de nous, ni d’écologie. » (André Comte Sponville), mais les liens vitaux qui nous unissent à elles nous assignent des fins en termes de « politique de civilisation ». Habiter une nature dont nous faisons partie, et qui comprend nos opeuvres, en faire une demeure qui soit viable et vivable, essayer de s’y comporter le moins stupidement possible, telle est la tâche qui est la nôtre

Plutôt qu’un « pathos abstrait » se réfugiant dans le catastrophisme au lieu de se confronter concrètement à notre réalité commune des liens qui nous unissent à notre environnement, il s’agit d’articuler notre action technique dans le monde avec notre action éthique. Notre action technique, qui consiste à convertir plus de savoir – c’est-à-dire la connaissance que nous avons du monde - en plus de pouvoir, s’autorégule toute seule dans le cadre d’un processus illimité où tout problème né de la technique doit trouver une réponse technique : nous avançons tout droit. Agir éthiquement consiste au contraire à régler notre conduite à l’aide de la connaissance que nous avons de notre monde (et notamment de notre connaissance écologique) ; il s’agit d’une attitude prudente (au sens aristotélicien) : le chemin s’ouvre au fur et à mesure que nous avançons, nous sommes amenés à faire attention où nous mettons les pieds, et de choisir des trajets non prévus au départ.Ces deux attitudes doivent être articulées. Nous devons passer de l’arrachement d’un sujet libre face à une nature mécanique, à l’attachement, et ceci dans un double sens : nous sommes de la nature, et nous éprouvons un sentiment d’attachement à la nature, ce qui signifie que « nous y  tenons », nous en avons souci. C’est une double appartenance qu’il s’agit ici d’affirmer : l’être agissant appartient au milieu sur lequel il agit et qu’il fait sien. Cette relation, même si elle n’a pas été reconnue pendant la période moderne, a toujours existé. Mais il faut aujourd’hui l’actualiser, revendiquer cette parenté des espèces vivantes, cette appartenance à l’environnement ; mais aussi informer par les connaissances appropriées ce qui n’est d’abord qu’un sentiment.

L’enjeu principal : la connaissance de plus en plus fine des phénomènes naturels et des risques auxquels nous sommes exposés devient centrale. Les scientifiques dans ces domaines doivent aujourd’hui être « les mandataires » actifs de ces phénomènes. Ils leur incombent de faire ainsi témoigner « en personne » les choses, et de les porter sur la place publique.

Ensuite, et c’est peut-être la difficulté la plus grande : comment parvenir à traiter démocratiquement ce genre de catastrophe mondiale, en dépassant la passivité publique mais aussi civile que l’on constate encore ? Face à la complexité et à la variabilité des scénarios d’avenir proposés, au caractère invisible de la menace (et qui explique la difficulté de se mobiliser contre), à l’ampleur du défi, la tentation est grande de juger les scientifiques comme des « prophètes de malheur », et de se réfugier dans le court terme, en se cachant parfois derrière la dénégation ou le complotisme. La crise de confiance qui entâche nos institutions et qui est souvent attisée par des pyromanes professionnels, renforce le phènomène…

 

[1] Nature « naturante » ou nature « naturée »

[2] Arne Naess, philosophe norvégien, considérée souvent comme le fondateur de l’écologie profonde. L'écologie superficielle ne s'intéresse qu'aux intérêts de l'homme. La “deepécology” reconnaît, elle, un droit à se développer et à s'épanouir à toutes les formes de vie, de telle sorte qu’aucune forme de vie n’a pas plus d’importance qu’une autre.

[3] C’est l’idée de la technique moderne comme manière d’arracher de l’énergie et du profit à la nature

 

[4]Un concept inventé par le philosophe et garde forestier américain Aldo Leopold, dans son ouvrage posthume « Almanach d'un comté des sables », publié en 1949.

[5]Elle désigne aussi bien la diversité au sein des espèces, entre les espèces, entre les écosystèmes eux-mêmes. Cette variabilité s’avère être indispensable à l’évolution des espèces et à leur adaptation.

[6] Ce père de l’éco-centrisme dit notamment « Une chose est juste lorsqu'elle tend à préserver l'intégrité, la stabilité et la beauté de la communauté biotique. Elle est injuste lorsqu'elle tend à l'inverse ».

[7] Phénomène d’origine artificielle, produit comme résultat d’une transformation par l’homme